Patrimoine sensoriel des campagnes françaises
M. le président. - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises, à la demande du groupe de l'Union centriste.
Discussion générale
M. Joël Giraud, secrétaire d'État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité . - La vie à la campagne suppose d'accepter quelques nuisances ; ne cédons pas à la vision bucolique d'une ruralité fantasmée, paisible, aphone et inodore. Les sens, les odeurs, les activités existent, même si les néoruraux n'y sont pas toujours habitués. Ce n'est pas nouveau : dans les Lettres de mon moulin, Alphonse Daudet décrit le chant des cigales et l'odeur des violettes qui perturbent un sous-préfet.
La situation n'est généralement pas aussi caricaturale que l'écho qu'en donne la presse. Pour autant, les conflits de voisinage se développent, selon les élus locaux et les médiateurs. La reconnaissance des sons et des odeurs des territoires ruraux doit permettre de désamorcer les contentieux de voisinage.
Cette proposition de loi est une bonne défense de la ruralité. J'émets un avis favorable à ce texte que la commission de la culture a adopté sans modification et à l'unanimité.
Je remercie le Sénat et le groupe de l'Union centriste d'avoir mis cette proposition de loi de Pierre Morel-À-L'Huissier à l'ordre du jour. (Applaudissements au centre et à droite)
M. Pierre-Antoine Levi, rapporteur de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication . - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) La campagne, c'est cette musique, ces branches qui s'agitent. Peut-on interdire aux cigales de striduler, aux grenouilles de coasser, peut-on supprimer les clarines des montagnes ? Mettre fin aux odeurs de purin et de crottin de cheval ?
Le coq Maurice qui dérangeait les voisins par son chant a connu une notoriété très au-delà de l'île d'Oléron. D'autres de ses congénères ont eu un sort moins enviable : paix à l'âme de Marcel, tué par un voisin.
Les élus locaux sont de plus en plus accaparés par des conflits de voisinage - ceux qui sont portés devant les tribunaux ne sont que la partie émergée de nombreuses situations clochemerlesques.
Comment en est-on arrivé à devoir justifier la sonnerie de cloches ou le son des tracteurs ? Les territoires ruraux ne sont pas inodores ; le silence n'appartient pas plus à la campagne qu'à la ville.
La crise de la covid a eu un effet indirect car des populations sont restées longtemps à leur domicile ou dans leurs résidences secondaires, ce qui a exacerbé certains conflits. La hausse du télétravail a renouvelé l'intérêt pour la ruralité. Mais lorsque l'on arrive dans un lieu de vie nouveau, quel qu'il soit, il faut s'acclimater pendant une période plus ou moins longue.
Je salue la saisine du Conseil d'État qui a sécurisé le texte.
Ce texte doit servir de base à un meilleur dialogue entre les élus et leurs administrés, arrivés anciennement ou récemment. Il donne un rôle accru aux services régionaux de l'inventaire. Des moyens financiers et humains seront nécessaires, au-delà de la levée du gage à l'Assemblée nationale.
« Chaque année, le rossignol revêt des plumes neuves mais il garde le même chant », disait Frédéric Mistral. Les territoires ruraux sont comme ce rossignol.
Pour Marcel et Maurice, pour Pétunia la vache, pour les territoires ruraux, la commission de la culture vous propose d'adopter conforme cette proposition de loi. (Applaudissements et rires sur les travées du groupe UC)
Mme Monique de Marco . - Cette proposition de loi tend à reconnaître dans le code de l'environnement que les sons et les odeurs de la campagne doivent être inventoriés et protégés. Elle vise aussi à éviter des contentieux de vacanciers ou néoruraux qui ont une vision technicolor de la ruralité.
Élue de la Gironde, je vois les zones rurales menacées par l'artificialisation des sols.
Cette proposition de loi traite aussi les conflits de voisinage. Pourquoi passer par la voie législative ?
Les activités agricoles, rurales sont en constante évolution. Ce patrimoine de nos campagnes a été mis à mal par l'agriculture intensive : fermes usines, épandages de pesticides sans odeur mais réduisant définitivement les insectes au silence...
