Livre blanc sur la défense (Déclaration du Gouvernement)
M. le président. - L'ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement suivie d'un débat sur le Livre blanc sur la défense.
M. Hervé Morin, ministre de la défense. - Nous avons en partage une responsabilité sacrée : protéger la France et les Français de toute agression. Nous avons aussi un devoir : contribuer à la sécurité de nos alliés et au respect des règles internationales et des droits de l'homme.
Pour tout cela, la France déploie une diplomatie active, constructive, destinée à apaiser les tensions du monde. Elle est dotée d'un outil de défense dont les concepts et l'organisation doivent être adaptés en permanence.
En juillet 2007, le Président de la République a confié à une commission réunissant parlementaires, militaires, représentants de l'administration et personnalités qualifiées la rédaction d'un Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Le 17 juin, il en a dévoilé les conclusions.
Penser les engagements de notre pays pour les quinze prochaines années, dans un contexte international fluctuant, était une tâche délicate, que la commission, placée sous la présidence de Jean-Claude Mallet, a conduite avec discernement.
Pourquoi l'entreprendre ? Parce que la France doit demeurer une puissance politique et militaire. Parce que, vingt ans après la fin de la guerre froide, la paix demeure un bien fragile et précieux. Parce que, depuis 1994 et le dernier Livre blanc, le monde a changé. Au rythme de la mondialisation, les données de la sécurité nationale et internationale ont évolué. La hiérarchie des puissances, elle-même, s'est modifiée. La révolution imposée à notre appareil de défense par l'effondrement de la bipolarité n'est pas achevée.
Dans la perspective de la loi de programmation militaire, il était nécessaire de retracer les lignes de force du paysage stratégique et de notre sécurité.
Le monde est-il devenu plus dangereux ? Pas nécessairement. Mais il est devenu moins stable, moins prévisible, plus complexe. Délitement de certains États, affrontements ethniques et culturels, fanatisme religieux, crises sanitaires, catastrophes naturelles, attaques informatiques, internationalisation des mafias, prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs, vulnérabilité des approvisionnements énergétiques et alimentaires : tout ceci dessine un large spectre de menaces, en évolution constante.
Cet élargissement du « cône des possibles » se traduit par une dissémination accrue des armements. D'ici à 2025, le territoire européen sera à portée des missiles stratégiques développés par de nouvelles puissances. Il s'illustre aussi par la menace terroriste, devenue d'autant plus redoutable qu'elle joue à son profit des nouvelles technologies de l'information, et qu'elle pourrait un jour prochain s'emparer d'armes nucléaires, radiologiques, bactériologiques ou chimiques.
Hier ponctuelle et contingente, cette menace est devenue, ainsi que le constate le Livre blanc, une « menace structurelle ». La France est à présent placée devant un large arc de crise -une zone allant de l'Atlantique à l'Océan Indien- où ses intérêts stratégiques se concentrent. Comme la plupart des pays européens, elle est aujourd'hui plus vulnérable qu'elle ne l'était dans les années 1990, où l'équilibre de la terreur couvrait et dissuadait la plupart des scénarios conflictuels. Dorénavant, le spectre des menaces est élargi et le déclenchement des conflits à venir, qui prendront des formes inédites, moins prévisible qu'autrefois. Le risque extrême prend aujourd'hui la forme de la « surprise stratégique ».
Une alliance qui se renverse, des comportements diplomatiques qui changent, un mode d'agression qui se réinvente, un groupe de fanatiques qui échappe aux règles de l'affrontement classique, et la surprise stratégique survient, comme la France en a déjà fait la cruelle expérience, dans des périodes d'impréparation, de déni stratégique. Le 11 septembre 2001, la surprise stratégique plongeait les États-Unis dans la stupeur. La surprise stratégique, c'est le défi que nos sociétés sont le moins capables de prévoir, et c'est justement celui qu'elles doivent dorénavant se préparer à affronter. Pour cela, il faut intégrer dans notre raisonnement des risques, des attaques, des dangers qui ne relèvent plus exclusivement de l'action militaire traditionnelle.
