I. LES MUTATIONS INSTITUTIONNELLES ET POLITIQUES DE LA CÔTE D'IVOIRE
A. UN PROCESSUS ÉLECTORAL CONTESTÉ
1. La Côte d'Ivoire a connu un processus électoral important
En effet, l'élection présidentielle du 22 octobre 1995 a été suivie d'élections législatives en novembre 1995 et d'élections municipales de février 1996.
Rappelons au préalable que la Constitution ivoirienne du 16 octobre 1960 institue un régime présidentiel :
- le président de la République est à la fois chef de l'État et du gouvernement. Il nomme le Premier ministre et sur proposition de celui-ci, les autres ministres. Ceux-ci ne sont responsables que devant lui. Dans la pratique, il préside également le parti le plus important. Le Gouvernement nomme les 120 membres du Conseil économique et social, comité législatif consultatif.
- le pouvoir législatif appartient à l'Assemblée nationale, chambre unique composée de 175 membres élus au suffrage universel direct avec un scrutin majoritaire à un tour. Depuis la réforme constitutionnelle du 7 novembre 1995, son président assure l'intérim de la présidence de la République.
Conformément à cette disposition, le Président de l'Assemblée nationale, M. Henri KONAN BÉDIÉ, est devenu Président de la République à la suite du décès du Président Félix HOUPHOUET-BOIGNY, survenu le 7 décembre 1993.
Le 22 octobre 1995 a eu lieu la première élection présidentielle sans le « Père de la Nation ivoirienne ». L'opposition, principalement le Front Populaire Ivoirien, FPI, de M. Laurent GBAGBO, et le Rassemblement des Républicains, RDR, de M. Djeny KOBINA, rassemblés dans un Front Républicain, a contesté les dispositions du nouveau code électoral, et décidé de boycotter le scrutin. M. Henri KONAN BEDIE l'a toutefois emporté largement sur son unique concurrent du Parti Ivoirien des Travailleurs, PIT, M. Francis WODIÉ (96 % des votants contre 4 %).
Cette situation a été largement évoquée par les personnalités politiques avec lesquelles la délégation a eu des entretiens.
2. Ces élections ont été contestées par l'opposition
Afin de compléter son tour d'horizon, la Délégation a eu des entretiens avec les deux partis de l'opposition.
La Délégation a tout d'abord eu, le 26 février 1996, un entretien avec MM. Djeny KOBINA, secrétaire général du Rassemblement démocratique républicain (RDR), Adama COULIBALY, secrétaire général adjoint du RDR et président du groupe parlementaire, Mamadou Ben SOUMAHORO et Hyacinthe LEROUX, députés.
Après avoir rappelé que le RDR, issu d'une scission du PDCI-RDA, avait été fondé en 1994, qu'il était politiquement proche de l'ancien Premier ministre M. OUATTARA, disposait de 14 députés et gérait 20 communes, M. KOBINA a indiqué que l'existence de son parti permettait d'éviter un face à face entre le PDCI-RDA et le FPI et qu'il représentait une "voie moyenne" entre ces deux partis.
Regrettant que la fraude ait entaché les dernières élections, malgré la présence d'observateurs internationaux et l'existence de garanties techniques qui auraient dû assurer la loyauté du processus électoral, il a estimé que si des élections s'étaient déroulées dans des conditions de parfaite transparence, le RDR aurait disposé de davantage de députés.
II a souhaité que les règles du jeu électoral soient, à l'avenir, acceptées par la majorité comme par l'opposition.
S'agissant de l'élection présidentielle, il a rappelé que la refonte du code électoral, en 1994, avait été en apparence inspirée par le souci « d'ivoiriser » la vie politique nationale mais avait en réalité visé à éliminer l'ancien Premier ministre, M. OUATTARA, de la compétition électorale. M. KOBINA a indiqué que, selon les dispositions du nouveau code électoral, il ne pouvait désormais se présenter aux élections législatives, alors même qu'il avait été un ministre du gouvernement ivoirien. Il a qualifié cette évolution de nationaliste et l'a jugé dangereuse.