Le GEST est favorable à ce texte. (Applaudissements sur les travées du GEST)
Mme Nadège Havet . - « C'était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les occupations, à toutes les heures, à tous les points de vue de la ville leur figure, leur couronnement leur consécration », écrivait Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu.
L'oeuvre de Proust montre combien l'identité des territoires repose sur les sons et odeurs - et pas seulement celle des aubépines.
Ils sont aussi le signe de l'activité économique des territoires. Le monde rural est dynamique et non silencieux, fort d'activités agricoles, artisanales et industrielles.
Cette proposition de loi consolide le vivre ensemble des territoires. Les élus sont fréquemment sollicités pour des conflits de voisinage. Nous saluons cette initiative d'inventorier et protéger sons et odeurs.
Le groupe RDPI votera cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du GEST)
M. Christian Bilhac . - « Attendu que la poule est un animal anodin et stupide, au point que nul n'est encore parvenu à la dresser, pas même un cirque chinois, et que son voisinage comporte beaucoup de silence, quelques tendres gloussements et des caquètements qui vont du joyeux au serein en passant par l'affolé (...) et que la cour ne jugera pas que le bateau importune le marin, la farine le boulanger,...», la cour de Riom, en 1995, a débouté le sieur Rougier de son action contre ses voisins propriétaires d'un poulailler. Le juge reconnaît ainsi les sons de la campagne. Depuis, nous avons connu bien des affaires, coq Maurice, vaches, canards landais, ânes, tracteurs, cigales ou grenouilles.
J'ai pour ma part été traîné au tribunal en ma qualité de maire pour la sonnerie des cloches de la commune de Péret.
La structure sociétale de la société a profondément changé. Les nouveaux habitants garantissent le maintien de l'école ou l'épicerie, mais ils suscitent aussi des difficultés, liées à la méconnaissance du monde rural, de plus en plus considéré comme un lieu de vacances et non de vie et de résidence.
L'accès à la nature est un droit universel dans les pays nordiques, mais en France, la campagne appartient essentiellement à des propriétaires privés, qui ont toujours accepté le passage des randonneurs ou cueilleurs de champignons, mais ne comprennent pas de voir remis en cause leur droit à chasser sur leurs terres. Le droit de propriété figure à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
À la ville comme à la campagne, la tolérance se réduit, les invectives et les actions en justice se multiplient.
Le groupe RDSE votera cette proposition de loi en faveur de la reconnaissance du patrimoine sensoriel. (Applaudissements sur les travées du RDSE)
Mme Céline Brulin . - Ce texte répond à une interpellation récente des élus locaux - coq trop enjoué, grenouilles coassantes. Or ils ont d'autres crises à gérer...
Le groupe CRCE votera ce texte mais attention à l'article premier bis : les services régionaux de l'inventaire général ont déjà beaucoup de missions, et leur tâche risque d'être compliquée.
L'article premier ter permet de mieux identifier ce qui relève du trouble de voisinage. Mais les sujets sous-jacents ne sont pas épuisés : tendance à considérer le domicile comme un lieu cloîtré et isolé du monde, judiciarisation des conflits, campagne vue comme un lieu sous cloche et sans activités. Mais aussi, citoyens contraints par les loyers de se déporter dans les zones préurbaines et rurales, ou encore, nécessité de défendre les territoires ruraux.
La campagne est aussi une source de bienfaits, et il convient de ne pas trop donner d'écho à des faits divers trop médiatisés. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE ; Mme Monique de Marco applaudit également.)
Mme Marie-Pierre Monier . - « La cigale s'endort comme meurt un poète, lasse d'avoir vécu, fière d'avoir chanté », écrivait le sénateur drômois Maurice-Louis Faure. Je salue la mémoire de ce sénateur et ministre radical, qui était aussi poète.
La beauté de la campagne n'est pourtant pas perçue par tous, en témoigne l'affaire des cigales qui a troublé le Var en 2018.
Prenons garde aux clivages qui se dessinent entre anciens ruraux et nouveaux arrivants. Je songe à l'expression très juste de « vie en îlot », employée par Danielle Even. Christian Hugonnet, spécialiste du son, décrivait quant à lui une ruralité fantasmée et silencieuse.
