SÉANCE
du jeudi 3 mars 2011
79e séance de la session ordinaire 2010-2011
présidence de Mme Catherine Tasca,vice-présidente
Secrétaires : M. Alain Dufaut, M. François Fortassin.
La séance est ouverte à 9 h 35.
Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.
Garde à vue
Mme la présidente. - L'ordre du jour appelle l'examen du projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, relatif à la garde à vue.
Discussion générale
M. Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés. - Je ne doute pas qu'au cours des prochaines heures l'assistance soit plus nombreuse qu'actuellement ! Cette réforme importante de la garde à vue doit être appréciée à l'aune des réformes conduites ces dernières années pour les libertés publiques : si nous sommes ici ce matin, c'est d'abord grâce à la réforme constitutionnelle de 2008 qui a introduit la question prioritaire de constitutionnalité. C'est en effet à l'occasion d'une question prioritaire de constitutionnalité que le Conseil constitutionnel a jugé notre système de garde à vue inconstitutionnel.
Notre système d'enquête doit concilier deux principes d'égale valeur constitutionnelle: la sécurité et le respect des libertés publiques. Ce texte a recueilli un large accord à l'Assemblée nationale, puisque seuls 32 députés ont voté contre ; je suis sûr que le Sénat aura à coeur d'apporter sa pierre à l'édifice.
Le Conseil constitutionnel a rappelé qu'il revient au législateur de concilier la recherche des auteurs d'infractions et l'exercice des libertés constitutionnellement garanties : c'est la raison d'être de ce projet de loi.
Ce texte donne à la garde à vue une nouvelle structure et l'assortit d'un nouveau contrôle. La garde à vue est donc rénovée, plus soucieuse des libertés individuelles et mieux contrôlée. Elle doit être limitée aux cas nécessaires de la manifestation de la vérité. La garde à vue s'est par trop banalisée, pour atteindre 800 000 cas en 2009 ; nous serions à 100 000 de moins pour 2010. Le texte introduit de nouveaux critères : la garde à vue peut être déclenchée quand elle est l'unique moyen de manifester la vérité ou d'empêcher des complices de se concerter ou encore quand la contrainte est indispensable à l'enquête. Nous attendons de ces critères une diminution de 300 000 gardes à vue par an. Il en resterait 500 000, ce qui est encore beaucoup.
Pour mieux garantir les droits individuels, nous introduisons l'avocat dès la première minute de la garde à vue. L'avocat pourra revenir tout au long de la garde à vue, il aura accès aux procès-verbaux d'interrogatoires et il pourra poser toutes questions utiles. L'Assemblée nationale a accepté un amendement du Gouvernement, inspiré par la Cour de Strasbourg et précisant qu'une condamnation ne peut être prononcée sur la base de propos tenus hors de la présence de l'avocat. Nous passons d'une culture de l'aveu à une culture de la preuve ; si l'arrêt Salduz figure à l'article premier, c'est pour bien marquer ce changement fondamental.
La personne placée en garde à vue sera informée de son droit à conserver le silence : c'est un droit rappelé en juillet 2010 par le Conseil constitutionnel. Cela remet en cause certaines de nos pratiques procédurales : par exemple celle consistant à dire au gardé à vue qu'il doit dire toute la vérité, rien que la vérité. Votre commission a utilement précisé que dans certains cas, le gardé à vue pourra contacter un tiers : tuteur, curateur, autorités consulaires...
L'Assemblée nationale a souhaité un délai de deux heures avant toute audition, à compter de l'avis donné à l'avocat ; le principe d'un délai de route n'est pas illégitime, mais il faut aussi tenir compte des impératifs de l'enquête : je vous proposerai de ramener ce délai à une heure. Je sais qu'il sera difficile de vous convaincre...(Sourires)
Autre apport essentiel de la réforme : le respect de la dignité des personnes. La fouille au corps est vécue comme une humiliation pire encore que la privation de liberté et fortement critiquée. Nous en tenons compte. Elle n'est justifiée que dans des conditions particulières.