Il a par ailleurs démenti que le basculement du Nord du pays dans l'opposition ait été inspiré par des critères religieux ou ethniques et a estimé que ce ralliement à M. OUATTARA exprimait une fidélité politique à sa personne. Il a rappelé l'oeuvre accomplie par ce dernier au gouvernement qui a préparé la Côte d'Ivoire à la dévaluation de janvier 1994.
Se déclarant enfin inquiet d'un projet de loi sur la presse qui risquerait, selon lui, de la museler, M. KOBINA a estimé que la France avait un devoir moral d'aider à la transition démocratique et de veiller à ce que l'opposition puisse s'exprimer en Côte d'Ivoire.
Interrogé par M. Yann GAILLARD sur le programme du RDR, M. KOBINA a indiqué que ce parti partageait les conceptions économiques du PDCI-RDA mais souhaitait davantage de rigueur dans la gestion de l'économie, et une lutte accrue contre la corruption. Il a estimé que les efforts d'ajustements consécutifs à la dévaluation avaient été supportés par le peuple et que celui-ci comprenait mal que le train de vie de l'État n'ait pas été réduit.
Á une question de M. Jacques LEGENDRE qui s'étonnait que malgré la présence d'observateurs internationaux, des fraudes aient été possibles lors des récentes élections, M. KOBINA a indiqué que les listings électoraux avaient changé entre les élections législatives et municipales. Il a par ailleurs rappelé que si son parti avait pu financer la campagne des élections législatives, à raison d'un million de francs CFA par candidat, soit un million de francs français pour les 100 candidats que le RDR a présentés, il n'avait pu faute de ressources aider les listes se réclamant de son parti pour les élections municipales. Il a estimé que les moyens financiers du PDCI-RDA étaient en revanche considérables. Il a regretté l'absence d'une réglementation sur le financement de la vie politique.
M. Ben SOUMAHORO a ajouté que la majorité écrasante du PDCI-RDA au Parlement ne correspondait pas à la réalité politique de la Côte d'Ivoire. Il a fait part de son sentiment sur ce sujet au Gouvernement français. Il a craint que la sous-représentation de l'opposition ne conduise à des manifestations de rue et a douté du caractère pratiquable de l'alternance démocratique en Côte d'Ivoire. Il a enfin réclamé la constitution d'une commission nationale indépendante, à l'instar du Togo, du Tchad ou du Burkina-Faso, déniant au ministre de l'Intérieur, qu'il a jugé partisan, toute légitimité pour conduire le processus électoral.
M. Christian DUTHEIL DE LA ROCHERE. Ambassadeur de France, a alors rappelé deux spécificités de la politique ivoirienne. Il s'agit, d'une part, du scrutin uninominal à un tour, qui favorise le parti dominant. Il a noté que l'opposition s'était présentée divisée aux élections législatives. D'autre part, il a rappelé que le Président de l'Assemblée nationale achevant le mandat du Président de la République, un contexte particulier devait intervenir pour que l'alternance survienne. Il a enfin indiqué que les observateurs internationaux, présents à l'initiative de MM. PASQUA et MESSMER n'avaient pas émis de remarques tendant à accréditer l'idée de fraudes massives.
En conclusion de cet entretien, Ben SOUMAHORO a souhaité que la France intervienne en faveur de la libération des journalistes emprisonnés suite à leurs écrits ou aux propos qu'ils ont tenus pendant la campagne présidentielle.
Au cours d'un second entretien, le 27 février 1996, la Délégation a reçu MM. BAGBO, secrétaire général du Front Populaire Ivoirien, Emile Boga DOUDOU, président du groupe parlementaire FPI, Charles Yaro GUIPIÉ et Jacob Koutouan TCHIMOU, députés.
Á titre liminaire, M. DOUDOU a justifié le boycott de l'élection présidentielle en raison, d'une part, du caractère incomplet des listes électorales et, d'autre part, de l'intervention active des préfets dans la campagne électorale. Il a estimé qu'en conséquence du mauvais déroulement de ces élections, le PDCI-RDA ne pourrait gouverner tranquillement dans les cinq ans à venir. Il a rappelé que l'actuel chef de l'État ne disposait pas de la légitimité historique de M. HOUPHOUET-BOIGNY et que le déroulement du scrutin présidentiel avait compromis sa légitimité électorale, alors même qu'un consensus politique large et fort était nécessaire pour que la Côte d'Ivoire puisse s'engager sur la voie d'une réelle démocratisation. Il a par ailleurs vivement contesté le comportement partisan, à l'occasion du processus électoral, du gouvernement, et en particulier du ministère de l'Intérieur, et de l'administration.