L'élargissement de notre horizon stratégique et la multiplicité des menaces emportent plusieurs conséquences.
La première, c'est que nous devons assurer au pays les garanties les plus larges. Face aux scénarios extrêmes, la dissuasion doit demeurer la garantie ultime de la sécurité et de l'indépendance de la France. Elle a pour seule fonction d'empêcher une agression d'origine étatique contre les intérêts vitaux du pays, d'où qu'elle vienne et quelle qu'en soit la forme. Les deux composantes, sous-marine et aérienne, sont maintenues.
Face aux scénarios de conflits extérieurs, notre stratégie de projection doit être musclée. Si nous pouvons être menacés de loin, nous devons être capables de frapper loin.
Le passage à la professionnalisation des forces a été réussi. Il reste maintenant à le compléter et à l'affûter en termes d'organisation et d'équipements. Nos objectifs sont clairs : être capables de projeter 30 000 hommes, 70 avions de combats, un groupe aéronaval et deux groupes maritimes.
Face aux scénarios de crise intérieure, dont le terrorisme de masse constitue l'un des points saillants, nous avons décidé d'inscrire nos choix dans le cadre global d'une « stratégie nationale de sécurité », associant étroitement sécurité et défense. Au regard du 11 septembre 2001, nous avons intégré les enjeux du « front intérieur ». Dorénavant, dans leurs missions de protection, les forces armées, les forces de police, de gendarmerie, de sécurité civile se verront assigner des objectifs opérationnels conjoints.
Cette stratégie nationale de sécurité exige une réorganisation des pouvoirs publics. L'ordonnance du 7 janvier 1959 résulte d'un contexte historique et stratégique radicalement différent du nôtre. Sa révision est nécessaire.
Un Conseil de défense et de sécurité nationale sera créé. Présidé par le Président de la République, il dotera l'État, au plus haut niveau, d'une enceinte où des sujets tels que la programmation militaire, la programmation de sécurité intérieure, la politique de dissuasion, la lutte contre le terrorisme ou la planification des réponses aux crises majeures pourront être abordés. Le Conseil national du renseignement en sera une des formations. Au Premier ministre, reviendra la charge de diriger l'application de l'ensemble des décisions qui y seront prises.
La deuxième conséquence, c'est que nous devons disposer d'un préavis, en prenant la menace en compte le plus en amont possible. Dans un monde rapide, le temps gagné décide de tout. La fonction « connaissance-anticipation » nouvellement identifiée par le Livre blanc doit nous donner le préavis nécessaire à l'action. Cette fonction repose en grande partie sur le renseignement spatial, qui fera l'objet d'un effort conséquent. Elle repose aussi sur le renseignement humain. Nos services doivent être plus efficaces, mieux coordonnés. Pour cela, nous avons décidé le regroupement des services de renseignement du ministère de l'intérieur au sein de la nouvelle direction centrale du renseignement intérieur, dont Mme Alliot-Marie vous parlera plus au long. Nous avons également décidé de créer le poste de coordonnateur du renseignement, placé auprès du Président de la République. II sera chargé d'animer et de coordonner les travaux des différents services de renseignement.
La troisième conséquence, c'est que nous devons conserver notre aptitude à monter en puissance et à nous réadapter si la situation l'exige. L'imprévisibilité de la menace nous impose un dispositif de veille technologique poussé. Elle suppose, dans le domaine industriel, le maintien des bureaux d'études et la réalisation de démonstrateurs précurseurs d'une série de matériels qui pourraient être lancés en fonction des besoins. Dans tous les domaines -prévention, intervention, protection- nous devons demeurer à un niveau de crédibilité qui garantisse notre capacité de réaction.
La quatrième conséquence, c'est la notion de résilience. Placée au centre de l'analyse du Livre blanc, elle désigne la capacité du pays à maintenir ou rétablir au plus vite son fonctionnement normal, en cas de crise majeure. Accroître cette résilience implique de développer nos moyens de surveillance des espaces français ; de renforcer la capacité de réaction des pouvoirs publics ; de mettre les dispositifs de communication et d'alerte massive au centre de la gestion des crises ; d'assurer la protection des populations.
