EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Conformément à la décision du peuple britannique exprimée par référendum le 23 juin 2016, le Royaume-Uni est sorti de l'Union européenne depuis le 1 er février 2020 , en application de l'accord de retrait conclu le 17 octobre 2019 et ratifié par les deux Parties. Cet accord avait ouvert une période de transition jusqu'au 31 décembre 2020, durant laquelle le droit de l'UE continuait à s'appliquer au Royaume-Uni et qui a donné lieu à des négociations conclues le 24 décembre 2020 par un accord de commerce et de coopération.
Cet accord de commerce et de coopération - entré en vigueur le 31 décembre 2020 et appliqué provisoirement jusqu'au 30 avril 2021 - régit ainsi, depuis le 1 er janvier 2021, les nouvelles relations entre l'Union européenne et le Royaume-Uni . L'accord de retrait, qui traite de la dimension institutionnelle du retrait britannique, continue également de s'appliquer, s'agissant notamment des droits des citoyens de l'Union et des ressortissants du Royaume-Uni et du Protocole sur l'Irlande et l'Irlande du Nord.
L'Union européenne et le Royaume-Uni constituent donc désormais deux marchés et espaces juridiques distincts , séparés par des obstacles inédits aux échanges de biens et services ainsi qu'à la mobilité et aux échanges transfrontaliers de personnes. Anticipant cette nouvelle réalité dont les modalités juridiques restaient à négocier, les États membres, les administrations et entreprises ont effectué, en amont de la conclusion de l'accord intervenue fin décembre 2020 , un certain nombre de dépenses, afin d'assurer les nouveaux contrôles requis, sanitaires notamment, mais également de soutenir les secteurs les plus touchés par le Brexit. En effet, le retrait du Royaume-Uni - au vu des liens historiques et commerciaux entre les deux parties - met en difficulté de nombreux secteurs et activités économiques des États membres , ce qui nécessite et nécessitera, sur plusieurs années, un accompagnement public.
La France a rapidement plaidé pour que les États membres bénéficient de crédits européens compensant l'effort qu'elle a consenti dès 2019 pour préparer le Brexit et qui a permis que la nouvelle frontière entre l'Union européenne et le Royaume-Uni soit opérationnelle en temps voulu.
L e Conseil européen extraordinaire, qui s'est tenu du 17 au 21 juillet 2020, a précisément annoncé la mise en place d'une nouvelle réserve spéciale d'ajustement au Brexit , invitant la Commission européenne à établir un règlement en ce sens.
Cette dernière a publié une proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil le 25 décembre 2020, pour établir une réserve d'ajustement au Brexit, au titre des instruments spéciaux en dehors des plafonds budgétaires de l'Union européenne fixés par le cadre financier pluriannuel (CFP) , dotée d'un montant maximal de 5 370 994 000 euros en prix courants ( 5 milliards d'euros en prix 2018 ) et répartie en deux enveloppes :
- un montant de préfinancement de 4 244 832 000 euros mis à disposition en 2021 . La part de préfinancement de chaque État est déterminée en fonction de deux facteurs : les poissons capturés dans la zone économique exclusive du Royaume-Uni (à hauteur de 15 % de l'enveloppe, soit 600 millions d'euros) et les échanges entre chaque État membre et le Royaume-Uni (à hauteur des 85 % restants, soit 3,4 milliards d'euros) ;
- des montants supplémentaires à hauteur de 1 126 162 000 euros, versés en 2024 aux États membres, si les dépenses acceptées dépassent le montant payé en préfinancement et 0,06 % du RNB nominal de 2021 de l'État membre concerné, dans la limite des ressources financières disponibles.
L' objectif de cette réserve, mentionné à l'article 3 de la proposition de règlement, est ainsi d' apporter « un soutien pour pallier les conséquences négatives du retrait du Royaume-Uni de l'Union dans les États membres, les régions et les secteurs, en particulier les plus touchés par le retrait , et en atténuer l'incidence sur la cohésion économique, sociale et territoriale ».