Le Conseil constitutionnel a reproché à notre régime de garde à vue de trop restreindre les droits de la défense, tout en reconnaissant que des atteintes à ces droits pouvaient se justifier dans certaines matières criminelles : ce texte prévoit en conséquence de différer la présence de l'avocat, par exemple en cas d'enlèvement d'enfant.
Le débat est focalisé également sur le contrôle de la mise en oeuvre de la garde à vue, en particulier sur le rôle du parquet. La CEDH applique la Convention européenne des droits de l'homme, laquelle n'est pas écrite exactement de la même façon en anglais et en français.
Mme Nathalie Goulet. - La perfide Albion !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. - Je vous renvoie aux passionnantes conclusions de l'avocat général Marc Robert devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation sur l'arrêt du 15 décembre 2010, qui montrent l'évolution de la jurisprudence de la CEDH.
En fait, la Cour a assimilé progressivement le magistrat au juge du siège, ce qui a disqualifié notre parquet pour contrôler les mesures privatives de liberté. La Cour tire argument des conditions de nominations du parquet, mais surtout du fait que le parquet, comme partie poursuivante, n'est pas un acteur impartial du procès. Cela nous paraît revenir à confondre les paragraphes 5 et 6 de la Convention.
Désormais, une question se pose pour nous : quand le juge doit-il intervenir dans la garde à vue ?
Le projet de loi se plie volontiers à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg ; d'ailleurs, les parquetiers n'ont jamais revendiqué la qualité de juge.
La CEDH a inventé le concept de promptitude...
Mme Nathalie Goulet. - C'est mieux que bravitude !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. - Je pensais bien que quelqu'un le dirait : merci !
Ce concept s'apprécie au cas par cas, mais selon la jurisprudence, le délai n'est jamais inférieur à trois à quatre jours. En deçà, il revient à chaque État d'organiser la garde à vue comme il l'entend. Notre texte respecte cette jurisprudence.
Que se passe-t-il pendant ce délai de 48 heures ? Le contrôle est-il assuré par un officier de police ou par un magistrat ? Notre pays a fait le choix du magistrat, car l'autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle, selon l'article 66 de la Constitution. Or l'autorité judiciaire est constituée des magistrats du parquet, comme l'a rappelé le Conseil constitutionnel. C'est donc le parquetier qui décidera de la première prolongation de la garde à vue ; au-delà de 48 heures, ce sera le juge des libertés et de la détention.
Notre système offre donc une double garantie : celle de la CEDH et celle de notre Constitution. Au Royaume-Uni, souvent cité, c'est l'officier de police qui mène la garde à vue... qui peut durer jusqu'à 26 jours !
Ce contrôle est efficace, allie respect de la CEDH et de notre Constitution : ce texte est novateur et protecteur, je vous invite à vous y joindre. (Applaudissements au centre et à droite)
M. François Zocchetto, rapporteur de la commission des lois. - Nous nous réjouissons de réformer enfin la garde à vue : dès le début 2010, notre commission des lois avait fait savoir qu'en l'absence d'un projet de loi elle déposerait une proposition de loi.
À l'origine de ce texte, il y a une prise de conscience qui a largement dépassé les professionnels du droit : le nombre de gardes à vue est passé de 276 000 en 1994 à 800 000 en 2009, dans des conditions trop souvent déplorables. Le Sénat, attentif au respect des libertés individuelles, s'en est saisi : question orale le 24 février 2010, examen des propositions de loi de M. Mézard, de Mme Boumediene-Thiery et M. Bel, groupe de travail sur l'enquête et l'instruction.
Une autre source de la réforme résulte de nos obligations conventionnelles et constitutionnelles. Notre régime de garde à vue n'est pas conforme à la CEDH et à notre Constitution : le Conseil constitutionnel a déclaré non conformes cinq articles du code de procédure pénale, et fixé au 1er juillet 2011 la date butoir pour modifier la loi. La Cour de cassation a jugé contraire notre régime dérogatoire de garde à vue, imposant elle aussi la date du 1er juillet 2011 pour en changer.
