Contrôle aux frontières nationales depuis 2015 : bilan et perspectives
M. le président. - L'ordre du jour appelle le débat sur le thème : « Rétablissement du contrôle aux frontières nationales depuis 2015 : bilan et perspectives », à la demande du groupe Écologiste - Solidarité et Territoires.
Mme Sophie Taillé-Polian, pour le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires . - Au moment où nous menons ce débat, des femmes et des hommes risquent leur vie pour entrer sur notre territoire, parce qu'ils n'ont pas d'autre choix.
Or, à rebours de notre histoire et de notre tradition, quand elle renouvelle tous les six mois depuis 2015 les contrôles aux frontières sous prétexte de terrorisme, la France s'assoit sur ses valeurs et sur le droit européen, en inscrivant dans la durée une mesure censée être exceptionnelle.
Elle se décharge de l'accueil des exilés sur ses voisins et délègue hypocritement aux ONG le soin d'accueillir et de soigner les personnes, en leur consentant très peu de moyens afin de décourager les bénévoles comme les exilés.
Où sont nos valeurs lorsque nous laissons ceux-ci mourir en Méditerranée ou à la frontière italienne, lorsque les femmes et les hommes solidaires sont criminalisés ? Nous en appelons à l'état d'urgence humanitaire pour la dignité, les droits fondamentaux, la fraternité et la solidarité.
Depuis janvier, 17 sénateurs et députés européens se sont rendus à Montgenèvre, aux côtés de l'Association nationale des villes et territoires accueillants (Anvita), de Médecins du monde et des autres associations que nous voulions soutenir face aux politiques brutales et inefficaces du Gouvernement. Ces réseaux solidaires sont notre fierté et nous les remercions.
Tout être humain, indépendamment de son origine, mérite le respect, l'accès aux droits, aux soins et au respect de son intégrité physique et psychique. Trop souvent, le push back, le refoulement à la frontière, est source d'humiliation.
Nous refusons cette politique contraire à nos valeurs et inefficace.
Ces contrôles aux frontières mettent en danger les exilés, contraints d'utiliser des chemins de plus en plus dangereux : il y a eu neuf morts entre Montgenèvre et Oulx, plus d'une vingtaine entre Vintimille et Menton - sans parler des amputations dues aux engelures.
De plus en plus d'enfants en bas âge et de femmes enceintes tentent de franchir nos frontières. Le 13 février, l'eurodéputé Damien Carême a assisté au renvoi en Italie d'une femme sur le point d'accoucher, alors que la maternité la plus proche était en France.
Cette dissuasion politique et policière bafoue le droit international qui impose de porter secours. C'est insupportable.
Les exilés seraient-ils dangereux ? Les militants complices ? Pourquoi, dans ce cas, ne pas encadrer les exilés, lesquels, de toute façon, finissent par passer ? Le 6 juillet 2019, le Conseil constitutionnel consacrait la fraternité comme principe de valeur constitutionnelle, et la Cour de cassation relaxait définitivement Cédric Herrou le 31 mars 2021. Le 22 avril s'est ouvert un nouveau procès pour « aide à l'entrée illégale et à la circulation sur le territoire national de personnes en situation irrégulière ». Il met en lumière la répression policière à la frontière franco-italienne.
Depuis cinq ans, à Briançon et ailleurs, des bénévoles soignent les exilés qui, lorsqu'ils sont refoulés, reviennent, encore et encore. Les policiers nous le disent : ils ne se sont pas engagés pour faire des chasses à l'homme - telle celle à laquelle j'ai assisté, la nuit en montagne. Ces migrants font le choix de la vie. Pourquoi mettre autant de moyens humains et financiers pour une politique inefficace ? C'est absurde et inhumain.
Les flux migratoires ne vont pas cesser : les conflits, le réchauffement climatique sont là. Au lieu de mettre en place des politiques hypocrites, assumons le problème.
Les contrôles ne font qu'empirer la situation. La France est coupable de drames humains ! La politique assumée du déni des droits doit cesser. Il faut accueillir les exilés, les accompagner, et protéger les mineurs isolés, tout en détectant ceux qui pourraient être dangereux.
Les idées d'extrême droite progressent dans notre pays. Des milices identitaires se croient autorisées à faire la chasse aux migrants.
