Avenir de la politique commune de la pêche
N° 97
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2001-2002
Annexe au procès-verbal de la séance du 23 novembre 2001
PROPOSITION DE
RÉSOLUTION
présentée au nom de la délégation pour l'Union européenne (1), en application de l'article 73 bis du Règlement, sur le Livre vert sur l' avenir de la politique commune de la pêche (n° E-1711),
Par M.
Jacques OUDIN,
Sénateur.
(
Renvoyée à la commission des Affaires
économiques et du Plan sous réserve de la constitution
éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions
prévues par le Règlement).
(1) Cette délégation est composée de
: M. Hubert
Haenel,
président
; M. Denis Badré, Mme Danielle
Bidard-Reydet, MM. Jean-Léonce Dupont, Claude Estier, Jean
François-Poncet, Lucien Lanier,
vice-présidents
; M.
Hubert Durand-Chastel,
secrétaires
; MM. Bernard Angels,
Robert Badinter, Jacques Bellanger, Jean Bizet, Maurice Blin, Gilbert Chabroux,
Xavier Darcos, Robert Del Picchia, Mme Michelle Demessine, MM. Marcel Deneux,
Jean-Paul Émin, Pierre Fauchon, André Ferrand, Philippe
François, Emmanuel Hamel, Serge Lagauche, Louis Le Pensec, Aymeri de
Montesquiou, Jacques Oudin, Simon Sutour, Jean-Marie Vanlerenberghe, Paul
Vergès, Xavier de Villepin, Serge Vinçon.
Union européenne.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat a été saisi, dans le cadre de l'article 88-4 de
la Constitution, du « Livre vert » de la Commission
européenne qui propose des évolutions profondes de la politique
commune de la pêche (PCP).
A. Rappel des grands traits de la politique commune de la
pêche
Les bases de la PCP sous sa forme actuelle ont été posées
en 1983. Cette politique comporte quatre volets :
- le premier concerne la
protection des ressources
. Chaque
année sont fixés des totaux admissibles de captures (TAC) pour
les stocks des principales espèces. Les TAC sont ensuite répartis
en quotas nationaux en suivant le principe de la « stabilité
relative », c'est-à-dire que les quotas sont fixés
automatiquement en fonction de références historiques. La
limitation des captures est complétée par des mesures techniques
(réglementation des engins de pêche, établissement de
périodes de pêche, fixation de tailles minimales de capture...).
- le second volet est la
politique structurelle
, qui s'appuie
principalement sur les programmes d'orientation pluriannuels (POP), qui
prévoient notamment des réductions des capacités de
pêche en contrepartie d'aides financières.
- le troisième volet est
l'organisation commune des
marchés
(OCM), largement inspirée de celle des fruits et
légumes. Elle est mise en oeuvre par des organisations nationales de
producteurs (OP) et comporte principalement des normes de commercialisation et
un régime commun des prix, permettant le retrait du marché d'une
partie de la production lorsque les prix chutent en deçà d'un
certain seuil.
- enfin, le quatrième volet est le
volet externe
. Il s'agit
essentiellement des accords de pêche négociés par la
Commission, qui garantissent l'accès des navires de l'Union dans les
eaux des pays tiers, généralement en contrepartie de
compensations financières.
Au total, on peut dire que la PCP est, avec la PAC, l'une des deux politiques
aujourd'hui pleinement « communautarisées ».
B. Le diagnostic du « Livre vert »
Le « Livre vert » s'inscrit dans la perspective d'une
réforme annoncée de longue date. En effet, lors d'un premier
réexamen de la PCP intervenu en 1992, la décision avait
été prise de proroger temporairement les règles en
vigueur, avec certains ajustements, mais aussi de fixer
l'échéance pour une nouvelle décision au 31
décembre 2002 au plus tard. Le débat sur le « Livre
vert » est donc d'une grande importance pour l'avenir de la politique
de la pêche.
