TABLE RONDE 3 - ENJEUX DE LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE
Table ronde animée par M. Arnaud FLEURY, journaliste économique
Ont participé à ce débat :
M. Slim FERIANI, Ministre de l'Industrie, de l'Énergie et des PME de la République de Tunisie
M. Jérôme BILLEREY, Directeur Afrique Quadran
M. Xavier RINGOT, Vice-Président Stratégie des Ventes Emea Landis+Gyr
M. Esfand RAISSI, Directeur du Développement Commercial PERENCO
M. Arnaud FLEURY - La facture énergétique est très importante en Tunisie. Elle représente 35 % des importations. Vous avez un plan ambitieux pour arriver à 30 % grâce aux énergies renouvelables (EnR) à l'horizon 2030.
Quelles grandes orientations souhaitez-vous mettre en avant pour y parvenir ?
M. Slim FERIANI - Je veux tout d'abord souligner que la visite officielle du Chef du Gouvernement de la République de Tunisie, accompagné d'une dizaine de ministres, et d'une délégation représentant à la fois le secteur public et le secteur privé, dont beaucoup de membres sont ici présents, constitue un événement historique sans précédent.
Tous nos projets recourent aux PPP, car l'union fait la force. On a visité le pavillon de la Tunisie au Salon Première Vision il y a deux jours : il faut travailler sur l'image de la Tunisie.
L'industrie représente environ 30 % de notre économie, sans parler de son impact sur les secteurs directs ou indirects - transport, services, etc. On doit aller vers une économie plus concurrentielle et compétitive. C'est en ce sens que l'énergie et la logistique sont importantes pour réduire les coûts. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé de développer les énergies renouvelables, de diversifier nos sources et d'exploiter nos avantages comparatifs.
Un programme de travail a été mis en place à court, moyen et long termes. Son exécution a débuté l'année dernière. Il y va de notre intérêt à tous. Avec l'Union Tunisienne de l'industrie, du Commerce et de l'Artisanat (UTICA), nous avons installé il y a deux mois environ une commission pour travailler sur l'autoconsommation et l'autoproduction.
Le volet macro représentera 30 % de notre mix énergétique d'ici 20 à 30 ans, soit 3 500 mégawatts. On a commencé par évoquer 1 000 mégawatts. Quand on veut, on peut ! L'appétit vient en mangeant. Les appels d'offres ont été lancés. La liste se répartit à parts égales entre l'énergie éolienne et l'énergie solaire. Seize propositions ont été sélectionnées dans le domaine solaire et douze dans l'éolien sur soixante environ. Cela reflète bien l'intérêt que cela suscite. La France s'y intéresse.
Je remercie Business France d'avoir organisé une réunion à ce sujet. Cinq entreprises françaises ont fait une proposition dans le domaine du solaire, de même que dans l'éolien. On ne peut que saluer l'intérêt que la France porte à la Tunisie, tous secteurs confondus.
Nous sommes aujourd'hui dans la phase finale, qui interviendra dans les deux semaines à venir. Le mot d'ordre est d'accélérer et de raccourcir les délais. 2019 doit être l'année de la concrétisation. Beaucoup de choses vont être réalisées en matière d'énergie renouvelable, mais également dans nos deux centrales électriques à gaz, qui doivent démarrer au mois de juin.
M. Arnaud FLEURY - Quel message voulez-vous faire passer aux investisseurs positionnés sur le smart grid ?
M. Slim FERIANI - Il faut être plus smart dans tout ce que l'on fait : on parle d'industrie 4.0, d'intelligence artificielle. Tout va dans ce sens.
Sagemcom, société française, est un acteur important en Tunisie. Des projets pilotes ont été lancés, comme à Tozeur. Ce gouvernorat va être le premier à être autosuffisant en énergie, principalement d'origine solaire. On est parti pour produire 70 mégawatts, 20 mégawatts cette année et 50 mégawatts en PPP.
On a également lancé un programme pilote avec le gouvernorat de Sfax. Ce qui a fonctionné ailleurs, on doit l'utiliser en Tunisie. Grâce à la technologie, on peut raccourcir les délais dans l'intérêt de tous.
Il faut cependant communiquer et expliquer l'intérêt du smart grid pour notre société nationale, la STEG, qui sera plus efficace et rentable, ainsi que pour le consommateur. Nous sommes déterminés. La persévérance paiera.