Nous souhaitons que ce débat soit posé dans le cadre républicain, et répondre à ces défis de manière digne, efficace, intelligente et républicaine. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE)
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée, chargée de la citoyenneté . - Je remercie le GEST pour ce débat, qui est l'occasion de réaffirmer la détermination du Gouvernement d'agir partout pour la sécurité. C'est ce qui a motivé le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures en 2015 et le doublement des forces qui y sont affectées en novembre 2020.
Nous devons faire preuve de réalisme : la menace terroriste n'a pas disparu. Le contrôle aux frontières est une réponse efficace et proportionnée. Ces initiatives doivent être complétées par une amélioration du fonctionnement de Schengen. Nous défendons des mesures en ce sens à Bruxelles.
En 2015, la France a rétabli le contrôle de ses frontières avec la Belgique, le Luxembourg, l'Allemagne, la Confédération helvétique, l'Italie et l'Espagne à l'occasion de la COP 21 en raison de menaces graves. Les attentats de Paris et de Saint-Denis ont entraîné une prolongation.
Ce rétablissement est prolongé pour six mois en raison, principalement, de la menace terroriste. Nous avons obtenu des résultats : en trois ans, nos services ont déjoué 32 attentats. Hélas, la menace ne faiblit pas, comme en témoigne l'attentat de Nice, commis par un Tunisien entré illégalement en Italie et arrivé en France par la frontière Vintimille-Menton. Les réseaux djihadistes sont toujours actifs au Sahel, en Libye et dans la zone syro-irakienne.
La lutte contre la propagation de la covid-19 est une autre raison : la Commission européenne a souligné que tous les déplacements non essentiels devaient être fortement découragés.
En 2020, les flux de migrants atteignant l'Europe sont en augmentation par rapport à 2019 sur les routes occidentales et centrales, ainsi que par les Balkans. Début 2021, on décompte 36 076 entrées irrégulières, soit 32 % de hausse par rapport à la même période de 2020, principalement vers l'Italie et l'Espagne.
Ce sont surtout les flux secondaires qui sont en croissance. Les non-admissions prononcées en 2020 sont en hausse de 55 % par rapport à l'année précédente, sur les frontières terrestres ; la tendance se poursuit sur les trois premiers mois de 2021, avec une augmentation de 221 % par rapport à 2020. Les frontières italiennes et espagnoles sont les plus concernées. La France a enregistré 152 000 demandes d'asile en 2019 et 93 000 en 2020.
L'Allemagne, l'Autriche, le Danemark, la Suède et la Norvège ont également réintroduit des contrôles à certaines frontières intérieures.
Sur les frontières belges, allemandes et suisses, les effectifs de douane et de police sont d'un peu moins de 2 000 personnes. Sur les frontières italiennes et espagnoles, ils ont été portés de 2 400 à 4 800.
Outre leur caractère dissuasif, ces contrôles ont révélé l'utilité de la lutte contre la fraude documentaire.
Depuis 2015, 274 millions de personnes ont franchi les frontières françaises, dont un tiers a fait l'objet de contrôles ; 300 000 personnes n'ont pas été admises. Les contrôles fonctionnent. Environ 50 000 personnes par an sont détectées comme n'ayant aucun droit à se rendre sur notre territoire.
La liberté de circulation n'est nullement entravée. Les droits des migrants sont respectés et les contrôles se font dans une coopération solide avec les États voisins. Les analyses de risque sont partagées afin de lutter contre les entreprises criminelles transfrontalières. Des conventions signées avec les pays voisins facilitent les choses.
Nous devons aller vers la réforme de Schengen. Hier, la Commission européenne a publié sa feuille de route. Notre but est de préserver la liberté de circulation.
M. Roger Karoutchi . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Tout État a naturellement le droit de définir sa politique migratoire. Aucun État n'est une page blanche, ou un moulin.
Depuis 2015, la France a rétabli le contrôle aux frontières intérieures. Mais cela n'a de sens que si nous réformons Schengen et que nous renforçons Frontex ; sinon, c'est un jeu de dupes.
Comment comptez-vous coordonner les politiques française et européenne en la matière ? Y a-t-il une politique migratoire commune ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Le Gouvernement partage la volonté d'une politique aux frontières juste, efficace et coordonnée. C'est un impératif de sécurité. Alors que 51 attentats ont été déjoués depuis 2015, nous ne pouvons baisser la garde.
