EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Notre société a été aveuglée par le mirage du « capitalisme de plateformes ». Un mode de production dans lequel il est possible de renvoyer un travailleur mal noté par un client en le déconnectant sans explication. Un véritable retour au tâcheronnage qui effraierait jusqu'à Zola. Revenus souvent indécents, quasi-absence de protection sociale et pertes de cotisations pour l'Urssaf, travail clandestin et absence de contrôle de l'inspection du travail, non-respect de la protection des données des travailleurs permis par le dévoiement du statut d'autoentrepreneur...

La « plateformisation » du travail n'est ni plus ni moins qu'un Cheval de Troie contre notre modèle social avec au coeur de sa matrice l'opacité de la « boite noire » qu'est l'algorithme. Face à ce phénomène de « plateformisation », le Gouvernement français a privilégié, au nom de la liberté de choisir son avenir professionnel en 2018 puis dans la loi d'orientation des mobilités de 2019, une approche soft law via des chartes sociales facultatives au risque de remettre en cause les droits sociaux fondamentaux. Le Conseil Constitutionnel ne s'y est pas trompé en censurant par deux fois ces chartes. En parallèle, la Cour de cassation ne requalifie un chauffeur VTC de Uber en salarié dans son arrêt du 4 mars 2020 au motif qu'il serait un « indépendant fictif ».

Alors que de plus en plus de décisions de justice, en France mais partout dans le monde (Royaume-Uni, Espagne, Pays-Bas, Italie, États-Unis, Colombie...) vont dans le sens de la requalification totale ou partielle des chauffeurs VTC ou livreurs à vélo, le gouvernement français fait le choix de protéger les plateformes plutôt que les travailleurs qu'elles emploient. Tout en assurant ne pas vouloir créer un « tiers statut » il privilégie la piste d'une catégorie à part entre salariat et « vraie » indépendance pour ses deux seules professions maintenant de fait la confusion entre autonomie et indépendance permise par le dévoiement du statut d'autoentrepreneur.

Rappelons que la rapporteure du projet de loi de ratification de l'Ordonnance du 21 avril 2022 à l'Assemblée nationale, membre de la majorité présidentielle, écrivait dans son rapport que l'objectif « est de réduire le faisceau d'indices susceptibles de révéler l'existence d'un lien de subordination tel que celui-ci est défini par la jurisprudence entre les plateformes et les travailleurs »1(*), de telle sorte que « les risques de requalification par le juge du contrat liant les deux parties soit aussi réduit que possible »2(*) afin de sécuriser le modèle économique des plateformes.

En octroyant, à travers cette ordonnance, de maigres droits sociaux aux seuls chauffeurs VTC et livreurs à vélo que sont ce système de représentation et la création de l'ARPE, le gouvernement entend signifier aux juges que ces 75 000 travailleurs sont une catégorie à traiter à part et ainsi éviter des requalifications pour ces deux professions et plus largement, en asseyant une jurisprudence, pour les travailleurs de plateformes dans d'autres secteurs comme l'a parfaitement révélé le rapport d'information de Pascal Savoldelli3(*) : santé, communication, experts-comptables... ; Le secteur de la livraison n'étant que la partie émergée de la plateformisation du travail.

Nonobstant le fait que l'Espagne à travers la loi riders et le Parlement Européen, en votant le rapport de la députée européenne Renew, Sylvie BRUNET le 16 septembre 2021, se soient déjà engagés fortement dans cette voie, les auteurs de la proposition de résolution estiment que la France, forte de son histoire en matière de protection des droits sociaux, se devrait d'être à l'avant-garde de la reconnaissance européenne de ces droits sociaux des travailleurs des plateformes.

La présente proposition de résolution a donc pour but d'inviter le gouvernement français à soutenir la proposition de directive présentée par Nicolas SCHMIT, commissaire européen chargé de l'emploi et des droits sociaux, visant à créer un socle de droits sociaux pour ces travailleurs et qui comporte la présomption de salariat pour les indépendants fictifs, l'inversion de la charge de la preuve en matière de requalification, une plus grande transparence pour les algorithmes utilisés...

Cette proposition de directive a été présentée en décembre 2021. La présidence française de l'Union européenne n'a pas permis d'aboutir, la position française restant dans le cadre de l'ordonnance du 21 avril 2022 et privilégiant le modèle non contrôlé des plateformes.

La Commission européenne dans sa proposition de Directive fait le choix d'apporter la régulation nécessaire en proposant d'introduire une présomption de salariat dès lors que deux des cinq critères définis seraient réunis et donc créer un dialogue social classique entre salariés et employeurs, quand la France souhaite conserver la présomption de non-salariat et le seul « dialogue social » entre autoentrepreneurs et plateformes.

Cette position française étant isolée, le gouvernement a dû se rallier à la proposition de la présidence tchèque d'allègement du nombre de critères (passer de deux critères sur cinq à trois sur sept) pour déterminer la présomption de salariat. Mais cela n'a cependant pas suffit. Les discussions au Conseil se sont soldées par un échec le 16 décembre 2022.

Or, le soutien à la proposition de directive serait d'ailleurs d'autant plus fort et cohérent que le Parlement Européen s'est de nouveau prononcé par deux fois en faveur d'une meilleure protection des travailleurs des plateformes : le 12 décembre 2022 en adoptant, en commission de l'Emploi et des affaires sociales, son « projet de mandat de négociation » sur la directive SCHMIT4(*) par 41 voix pour et 12 contre, soit une très large majorité ; et en session plénière le 2 février 2023 par 212 voix contre et 376 voix pour, dont celles du groupe Renew auquel appartiennent les députés européens de la majorité présidentielle et d'une partie significative du PPE auquel appartiennent les députés européens Les Républicains.

En soutenant cette proposition de Directive, la France s'inscrirait dans droit fil de l'Europe sociale que prônait Jacques Delors tout en accompagnant de manière positive pour les droits sociaux, les mutations profondes de l'emploi.

« Trop de travailleurs de plateformes sont aujourd'hui de faux indépendants, coincés dans les limbes, sans droits du travail ni protection sociale. Avec ce rapport, nous veillons à ce qu'ils soient reconnus comme salariés ou indépendants, en fonction de leurs conditions de travail réelles. En outre, il s'agit d'un premier pas crucial vers la protection de tous les travailleurs contre les abus des algorithmes. Les systèmes de décision automatisés ne peuvent pas être des boîtes noires ; les partenaires sociaux pourront négocier la manière dont les algorithmes prennent des décisions concernant les conditions de travail. »

Elisabetta GUALMINI, rapporteure de la commission de l'emploi et des affaires sociales du Parlement Européen sur la proposition de directive relative à l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme, le 12 décembre 2022

* 1 Rapport fait au nom de la commission des affaires sociales sur le projet de loi ratifiant l'ordonnance n° 2021-484 du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d'exercice de cette représentation et portant habilitation du Gouvernement à compléter par ordonnance les règles organisant le dialogue social avec les plateformes, par Mme Carole GRANDJEAN Députée, p.22

* 2 Ibid, p.31

* 3 Plateformisation du travail : agir contre la dépendance économique et sociale, Rapport d'information n°867 de M. Pascal Savoldelli, fait au nom de la mission d'information sur l' « ubérisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi ? » du 29 septembre 2021.

* 4 « Travailleurs des plateformes : protection et conditions de travail améliorées » Communiqué de presse de la commission de l'emploi et des affaires sociales du Parlement Européen, 12 décembre 2022