NOTE DE SYNTHÈSE
En
France, l'État ne détient pas le monopole de la production des
normes sociales. En effet, le préambule de la Constitution de 1946
affirme que tout salarié "
participe, par l'intermédiaire
de ses délégués, à la détermination
collective des conditions de travail
", et l'article L 131-1
du code du travail reconnaît "
le droit des salariés
à la négociation collective de l'ensemble de leurs conditions
d'emploi et de travail et de leurs garanties sociales
".
Reconnue comme source de droit, la négociation collective apparaît
cependant largement régie par la loi.
Le cadre législatif de la négociation collective est en effet
très précis. Ainsi, la loi établit une distinction entre
la convention collective, qui détermine l'ensemble des conditions de
travail et des garanties sociales, et l'accord collectif, qui ne porte que sur
quelques-uns de ces sujets. Elle définit également la
qualité des signataires des conventions et des accords collectifs.
La loi détermine également la valeur juridique des conventions et
accords. Deux procédures, l'extension et l'élargissement, qui
supposent toutes deux l'intervention du ministre du Travail, permettent
d'appliquer une convention ou un accord au-delà de son champ initial,
constitué par les entreprises qui l'ont signé, à titre
individuel ou en tant que membres d'une organisation, ou qui ont y
adhéré.
Par ailleurs, la loi du 13 novembre 1982 oblige à des
négociations périodiques, mais sans imposer d'obligation de
conclure. Au niveau de la branche, la loi prescrit des négociations
quinquennales pour les classifications, et annuelles pour la
détermination des salaires minimaux par catégorie. Les autres
négociations obligatoires portent sur les salaires, la durée et
l'organisation du temps de travail ; elles sont annuelles et ont lieu dans
l'entreprise.
De plus, et de façon traditionnelle, il arrive que la loi
française impose aux partenaires sociaux de négocier sur un point
donné dans un délai déterminé, la menace d'une
nouvelle intervention du législateur les encourageant à conclure.
Toutefois, une évolution semble se dessiner. En 1994, le Conseil
Constitutionnel avait en effet rappelé que "
aucune norme de
valeur constitutionnelle ne
[garantissait]
le principe de la
liberté contractuelle
", l'article 34 de la Constitution
attribuant au législateur le pouvoir de déterminer les principes
fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la
sécurité sociale. En revanche, dans sa décision du
10 juin 1998 relative à la première loi Aubry sur la
réduction du temps de travail, il a affirmé que le
législateur ne pouvait être dispensé "
dans
l'exercice de sa compétence, du respect des principes et règles
de valeur constitutionnelle, en ce qui concerne en particulier les droits et
libertés fondamentales reconnus aux employeurs et aux
salariés
", parmi lesquels "
le droit reconnu aux
travailleurs de participer à la détermination collective des
conditions de travail et à la gestion des entreprises
".
En outre, dans sa décision du 13 janvier 2000 sur la
deuxième loi Aubry, il a décidé de maintenir en vigueur
les accords conclus en application de la première loi Aubry faisant, le
cas échéant, prévaloir leurs clauses sur les dispositions
contraires de la deuxième loi Aubry.
Ceci amène à s'interroger sur la situation chez quelques-uns de
nos voisins européens,
l'Allemagne, la Belgique, le Danemark,
l'Espagne, l'Italie, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas
.
Pour chacun de ces pays, la présente étude définit la
place respective de la loi et de la négociation collective dans le
secteur privé. Elle analyse ensuite les principales
caractéristiques de la négociation collective :
- les différentes catégories d'accords, qu'il s'agisse ou
non d'accords collectifs
stricto sensu
, c'est-à-dire d'accords
conclus avec les syndicats ou avec d'autres partenaires ;
- la qualité des signataires des accords collectifs ;
- leur force obligatoire ;
- les clauses de paix sociale et les mécanismes permettant de
faciliter le renouvellement des accords.
Cette analyse fait apparaître que,
au-delà de leur grande
diversité, qui constitue souvent le reflet de l'histoire sociale de
chaque pays, les systèmes étudiés présentent
quelques points de convergence.
1) La diversité des systèmes étudiés
D'un pays à l'autre, les différences sont assez fortes. Entre le
modèle danois,
qui laisse aux partenaires sociaux le soin
d'organiser le marché du travail par voie conventionnelle, hors de toute
intervention de l'État et
hors de tout
cadre
législatif,
et le système espagnol
, où le droit
à la négociation collective est
garanti
par la
Constitution, mais où les accords collectifs, encadrés par la loi
portant statut
des
salariés, jouent un rôle encore
limité,
toutes les situations
intermédiaires
existent
. Un tel résultat s'explique par l'histoire sociale de
chacun des pays étudiés.
a) Toutes les situations peuvent être décrites à partir
du modèle danois d'autonomie des partenaires sociaux
Le modèle danois reste très influencé par l'accord
historique de 1899 conclu entre les confédérations syndicales
ouvrières et patronales. À partir du principe
énoncé à l'article premier, selon lequel il est
souhaitable que toutes les questions
relatives aux conditions de travail
et aux rémunérations soient résolues par la
négociation
, cet accord, qui n'a été
dénoncé que deux fois depuis 1899, reconnaît, sans les
définir, les prérogatives patronales, affirme le droit des
partenaires sociaux à s'organiser et à mener des conflits
sociaux, et énonce le devoir de paix sociale pendant la durée de
validité des accords collectifs.