Nous avons l'ambition d'un contrôle commun aux frontières de l'Union. Nous croyons en Schengen, mais pour le sauver, il faut le transformer. C'est la position que nous tiendrons dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne. Une action diplomatique est en cours au niveau européen à cet effet.
M. Roger Karoutchi. - Cela fait des années que l'on appelle à réformer Schengen... Il est temps de construire une politique migratoire commune. Je sais que chaque État conservera sa souveraineté. Il est impératif que la France puisse décider de qui entre sur son territoire. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
M. Pierre-Jean Verzelen . - Schengen permet la libre circulation entre vingt-six États. Cette liberté est une chance pour le peuple européen.
Des restrictions sont toutefois apparues ces dernières années pour cause de lutte contre le terrorisme, de contrôle des flux migratoires et de lutte contre la pandémie.
La France a rétabli les contrôles en 2015, année des attentats et d'une forte vague migratoire. C'est un acte de sécurité. Frontex avait alors des moyens insuffisants. Une réforme globale s'impose pour que les États aient confiance et sachent qui franchit les frontières extérieures.
Ces objectifs sont-ils atteignables à vingt-six ? Ne faut-il pas prévoir un espace de libre circulation plus restreint mais mieux maîtrisé ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Il est vrai qu'à vingt-six, il est difficile de se mettre d'accord, y compris sur le partage des données.
Il y aura dix mille gardes-frontières Frontex de plus d'ici 2027. Le budget de l'agence a augmenté. Nous soutenons la proposition de la Commission de rendre obligatoire le contrôle à la frontière extérieure de l'Union, notamment en utilisant Eurodac. Les procédures doivent faciliter l'identification rapide des personnes manifestement inéligibles à l'asile.
Nous plaçons les plus grands espoirs dans le code de coopération policière. Il sera essentiel pour les contrôles aux frontières en facilitant la coopération entre États membres.
Mme Raymonde Poncet Monge . - Pendant plusieurs semaines, à Montgenèvre, la police aux frontières a refoulé systématiquement toute personne, même demandeur d'asile, en contradiction avec le droit et la jurisprudence. Nous pouvons citer plusieurs décisions claires du Conseil d'État et de la Cour de cassation : le rétablissement des frontières intérieures ne saurait justifier des refus d'entrée sans prise en compte des demandes d'asile.
Plutôt que les frontières, rétablissez le droit !
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Je salue votre engagement sur le terrain.
Le contrôle aux frontières intérieures ne change rien au fait que ce sont les frontières extérieures de Schengen qui sont prises en compte par le règlement de Dublin. Ces migrants conservent la faculté juridique de demander l'asile en Italie s'ils ne peuvent attester de liens particuliers avec la France.
Mme Raymonde Poncet Monge. - Votre politique est en contradiction avec la position de la Cour de justice de l'Union européenne : les règles d'exception au droit d'asile ne s'appliquent pas et la demande d'asile doit être traitée par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). (Applaudissements sur les travées du GEST et du groupe SER)
Mme Nicole Duranton . - Il y a trente-six ans, cinq États s'accordaient pour supprimer les frontières. De nos jours, 3,5 millions de personnes se déplacent chaque jour dans l'espace Schengen, dont le succès repose sur de solides frontières extérieures. En France, les contrôles aux frontières intérieures ont cependant été rétablis en 2015 ; d'autres États ont suivi, en raison de circonstances exceptionnelles.
Les motifs sont certes légitimes, mais ces rétablissements et prolongations successifs posent la question de la liberté de circulation et sont perçus comme un signe de méfiance et de repli.
Comment concilier l'impératif de sécurité et la fidélité à l'esprit de Schengen ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Les crises de 2015 ont justifié le rétablissement des contrôles, prolongés depuis lors par les gouvernements successifs. Il faut cependant veiller à ne pas dénaturer Schengen, qui est l'un des acquis les plus précieux de la construction européenne.
Pour cela, les contrôles extérieurs doivent être la clé de voûte de la sécurité en Europe.
Il faut également poser un cadre plus efficace en matière d'asile, pour éviter les abus.