Le « Livre vert » dresse un bilan sévère
de la PCP. Il relève principalement cinq points faibles
:
- tout d'abord, de nombreux
stocks
seraient menacés si
l'intensité de la pêche se maintenait à son niveau
actuel ; d'une manière générale, la dimension
environnementale n'aurait pas été suffisamment prise en compte
par la PCP ;
- le
processus décisionnel
serait trop lent et n'associerait
pas assez les professionnels ;
- l'organisation de la
surveillance
et du
contrôle
serait jugée nettement insuffisante ;
- le
résultat économique et social
de la PCP,
toujours selon la Commission, s'avèrerait décevant :
malgré des aides publiques relativement importantes, la
rentabilité des flottes diminuerait et l'emploi déclinerait ;
- enfin, le volet externe de la PCP devrait être revu : les
accords de pêche
conclus avec des pays en développement
contribueraient à raréfier les ressources halieutiques de ces
pays et nuiraient finalement à leurs intérêts à long
terme.
Au total, le tableau peut paraître sombre, mais il reflète une
certaine réalité. Certes, en considérant de plus
près les données publiées par la Commission
elle-même, on s'aperçoit qu'il règne en fait une assez
grande incertitude sur des points comme la situation des stocks, l'effet des
accords de pêche sur la ressource halieutique, et même
l'évolution de l'emploi dans le secteur de la pêche. Certains
estiment que la Commission a eu tendance à « noircir le
tableau » pour justifier de nouvelles mesures. On peut penser, au
contraire, que le Livre vert traduit une prise de conscience dont la France
devrait saisir l'occasion pour obtenir les changements qui s'imposent.
C. Quelles orientations adopter ?
La Commission suggère des évolutions assez profondes. Certaines
paraissent bienvenues ou acceptables ; d'autres sont insuffisantes ou
préoccupantes. Au total, cinq grandes orientations se dégagent.
1) La fixation des TAC
La Commission propose tout d'abord de
passer d'une fixation annuelle des TAC
à une gestion pluriannuelle
;
une telle formule devrait
effectivement permettre d'adopter des stratégies plus souples et plus
efficaces pour la conservations de la ressource.
Encore faudrait-il que ces stratégies soient le fruit d'une approche
plus rationnelle et plus concertée qu'aujourd'hui.
Comment se prennent aujourd'hui les décisions ?
Le point de départ, chaque année, est un rapport
élaboré par le Conseil international pour l'exploration de la mer
(CIEM) où se retrouvent les experts de 19 pays. Les conclusions de cet
accord sont généralement confirmées sans modification par
le Comité scientifique, technique et économique de la pêche
(CSTEP) placé auprès de la Commission, puis par la Commission
elle-même. Ensuite, intervient la décision du Conseil où
les Etats membres ont tendance, certaines années, à se mettre
d'accord pour augmenter sensiblement les TAC, pour des raisons
économiques et sociales.
Ce système n'est pas satisfaisant parce qu'il ne s'assure pas une
concertation suffisante.
Il n'existe pas de véritable dialogue entre les instances
d'expertise : en réalité, ce sont en grande partie les
mêmes experts que l'on retrouve au sein du CIEM et au sein du
comité scientifique de la Commission.
Il n'y a donc jamais de
contre-expertise
, de sorte que l'avis qui se dégage de ces
comités est considéré comme une donnée indiscutable
par la Commission, alors que les marges d'incertitude sont en
réalité considérables : on l'a bien vu dans le cas de
l'
anchois
, qui s'est trouvé surabondant alors que l'on
annonçait l'épuisement des stocks. Et le Conseil, quant à
lui, prend souvent ses décisions en fonction de considérations
socio-politiques.
Au total, la fixation des TAC manque de crédibilité. Nul ne peut
comprendre comment l'on peut parvenir à des propositions de TAC en
diminution de 50 ou 60 %. Cela signifie soit que les bases étaient
mal déterminées, soit que le suivi de l'effort de pêche n'a
pas été effectué correctement. A cela s'ajoute le
phénomène des « TAC-papiers » ou
« quotas-papiers » : comme l'attribution des quotas se
fait sur la base de références historiques, certains Etats
n'utilisent pas tous leurs quotas, quitte à les troquer contre d'autres
quotas non utilisés.
