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N° 97
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2008-2009
Annexe au procès-verbal de la séance du 19 novembre 2008 |
PROPOSITION DE LOI
visant à abroger le délit d' offense au Président de la République ,
PRÉSENTÉE
Par M. Jean-Luc MÉLENCHON,
Sénateur
(Renvoyée à la commission des Lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale, sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement.)
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
L'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse a créé un délit d'« offense au Président de la République » qui est puni d'une amende de 45 000 euros.
Transposition dans le droit républicain du crime de lèse-majesté d'ancien régime, le délit d'offense au Président de la République doit être abrogé en raison de son caractère exorbitant, propice à l'arbitraire et potentiellement attentatoire à la liberté d'expression et d'opinion.
La difficulté à définir juridiquement l'« offense », atteinte morale très subjective, peut permettre de poursuivre abusivement comme offense au Président de la République des comportements ou des opinions critiques vis-à-vis du pouvoir politique. De telles poursuites portent alors atteinte aux libertés d'expression et d'opinion garanties par la Constitution, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et les conventions internationales ratifiées par la France.
L'ambiguïté qui entoure le délit d'offense au Président est illustrée par l'utilisation pénale très fluctuante qui en a été faite depuis sa création. L'essentiel des poursuites pour offense ont été engagées au début de la V e République par le Général de Gaulle dans un contexte complètement révolu aujourd'hui où la vie du chef de l'État avait été menacée à plusieurs reprises. Hormis cette période troublée, l'utilisation de cette incrimination est restée extrêmement marginale et arbitraire, ce qui traduit à la fois sa faible utilité et justification juridique.
Il n'a ainsi été utilisé que 6 fois en 59 ans sous la III e République et n'a entraîné aucune poursuite sous les présidences successives de MM. Valéry Giscard d'Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac qui ont refusé d'y avoir recours. Et la recrudescence très récente de poursuites pour offense au Président depuis l'élection de M. Nicolas Sarkozy, souligne encore le caractère exorbitant et disproportionné de cette accusation. Les dernières poursuites ne concernent en effet que des militants politiques, syndicaux ou associatifs s'opposant à la politique du Président de la République, ce qui traduit un détournement manifeste de cette incrimination pénale dans le sens d'une répression des opinions politiques qui déplairaient au Président. La justice elle-même semble d'ailleurs embarrassée pour instruire et juger de tels dossiers, si bien que la plupart du temps, ils ne donnent pas lieu à des condamnations et encombrent inutilement les tribunaux. Le dernier cas en date est celui d'un citoyen poursuivi pour avoir brandi, lors d'un déplacement du chef de l'État à Laval en Mayenne, une pancarte sur laquelle étaient inscrites des paroles prononcées par Nicolas Sarkozy lui-même à l'encontre d'un visiteur du salon de l'agriculture en février 2008. Sa condamnation à trente euros d'amende avec sursis traduit à la fois l'embarras du tribunal et l'absurdité de la situation créée par la poursuite.
Si la justice est embarrassée avec le « délit d'offense au chef de l'État », c'est parce qu'il renvoie à l'ancien « crime de lèse-majesté » qui était une composante importante de l'arbitraire royal. Cette incrimination remonte à l'antiquité romaine. La gravité de ce crime trouvait d'ailleurs son fondement dans une sacralisation de la personne du souverain, placé « en majesté » au dessus des lois. C'est cette définition qui perdura sous l'ancien régime, le crime de lèse-majesté étant utilisé par les rois et les papes pour réprimer de manière très large tout délit d'opinion. À partir du 12 e siècle et du Pape Innocent III, le crime de lèse-majesté sert ainsi à qualifier l'hérésie et plus largement toute opinion déviante.
On comprend donc pourquoi le mouvement philosophique des Lumières, qui est à l'origine de notre République, a été particulièrement critique envers le « crime de lèse-majesté ». Il l'a considéré comme un instrument contre le libre exercice de la raison et la libre expression des opinions. Montesquieu consacre par exemple de nombreuses pages de l'Esprit des Lois à dénoncer l'usage abusif du crime de lèse-majesté par les monarques. Il démontre notamment : « c'est assez que le crime de lèse-majesté soit vague, pour que le gouvernement dégénère en despotisme » (chapitre 7 du livre 12 de L'Esprit des Lois ). Et il montre dans le chapitre 18 du livre 12 de L'Esprit des lois « combien il est dangereux dans les républiques de trop punir le crime de lèse-majesté ».
Cesare Beccaria, le grand penseur des Lumières en matière de justice, consacre également un chapitre au crime de lèse-majesté dans Des délits et des peines . Il y dénonce lui aussi les abus entourant cette incrimination : « la tyrannie et l'ignorance ont donné ce nom de lèse-majesté à une foule de délits de nature très différente », ajoutant que « dans cette occasion comme dans mille autres, l'homme est souvent victime d'un mot ».
Il faudra finalement attendre la révolution de 1830 pour que le lent travail des Lumières aboutisse à l'abrogation pure et simple du « crime de lèse-majesté » dans le code pénal. Avant que celui-ci ne soit malheureusement ressuscité sous le nom d' « offense au Président » par la III e République.
Si l'on renonce à la logique arbitraire et monarchique du crime de lèse majesté, rien ne justifie plus que les injures ou les outrages dont serait victime le chef de l'État fassent l'objet d'une incrimination pénale spécifique et plus sévère que celles qui existent en général pour tous les citoyens. En effet l'insulte publique est déjà punie de 12 000 euros d'amende. Même en l'absence du « délit d'offense au Président », le chef de l'État pourrait donc toujours défendre son honneur s'il s'estime insulté.
Le caractère exorbitant et arbitraire du « délit d'offense au Président » a encore été bien souligné à l'occasion de la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'homme pour un délit exactement similaire d'« offense à chef d'État étranger ». Ce délit avait été instauré par l'article 36 de la même loi du 29 juillet 1881 et il était puni de la même peine de 45 000 euros que le délit d'offense au Président de la République. Dans un jugement rendu à l'unanimité le 25 juin 2002 (dit « arrêt Colombani »), la Cour de Strasbourg a pointé que « le délit d'offense tend à conférer aux chefs d'État un statut exorbitant du droit commun, les soustrayant à la critique seulement en raison de leur fonction ou statut, sans aucune prise en compte de l'intérêt de la critique. » Et elle ajoutait : « cela revient à conférer aux chefs d'État étrangers un privilège exorbitant qui ne saurait se concilier avec la pratique et les conceptions politiques d'aujourd'hui ».
La France a donc été contrainte d'abroger ce délit d'offense à chef d'État étranger dans la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité. Elle l'a fait à l'initiative d'un gouvernement dont l'actuel Président de la République était membre. Or le raisonnement qui a conduit la Cour européenne de Strasbourg à condamner la France s'applique exactement de la même manière au délit d'offense au Président de la République. Cela donne une raison supplémentaire de l'abroger dans la mesure où il est manifestement contraire à la Convention européenne des droits de l'homme, qui a une autorité supérieure à celle de la loi en vertu de l'article 55 de la Constitution.
L'article unique de la présente proposition de loi a donc pour objet d'abroger le délit d'offense au Président de la République.
PROPOSITION DE LOI
Article unique
L'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est abrogé.