Le nouveau code de la coopération policière est un outil efficace pour travailler main dans la main avec les autres États membres. Les contrôles aux frontières participent de la lutte contre la menace terroriste.
M. Bernard Fialaire . - Il faut mener une réflexion technique et pratique sur le droit de séjour et de naturalisation, dont les procédures sont de plus en plus dématérialisées. L'illectronisme représente un handicap majeur. Nous imaginons combien les migrants peuvent être désemparés sans accès à internet, quand il faut envoyer des pièces jointes en PDF compressé après une prise de rendez-vous en ligne...
En 2019, saisi par la Cimade, le Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti) et la Ligue des droits de l'homme, le Conseil d'État a reconnu la difficulté induite par la numérisation des démarches. Comment s'assurer que chacun puisse effectuer dignement ses démarches en vue d'une régularisation ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - La dématérialisation ne saurait entraîner de baisse de la qualité du service rendu. Les démarches relatives au séjour font partie des moins dématérialisées et des guichets physiques existent toujours dans les préfectures. Les rendez-vous en ligne sont liés au contexte sanitaire et ne doivent pas être confondus avec la dématérialisation.
Les demandeurs d'accès à la nationalité française bénéficient d'un accompagnement numérique. Des vidéos didactiques sont en ligne.
L'agence nationale des titres sécurisés (ANTS) sera mobilisée. Plus généralement, la dématérialisation se fait autour de l'usager, qui bénéficie par exemple d'un numéro de dossier unique, pour plus de simplicité.
M. Bernard Fialaire. - Certaines administrations ne tiennent pas compte des recommandations. Le tribunal administratif de Rouen s'est prononcé le 18 février contre l'obligation de déposer en ligne un dossier de titre de séjour.
Mme Éliane Assassi . - La COP 21 et les attentats de 2015 ont donné le coup d'envoi de multiples dérogations à la libre circulation dans l'espace Schengen. En pratique, elle ne s'applique plus. De transitoires, les contrôles sont devenus permanents et la pandémie n'a rien arrangé.
La politique sécuritaire, la criminalisation de la solidarité et la pénurie de moyens nous éloignent du respect des droits fondamentaux des personnes migrantes.
La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) s'est déclarée profondément choquée par les violations des droits des personnes migrantes à la frontière italienne. Cela ne semble guère différent à la frontière espagnole.
À moins d'un an de la présidence française de l'Union européenne, n'est-il pas temps de renouer avec nos valeurs et nos principes républicains ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - La politique de contrôle aux frontières se fait dans le respect du droit et sous le contrôle du juge. Concernant la frontière italienne, le Conseil d'État n'a demandé que des améliorations.
Il n'y a pas de raison de contrôler moins bien les entrées irrégulières que les entrées régulières. Chaque État doit savoir qui est sur son sol.
La France a dénombré 133 000 enregistrements auprès de l'Ofpra en 2019. Le nombre de places d'hébergement des demandeurs d'asile a doublé en cinq ans, à plus de 110 000. Nous avons accepté plus de 5 000 relocalisations depuis la Grèce et l'Italie entre 2015 et 2018. La France a aussi été à l'initiative du dispositif de La Valette sur les sauvetages en mer. Nous n'avons pas à rougir de nos efforts de solidarité.
M. Olivier Cigolotti . - Dans sa « Lettre aux Européens » de 2019, Emmanuel Macron écrivait qu'« aucune communauté ne crée de sentiment d'appartenance si elle n'a pas des limites qu'elle protège », ajoutant : « la frontière, c'est la liberté en sécurité ».
Nous devons remettre Schengen à plat. Les États membres doivent assumer leurs obligations. Les contrôles aux frontières doivent être plus rigoureux et la politique d'asile mieux harmonisée.
Depuis 2018, il est question de doter Frontex de ses propres moyens, notamment de 10 000 agents. Ce serait pleinement opérationnel pour 2027. Quelles sont les prochaines étapes de cet engagement ? Le premier contingent de gardes-frontières prévu pour janvier 2021 est-il arrivé ?
Devons-nous redouter une nouvelle dépossession de notre souveraineté ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée, chargée de la citoyenneté. - La montée en puissance de Frontex, créée en 2004, est fondamentale pour la mise en place du nouvel espace Schengen.