M. Arnaud FLEURY - Les problèmes sont les mêmes en France : il s'agit de lutter contre les carences du réseau par une approche intelligente.
Monsieur Billerey, votre société est très intéressée par le fait que la Tunisie souhaite aller vers les EnR. Quelle est votre stratégie ?
M. Jérôme BILLEREY - Quadran International est largement présent en Pologne, au Burkina Faso, au Tchad ou au Maroc. On a aujourd'hui plus de 450 mégawatts en construction. C'est une société qui se développe assez vite à l'international et qui fait de la Tunisie un acte majeur de sa stratégie. Notre filiale Quadran Tunisie assure l'ensemble des développements et se chargera de l'ensemble des constructions et de l'exploitation. On se positionne comme un investisseur de long terme. On sera donc probablement encore là en 2040 pour vous parler de nos projets !
M. Arnaud FLEURY - L'accélération est importante : 3 000 mégawatts à construire en dix ans. La Tunisie est-elle un marché rentable ?
M. Jérôme BILLEREY - On répond à un prix qui nous permet de trouver une rentabilité. C'est un marché très contraint par les financements. Le contrat d'achat en est pour nous la pierre angulaire. Il faut donner confiance aux investisseurs et aux banques.
Je salue la dynamique de ce secteur. En France, après un appel d'offres, on attend des mois, voire des années pour savoir qui a été sélectionné. En Tunisie, la réponse intervient en une semaine. Il faut conserver ces objectifs ambitieux.
M. Slim FERIANI - Cela change des critiques !
M. Jérôme BILLEREY - Nous aurons cependant besoin de l'administration tunisienne pour les autorisations, ainsi que de votre appui, Monsieur le Ministre.
M. Arnaud FLEURY - Pensez-vous pouvoir apporter des solutions aux industriels en matière d'autoconsommation ?
M. Jérôme BILLEREY - C'est un secteur important. Les énergies renouvelables sont aujourd'hui la solution la plus compétitive pour produire de l'électricité en Tunisie et ailleurs. La Tunisie a la chance d'avoir des gisements éoliens et solaires considérables. Pour les industriels, produire pour leur propre compte a du sens si on arrive à mettre en place un cadre suffisamment attrayant. Cela passe probablement par les notions de tiers investissements, les industriels étant toujours frileux pour investir dans des outils de production qui ne sont pas au coeur de leur activité.
M. Arnaud FLEURY - Le cadre qui se précise en matière d'autoconsommation pour les industriels en Tunisie est-il satisfaisant ?
M. Jérôme BILLEREY - On n'en a pas suffisamment parlé, mais je l'espère.
M. Arnaud FLEURY - Monsieur le Ministre, avez-vous l'impression que les choses vont pouvoir rapidement se mettre en place ?
M. Slim FERIANI - J'ai évoqué le partenariat avec l'UTICA. La moitié du déficit budgétaire de l'année dernière, soit 2 700 millions de dinars, concernait des subventions à destination du secteur énergétique. Cette année, on a reconduit une somme de 2,1 millions de dinars. Il est de notre intérêt de produire le maximum d'énergie, tous types confondus, y compris le gaz de schiste, dont il faut parler. Il faut voir le pour et le contre.
Pour en revenir à l'autoproduction et à l'autoconsommation, un industriel du textile qui était avec nous hier soir désire produire 20 000 mégawatts. D'autres estiment qu'il faut sous-traiter. Nous accélérons le traitement de ce sujet.
On a également bien avancé en matière de concessions. Nous avons pour partenaires la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD) et la Société Financière Internationale (SFI), qui sont expertes dans ce domaine. On travaille en partenariat avec le secteur privé, en collaboration avec l'Agence Nationale de Maîtrise de l'Énergie (ANME). C'est grâce à l'administration tunisienne que nous sommes encore debout. D'autres pays se seraient écroulés.
L'administration, les femmes et la jeunesse tunisienne ont beaucoup aidé le pays. La Tunisie est classée au vingtième rang sur 133 dans le domaine de l'efficacité énergétique et vingtième dans celui des énergies renouvelables. Il faut saluer le secteur privé, qui est la locomotive de l'économie.