Avec une dissuasion qui garantit la préservation de l'essentiel, des moyens de renseignement qui nous permettent d'anticiper, des capacités de projection qui nous permettent d'agir plus vite et plus fort, des outils qui assurent le fonctionnement optimal des pouvoirs publics et la protection des citoyens, notre dispositif peut être considéré comme complet.
Mais il serait insuffisant sans l'adhésion de la Nation. Le Livre blanc suggère plusieurs pistes. L'une d'entre elle, c'est bien entendu l'intervention du Parlement. Si le projet de loi constitutionnel est adopté, votre rôle sera renforcé. Vous serez systématiquement informés de l'envoi de militaires français en opération, et systématiquement consultés par un vote, dès lors que se posera la question de leur maintien dans des opérations extérieures au-delà de quatre mois.
Le Parlement sera par ailleurs informé des accords liant la France à des partenaires étrangers, dès lors que ceux-ci pourront conduire à engager les moyens de défense du pays au bénéfice d'autres États.
La sécurité, mesdames et messieurs les députés, est une affaire collective. Nous partageons plus que nos valeurs avec l'Union européenne et avec les pays de l'Alliance atlantique. Le renforcement des liens que nous entretenons avec eux est indispensable.
L'Europe est une puissance, mais qu'est-ce qu'une puissance sans réels moyens militaires ? L'Union européenne doit prendre ses responsabilités en matière de sécurité et de défense ! Des progrès ont été réalisés depuis dix ans, notamment depuis le sommet franco-britannique de Saint-Malo. L'Union a des instruments, des procédures, une expérience en commun dans dix-sept opérations de plus ou moins grande ampleur.
Le Livre blanc énumère des domaines d'intervention prioritaires, qui concernent avant tout la protection des citoyens européens : renforcement de la coopération contre le terrorisme et le crime organisé ; mise en place de capacités européennes de protection civile ; coordination de la défense contre les attaques informatiques ; sécurisation des approvisionnements en énergie et matières premières stratégiques.
Tout cela est utile, mais reste insuffisant. Pour être efficace, l'Europe doit prendre l'initiative, et s'employer à prévenir les menaces avant qu'elles ne surviennent, là où elles prennent naissance, c'est-à-dire parfois hors de son territoire.
Je crois que pour être pleinement respectée, l'Europe doit comprendre qu'avec un effort cumulé de recherche six fois inférieur à celui des Américains et inférieur de moitié en matière de défense, elle ne peut être que l'ombre d'elle-même. Faire de l'Union européenne un véritable acteur de la sécurité internationale et de la gestion des crises ; susciter la rédaction d'un Livre blanc européen de la défense et de la sécurité ; multiplier les synergies industrielles : tout ceci fait partie de nos objectifs.
La présidence française de l'Union européenne doit constituer une étape importante pour relancer la défense européenne. Nous allons proposer à nos partenaires des priorités. D'abord, nous voulons une actualisation et une concrétisation des missions militaires que les européens se sont assignées : c'est la capacité à déployer 60 000 hommes en 60 jours.
Nous voulons ensuite avancer concrètement avec les pays qui veulent s'engager. Il s'agit de renforcer nos moyens par des coopérations pilotes et des mutualisations entre États membres : c'est la projection de force avec les Britanniques (hélicoptère, groupe aéronaval) ; c'est le transport aérien avec, notamment, l'Espagne, l'Allemagne la Belgique ; c'est l'espace avec les Italiens et les Allemands.
Nous voulons enfin que l'Union européenne soit véritablement en mesure de conduire des opérations civiles et militaires. Fondé sur cinq états-majors nationaux que l'on doit réorganiser à la hâte à chaque opération, le système actuel atteint vite ses limites. L'Europe doit disposer d'une capacité de planification et de commandement permanente et crédible.
Quant à l'Alliance atlantique, il faut aborder le sujet avec rigueur et pragmatisme. Le Livre blanc le rappelle : l'Alliance est aujourd'hui seule en mesure de conduire des opérations militaires de grande envergure et d'assurer la sécurité de l'espace euro-atlantique. Sur les vingt-sept membres de l'Union européenne, six seulement ne font pas partie de l'Alliance.
