B. LES PERSPECTIVES DE DÉVELOPPEMENT DU KIRGHIZISTAN DANS SON CONTEXTE RÉGIONAL
Petit pays enclavé et montagneux, tributaire de ses échanges avec ses voisins et avec la Russie, le Kirghizistan ne dispose pas de ressources propres lui permettant de se hisser seul à un niveau de développement comparable, par exemple, à celui du Kazakhstan ou de l'Ouzbékistan. De ce fait, les perspectives de développement du Kirghizistan se trouvent très liées à son environnement, régional et international.
1. La République Kirghize au coeur d'enjeux sécuritaires régionaux
Historiquement, l'Asie centrale a été -et reste encore aujourd'hui- une zone de passage et de contact entre des civilisations et des peuples très différents , avec les potentialités commerciales et culturelles mais aussi les risques qu'induit cette confrontation. Comme ses voisins, le Kirghizistan est ainsi confronté à des défis sécuritaires dont la maîtrise conditionnera probablement en large part son développement économique et social dans les années à venir.
• Les tensions interethniques
A cet égard, un première priorité semble être l'apaisement des rivalités interethniques qui affectent ce pays . En effet, l'actuel tracé de ses frontières et les déplacements plus ou moins forcés de populations pendant plus d'un siècle -passif hérité des époques de domination tsariste puis soviétique- y entretiennent des tensions qui ont malheureusement pris une tournure dramatique lors d'une flambée de violences meurtrières ayant éclaté du 10 au 14 juin 2010 dans les régions de Och et de Djalal-Abad. Un bilan officiel récent ferait état de plus de 300 morts (mais des ONG ont avancé des chiffres plus de 10 fois supérieurs) et presque 400 000 personnes déplacées.
Dans les jours qui ont suivi, sur la proposition de l'ambassadeur d'Ouzbékistan en France, S. Exc. M. Aloev, le groupe d'amitié du Sénat a tenté de mieux s'informer sur ces évènements, dont il était difficile de comprendre les causes et le déroulement à partir des seules informations parcellaires publiées par la presse occidentale. A cet effet, le 30 juin 2010, le groupe a organisé un petit déjeuner d'information et la projection d'un reportage vidéo tourné sur place, qui met en évidence les atteintes très graves subies dans ces circonstances par la population, notamment par la communauté ouzbèke établie au Kirghizistan (même si des Kirghizes ont également souffert d'exactions).
Lors de sa mission en avril 2011, la délégation sénatoriale n'a pas cru diplomatiquement possible de revenir sur ce sujet avec ses interlocuteurs, d'autant que le calme semble maintenant rétabli 8 ( * ) ; pour autant, elle n'ignore pas que la question des minorités demeure posée, ainsi que celle des « enclaves territoriales », sources potentielles de tensions locales et régionales (Barak, village sous administration kirghize en Ouzbékistan ; Sokh et Chakhimardan, enclaves ouzbèkes au Kirghizistan ; Voroukh, enclave tadjike au Kirghizistan...).
Dans le même temps, certaines informations font état de la montée d'un courant nationaliste radical kirghize ces derniers mois, peu propice à l'apaisement des tensions.
Aussi, le groupe sénatorial d'amitié, dans le total respect de la souveraineté des autorités kirghizes pour gérer cette question -et compte tenu de l'image extrêmement négative que de tels épisodes renvoient à l'opinion publique internationale- les appelle-t-il à indemniser si possible les victimes et à tout mettre en oeuvre pour éviter que des événements de ce type se reproduisent 9 ( * ) .
• Le trafic de stupéfiants et les menaces de l'islamisme radical
Comme ses autres voisins centre-asiatiques, le Kirghizistan est confronté à deux autres risques sécuritaires sérieux : des menaces islamistes au sud , notamment sous l'influence d'éléments du Hizb-ut-Tahrir (mouvement international prônant le rétablissement d'un califat mondial, interdit dans les cinq pays d'Asie centrale) et le trafic de stupéfiants en provenance, notamment, de d'Afghanistan 10 ( * ) .