Si l'on veut arriver à une gestion plus rationnelle de la ressource, il
faut assurément passer à une gestion pluriannuelle, qui
dédramatisera la fixation des TAC, mais il convient surtout d'assurer
une réelle concertation autour de la fixation des TAC
. A partir
du moment où l'on passe à une gestion pluriannuelle, il devient
encore plus nécessaire de partir de bases solides. Cela suppose un
débat scientifique, avec expertise et contre-expertise
, ainsi
qu'un débat entre les experts, les professionnels et les institutions,
de manière à déboucher sur des décisions qui soient
comprises par tous.
Tel est loin d'être le cas aujourd'hui.
Un premier exemple est le cas des
filets maillants dérivants
qui
ont été interdits sans qu'il y ait eu de preuve scientifique de
leur nocivité : cette technique a été victime, en
réalité, de la pression conjointe des associations
écologistes - qui voyaient dans ces filets un danger pour les
dauphins - et des pays dont la flotte se trouvait concurrencée.
Cette situation avait été reconnue en décembre 1991 avec
une grande franchise par le commissaire européen chargé de la
pêche, M. Manuel Marin :
« Avoir raison ou tort
sur les effets qu'a la pêche germonière française sur les
mammifères marins n'a plus guère d'importance (...) Quant
à moi, je constate simplement qu'il y a un sentiment
général de l'opinion publique qui s'impose et je ne veux pas
risquer la réputation de la pêche européenne pour trente
bateaux qui pêchent au filet dérivant. »
. On
observera que, pour obtenir une majorité pour l'interdiction des filets
maillants dérivants dans le Golfe de Gascogne, une exception fut
finalement faite pour la mer Baltique, afin de rallier les Etats du Nord.
Un autre exemple est le fait que la
pêche minotière
- destinée à la production de farines de poissons - n'a
jusqu'à présent jamais été contestée, alors
qu'elle représente un prélèvement important sur la
ressource (1,5 million de tonnes environ chaque année), sans
commune mesure avec le prélèvement qu'opéraient les
thoniers français dans le Golfe de Gascogne avec les filets maillants
dérivants. Un million et demi de tonnes de pêche minotière
(réalisée pour l'essentiel par le Danemark), c'est presque autant
que la pêche espagnole et la pêche française toutes
espèces confondues. Le Danemark est parvenu à faire admettre que
cela n'avait pas d'impact sur la ressource. Mais comment croire que cette
pêche ne réalise pas de captures annexes et ne nuit pas à
la chaîne alimentaire ?
On voit qu'
il est impératif de restaurer la confiance dans le
processus de décision
. Le « Livre vert » va dans
ce sens en préconisant une meilleure « gouvernance »
de la pêche, notamment un dialogue avec les professionnels : c'est
une orientation qu'il convient de soutenir et compléter par l'exigence
d'un débat scientifique approfondi sur l'évolution de la
ressource, si l'on veut parvenir à des décisions mieux
fondées, plus rationnelles.
2) L'accès à la ressource
Une deuxième grande orientation retenue par la Commission est
le
maintien des règles communautaires actuelles pour l'accès
à la ressource halieutique
, sans préjudice du cas des accords
bilatéraux. Cette attitude doit être approuvée : une
majorité ne pourrait vraisemblablement être réunie au sein
du Conseil pour d'autres règles. Au demeurant, les règles
communautaires en vigueur ne défavorisent pas la pêche
française.
3) Les contrôles
Une troisième grande orientation est
l'harmonisation des
contrôles et des sanctions
.
La Commission doit être également appuyée sur ce point.
A l'heure actuelle, la confiance entre les Etats membres a disparu. Chacun
soupçonne l'autre - non sans raison - de fermer les yeux sur
les dépassements de quotas par les bateaux de son pays. Dans certains
pays, le « blackfish », ce poisson débarqué,
non contrôlé et non déclaré, représenterait
20 à 30 % des prises. De même, à tort ou à
raison, chacun soupçonne l'autre de contrôler beaucoup plus les
bateaux étrangers que les bateaux nationaux dans ses eaux territoriales.