Néanmoins, au regard de cet objectif et des conséquences particulièrement négatives de ce retrait pour la France qui présente une proximité géographique et historique unique spécifique avec le Royaume-Uni, les montants alloués ne semblent pas satisfaisants et ont particulièrement déçu les autorités françaises qui avaient largement collaboré avec la Commission en amont de la proposition de règlement. Selon la projection réalisée par la Cour des comptes européenne, dans son avis sur la réserve d'ajustement au Brexit 1 ( * ) , la France serait le quatrième bénéficiaire de ce fonds, dont elle percevrait environ 10 %, avec 396,5 millions d'euros 2 ( * ) , derrière l'Irlande (991,2 millions d'euros), les Pays-Bas (713,7 millions d'euros) et l'Allemagne (429,1 millions d'euros).
Or, cette enveloppe est largement en deçà des dépenses que la France a et devra engager, dans les mois et années à venir, pour pallier le retrait du Royaume-Uni. Le coût du Brexit estimé par la seule région Bretagne avoisinerait déjà le montant de cette enveloppe, selon les informations recueillies par les auteurs auprès du Secrétariat général des affaires européennes. Des dépenses importantes ont également été effectuées par d'autres régions, particulièrement les Hauts-de-France et la Normandie, très directement touchées par le retrait du Royaume-Uni, notamment en raison de la gestion de la nouvelle frontière avec le Royaume-Uni et du poids de la filière pêche dans ces régions côtières.
Mais d'autres secteurs que la pêche pourraient également être affectés (transports, agroalimentaire, tourisme, import/export) dans d'autres régions (Ile-de-France, Grand Est, etc.). Un recensement des dépenses effectuées par les régions est ainsi cours et coordonné par l'Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT).
S'agissant des dépenses relevant de l'État français, la direction du budget du Ministère de l'économie et des finances, estime que le montant des dépenses éligibles serait équivalent à l'enveloppe prévue pour la France, prenant la forme, d'une part, d'investissements et de recrutements effectués en anticipation du renforcement des contrôles aux frontières (aménagements des ports, renforcement des capacités de contrôles sanitaires et douaniers, etc.), et d'autre part, de mesures spécifiques de soutien au secteur de la pêche. Le coût total du Brexit pour la France reste délicat à estimer à ce stade, en raison notamment de la difficulté à distinguer l'impact du Brexit de celui de la crise de la Covid-19, mais il dépassera assurément l'enveloppe de 400 millions d'euros que la Commission prévoit d'allouer à la France.
C'est pourquoi, au nom du groupe de suivi de la relation euro-britannique qui a pris le relais du groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni créé sous l'impulsion du Président du Sénat au lendemain du referendum britannique de juin 2016, les co-présidents de ce groupe ont jugé utile de proposer au Sénat la présente résolution européenne afin d'appuyer la défense des intérêts français dans la négociation de cette proposition de règlement établissant la réserve d'ajustement au Brexit, négociation actuellement en cours à Bruxelles au sein du groupe « Mesures structurelles », instance préparatoire du Conseil de l'Union européenne.
Si la présente proposition de résolution européenne soutient le principe de cette réserve d'ajustement qu'elle juge indispensable, elle appelle à y apporter un certain nombre de modifications , afin qu'elle permette une plus juste compensation des conséquences négatives du retrait du Royaume-Uni sur l'économie des États membres et notamment de la France.
Ainsi, la méthode de répartition de la réserve ne paraît pas satisfaisante : le poids et le calcul du facteur lié aux échanges conduisent notamment à une « surévaluation » des transferts de services financiers par rapport aux échanges de marchandises, pénalisant ainsi des pays comme la France et favorisant au contraire le Luxembourg, les Pays-Bas ou l'Irlande.
Les spécificités des États membres mériteraient donc d'être mieux appréhendées dans la répartition de la réserve , à travers une meilleure prise en compte de certains secteurs, au premier rang desquels la pêche. En effet, comme le montre le tableau réalisé par la Commission ( cf. infra ), la France est l'État membre qui pêche le plus en valeur absolue dans les eaux britanniques et qui se trouve donc le plus affecté par la diminution de 25 % de la valeur des prises européennes en eaux britanniques d'ici juin 2026, convenue dans l'accord de commerce et de coopération conclu le 24 décembre 2020. Or, ce montant absolu étant rapporté par la Commission au montant total des captures effectuées par un État membre, notre pays - qui pêche sur plusieurs façades maritimes - se trouve relégué en 6 e position des pays considérés comme les plus affectés en termes de pêche par le Brexit.