Voilà les faits avec lesquels nous devons faire !
Le Président de la République a eu l'occasion d'exprimer la démarche française. Au regard des avancées de l'Europe de la défense, la France se montre ouverte, sous certaines conditions, à retrouver sa place dans le dispositif militaire de l'Alliance atlantique, à l'exclusion des questions nucléaires. Par ailleurs, comme l'a affirmé le Président de la République, la France garderait en toutes circonstances une liberté d'appréciation totale sur l'envoi de ses troupes en opération ; elle ne placerait aucun contingent militaire sous commandement de l'Otan en temps de paix.
Pour nous, une Europe de la défense renforcée va de pair avec une Otan rénovée, c'est-à-dire plus souple, plus flexible, dont les moyens militaires puissent être mobilisés par l'Union européenne. Dans cet esprit, nous contribuerons à la rédaction d'un concept stratégique qui sera débattu lors du prochain sommet de l'Otan, organisé conjointement par la France et l'Allemagne à Strasbourg et à Kehl.
La France insiste aussi, avec son partenaire allemand, sur la nécessité de respecter la Russie. Cette grande nation européenne, sortie de soixante-dix années de dictature communiste, s'est engagée, pas à pas, sur le chemin de la démocratie et contribue de façon constructive aux équilibres du monde.
Mesdames et messieurs, la contrainte budgétaire pèse sur les choix à venir, comme elle a pesé sur la réalisation du modèle d'armée 2015. Il aura manqué 24 milliards d'euros de crédits d'équipements sur la période 1997-2007 pour réaliser acquisitions et entretien, conformément aux prévisions initiales des programmations. Dans le même temps, les effectifs du ministère n'évoluaient pas à la baisse, alors même que des efforts financiers d'amélioration de la condition militaire accompagnaient la professionnalisation.
Les conséquences du déséquilibre résultant, nous les connaissons tous : retards dans le renouvellement des matériels, allongement des phases de conception, de développement et de fabrication. Des matériels anciens, parfois à bout de souffle, restent en service, générant à leur tour un surcoût de maintenance. Nos avions ravitailleurs accusent leurs 45 ans ; nos blindés légers et nos hélicoptères Puma approchent les 30 ans d'âge. Leur remplacement simultané dépasse nos possibilités -et pour cause.
L'urgence, aujourd'hui, c'est aussi de respecter notre objectif d'équilibre budgétaire à l'horizon 2012. Celui-ci demande que la progression des dépenses de l'ensemble des administrations publiques soit plafonnée à 1,1 % par an. Compte tenu de l'augmentation tendancielle des pensions et de la dette, cela signifie une stabilisation en valeur de toutes les autres dépenses de l'État, sans compensation de l'inflation. 1,1 % par an, c'est un effort considérable que nous nous imposons !
Le ministère de la défense y contribuera naturellement, par le biais de réductions d'effectifs marquées. Les réformes à venir -y compris celles qu'induira la RGPP- se traduiront par une baisse de 54 000 hommes. D'ici six à sept ans, le format global des forces armées, civils et militaires compris, sera de 225 000 hommes. L'armée de terre en comptera 131 000, l'armée de l'air 50 000, la marine 44 000.
Nous ne sacrifierons pas notre outil militaire à des impératifs financiers. Nous n'hypothéquerons pas notre sécurité de long terme à seule fin de franchir un cap budgétaire. Le Livre blanc ne consacre pas une politique de renoncement.
M. Didier Boulaud. - Nous n'avons pas lu le même !
M. Hervé Morin, ministre. - Il pose au contraire les bases de la seule politique durable, c'est-à-dire d'une politique de double réalisme, militaire et économique. Ainsi, la France consacrera à sa défense un effort financier majeur, et cohérent avec les choix retenus pour ses capacités. La Loi de programmation militaire 2009-2014 qui vous sera prochainement soumise attestera cette volonté de donner à la France l'outil militaire rénové qui répond à ses besoins.