Ceci explique le petit nombre de lois sociales danoises et en particulier
l'inexistence d'un cadre législatif régissant les accords
collectifs, ainsi que l'absence de loi déterminant le salaire minimum ou
la durée du travail.
En revanche,
en Allemagne et aux Pays-Bas, où les partenaires
sociaux
disposent également d'un large pouvoir normatif, la loi
encadre la négociation collective
et détermine les
dispositions minimales
en matière de conditions de travail et de
rémunération, les accords collectifs améliorant la plupart
du temps ces minimaux.
En Belgique
, le projet de pacte de solidarité sociale de 1944,
même s'il n'a jamais été ratifié par les
organisations syndicales et patronales, a permis l'élaboration d'un
système très développé de négociation
collective, de concertation et de consultation des partenaires sociaux.
L'activité de négociation se déroule dans un cadre
législatif précis, mais les accords collectifs n'ont pas pour
seul objet de compléter et d'améliorer les dispositions
législatives. En effet,
des pans entiers de la législation
sociale résultent de
la négociation collective
, en
particulier des accords collectifs nationaux interprofessionnels
négociés au sein du Conseil national du travail,
établissement public paritaire créé en 1952. Par exemple,
le statut des délégations syndicales dans l'entreprise a
été ainsi déterminé par la négociation
collective.
En Italie, traditionnellement, les relations individuelles du travail sont
régies
par la loi, tandis que les relations collectives le sont
par la négociation
. Cette situation s'explique par la
méfiance des syndicats à l'égard des pouvoirs publics, qui
a notamment empêché l'adoption de la loi prévue par
l'article 39 de la Constitution. Cette loi aurait doté les
syndicats d'un statut juridique explicite, défini la notion de
représentativité et permis l'extension automatique des accords
collectifs conclus par les syndicats représentatifs.
En revanche,
le système espagnol de relations sociales, de
création récente,
demeure assez encadré par le
législateur
. Ainsi, la loi de 1980 portant statut des
salariés consacre la totalité de l'un de ses titres à la
négociation collective. Elle a été complétée
à plusieurs reprises, en particulier par une loi de 1994 qui a
confié aux partenaires sociaux le soin de négocier sur une
trentaine de sujets auparavant régis par la loi ou par le
règlement.
b) Le cas particulier de la Grande-Bretagne
En Grande-Bretagne, la situation traditionnelle était comparable
à celle qui
prévaut au Danemark
, même si le
contrat de travail, conclu individuellement, a toujours eu un rôle
très important dans la détermination des conditions de travail.
Cependant,
les gouvernements conservateurs
qui se sont
succédé de 1979 à 1997
se sont
efforcés
de donner plus de flexibilité au marché du travail
. Plusieurs
réformes tendant à affaiblir les syndicats ont été
adoptées, et
le champ de la négociation collective s'est
considérablement
réduit
. La réforme
entrée en vigueur le 6 juin 2000 devrait relancer la
négociation collective, puisque, sous certaines conditions, elle oblige
l'employeur à négocier sur les rémunérations, les
horaires et les congés.
2) Les points de convergence
a) L'existence de mécanismes d'extension plus ou moins explicites,
sauf en Grande-Bretagne
De tels dispositifs sont prévus par la loi en Espagne, en Allemagne, en
Belgique et aux Pays-Bas.
En Espagne, les procédures d'extension
stricto sensu
sont
inutiles
, car, aux termes de la loi, les accords collectifs signés
par les organisations représentatives lient tous les salariés et
tous les employeurs inclus dans leur champ d'application, quelle que soit
l'appartenance syndicale des uns et des autres. Cependant,
le ministre du
Travail peut
étendre le champ d'application d'un accord collectif
à des entreprises ou des
secteurs similaires
, en particulier
lorsque les partenaires sociaux y rencontrent une
réelle
difficulté à négocier
.
En Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas, des mécanismes d'extension
sont
explicitement prévus par la loi
. En Allemagne et aux
Pays-Bas une telle procédure est subordonnée au fait que l'accord
conclu couvre un certain pourcentage des salariés du secteur :
50 % en Allemagne et 55 % aux Pays-Bas.
En l'absence de cadre législatif, l'extension est implicite en Italie
et au Danemark.
En Italie, la jurisprudence
considère généralement
comme couvertes les entreprises qui ne sont pas signataires d'un accord de
branche. Elle estime en effet qu'elles y adhèrent explicitement, par
exemple en y faisant référence dans les contrats de travail, ou
implicitement, en appliquant certaines de leurs clauses significatives.
De même,
au Danemark, le rapport de force
est tel que, d'une part,
les employeurs signataires observent les dispositions des accords collectifs
vis-à-vis de tous leurs salariés, syndiqués ou non, bien
qu'ils n'y soient pas juridiquement contraints, et que, d'autre part, les
autres employeurs concluent des conventions d'adhésion.