L'agence sera pleinement réorganisée ; elle est même en avance sur le calendrier prévu. En 2027, son corps permanent s'élèvera à 10 000 membres. Son budget sera porté à 5,6 milliards d'euros pour la période 2021-2027.
M. Olivier Cigolotti. - Si l'Europe veut éviter d'être à la merci d'États sans scrupule, elle doit se doter de mécanismes permanents et solidaires au service d'une véritable politique à la fois stricte et respectueuse de nos principes.
M. Jean-Yves Leconte . - Ce que nous avons vécu en 2015 illustre les limites de la construction de Schengen. L'accord n'est cependant pas le problème, mais la solution. Il faut renforcer le contrôle aux frontières extérieures et rendre les fichiers interopérables.
La France a porté cette position, avec succès, auprès de ses partenaires européens : renforcement de Frontex, PNR, interopérabilité des fichiers, contrôle biométrique... Votre Gouvernement s'inscrit-il dans cette continuité ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée, chargée de la citoyenneté. - Oui, il y a un travail partenarial à mener. La présidence française sera le bon moment pour agir de façon résolue.
Nous devons trouver une ligne de crête avec nos partenaires européens.
M. Jean-Yves Leconte. - Le Président de la République ne cesse d'appeler à refonder Schengen. Hélas, La France ne gagne plus aucune négociation en la matière car elle n'est plus crédible, faute de solidarité et faute de lever ses contrôles aux frontières.
Le problème, ce n'est pas Schengen, c'est l'attitude du Gouvernement français ! (Applaudissements sur les travées du groupe SER et du GEST)
M. Serge Babary . - Pensée sous le seul prisme économique, l'Europe s'est construite autour du principe de libre circulation. Le contrôle devait se faire aux frontières extérieures, mais il l'a été inégalement.
La France, ce sont 12 000 kilomètres de frontières extérieures terrestres, 32 000 kilomètres de frontières maritimes et 1 900 points de passage autorisés. Chaque année, plus de 700 millions de personnes franchissent les frontières extérieures de l'Union européenne. C'est dire l'ampleur de la tâche !
La prise de conscience sécuritaire et sanitaire a désormais eu lieu. La France a rétabli ses contrôles en 2015.
Dès 2017, les franchissements illégaux détectés aux frontières de l'Union avaient baissé de 60 %. Cela représentait toujours 204 000 personnes. L'Europe est-elle capable de mener une politique migratoire et de se doter d'une agence Frontex solide ? À défaut, la France est-elle prête à renforcer ses propres contrôles ? (M. Yves Bouloux applaudit.)
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée, chargée de la citoyenneté. - Nul ne peut dire que le Président de la République n'a pas fait de l'Europe une de ses priorités. J'ai déjà évoqué la réorganisation de Frontex, ses nouveaux moyens humains et financiers.
Jean-Yves Le Drian et Clément Beaune mènent également un travail diplomatique assidu pour préparer la présidence française de l'Union européenne. Gérald Darmanin et moi-même sommes bien décidés à inscrire ce sujet en haut de l'agenda.
M. Serge Babary. - La lenteur de ces progrès nous fait douter de votre volonté... Entre 2015 et 2027, cela fait douze ans.
M. Yves Détraigne . - L'immigration clandestine est devenue un sujet de préoccupation majeur en Europe.
L'incendie du plus grand centre de réfugiés d'Europe, à Lesbos, a rappelé l'urgence à réformer la politique européenne en la matière.
La Commission européenne a présenté, en septembre dernier, son Pacte sur la migration et l'asile. C'est un premier pas. L'Europe se heurte à de nombreux défis, dont l'hétérogénéité des demandes d'asile entre États membres. Elle a toujours été une terre d'accueil, mais la crise sanitaire fait douter de ses capacités à faire face. La solidarité peut-elle prendre d'autres formes que l'accueil ?
Quel sera le positionnement de la France dans les négociations à venir sur la gestion des demandeurs d'asile ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - La Commission européenne a en effet présenté son nouveau pacte en septembre. L'objectif est de refonder en profondeur les politiques migratoires européennes. L'impact d'un mécanisme de solidarité fait l'objet d'une simulation ; celle-ci n'a pas pris en compte des dimensions fondamentales telles que les flux secondaires ou les requalifications. Les relocalisations et retours représenteraient 55 % pour la France et l'Allemagne. Nous y sommes évidemment opposés. Nous n'acceptons pas que la solidarité mette en péril notre politique migratoire.