Disons le clairement : le texte déposé à l'Assemblée nationale représente une avancée considérable, améliorée par les amendements adoptés par les députés.
Le texte initial réservait la garde à vue aux faits passibles d'un an d'emprisonnement et réaffirmait le droit de garder le silence. Je ne vois pas ce que cela apporte : on ne peut contraindre quelqu'un à parler, sauf à imaginer la torture.
M. Jean-Pierre Michel. - Bien naïf pour un avocat !
M. François Zocchetto, rapporteur. - Le texte initial autorisait également l'avocat à assister aux auditions et supprimait la fouille intégrale. L'Assemblée nationale a supprimé la fameuse audition libre, qui soulevait de nombreuses interrogations, et a prévu un délai de deux heures avant la première audition : c'est le délai nécessaire pour accéder à toutes les brigades de gendarmerie de France ; un délai d'une heure obligerait à regrouper les points de garde à vue, ce qui conduirait à créer deux catégories de brigades, avec les conséquences que l'on peut imaginer ! L'Assemblée nationale a également prévu que les victimes pourraient être assistées d'un avocat et a modifié le régime douanier.
Notre commission des lois accepte toutes ces modifications et en propose d'autres qui renforcent les droits des personnes pendant la garde à vue, qui permettent à l'étranger de contacter ses autorités consulaires, qui autorisent le gardé à vue à garder les effets personnels nécessaires à sa dignité et qui limitent strictement les cas de fouille au corps.
J'en viens à trois questions qui ont suscité des débats nourris au sein de la commission.
Concernant la police de l'audition, nous n'avons pas mentionné la perturbation de la garde à vue par l'avocat : il est suffisant de prévoir que l'OPJ peut, seul, mettre fin à l'audition, à charge pour le bâtonnier de statuer sur la suite. Nous prévoyons également que les bâtonniers appelés à statuer seront inscrits sur une liste établie par l'Ordre.
Quand l'OPJ n'estimera pas nécessaire de garder à sa disposition la personne, celle-ci devra être informée de son droit à quitter le commissariat ou la gendarmerie.
L'Assemblé nationale, à l'initiative du Gouvernement, a interdit les condamnations sur les seules informations recueillies en dehors de la présence de l'avocat. Cependant, les poursuites sont possibles si d'autres éléments existent. Ce principe renforce le droit de la défense et privilégie la preuve plutôt que l'aveu : c'est un changement culturel profond.
Le deuxième débat portait sur le contrôle par l'autorité judiciaire : revient-il au procureur ou au juge, et à quel moment ? La jurisprudence de la CEDH explique la présentation « rapide » -la promptitude ne figure pas dans nos dictionnaires- devant un magistrat du siège, mais pas immédiate, et la Cour n'a pas précisé les délais. Dans les pays européens, le juge n'intervient jamais dès la privation de liberté ; le contrôle est le plus souvent confié à la police.
Le ministère public est-il une autorité judiciaire ? Oui, pour la Cour de cassation, selon laquelle la libération d'une personne placée en garde à vue pour 25 heures est « compatible avec l'exigence de brièveté imposée par la convention ». Le délai de 48 heures est donc compatible avec les exigences européennes : deux jours, c'est toujours moins que trois ou quatre !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. - Descartes est arrivé dans la Mayenne ! (Sourires)
M. François Zocchetto, rapporteur. - D'un point de vue pratique, le procureur est le mieux à même d'apprécier la pertinence de la mesure.
Troisième débat, celui sur le quantum de peine autorisant la garde à vue. Faut-il aller jusqu'à trois ans ? Le harcèlement, l'atteinte à la vie privée, la mise en danger d'autrui et les atteintes sexuelles sur un mineur de plus de 15 ans par une personne ayant autorité sont punies de moins de trois ans...
En restreignant trop la garde à vue, on risque de multiplier les auditions libres, dont nous ne voulons pas.