Enfin, il semble que les sanctions soient fixées et appliquées de
manière très variable. Dans le « Livre
vert », la Commission se montre sévère dans le
diagnostic, mais relativement prudente sur les solutions. Le moment est venu de
pousser dans le sens de l'audace. Non seulement, il est nécessaire
d'harmoniser les sanctions, mais surtout il convient d'aller jusqu'à la
mise en place d'une
agence communautaire de contrôle, qui a la
même nécessité qu'une agence de sécurité
maritime
. Car tant que le contrôle restera exercé par les
Etats membres, la suspicion persistera.
Si le « Livre vert » contient ainsi certaines orientations
judicieuses, deux d'entre elles sont au contraire préoccupantes.
4) L'encadrement des flottes
La première concerne
l'encadrement des flottes
. Le système
des POP apparaît coûteux, bureaucratique et peu efficace. Or, la
Commission propose d'aller encore plus loin dans cette logique d'encadrement,
en réduisant de manière drastique les capacités de
pêche - le « Livre vert » évoque une
réduction pouvant aller jusqu'à 40 %. Cette orientation doit
être repoussée pour une raison essentielle : à
supposer que l'on retienne les orientation précédentes - une
fixation des TAC sur une base rationnelle, après une concertation, et un
contrôle effectif du respect des TAC, avec une agence communautaire de
contrôle et des sanctions harmonisées - il n'y a aucune
raison que la Communauté intervienne de manière
détaillée dans la gestion des flottes.
Le principe de
subsidiarité doit jouer
.
5) Le volet externe
Une seconde orientation critiquable est la remise en cause, en termes
voilés, du
volet externe de la PCP
, c'est-à-dire notamment
des accords conclu avec les pays du Sud. Utiles à l'équilibre
économique de la pêche communautaire, ces accords menacent-ils les
stocks de ces pays ? Cette thèse ne paraît pas toujours
suffisamment étayée. Certes coûteux - quelque
200 millions d'euros par an au total - les accords de pêche
peuvent représenter un apport financier appréciable pour des pays
peu développés : ils constituent 15 % des recettes
budgétaires pour certains petits pays d'Afrique. Il convient donc de se
prononcer
en faveur du maintien d'une politique ambitieuse d'accords de
pêche.
*
Pour ces raisons, votre délégation pour l'Union européenne, réunie le 21 novembre 2001, a conclu au dépôt de la proposition de résolution qui suit :
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Le
Sénat,
Vu le texte E 1711 qui lui est soumis dans le cadre de l'article 88-4 de
la Constitution,
Invite le Gouvernement :
- à approuver l'idée de plans de gestion pluriannuels
destinés à favoriser la conservation de la ressource ;
- à demander que ces plans soient fondés sur une analyse
scientifique des données et soient élaborés dans des
conditions permettant un dialogue avec des instances d'expertise et les
représentants des professionnels ;
- à proposer que le respect de ces plans par tous les Etats membres
soit contrôlé par une agence communautaire et que le régime
des sanctions soit harmonisé ;
- à veiller au respect du principe de subsidiarité pour la
gestion de chaque flotte ;
- à soutenir le maintien des règles communautaires en
vigueur pour l'accès à la ressource ;
- à promouvoir la reconnaissance par la Communauté du
rôle de la pêche dans l'aménagement équilibré
du territoire des Etats membres, et à proposer des mesures tendant
à conforter ce rôle ;
- à proposer, dans le cadre de l'objectif de gestion responsable de
la ressource halieutique, des mesures de limitation de la pêche
minotière ;
- à obtenir que l'organisation des marchés accorde toute sa
place aux exigences de qualité et de sécurité
sanitaire ;
- à s'opposer à tout désengagement de la
Communauté en matière d'accords de pêche, tout en soutenant
une amélioration de la gestion de ces accords.