Mme Claudine Lepage . - Depuis 2015, les sujets migratoires ont envahi le débat public. Ce retour à la frontière marque un recul pour ma génération, qui a vécu la construction européenne et la chute du Mur de Berlin. L'humanisme européen est écrasé par une gestion exclusivement sécuritaire des migrations.
Le drame récent de Ceuta le montre encore. Depuis 2015, des dizaines de milliers de réfugiés ont péri noyés en Méditerranée. Ils préféreront toujours prendre tous les risques plutôt que de rester dans leur pays d'origine.
La déshumanisation de la question migratoire touche aussi les conditions de rétention, plus que difficiles, notamment au Mesnil-Amelot.
La France va-t-elle continuer à défendre une approche exclusivement sécuritaire ? À quand une dimension solidaire et humaniste ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - La France reste une terre d'accueil pour les personnes menacées dans leur pays. Ce n'est pas incompatible avec l'attention à la sécurité de nos concitoyens. Nous accueillons d'ailleurs un grand nombre de demandeurs d'asile - 133 000 enregistrements à l'Ofpra en 2019. Le parc d'hébergement des demandeurs d'asile a doublé en cinq ans.
Le Président de la République est à l'origine de l'accord de La Valette sur le secours en mer. Nous sommes aussi bouleversés. La France prend toute sa part et continuera à le faire.
M. Stéphane Le Rudulier . - La libre circulation, oui. Les flux migratoires incontrôlés, non. Malgré le rétablissement des frontières, les flux demeurent à un niveau préoccupant.
Si la France avait choisi de partager sa souveraineté avec l'Europe, c'était pour promouvoir une culture, une civilisation et des valeurs. C'était pour être mieux protégée, pour que les frontières de l'Europe soient mieux défendues.
Quand il y a des frontières, celui qui vient d'ailleurs est reçu en ami. Sinon, il peut malheureusement être perçu comme une menace.
Si la France ne maîtrise plus les entrées, elle ne pourra plus répondre à l'exigence d'intégration et d'assimilation ni assurer sa protection sociale.
L'Europe va-t-elle continuer à être la seule région du monde à si mal défendre ses frontières et ses intérêts, à tant ignorer les angoisses de ses citoyens sur le devenir de notre civilisation ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Gérer les flux migratoires est nécessaire pour préserver les conditions de l'intégration. La politique migratoire doit prendre en compte trois aspects : l'asymétrie politique, écologique et sociale ; la porosité des frontières en sortie ou à l'entrée ; un système de retour performant. L'approche globale des questions de développement et de migration nous semble pertinente. Nous nouons des partenariats fructueux avec les pays de provenance. Le pacte asile et migration favorisera l'instauration d'une procédure unique de filtrage à l'échelle européenne.
Nous devons nous montrer exigeants avec les pays d'origine et les aider à mettre en place des process clairs. Le système de retour forcé ne suffit pas à lui seul.
M. Stéphane Le Rudulier. - On n'a pas assez souligné l'explosion démographique du continent africain. Le codéveloppement est essentiel à la maîtrise des flux migratoires. Sans maîtrise, nous allons droit à la déflagration !
M. Jean-Yves Leconte . - Le droit au mariage doit être assuré, même si son entrave concerne un petit nombre de futurs conjoints de Français qui souhaitent se rendre en France pour se marier. Le Conseil d'État, le 9 avril, a dénoncé une atteinte disproportionnée à ce droit. Les instructions nécessaires ont-elles été données pour la délivrance de visas ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Je vous le confirme. Le ministre de l'Intérieur a envoyé une note le 22 avril en ce sens aux postes diplomatiques et consulaires. Les laisser-passer seront systématiquement délivrés.
M. Jean-Yves Leconte. - Les droits fondamentaux sont peu à peu grignotés. Heureusement que le Conseil d'État a interrompu cette dérive. Restons vigilants sur ce terrain !
M. Marc Laménie . - Je remercie le GEST pour ce débat interactif. Mon département, les Ardennes, est frontalier de la Belgique et je me souviens des nombreux points de passage dans les années 1960 et 1970.