Le projet de loi aurait pu aller plus loin s'il s'était inscrit dans une réforme d'ensemble de la procédure pénale. Le calendrier a imposé là ses exigences... je relève donc les avancées du texte, tout en espérant qu'on ira plus loin à court terme. Cette réforme ne portera ses fruits que si tous les acteurs de la chaîne pénale y adhèrent. Je pense d'abord aux policiers et gendarmes, trop souvent caricaturés. Je pense aussi aux modifications que cela imposera à la profession d'avocat.
Il faudra enfin ne pas oublier les moyens !
Cela précisé, la commission des lois souhaite l'adoption de ce texte. (Applaudissements au centre et à droite)
M. Alain Anziani. - Nous sommes ici par la force de la réforme constitutionnelle, c'est vrai mais on aurait pu agir avant.
M. Michel Mercier, garde des sceaux. - Que ne l'avez-vous fait !
M. Alain Anziani. - Ce débat ne mérite pas de médiocre polémique. La situation de la garde à vue est scandaleuse. Il y a eu 800 000 gardes à vue en 2009 contre 336 000 en 2001... À ce jour, 1,5 % de la population se retrouve en garde à vue chaque année. La Commission nationale de déontologie de la sécurité -que vous allez faire disparaître- dénonce depuis des années les fouilles à nu, le retrait des lunettes et des soutiens-gorge, bref toutes les humiliations imposées en garde à vue.
Cette réforme comporte des avancées, dont certaines majeures, comme la présence de l'avocat qui ne se contentera plus, pour reprendre la formule du barreau de paris, d'une visite de courtoisie. La victime aussi aura droit à un avocat. Le droit au silence est un élément essentiel de ce texte ? Le gouvernement Jospin l'avait inscrit et vous l'avez supprimé.
Je regrette que vous n'ayez rien dit du financement, sans lequel cette réforme ne se fera que sur le papier. Les lieux de garde à vue sont « les plus misérables » de tous les lieux de détention, au dire du Contrôleur général. Vous avez parlé de 48 millions d'euros nécessaires pour les travaux : 15 seulement sont inscrits.
Nos divergences sont de plusieurs ordres. La première porte sur les personnes susceptibles d'être mises en garde à vue. Une remarquable étude de législation comparée effectuée par les services du Sénat signale que le principe de proportionnalité, constitutionnalisé en Allemagne, a conduit l'Italie à fixer un seuil à deux ans d'emprisonnement, l'Espagne à cinq ans. Le seuil de trois ans retenu chez nous pour la détention provisoire devrait valoir pour la garde à vue, sauf en cas de flagrant délit.
C'est éliminer le délit d'outrage, auquel la police est très sensible. Mais il doit y avoir d'autres moyens que la garde à vue pour les sanctionner et les prévenir. Le harcèlement sexuel et les violences familiales ? Il y aura flagrant délit. On se retrouve une fois encore devant la question de l'échelle des peines.
Qui place en garde à vue ? Certains pays distinguent les poursuites des décisions relatives aux libertés, qui relèvent du seul juge judiciaire. Il est vrai que la jurisprudence de la Cour de Strasbourg est complexe et que le procureur est un magistrat -mais il n'est pas indépendant et il est une partie poursuivante. Il est là, le paradoxe ! Il est vrai que, dans le monde réel, on n'a pas les moyens de ce que l'on voudrait ; nous proposons donc un compromis. L'officier de police judiciaire décide du placement, sous le contrôle du procureur, mais c'est au juge judiciaire qu'il revient de contrôler la légalité de la garde à vue et de trancher pour toutes les dérogations aux droits de la défense.
Les députés ont eu la sagesse de supprimer l'audition libre, certes, mais ils la font ressurgir à l'article 11 bis, dans une tenue camouflée. En commission, vous m'avez dit d'aller « voir ailleurs », en me renvoyant aux propos de Mme Guigou sur la question ! Ce que j'ai fait et il ne me semble pas qu'elle dise ce que vous prétendez. Au demeurant, vous ne pouvez répondre par une boutade sur une matière aussi grave.