M. Arnaud FLEURY - Je me tourne vers Monsieur Ringot qui propose des solutions comptables de compteurs intelligents - logiciel, installations, voire exploitation.
Vous avez un projet pilote en Tunisie avec l'AFD. Quelles sont vos ambitions en la matière ? Le marché du comptage intelligent est-il très prometteur en Tunisie ?
M. Xavier RINGOT - Le marché du comptage intelligent est très prometteur en Europe. Nous sommes heureux que la Tunisie lance son projet. Nous n'y participons pas encore, mais souhaitons répondre à l'appel d'offres. Nous allons être mis en concurrence à propos du projet de Sfax, qui retiendra trois sociétés. Ces trois lots permettront de tester les technologies.
Il s'agit d'un projet visant à optimiser les réseaux électriques du pays. Pour ce faire, il est indispensable de passer par une phase pilote afin de tester l'adéquation des solutions. Les gens sur le terrain doivent visiter toutes les maisons.
M. Arnaud FLEURY - Il s'agit de se positionner sur cette phase pilote et d'investir en Tunisie dans le domaine du comptage. C'est pour vous un marché potentiellement très important...
M. Xavier RINGOT - C'était déjà le cas dans le passé. On participe au système électrique tunisien depuis plus de 50 ans. Nous fournissons la STEG depuis très longtemps. Il est important que nous nous positionnions par rapport à ces nouvelles technologies communicantes. Nous n'avons pas de site industriel en Tunisie.
Les compteurs Linky sont fabriqués à Montluçon. C'était pour nous un défi de parvenir, dans le cadre d'appels d'offres européens, à fixer un prix compétitif pour un matériel fabriqué en France. Notre ambition est de pouvoir reproduire en Tunisie une technologie développée en France. On ne peut être compétitif en matière de coût de main-d'oeuvre, mais on peut l'être en matière de technologie.
Nous travaillons aujourd'hui avec énormément de sous-traitants. Beaucoup de pièces de nos appareils sont fabriquées en Tunisie. Dans un gros projet comme celui de Sfax, il ne faut pas négliger l'association indirecte des partenaires tunisiens.
Si notre société participe à un tel projet, elle aura besoin d'énormément de partenaires dans le domaine de l'informatique, des télécommunications, de la pose et de l'entretien des compteurs et la maintenance.
M. Arnaud FLEURY - Vous voulez également vous positionner dans des secteurs comme l'amélioration du réseau, son équilibrage, en lien avec les énergies renouvelables...
M. Xavier RINGOT - C'est en effet un sujet clé. Une infrastructure de comptage sert aussi pour les capteurs techniques qui permettent de savoir comment le réseau se comporte. Ce n'est pas le cas aujourd'hui des réseaux de basse tension, qui sont aveugles sur leurs derniers kilomètres.
Demain, avec la possibilité de charger des véhicules électriques ou d'installer des panneaux solaires, des microproductions vont s'ajouter au fonctionnement du réseau actuel. Il est très important de pouvoir mesurer ce qui s'y passe afin d'éviter qu'il ne devienne instable, en limiter les coûts de maintenance et les investissements futurs.
M. Arnaud FLEURY - Votre stratégie est donc de vous installer en Tunisie et d'en faire une priorité du groupe...
M. Xavier RINGOT - C'est une des priorités du groupe. Nous avons aujourd'hui une dizaine de grands projets, dont la Tunisie. Ce n'est qu'un projet pilote. S'il devait être un succès, d'autres investissements auront lieu pour permettre une production de masse plus importante.
M. Arnaud FLEURY - Je me tourne vers Monsieur Raissi, qui dirige une société d'exploitation pétrolière indépendante franco-britannique, familiale, peu connue en France, bien qu'elle soit le numéro deux dans notre pays.
Vous opérez beaucoup en Afrique centrale et en Tunisie. Certes, ce pays importe, mais il produit aussi du gaz et un peu de pétrole. Quelle est la stratégie de Perenco vis-à-vis de la Tunisie ? Perenco s'est fait une spécialité d'investir dans des champs matures, délaissés par les autres, que vous perfectionnez en vue de « repartir pour un tour ».
