Adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels (Conclusions de la CMP)
Mme la présidente. - L'ordre du jour appelle l'examen des conclusions de la commission mixte paritaire (CMP) chargée d'élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels.
Mme Françoise Gatel, rapporteur pour le Sénat de la CMP . - La CMP s'est réunie la semaine dernière et est parvenue à un accord. Nous nous en réjouissons.
La proposition de loi vise à inscrire dans la loi le régime pour troubles anormaux de voisinage qui était exclusivement jurisprudentiel.
Le principal apport du Sénat - un régime de responsabilité spécifique pour les activités agricoles - a été préservé par la CMP. Nous avons sécurisé juridiquement le dispositif et trouvé un équilibre entre la liberté d'entreprendre et le droit légitime au recours et à la réparation de l'éventuel préjudice. Seront ainsi exonérés de responsabilité les exploitants agricoles qui ont modifié leur activité de façon non substantielle ou pour se mettre en conformité aux lois et règlements. Dans mon département d'Ille-et-Vilaine, la réglementation sur les poules pondeuses ayant obligé les exploitants à les élever en plein air, certains voisins ont considéré qu'ils subissaient des troubles de voisinage...
Nous avons aussi précisé la notion d'installation, grâce à l'esprit de coopération de la Chancellerie.
En contrepartie, nous avons accepté d'élargir la clause exonératoire à l'ensemble des activités, et non plus seulement aux activités agricoles.
Équilibré et enrichi - un vrai texte sénatorial ! - , le présent texte semble pouvoir réunir un large consensus de notre assemblée. Je vous invite à le voter. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, Les Républicains, INDEP, du RDSE et du RDPI)
M. François Bonhomme. - Bravo !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice . - Le présent texte me tient à coeur. Désormais, le code civil disposera que nul ne peut causer à autrui un trouble anormal de voisinage. S'il répond à un besoin réel dans nos campagnes, ce texte a vocation à s'appliquer à toutes les relations de voisinage, car chacun a le droit de jouir de son bien et d'obtenir réparation en cas de préjudice. En consacrant la jurisprudence de la Cour de cassation, il renforce la sécurité juridique de notre droit et assure l'égalité de tous devant la loi.
Afin de trouver un meilleur équilibre entre les différents intérêts en présence, le texte prévoit une exception tirée de la théorie dite de la pré-occupation : celui qui s'installe à proximité d'un lieu bruyant ou odorant ne peut se plaindre d'un trouble anormal de voisinage si la nuisance existait déjà lors de son installation.
Je me félicite que la CMP ait judicieusement étendu cette exception à toutes les activités et non pas seulement aux activités économiques, comme le Sénat l'avait voté en première lecture.
La CMP a choisi, comme le Sénat en première lecture, de préciser la notion d'installation en faisant référence à un acte juridique plutôt qu'à une notion de fait, sujette à interprétation.
Je me félicite aussi de la suppression des alinéas relatifs aux troubles sonores des enfants et à la codification de la jurisprudence du Tribunal des conflits.
Les mots ont un sens : les nuisances sonores des enfants ne sont pas des troubles anormaux de voisinage.
Le Sénat a souhaité étendre le périmètre d'exonération des activités agricoles par l'ajout de dispositions spécifiques au code rural et de la pêche maritime. (M. Laurent Duplomb renchérit.) Il est en effet ubuesque que certains s'attaquent à ceux qui nous nourrissent à cause du bruit d'un tracteur ! Cela ne sera plus possible et c'est heureux. La rédaction retenue par la CMP est préférable à celle du Sénat en première lecture.
Ce texte d'équilibre et de concorde devrait contribuer à un vivre-ensemble respectueux de chacun, une résolution plus rapide des conflits et une pacification des relations de voisinage. Nous en avons grandement besoin. (Applaudissements sur les travées du RDPI, du RDSE et des groupes INDEP, UC et Les Républicains)
M. Guy Benarroche . - Dans le régime des troubles anormaux de voisinage, le juge apprécie l'existence d'un dommage, l'anormalité du trouble et la relation de voisinage, avec une clause d'exonération en cas de pré-occupation. C'est somme toute assez logique.
Cette proposition de loi exonère désormais les activités agricoles, par principe. Il faut juste qu'il n'y ait pas d'aggravation du trouble... Tout cela est bien flou.