Le rapporteur s'est penché avec sérieux sur la question mais je ne comprends toujours pas en quoi la comparution libre diffère de l'audition libre. C'est bonnet blanc et blanc bonnet. Rejetons la comparution libre, ou alors accordons au suspect un minimum de droits, ne serait-ce que de connaître la durée maximale de sa comparution et de téléphoner à son avocat, son employeur et sa famille. Sans cela, on sera toujours exposé à la censure par la Cour de Strasbourg.
Il y a un an, on était devant 200 pages sur la réforme de la procédure pénale. Où en est-on ? Cette réforme n'est pas la vôtre, monsieur le ministre, et doit être combinée avec la pression sécuritaire, si forte par les temps qui courent. Une telle réforme de la garde à vue n'est sans doute pas très payante électoralement, mais indispensable dans une république moderne. (Applaudissements à gauche)
M. Jacques Mézard. - Ce texte est un net progrès, encore plus après le travail de l'Assemblée nationale et celui de M. Zocchetto, qui a le sens de la mesure. Relisez la circulaire du 17 novembre 2009, monsieur le ministre !
Il fallait faire vite mais on n'est pas allé au bout du chemin, faute, entre autres, de moyens financiers. Presque quatre ans de « rupture ». L'objectif a bien été atteint : rupture entre le Gouvernement et les magistrats, entre la police et les magistrats, entre l'opinion publique et la justice. L'urgence est de rassurer les citoyens, qui doivent sortir de l'insécurité et aussi du climat d'insécurité largement entretenu ; de rassurer les forces de l'ordre épuisées par des textes inapplicables : de rassurer les magistrats exaspérés par les propos excessifs que vous savez.
Lors de la discussion de notre question orale avec débat comme de notre proposition de loi, j'avais souligné la nécessité de cette réforme pour tenir compte de la jurisprudence et pour mettre fin à ces 800 000 gardes à vue qui sont souvent réalisées dans des conditions inadmissibles. Le dire n'est pas s'en prendre aux forces de l'ordre, qui n'ont fait qu'appliquer votre politique. Police et gendarmerie sont lasses de vos lois à répétition, de l'absence de moyens, de la RGPP, de la non-exécution des peines !
Vous-même, monsieur le ministre, avez dit que l'on ne pouvait utiliser la garde à vue comme un moyen banal d'enquête. Or le rapport sur l'application de la Loppsi considère encore l'augmentation des gardes à vue comme un succès !
Je salue votre dialectique, monsieur le ministre, et votre habileté mais c'est aussi avouer que, sans la décision du Conseil constitutionnel d'août dernier, vous auriez continué à balayer d'un revers de main la jurisprudence de la Cour européenne et de notre Cour de cassation
Ce n'est pas un hasard si le nombre de gardes à vue a quadruplé en dix ans.
Qu'est-ce qui vous empêchait d'arrêter ce scandale ? Vous avez joué la montre par obsession sécuritaire, avant d'aller à Canossa devant le gouvernement des juges, beau paradoxe.
Cette réforme impose des mesures rapides pour les locaux -il faut, dites-vous, 48 millions- et pour les avocats. Quelle est la programmation budgétaire ? À défaut d'une volonté politique forte, que je ne ressens pas, il y aura une justice à plusieurs vitesses, au détriment des départements dénués de métropole régionale. De fait, la loi sera inappliquée dans la moitié des départements. Ce sont les justiciables les plus démunis qui seront le plus mal défendus ! L'aide juridictionnelle doit être réformée au plus vite. L'étude d'impact des pages 29 à 31 est en la matière un chef-d'oeuvre technocratique.
Je ne reprendrai pas toute l'histoire de la garde à vue dont Maurice Schumann dès 1957 a dénoncé le péril. Vous ne pourrez éternellement reculer le problème du statut du parquet, posé par l'arrêt Moulin de 2010 et par l'arrêt de notre Cour de cassation.
M. Michel Mercier, garde des sceaux. - Je l'ai dit !
M. Jacques Mézard. - Certes, mais le Gouvernement continue à jouer la montre en faisant des jurys populaires un écran de fumée... Le ministère public est partie poursuivante. Je vous renvoie au rapport Lecerf/Michel.