Interrogé par M. Yann GAILLARD sur le contenu du programme du FPI, M. BAGBO a indiqué que son parti souhaitait créer les conditions d'une autre économie, fondée sur l'amélioration des infrastructures et l'organisation de la décentralisation. Il a contesté l'actuelle politique économique, laquelle se résume, selon lui, à la recherche effrénée d'un fort taux de croissance du PIB. Il convient de relativiser cette croissance, car elle dépend des variations des cours des matières premières, qui demeurent erratiques. Il est nécessaire de créer une industrie de transformation de ces matières premières, afin de maîtriser davantage la formation de leur prix, et de diminuer corrélativement les exportations de produits non transformés.
A une demande de précision de M. Jacques LEGENDRE sur le programme du FPI en matière institutionnelle, M. BAGBO a indiqué que le FPI s'attacherait à renforcer l'indépendance de la magistrature. Il a considéré, à cet égard, que le projet de loi en discussion au Parlement renforçait l'emprise du gouvernement sur la justice, par l'intermédiaire de la subordination du siège au parquet. Il a par ailleurs regretté le manque de sécurité juridique, préjudiciable au développement des affaires.
M. BAGBO s'est déclaré favorable à la transformation du Conseil économique et social en Sénat, mais opposé à la nomination de sénateurs par le chef de l'État. Il a estimé qu'ils devaient demeurer des élus, soit des collectivités locales, soit des corps socio-professionnels. Il s'est prononcé pour la régionalisation, avec la création d'assemblées élues au suffrage universel, jugeant insuffisante la déconcentration opérée par le gouvernement. Dotées d'un budget équivalent à 20 millions de francs CFA par an, les régions seraient compétentes pour assurer le développement des infrastructures, eau, téléphone, électricité. Leurs dépenses seraient principalement affectées aux investissements, comme le creusement et l'entretien de puits ou de machines agricoles. Il a considéré, sur ce point, prioritaire la mécanisation de l'agriculture ivoirienne.
En conclusion, il a rappelé à la Délégation que le code électoral avait empêché le FPI de développer son programme devant les électeurs et qu'il n'y avait pu avoir de débat démocratique sur les programmes des différents partis. Il a jugé que les partis politiques de Côte d'Ivoire étaient encore à discuter des règles du jeu politique.
La modification de la loi électorale résulte du poids de la population étrangère en Côte d'Ivoire.
La population immigrée est très importante en Côte d'Ivoire. Elle s'élèverait à 4.3 millions de personnes, soit plus de 30 % de la population totale, et croîtrait de 0,7 % par an. Elle joue un grand rôle dans le développement économique du pays. En revanche, la présence de 200 000 réfugiés libériens sur le territoire ivoirien accentue les difficultés socio-économiques. Après les travailleurs burkinabés (51 %), maliens (23,4 %), guinéens (7,4 %) et ghanéens (5,5 %) qui occupent des emplois dans les plantations et les industries, la communauté la plus nombreuse est celle des Libano-Syriens qui sont particulièrement influents dans le commerce. Viennent ensuite les Français qui sont pour la majorité des expatriés (environ 18 000 personnes).
Ainsi, 56 % des habitants d'Abidjan seraient des étrangers. Plusieurs cas d'émeutes xénophobes (et notamment anti-ghanéennes) ont été signalés.
Cette modification, réclamée depuis longtemps par l'opposition qui soupçonnait le PDCI-RDA d'exercer des pressions sur les communautés étrangères afin d'obtenir leurs suffrages, s'est retournée contre ses instigateurs.
Elle a, en effet, conduit à éliminer l'ancien Premier ministre, M. Alassane OUATTARA, de la compétition électorale, ce dernier n'ayant pas prouvé son « ivoirité ».
M. OUATTARA est aujourd'hui directeur adjoint au FMI.