Sous couvert de traiter les conflits avec les néoruraux, cette proposition de loi risque d'ouvrir un droit à polluer aux agriculteurs et aux industriels. Préservons les conditions de vie de ceux qui habitent le milieu rural et souvenons-nous des algues vertes en Bretagne ou de l'usine d'ArcelorMittal à Fos-sur-Mer...
Les notions retenues sont floues et peu opérantes. J'ai entendu M. Duplomb et Mme Gatel soutenir ici même que 60 ou 100 vaches laitières, c'était pareil... Qui jugera ? Le législateur ou le juge au cas par cas ? Le GEST est attaché au contrôle du juge.
L'exonération spécifique pour les activités agricoles est trop large. La majorité de cet hémicycle souhaite probablement que les épandages de pesticides soient totalement exonérés au motif qu'ils sont légaux, mais que les installations d'éoliennes soient limitées - alors qu'elles sont elles aussi légales... Ces raisonnements sont douteux.
Dommage que, pour des raisons électorales, ce texte soit réduit à sa dimension agricole. Car les troubles anormaux de voisinage existent aussi en ville. Ce sont les plus précaires qui les subissent, car ils n'ont pas le choix de leur lieu de vie et leur santé en pâtit.
Votre défense de la ruralité contre l'arrivée des rats des villes est caricaturale. Agriculture intensive, industrialisation productiviste, « quoi qu'il en coûte » économique : notre groupe ne peut soutenir un tel texte. Il faut rétablir le contrôle du juge. Les conditions d'exemptions sont trop larges et peu protectrices des personnes. Ce texte ouvre un droit à nuire et à polluer. (Applaudissements sur les travées du GEST)
Mme Michelle Gréaume . - (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K) Si les conflits de voisinage ne sont pas nouveaux, ils sont en hausse. Merci aux maires qui, en première ligne, oeuvrent pour résoudre ces conflits, symptomatiques d'un climat social dégradé et d'un lien social altéré, et pour éviter leur judiciarisation.
Nous ne pouvons que saluer l'inscription du trouble anormal de voisinage dans la loi, pour un traitement homogène sur tout le territoire.
Notre rôle est de trouver un juste équilibre et de garantir le droit au recours. Nous devons aussi garder en tête que le marché immobilier et la précarité financière empêchent nombre de nos concitoyens de choisir l'endroit où ils habitent. Nous devons agir pour que chacun ait droit à un environnement décent.
Pendant plus d'un siècle, à Lille, les cheminées de l'usine de batteries Exide ont craché des substances polluantes : des cas de saturnisme ont été relevés dans le quartier populaire voisin. L'entreprise a été condamnée aux États-Unis, mais pas en France... Il ne saurait y avoir de droit à polluer.
Pour éviter les conflits de voisinage, privilégions la concertation en amont, comme à Saméon, où un pylône a pu être déplacé.
Ce texte n'est qu'un pansement sur les maux profonds de notre société. Les conflits se multiplient. Nous devons oeuvrer en faveur de l'intérêt général et retisser du lien social.
Néanmoins, nous voterons cette proposition de loi.
M. Michel Masset . - (Applaudissements sur les travées du RDSE et sur quelques travées du groupe UC) Nous sommes arrivés au bout de la procédure d'examen de ce texte attendu dans un temps très satisfaisant.
Cette proposition de loi répond à des problématiques connues dans nos territoires, alors que les zones d'habitat se rapprochent de plus en plus des zones d'activité, si bien que des artisans, des industriels renoncent à des projets vertueux, voire sont contraints de partir.
Plutôt que d'opposer ces acteurs devant les juges, le texte clarifie les règles pour nous permettre de faire société et de bien vivre ensemble.
Le texte issu de la CMP répond à un double objectif de justice et de lisibilité du droit. Le RDSE se réjouit du consensus obtenu. Objectif atteint !
L'intégration de toutes les activités - y compris associatives et culturelles - dans la clause exonératoire est une bonne chose.
Je salue l'équilibre trouvé en CMP sur les activités agricoles. Le poids de l'intérêt général, traduit dans les normes, ne peut être supporté par quelques-uns. D'autres secteurs économiques, notamment l'industrie, auraient cependant mérité une telle dérogation.