Source : Document de travail des services de la Commission européenne, 12 janvier 2021
La valeur des poissons capturés indiquée repose sur une moyenne, à partir de la période de référence 2015-2018.
De même, du point de vue de la prise en compte de l'interdépendance commerciale, la France qui est le deuxième État membre à commercer le plus avec le Royaume-Uni, se trouverait moins compensée des effets du Brexit que la moyenne des 27, du fait que la Commission rapporte les flux commerciaux entre un État membre et le Royaume-Uni au PIB de cet État membre ( cf. tableau infra ).
Source : Document de travail des services de la Commission européenne, 12 janvier 2021
* Pour les échanges (exportations et importations) et le PIB, la période de référence est 2017-2019
Or, dans les négociations, semble se dessiner une ligne de fracture entre les opposants à toute modification de la méthode d'allocation (Irlande, Pays-Bas, Danemark notamment) et les tenants - minoritaires - d'une révision (France, Italie, Espagne Roumanie, Grèce). En tout état de cause, l'enveloppe globale étant arrêtée, toute modification au profit d'un État membre se ferait au détriment d'autres, ce qui complique la négociation et favorise le statu quo sur la proposition de la Commission.
Néanmoins, le Parlement européen pourrait soutenir cette volonté de rééquilibrage, défendue par la France . Le projet d'avis déjà présenté par Mme Valérie Hayer, rapporteure pour la commission des budgets (BUDG) 3 ( * ) va en ce sens. Il est probable que la commission de la pêche (PECH), également saisie pour avis, tende à défendre les intérêts du secteur de la pêche et se prononce de fait dans un sens favorable aux positions françaises. La commission du développement régional (REGI), saisie au fond, se prononcera quant à elle, fin mai.
De même, la période et les critères d'admissibilité des dépenses publiques admissibles doivent être revus afin de prendre en compte l'ensemble des dépenses impliquées par le Brexit et ses préparatifs qui ont débuté il y a plusieurs années.
La France a insisté en priorité sur la nécessité d'étendre la période d'éligibilité à 2023 au minimum afin de prendre en compte l'ensemble des conséquences imprévues du Brexit tout en permettant de mettre en place des mesures d'accompagnement dans le temps pour restructurer les filières les plus affectées.
L'articulation des dépenses admissibles à la réserve d'ajustement Brexit avec le régime des aides d'État doit aussi être clarifiée, afin que l'État puisse valablement octroyer des financements aux entreprises, grâce au montant qu'il aura reçu de la réserve.
Une attention particulière doit être portée à la filière pêche dont les mesures de soutien doivent prétendre au financement de la réserve. Actuellement, ces mesures ne peuvent être couvertes ni par le règlement du Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP), ni par le régime d'exemption à la pêche et à l'aquaculture, ni par les lignes directrices sur les aides dans les domaines de la pêche et de l'aquaculture, ni enfin par le Fonds européen pour les affaires maritimes, la pêche et l'aquaculture (FEAMPA) qui couvrira la période de programmation 2021-2027.
Il importe donc de définir des dispositifs de soutien européen à la filière, notamment d'indemnisation pour arrêt temporaire des entreprises de pêche ou pour perte de chiffres d'affaires subie par les entreprises de pêche ou de mareyage, qui doivent légitimement pouvoir bénéficier de financements européens.
Pour ces raisons, les auteurs ont déposé la proposition de résolution européenne qui suit.
* 1 Cour des comptes européenne, opinion 1/2021 sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil du 25 décembre 2020 établissant la réserve d'ajustement au Brexit, COM(2020) 854 final,
* 2 Ces montants sont exprimés en prix 2018. En prix courants, la France bénéficierait de 420,8 millions d'euros, l'Irlande de 1,05 milliard d'euros, les Pays-Bas de 757,4 millions d'euros et l'Allemagne de 455,4 millions d'euros.
* 3 Projet d'avis de la commission des budgets du 24 février 2021, à l'intention de la commission du développement régional, sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant la réserve d'ajustement au BrexitCOM(2020)0854 - C9-0433/2020 - 2020/0380(COD))