M. Esfand RAISSI - Perenco est en effet une société plutôt discrète, privée, familiale, sans obligation de communication sur le marché. Nous sommes financés par notre propre trésorerie. Nous sommes essentiellement une société d'ingénieurs, de géologues, de géophysiciens. Nous sommes spécialisés dans les champs matures et sommes présents en Tunisie depuis 2002. Nous avons réussi à tripler notre production en optimisant les champs matures, en étendant leur durée de vie et en développant des champs satellites autour de nos infrastructures, dont bénéficient également d'autres opérateurs dans le pays.
La Tunisie est un pays très important pour Perenco. Nous y sommes très attachés, et constituons un partenaire de choix pour l'administration, pour notre ministère de tutelle et l'Entreprise Tunisienne d'Activités Pétrolières (ETAP).
M. Arnaud FLEURY - Vous avez investi 200 millions en Tunisie...
M. Esfand RAISSI - C'est une tendance qui s'accélère depuis quelques années. Nous avons racheté les intérêts de certains autres opérateurs qui quittaient la Tunisie ou qui y réduisaient leur présence.
Nous sommes là pour longtemps. C'est aussi le propre d'un investisseur privé de ne pas être soumis aux aléas du marché. On a une vision à long terme dans ce pays, notamment dans le gaz, production qui va de pair avec les objectifs ambitieux affichés en matière d'EnR. C'est une énergie qui peut fournir une charge de base ( base load ) en matière de génération électrique, une énergie fossile un peu plus propre que le pétrole.
Le gaz assure aussi l'indépendance énergétique. Aujourd'hui, la Tunisie importe du gaz de pays amis et voisins. Avec le développement de ses futurs projets, la Tunisie pourra réduire cette dépendance, et Perenco veut jouer un rôle dans ce domaine.
M. Arnaud FLEURY - L'idée est-elle de continuer à investir ? Y a-t-il d'autres champs à reprendre ? Que pensez-vous du gaz naturel liquéfié (GNL) ?
M. Esfand RAISSI - L'idée est d'être ingénieux et créatif. La Tunisie n'est pas le Qatar. Les champs y sont plus morcelés. Il faut donc trouver des solutions techniques. On peut compter sur nos collaborateurs. On a toutes les cartes en mains pour développer ces réserves.
Pour ce qui est du GNL, il faudra trouver les réserves à terme, mais je pense qu'il s'agit d'une perspective d'exportation. Arriver à être autosuffisant en gaz serait déjà un très bon résultat pour la Tunisie. Si Perenco peut apporter sa pierre à cet édifice, ce sera avec grand plaisir.
M. Arnaud FLEURY - Monsieur le Ministre, le gaz peut avoir sa place dans la transition énergétique, voire le gaz de schiste. Il n'y a pas de sujets tabous. Que voudriez-vous mettre en avant pour conclure ?
M. Slim FERIANI - On doit saluer ce que Perenco a fait et continue à faire. Ce sont des centaines de millions d'euros et de dollars qui ont été investis. Il faut accueillir ce genre de société, et pas seulement les majors. Les risques varient. Des champs pétroliers marginaux, grâce à la technologie, deviennent aujourd'hui rentables. On ne peut que saluer ce que des entreprises comme Perenco sont en train de faire.
On produit actuellement la même quantité de pétrole que de gaz, soit l'équivalent d'environ 30 000 barils par jour. Durant les huit dernières années, le secteur s'est extraordinairement ralenti, mais la reprise a eu lieu il y a dix-huit mois, avec l'aide du Parlement. Nous mettons en place une stratégie très prometteuse avec Perenco ainsi qu'avec la Banque Mondiale, avec qui on « refond » le code des hydrocarbures. La dernière version remonte à 1999.
Enfin, nos priorités économiques portent sur l'investissement, l'emploi, l'exportation, ingrédients nécessaires pour une prospérité et un développement économique et social équitables, inclusifs et durables.
M. Arnaud FLEURY - Le gaz de schiste a-t-il du potentiel en Tunisie ?
M. Slim FERIANI - Certainement. On sait qu'il y en a dans le gouvernorat de Tataouine, qui représente en superficie le quart de la Tunisie, soit l'équivalent de la Belgique.
L'Algérie est supposée avoir l'une des plus grandes réserves de gaz de schiste du monde. En Tunisie, ce qui n'a pas pu être exploité dans les années 1970 peut l'être aujourd'hui, même à l'intérieur ou à l'ouest du pays.