Malgré ces réserves, ce texte est juste et opportun : le groupe RDSE le votera à l'unanimité. (Applaudissements sur les travées du RDSE, du RDPI et du groupe INDEP)
M. Olivier Bitz . - (Applaudissements sur les travées du RDPI et du RDSE) Je remercie notre rapporteure Françoise Gatel pour la qualité de son travail et la synthèse réussie avec les députés. Ce texte, construit dans un esprit d'écoute, notamment à l'égard de nos agriculteurs, va contribuer à une plus grande clarté juridique et à une meilleure protection des exploitations agricoles.
La ruralité n'est pas qu'un espace de repos et de loisirs, c'est aussi un espace de production et de consommation, qui doit continuer à se développer. Certes, les habitants des villes qui choisissent de s'y établir aspirent au calme et à la tranquillité, mais ces attentes compréhensibles ne doivent pas obérer les activités existantes.
Avant tout, il faut du dialogue. Je tiens à saluer les efforts des agriculteurs et des industriels. Néanmoins, les contentieux pour troubles de voisinage se sont multipliés. Il fallait donc garantir une application homogène du code civil.
La clause exonératoire de responsabilité spécifique pour les activités agricoles va dans le bon sens. Nous encourageons ainsi les exploitants et leurs repreneurs.
Je me réjouis de l'adoption de certains amendements du RDPI, notamment celui qui préserve la capacité d'évolution des exploitations existantes. Le maintien des sources de vitalité de nos territoires ruraux n'est pas une option, mais une ardente obligation.
La protection du voisinage ne peut prendre systématiquement le pas sur la liberté d'entreprendre, agricole, industrielle ou associative.
Le RDPI votera pour le texte issu de la CMP. (Applaudissements sur les travées du RDPI, du RDSE et du groupe INDEP)
Mme Françoise Gatel, rapporteur. - Excellent !
Mme Audrey Linkenheld . - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) Derrière l'intitulé de cette proposition de loi se cachent les troubles de voisinage d'une société qui prône le respect de l'autre et le vivre ensemble, mais qui bute au quotidien sur le délicat accommodement des hommes entre eux et la douloureuse cohabitation de l'homme et de son environnement. Cette proposition de loi a pour objet de contribuer à son apaisement.
Mais, malgré les efforts déployés, le groupe SER reste circonspect quant à l'utilité de ce texte. (Mme Françoise Gatel le regrette.)
Depuis près de quarante ans, la Cour de cassation a posé le principe selon lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal du voisinage. Ce trouble peut être sonore, olfactif ou visuel, et s'exprimer en ville comme à la campagne. Il en apparaît régulièrement de nouveaux, jusqu'au bruit causé par les enfants.
La proposition de loi rappelle le principe de responsabilité, prévoit des exceptions et garantit un traitement spécifique des activités agricoles. Nos agriculteurs ont évidemment besoin de poursuivre leurs activités sereinement, à condition de respecter la législation - ce qui est le cas d'une majorité d'entre eux... Quant aux habitants de la campagne, ils doivent accepter les bruits du quotidien, tout comme ceux des villes.
Même si les Français sont attachés à la défense des libertés collectives, ils sont aussi exigeants pour protéger leurs libertés individuelles, leur bien-être et leur confort personnel.
Le groupe SER n'est pas convaincu que cette proposition de loi transformera des voisinages disputés en paradis sur terre. (Sourires)
Nous saluons les efforts des rapporteurs du Sénat et de l'Assemblée nationale pour trouver un équilibre, mais nous ne sommes pas pleinement satisfaits du résultat de la CMP, qui affaiblit le code de la construction et de l'habitation. Nombre d'associations et de collectifs citoyens, urbains comme ruraux, s'interrogent sur l'utilité de ces modifications.
Au fond, nous avons moins besoin d'un travail de fond in abstracto qu'un travail de dentelle in concreto. Or la dentelle est plus fine dans les décisions sur mesure des juges que dans la loi générale.
Le doute subsistant, le groupe SER s'abstiendra. Face aux difficultés du monde agricole, mais aussi aux enjeux du vivre-ensemble, du logement et de la transition écologique, le Gouvernement devrait plutôt sécuriser les revenus et les investissements nécessaires. (Applaudissements sur les travées du groupe SER et du GEST)
Mme Nadine Bellurot . - (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC) Nous sommes parvenus à un texte équilibré entre liberté d'entreprendre et protection de la jouissance des biens. Je salue le travail de la rapporteure.
Une dérogation se justifiait. Attendue par de nombreux acteurs, notamment les exploitants agricoles, elle aurait pu être jugée superfétatoire : au contraire, c'est un signal important.