Les crédits de défense ne baisseront pas. Dans un premier temps, jusqu'en 2012, ils augmenteront à hauteur de l'inflation. Dans un second temps, à partir de 2012, le budget de la défense progressera de 1 % en volume par an, c'est-à-dire 1 % au-dessus de l'inflation. D'ici 2020, l'effort total consenti pour financer la priorité donnée à la défense atteindra les 377 milliards d'euros.
Cet effort sera rendu possible au premier chef par les marges de manoeuvre budgétaires que la réduction des effectifs doit nous assurer. Aujourd'hui, administration et soutiens accaparent 60 % de nos moyens en personnels, contre 40 % pour les forces opérationnelles. Notre objectif est d'inverser le ratio, comme en Grande-Bretagne.
D'autres marges naîtront de la restructuration de nos capacités de soutien. Aujourd'hui, ces capacités sont éclatées, dispersées. La nouvelle organisation reposera sur 90 « bases de défense », réparties dans 400 communes, et qui pourront mutualiser leurs moyens de soutien au profit de 2 800 personnes par base en moyenne. Cette réorganisation se traduira par un certain nombre de fermetures ou de transferts d'unités militaires. Ces mesures seront complétées par un large dispositif d'accompagnement : accompagnement social au profit des personnels militaires et civils de la défense impactés par ces transferts, accompagnement territorial ayant pour objectif principal la création de nouveaux emplois. Les communes les plus touchées feront l'objet d'un accompagnement personnalisé. Des contrats de site ou des conventions d'aménagement seront proposés. Un dispositif de soutien au financement des communes dont le budget sera fortement déséquilibré est également prévu. 320 millions de subventions d'investissements y seront consacrés.
Les marges ainsi dégagées seront intégralement réinvesties au profit de la condition du personnel, et surtout du budget d'équipement, qui passera de 15,5 milliards d'euros en 2008 à 18 milliards d'euros par an en moyenne pour la période 2009-2020.
La trajectoire financière retenue maintiendra la France dans le peloton de tête des pays européens, avec le Royaume-Uni.
Monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, iI faut peu de temps pour réviser une stratégie. Il faut une ou deux décennies pour concevoir et fabriquer un armement. Mais la qualité morale et professionnelle de nos forces armées vient de loin, de très loin. Il faut des siècles d'histoire et de traditions pour créer un état d'esprit, une cohésion, une abnégation aussi remarquables que ceux dont nos armées font preuve. Celles-ci font partie des meilleures au monde.
Je tiens ici, devant vous et avec vous, à rendre hommage au courage de ces hommes et de ces femmes qui frôlent quotidiennement la mort, loin de leurs familles et de leurs foyers. Leur engagement est porté par des valeurs et des idéaux, nous avons des devoirs vis-à-vis d'eux.
La France ne baisse pas sa garde car la paix n'est jamais acquise, elle n'est pas une donnée permanente de l'histoire. Notre indépendance n'est pas négociable, et la liberté n'est pas dissociable du « fil de l'épée ». Notre sécurité exige notre vigilance. Ce Livre blanc éclaire notre responsabilité. (Applaudissements au centre et à droite)
M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères. - (Applaudissements à droite) Aux yeux de votre commission, la discussion de ce soir revêt une importance particulière, non seulement parce que le Sénat est pour la première fois invité à débattre du document fixant la stratégie de défense du pays, mais aussi parce que ce Livre blanc était attendu : un peu plus de dix ans après la réforme qui a privilégié les missions de projection et opéré le tournant fondamental de la professionnalisation, il était temps de réévaluer les objectifs et moyens de notre politique à la lumière des évolutions rapides d'un environnement qui n'est pas devenu plus sûr. La nécessité d'actualiser plus souvent notre stratégie de défense figure d'ailleurs dans le Livre blanc, qui suggère une révision avant chaque loi de programmation militaire.
Il faut également saluer la méthode suivie depuis septembre 2007 pour élaborer ce document. Quoi qu'en disent ceux pour qui les concertations ne sont jamais assez larges et sincères, bien qu'ils ne les aient pas particulièrement mises à l'honneur lorsqu'ils étaient aux affaires, la préparation du Livre blanc atteste une ouverture inégalée, qu'il s'agisse de la commission elle-même, des consultations qu'elle a menées ou des échanges réguliers avec les commissions parlementaires compétentes.