La situation économique assez difficile du pays avive ces risques, et des observateurs autorisés ont dénoncé certaines collusions entre les narcotrafiquants et le monde politique 11 ( * ) .
Bien évidemment, par leur ampleur et leur complexité, ces phénomènes débordent largement les frontières kirghizes, imposant à tous les États de les traiter dans un cadre de coopération régionale et internationale.
Ainsi, lors de sa visite à Bichkek, la délégation sénatoriale a constaté que ses interlocuteurs y accordaient tous une grande attention, le Kirghizistan étant déjà activement engagé dans plusieurs programmes internationaux de lutte contre la drogue, dont certains en partenariat avec la France.
Le Kirghizistan est membre du CARICC ( Central Asia Regional Information and Coordination Center ), une plate-forme de renseignements assez comparable a EUROPOL, et où la France siège comme observateur. Le CARICC est chargé principalement de lutter contre le trafic de stupéfiants dans la région, et regroupe les cinq pays d'Asie centrale, plus l'Azerbaïdjan et la Russie.
Les autorités kirghizes participent également à plusieurs programmes bilatéraux, avec différents pays dont les États-Unis et, principalement, la Russie ; selon des informations publiées récemment, Moscou aurait même engagé des discussions en vue d'implanter une seconde base militaire au Kirghizistan 12 ( * ) , spécialement destinée à endiguer le passage de l'héroïne venant d'Afghanistan.
2. Une situation économique encore assez précaire
Le Kirghizistan ne dispose en quantité significative que de deux produits d'exportation : de l'or et de l'eau.
Les métaux précieux et les produits minéraux connexes constituent 60 % de ses exportations, l'activité économique du pays étant ainsi en grande part dépendante de la production de la plus importante mine d'or, KUMTOR. Le secteur agricole contribue quant à lui à 30 % du PIB, mais il emploie plus de 50% de la population active. Une grande part des ressources extérieures vient des transferts monétaires des travailleurs kirghizes expatriés (en Russie et au Kazakhstan, notamment), à hauteur de près de 30 % du revenu national.
Faisant preuve, sur le plan économique, de la même ouverture que sur le plan politique, le Kirghizistan a joué la carte de l'économie de marché et de la libéralisation des structures de production. Il a été le premier État de la CEI -et le seul d'Asie centrale- à accéder à l'OMC en 1998 grâce à son engagement dans le processus des réformes, qui ont abouti à des succès indéniables, notamment les privatisations (75 % du PIB est désormais d'origine privée) et la réforme du système bancaire.
Malgré cela -et en dépit d'un taux de croissance positif depuis plusieurs années (+ 2,3 % en 2010)- le Kirghizistan demeure en 2011 un pays pauvre , et même pratiquement le plus pauvre dans l'espace CEI, immédiatement devant son voisin tadjik ; à ce titre, il a été reconnu en avril 2006 éligible à l'initiative « Pays pauvres très endettés » mais les autorités kirghizes, divisées sur la question, ont finalement décliné cette offre pour des raisons de prestige extérieur, prétextant des conditionnalités trop contraignantes et inacceptables pour leur opinion publique.
Là encore, l'ouverture vers l'extérieur représente pour le Kirghizistan une voie incontournable de développement , notamment dans le cadre de sa coopération avec son partenaire historique privilégié, la Russie et, de plus en plus, avec son voisin immédiat, la Chine (dans le cadre de l'Organisation de Coopération de Shanghai et à travers les investissements chinois dans l'économie kirghize, la Chine étant après la Russie le deuxième fournisseur du pays).