En revanche,
en Grande-Bretagne, il n'existe plus aucune procédure
d'extension depuis 1980
, de sorte que, dans les secteurs où la
négociation de branche subsiste, les accords ne s'appliquent pas
nécessairement dans toutes les entreprises.
b) La tendance à la décentralisation de la négociation
au niveau de l'entreprise
Elle est très nette dans les pays, comme l'Allemagne, les Pays-Bas,
le Danemark ou la Grande-Bretagne, où la négociation se
déroule traditionnellement au niveau de la branche.
En Allemagne, on observe une multiplication des accords d'établissement.
Ces accords, signés entre l'employeur et le comité
d'établissement dans le cadre de la loi sur l'organisation sociale de
l'entreprise, ne constituent pas des accords collectifs au sens propre. Bien
que la loi affirme la primauté des accords collectifs, quel que soit le
niveau auquel ils sont négociés, sur les accords
d'établissement, ces derniers sont parfois conclus dans le domaine des
accords collectifs, sans que la jurisprudence condamne clairement cette
évolution.
Aux Pays-Bas, la négociation d'accords d'entreprise se développe
au détriment des accords de branche. De plus, comme en Allemagne, les
employeurs ont tendance à négocier avec le comité
d'entreprise, c'est-à-dire en dehors du cadre syndical prévu par
la loi sur les accords collectifs. Bien que le comité d'entreprise
dispose d'un pouvoir de codécision dans certaines matières, il
n'est pas prévu par la loi qu'il signe des accords, sauf sur le temps de
travail.
Au Danemark, depuis une vingtaine d'années, les négociations sont
de plus en plus souvent menées au niveau local, en particulier celles
qui concernent les salaires.
En Grande-Bretagne, le recul de la négociation collective s'est traduit
par la disparition presque complète de la négociation de branche.
En Espagne, malgré les efforts des grandes confédérations
syndicales pour rationaliser la structure des accords collectifs et pour
développer la négociation sectorielle, la fragmentation demeure
la règle.
En Italie, la structure de la négociation collective est assez complexe,
car elle correspond à l'organisation des syndicats, qui repose à
la fois sur des fédérations de branche et sur des structures
territoriales intersectorielles. L'accord tripartite conclu en juillet 1993
entre les partenaires sociaux et le gouvernement afin de refonder le
système des relations sociales se propose de hiérarchiser la
négociation de branche et la négociation d'entreprise.
En revanche, le système belge de négociation collective semble
très bien articulé : les conventions collectives conclues en
Conseil national du travail constituent des accords cadres qui
requièrent la conclusion d'accords nationaux de branche,
également conclus dans des instances paritaires. Des accords
d'entreprise peuvent ensuite être signés.
c) Le développement des clauses de paix sociale
Traditionnelles en Allemagne, au Danemark et aux Pays-Bas, où les
partenaires s'engagent à s'abstenir de toute action collective portant
sur les matières régies par les accords collectifs pendant toute
la durée de validité de ceux-ci, elles y semblent assez bien
respectées. De plus, en Allemagne, le devoir de paix sociale s'entend
également comme l'obligation d'épuiser toutes les
possibilités de négociation avant de recourir à la
grève.
Pour empêcher le développement des conflits à
l'échéance des accords, ceux-ci comportent, en Allemagne et aux
Pays-Bas, des clauses imposant le recours à une procédure de
médiation, de conciliation ou d'arbitrage. En revanche, au Danemark, la
fréquence des mouvements sociaux à l'échéance des
accords a entraîné la création par voie législative
d'un système national de conciliation.
Traditionnelles également en Belgique, les clauses de paix sociale y
paraissent moins bien suivies, ce qui a justifié la mise en place, par
voie conventionnelle, de pénalités financières pour les
salariés et pour les syndicats en cas de non-respect.
En Italie, l'accord tripartite de juillet 1993 suggère aux partenaires
sociaux de présenter leurs plates-formes de négociation au moins
trois mois avant l'expiration des accords collectifs, cette période
devant constituer, tout comme le mois qui suit, une période
d'apaisement.
En Espagne, la loi prévoit que les accords collectifs puissent contenir
des clauses de paix sociale. En outre, l'accord interconfédéral
sur la résolution extrajudiciaire des conflits collectifs dispose que,
lorsqu'une procédure de médiation ou d'arbitrage est
entamée, toutes les possibilités doivent en être
épuisées avant qu'une grève ne soit décidée.
En Grande-Bretagne, où la plupart des accords collectifs contiennent
désormais des clauses de paix sociale, la loi précise qu'elles ne
s'imposent aux salariés que si elles figurent dans des accords
écrits et si elles sont susceptibles d'être
intégrées aux contrats de travail.
* *
*
Le partage entre la loi et la négociation collective devrait évoluer à terme. En effet, dans les deux pays, Danemark et Grande-Bretagne, où, traditionnellement le législateur s'abstient d'intervenir dans les conditions de travail, même pour fixer des conditions minimales, la transposition des directives communautaires peut imposer l'adoption de textes législatifs.