Perseverare diabolicum !
La CEDH a sanctionné la présentation au juge au bout de quatre jours.
Sur la rédaction de l'article 62 du code de procédure pénale, vous ne respectez pas la demande du Conseil constitutionnel.
Vous avez retiré la garde à vue des critères de performance de la police, mais ça ne suffit pas.
Savez-vous au moins où vous voulez aller ? « Ceux qui ne savent pas où ils vont sont surpris d'arriver ailleurs » disait Pierre Dac ! (Applaudissements à gauche)
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. - Nous sommes ici parce que le Gouvernement y a été contraint. Il a d'ailleurs résisté jusqu'au dernier moment, et tenté d'imposer l'audition libre. Toutes les données étaient pourtant sur la table : la France condamnée, l'opinion publique émue de voir le risque de garde à vue peser sur tout un chacun. Il y a matière à aller plus loin ; vous n'y êtes pas décidés.
Au fur et à mesure que les droits de la défense se sont accrus dans l'instruction, on a multiplié les gardes à vue pour aboutir à l'aveu. De moyen d'intimidation, la garde à vue est devenue en outre un « indicateur de performance » de la police. De la hiérarchie du moins : les commissaires touchent des primes indexées sur le nombre de gardes à vue ! Outre que la garde à vue s'est banalisée, la durée s'en est accrue : dans plus de 74 % des cas, on va au-delà de 24 heures. Cette banalisation est d'ordre politique.
Dans une tribune publiée en commun -preuve qu'ils ne sont pas si opposés- les professionnels de la police et de la justice voient dans ce texte une simple rustine posée sur une politique pénale obérée par une pression sécuritaire, qui d'ailleurs ne diminue en rien la délinquance.
La Chancellerie a ignoré l'arrêt Medvedyev ; elle n'a pu ignorer l'arrêt Moulin. L'Hexagone, toutefois, ne pourra éternellement ignorer la Cour de Strasbourg.
Votre réforme est compromise par le manque de moyens financiers, ce qui ne permet pas de satisfaire aux exigences de l'article premier de la Déclaration des droits de 1789. La nouvelle place de l'avocat appelle une réforme d'ampleur de l'aide juridictionnelle. L'article premier n'impose aucun seuil minimal. Il ne suffit pas de prévoir un seuil lié à la possibilité d'une peine de prison pour modifier sensiblement le nombre de gardes à vue. Nous devons faire en sorte de faire cesser les gardes à vue de confort pour les enquêteurs.
Le procureur n'est pas un magistrat au sens de la Cour de Strasbourg, dans ses arrêts Medvedyev et Moulin. L'impartialité du magistrat qui décide de la poursuite de la garde à vue est garantie à la fois par son mode de nomination et par sa fonction dans le cadre de l'enquête en cause. Seul un juge judicaire est un magistrat au sens de la Convention européenne des droits de l'homme.
L'argument sur l'intervention différée du juge n'est pas recevable. La jurisprudence européenne et celle de la Cour de cassation sont voisines sur ce point. Ce projet de loi permet bien trop de dérogations, l'accès à un avocat doit être consenti dès le début de la privation de liberté. Les procédures dérogatoires doivent être assorties des mêmes droits que les autres : plus on est présumé coupable de quelque chose de grave, plus on a droit à une défense efficace.
Il faudra aussi réfléchir sur la garde à vue des mineurs.
La Commission nationale de déontologie de la sécurité m'a souvent donné raison lorsque je l'ai saisie à propos des fouilles intégrales ; la CEDH est allée dans le même sens en condamnant la France le 20 janvier dernier. (M. Roland Courteau approuve)
Nous regrettons enfin que le projet de loi reste muet sur les nullités de procédure. Bref, il ne suffira pas à garantir de bonnes conditions de garde à vue. (Applaudissements à gauche)
La séance est suspendue à 11 heures 25.
présidence de M. Gérard Larcher
La séance reprend à 11 heures 30.