En revanche, la coopération centre-asiatique ne semble pas générer au Kirghizistan des retombées économiques très considérables et continue de se heurter à des obstacles régionaux comme la question des minorités ou la persistance de contentieux frontaliers. Surtout, l'Asie centrale pâtit de l'absence de réelle complémentarité entre les économies des pays concernés (la division internationale de la production, imposée par le système soviétique, continue de produire ses effets préjudiciables), comme en témoigne l'absence de gestion concertée des ressources en eau.
C'est ainsi que le Kirghizistan reste très tributaire de l'Ouzbékistan et du Kazakhstan pour son approvisionnement énergétique en gaz et en pétrole, tandis que ces deux pays « de l'aval » dépendent des ressources en eau des pays amonts (le Tadjikistan et le Kirghizistan), sans pour autant que cette interdépendance logique ait pu déboucher sur des accords régionaux apportant à chaque État les assurances et les garanties mutuelles adéquates.
Compte tenu de la complexité du problème de l'eau en Asie centrale, le groupe d'amitié du Sénat estime qu'il gagnerait à être traité, non pas de manière unilatérale ou bilatérale, mais dans un cadre de coopération régionale ; dans d'autres parties du monde, cette formule a démontré son efficacité 13 ( * ) ( cf. infra les développements consacrés à cette question à propos de la politique de l'eau au Tadjikistan).
* 8 D'après des informations crédibles, il semblerait cependant que sur le terrain, la communauté ouzbèke continue de subir différentes pressions et des intimidations policières.
* 9 A la demande du ministre des Affaires étrangères et européennes, notre ambassadeur en charge des droits de l'Homme, M. François Zimeray, s'est rendu au Kirghizstan le 29 juin 2010 afin d'évoquer avec les autorités kirghizes et l'ensemble des acteurs la situation humanitaire dans le sud du pays. Il a rappelé l'attachement de la France à ce qu'une enquête indépendante permette de faire la lumière sur ces violences et favorise une réconciliation nationale dans le respect des droits de l'Homme. A son tour, le ministre s'est rendu au Kirghizstan le 16 juillet avec son homologue allemand pour renouveler le soutien de la France aux efforts de stabilisation et de retour à l'ordre légal ; à cette occasion, il a plaidé en faveur d'une enquête internationale sur les massacres du mois de juin 2010.
* 10 Dans un récent entretien accordé à la presse, M. Viktor Ivanov, directeur du Service russe de contrôle des stupéfiants (FSKN), aurait déclaré que « la région d'Och représente une sorte d'embouchure par laquelle les stupéfiants se propagent dans toute l'Asie centrale. Cette région est une plaque tournante du trafic de drogu e ».
* 11 Un rapport sur les menaces contre la sécurité en Asie centrale publié en 2007 par l'Institut des Nations unies pour la Recherche sur le Désarmement mentionne ainsi que « les événements qui entourèrent la Révolution des tulipes révélèrent les liens étroits qui existaient entre le milieu des affaires, la criminalité organisée et les structures étatiques [...] Les dix années qui précédèrent la Révolution des tulipes (1995-2005) virent des barons notoires de la drogue occuper des sièges au Parlement ; ils bénéficiaient ainsi d'une immunité. Après la révolution, quand Feliks Kulov était Premier Ministre (de septembre 2005 à décembre 2006), trois députés ayant des liens connus avec la criminalité organisée furent assassinés, ainsi qu'une personne qui cherchait à devenir député ».
* 12 Dans le cadre des relations privilégiées russo-kirghizes, une base militaire russe a été implantée à Kant en octobre 2003 ; il s'agissait du reste de la première base de ce type ouverte hors du territoire de la Russie depuis la fin de l'URSS.
* 13 Cf. dans cet ordre d'idée différents dispositifs inter-étatiques de gestion des eaux partagées, ayant abouti à des accords internationaux comme le Traité sur les eaux limitrophes Canada-États-Unis de 1909, le Statut du fleuve Uruguay de 1975, la Convention sur la protection du Danube de 1994, l'Accord de 1995 sur le Mékong, la Charte des eaux du fleuve Sénégal de 2002, etc...