Déconstruisons les idées reçues autour de la réalité et des usages agricoles. La médiation suffit souvent à désamorcer les conflits. Cette proposition de loi symbolique pose les premiers jalons d'une discussion collective ; c'est un signal fort adressé aux élus ruraux.
Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain votera ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe SER ; M. Jean-Claude Requier applaudit également.)
M. Stéphane Ravier . - Les territoires et les terroirs... Imaginez une matinée d'été, le coq qui chante, le tracteur, l'angélus... Vous êtes en France !
Mais plus pour longtemps, face aux agressions boboïstes. Nous sommes obligés de légiférer !
Imaginons-nous le père de Marcel Pagnol, instituteur néorural, porter plainte contre les cigales de la garrigue ? Aujourd'hui, ceux qui s'abrutissent dans les centres commerciaux et supportent le bruit infernal du périphérique ou des autoroutes n'hésitent pas à le faire. Des bruits et des odeurs ? Des chants et des saveurs !
Il faut protéger nos racines, nos terroirs, notre civilisation, et reconnaître un mode de vie ancestral ; accepter l'idée que la campagne n'est pas une nature aseptisée et normalisée. Là aussi, l'assimilation a du sens...
Mais la problématique dépasse cette proposition de loi. Paysans et ruraux sont menacés par les zones périurbaines : en quarante ans, plus de deux millions d'hectares de surfaces agricoles ont disparu.
Le suicide fait des ravages chez les agriculteurs. « Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France » disait Sully. Pas de pays sans paysans. Face à l'offensive des bobos quinoaïsés, il y a urgence !
M. Olivier Paccaud . - Il est des lois subtilement utiles ou utilement subtiles. C'est le cas de ce texte.
Quinze millions de Français et 26 000 communes n'incarnent pas que le passé. Régulièrement pourtant, néoruraux et touristes mal embouchés viennent dénoncer un coq trop matinal, un tracteur tractant trop fort.
C'est une philosophie du vivre ensemble qui est en jeu. Veut-on une ruralité de carte postale, policée, où la transhumance ne carillonne pas ? Où l'on vit côte à côte et séparé ?
Le patrimoine, c'est ce qui nous est transmis, offert par nos pères. Proust et sa madeleine nous l'ont appris : c'est aussi un patrimoine sensoriel. Il est regrettable de devoir passer par la loi pour le protéger. Mais nos maires gagneront là un bouclier de sagesse et de tranquillité.
Le groupe Les Républicains votera ce texte... sans se boucher le nez ni les oreilles. (Rires et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
M. Claude Malhuret . - Cette proposition de loi pourrait paraître surprenante, n'était la judiciarisation de nos sociétés. Car les querelles de voisinage ont toujours existé.
L'auteur de la proposition de loi a judicieusement soumis ce texte au Conseil d'État. La commission de l'Assemblée nationale a ensuite restreint le champ du texte aux seuls aspects sonores et olfactifs.
Il ne s'agit pas d'opposer agriculteurs, néoruraux et touristes mais d'assurer une intégration harmonieuse. Deux millions de citadins s'installent chaque année à la campagne. Quitter le brouhaha des grandes agglomérations n'est pas synonyme de calme absolu !
Les tensions entre nouveaux arrivants et agriculteurs suscitent les craintes des élus locaux. L'installation dans nos campagnes rééquilibre nos territoires ; il ne faut pas la décourager, mais il convient aussi de protéger le patrimoine.
Le groupe INDEP votera ce texte.
M. le président. - Le temps étant écoulé, nous pouvons passer à la discussion des articles si les deux derniers orateurs renoncent à leur intervention. (Mme Sonia de La Provôté et M. Mathieu Darnaud font signe qu'ils renoncent à leur temps de parole.)
La discussion générale est close.
Discussion des articles
L'article premier est adopté, de même que les articles premier bis et premier ter.
L'article 2 demeure supprimé.
La proposition de loi est adoptée.
M. Pierre-Antoine Levi, rapporteur. - Merci au Sénat d'avoir voté cette loi, et à Mme de La Provôté et à M. Darnaud d'avoir renoncé à leur temps de parole. (Applaudissements)