L'administration des douanes joue un rôle essentiel. Ses moyens humains sont-ils maintenus, voire renforcés ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - La France compte 122 points de passage frontaliers extérieurs. La police aux frontières (PAF) et les douanes se partagent les contrôles. La PAF en gère 44 - les plus denses - les douanes 78. Les douanes comptent 18 000 agents et la PAF 12 290, dont 3 645 gardes-frontières. Ces deux administrations se partagent les contrôles aux points qui demeurent ouverts. Je rappelle que les entrées en France sont conditionnées à des obligations sanitaires particulières dans cette période.
M. Marc Laménie. - Il faut donner aux douanes les moyens nécessaires dans la durée.
M. Thomas Dossus, pour le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires . - Il y a peu, j'étais au poste frontière de Montgenèvre, entre l'Italie et la France. Le spectacle auquel j'ai assisté fut d'une grande tristesse pour quelqu'un qui a grandi avec le projet européen, projet de paix fondé sur le recul des barrières. Ses fondements volent en éclats face à nos peurs et nos renoncements.
J'invite tous les parlementaires à constater l'absurdité de la situation franco-italienne. Le rétablissement du contrôle depuis 2015 n'entraîne aucune maîtrise des flux. Les migrants passent, sont renvoyés, finissent par passer, remplissant des tableaux statistiques absurdes.
La politique européenne scandaleuse se caractérise par le manque de courage. Elle divise les États membres, ce qui est un poison pour l'Europe.
En tant que pays moteur de l'Union, la France est responsable. Responsable des conditions de vie intolérables dans les hotspots, responsable de la situation en Turquie, en Libye, responsable des morts en Méditerranée.
Avec les funestes accords de Dublin, la responsabilité du traitement des migrants repose uniquement sur la Grèce et l'Italie. Cet abandon de responsabilité se double des arrangements avec certains régimes autoritaires, comme la Turquie, que nous payons 6 milliards d'euros pour gérer à notre place le problème. Ces prestataires de la honte ont ensuite tout loisir d'utiliser le chantage migratoire !
Le fonds fiduciaire pour l'Afrique, pensé comme un outil d'aide au développement, s'est mué en carotte financière pour les pays maîtrisant les flux migratoires vers l'Europe.
Le budget de Frontex est passé de 3 millions d'euros en 2003 à 544 millions en 2021. Incarnation de l'Europe forteresse, elle reste passive face aux milliers de morts qui font de la Méditerranée une fosse commune mondiale.
Les garde-côtes libyens, financés par l'argent européen, retiennent les personnes migrantes dans des conditions inhumaines, réduites à l'esclavage, violées, torturées. Ces actes de barbarie sont commis avec notre aval implicite.
Depuis 2015, l'Europe déploie ses barbelés jusqu'à notre frontière avec l'Italie. Pourtant, la fraternité du peuple français reste vivace. Des bénévoles arpentent les cols toutes les nuits pour porter secours aux exilés. Je rends hommage à leur dignité et leur fraternité. Nous avons rencontré des médecins bénévoles qui sont harcelés par la police, verbalisés pour non-respect du couvre-feu !
À nos frontières, des gens meurent à cause de vos politiques, de nos peurs, de l'abandon de nos valeurs.
Mettons fin à ces contrôles aux frontières intérieures et amorçons une politique d'accueil et de développement humaniste et fraternelle ! (Applaudissements sur les travées du GEST et du groupe SER)
Prochaine séance, mardi 7 juin 2021, à 14 h 30.
La séance est levée à 18 h 25.
Pour la Directrice des Comptes rendus du Sénat,
Rosalie Delpech
Chef de publication
Ordre du jour du mardi 8 juin 2021
Séance publique
À 14 h 30 et le soir
Présidence : M. Laurence Rossignol, vice-présidente M. Roger Karoutchi, vice-président M. Vincent Delahaye, vice-président
1. Débat préalable à la réunion du Conseil européen des 24 et 25 juin 2021
2. Proposition de loi visant à améliorer l'économie du livre et à renforcer l'équité entre ses acteurs, (procédure accélérée) (texte de la commission, n°663, 2020-2021) (demande du groupe Les Républicains)