Avec le terme générique d'activité, nous les visons toutes, qu'elles soient économiques, sociales, culturelles ou associatives.
La notion d'installation a été précisée et sécurisée.
Le régime spécifique pour les activités agricoles répond au besoin d'équilibre entre liberté d'entreprendre des agriculteurs et droit au recours et à la réparation du préjudice pour les voisins. Chez moi, à Reuilly, j'ai été interpellée par des riverains, nouvellement arrivés, sur des éoliennes antigel installées bien avant eux...
Nous protégerons nos agriculteurs face aux excès de normes.
Je salue l'apport de Laurent Duplomb, qui exonère tout exploitant réalisant une modification de la nature ou de l'intensité de son activité, dès lors qu'elle n'est pas substantielle.
Soyons attentifs au monde agricole, qui se sent parfois abandonné face à des néoruraux qui connaissent mal le monde rural. Le groupe Les Républicains votera ce texte.
M. Louis Vogel . - (Applaudissements sur les travées du RDPI) Il revient parfois au législateur de préciser des évidences. C'est le cas aujourd'hui.
L'article unique de la proposition de loi insère dans le code civil à la fois une création d'origine jurisprudentielle - la responsabilité sans faute en cas de trouble anormal de voisinage - et son exception - la théorie de la pré-occupation.
L'objectif est clair : limiter le nombre de contentieux portés par ceux qui s'installent dans la ruralité sans en accepter les spécificités. La ruralité est une identité qui se partage, à condition qu'on la respecte.
Les élus locaux et les exploitants agricoles sont souvent confrontés à des incidents nés d'un décalage entre la vision fantasmée de la campagne par les néoruraux, et la réalité. S'estimant importunés par de prétendues nuisances, ces derniers multiplient les plaintes.
Nous voulons consacrer une jurisprudence bien établie et l'appliquer de manière uniforme, à la ville comme à la campagne.
Le Sénat a amélioré ce texte (Mme Françoise Gatel apprécie), grâce notamment à l'insertion dans le code rural d'une exonération spécifique pour les activités agricoles, appuyée sur la notion fondamentale de « modification substantielle ».
Je remercie notre rapporteure pour la qualité de ses travaux.
Il faut protéger nos agriculteurs contre les actions abusives et aider les maires à désamorcer les conflits. Cette proposition de loi contribuera à pacifier les relations de voisinage et à désengorger les tribunaux.
Mme Françoise Gatel, rapporteur. - C'est vrai !
M. Louis Vogel. - Elle renforcera la sécurité juridique.
Le groupe Les Indépendants votera en faveur de cette codification indispensable. (Applaudissements sur les travées du RDPI)
Mme Olivia Richard . - (Applaudissements sur les travées du groupe UC ; Mme Nadine Bellurot applaudit également.) Hier, constatant l'impossibilité de trouver un accord entre les deux chambres, nous votions une question préalable... Je suis donc très heureuse de l'issue positive de cette CMP et en remercie la rapporteure.
Il ne s'agit pas ici de révolutionner le code civil, mais de le rendre plus lisible. Ce texte introduit une jurisprudence dans le droit afin d'en garantir l'application homogène sur tout le territoire. Nous répondons ici aux préoccupations du monde rural, confronté aux néoruraux.
Je salue les apports du Sénat sur la protection des activités agricoles ou la notion d'installation.
Nous avions débattu des crèches et des écoles : les enfants pourront continuer à crier, puisque tous les types d'activités sont désormais concernés par la dérogation.
Le caractère substantiel des modifications d'activité sera apprécié par le juge : soyez donc rassurés, chers collègues ! (L'oratrice se tourne vers les travées du GEST.) Ce que vous décriviez relève du code de l'environnement, voire du code pénal...
Nous avons trouvé un juste équilibre entre intérêt général, libertés individuelles et liberté d'entreprendre. En apportant de la sérénité dans les rapports de bon voisinage, nous apportons une modeste pierre au vivre ensemble.
Le groupe UC votera les conclusions de la CMP. (Applaudissements sur les travées du groupe UC, du RDPI et du RDSE)
Mme la présidente. - En application de l'article 42, alinéa 12, du règlement, le Sénat statue par un seul vote sur l'ensemble du texte.
La proposition de loi est adoptée.
La séance est suspendue quelques instants.