Saluons également l'approche novatrice de la démarche, élargie à la sécurité nationale dans son ensemble. Je n'y vois aucun signe d'un tropisme sécuritaire, comme on a pu le lire ici ou là. Il s'agit simplement de constater que face à des risques multiformes, les réponses ne peuvent se limiter au seul domaine militaire. Le Livre blanc en tire les conséquences pour renforcer l'efficacité de nos politiques. Au terme d'une analyse pertinente de notre environnement international, plus complexe, moins prévisible que par le passé, il fixe des orientations stratégiques.
L'importance du renseignement ne constitue pas une novation, puisque le précédent Livre blanc en avait déjà souligné le caractère essentiel. Cette priorité est très clairement confirmée avec une accentuation des capacités humaines et techniques, notamment spatiales. Son organisation sera également remaniée, afin de donner l'impulsion politique nécessaire et de veiller à une bonne répartition des moyens.
Le rôle fondamental de la dissuasion est maintenu ce qui n'exclut pas un ajustement du format de nos forces et notre souhait d'oeuvrer au désarmement nucléaire, à condition que soit consolidé dans le même temps le régime international de non-prolifération.
A juste titre, la protection du territoire et des populations est prise en compte dans toutes ses dimensions, y compris les moins évidentes. Je pense aux attaques informatiques, sur lesquelles notre commission va rendre un rapport d'ici quelques jours.
La détermination des moyens affectés à la fonction d'intervention comptait en revanche parmi les questions les plus difficiles car elle touche directement au niveau d'ambition politique et opérationnelle que nous nous fixons. Elle implique de définir ce que nous voulons pouvoir accomplir seuls et ce que nous réservons à des opérations multinationales. Elle doit trouver le juste équilibre entre les capacités requises pour le combat de haute intensité, sur lesquelles il serait dangereux de faire l'impasse, et celles plus couramment utilisées dans les missions de stabilisation qui, au demeurant, deviennent de plus en plus exigeantes et exposées.
Enfin, ces choix devaient être effectués à la lumière d'hypothèses de ressources financières réalistes. La redéfinition des contrats opérationnels, le resserrement de notre dispositif en Afrique, l'énoncé de critères qui pourraient nous rendre plus sélectifs dans le choix de nos interventions extérieures, témoignent des contraintes fortes que la commission du Livre blanc a voulu concilier en la matière.
Le Livre blanc tient compte de la situation générale de nos finances publiques et de la nécessité de les redresser. Je ne l'en blâmerai pas, car une stratégie découplée de perspectives de financement crédibles serait des plus fragiles. En outre, la capacité d'un pays à peser sur le cours des évènements et à rester maître de son destin dépend aussi, on l'oublie trop souvent, de la santé de ses finances.
M. Hervé Morin, ministre. - C'est exact !
M. Josselin de Rohan, président de la commission. - Ceci étant, le Livre blanc reconnaît le besoin de renforcer notre effort de défense au-delà d'une simple prise en compte de l'inflation, alors même qu'il se place dans la perspective d'une diminution notable des effectifs et d'une réduction du volume d'équipement. Ce besoin financier n'est pas étranger aux retards pris après le brutal décrochage de la législature 1997-2002, retards que la remontée très significative opérée à partir de 2003 ne pouvait en aucun cas rattraper. Il est aussi lié à la nécessité de renouveler, sur une même période, la quasi-totalité de nos matériels majeurs, renouvellement dont nous mesurons mieux aujourd'hui le coût élevé. L'arbitrage retenu repousse à 2012 la reprise d'une progression en volume, chiffrée à 1 % par an jusqu'en 2020.
Ma première remarque porte sur les conséquences de cette stabilisation programmée pour les trois prochaines années, alors que les économies de structure ne seront pas immédiates et que les dépenses inéluctables en matière d'équipement vont fortement progresser. Le Livre blanc évoque la possibilité de mobiliser des « financements exceptionnels ». Pouvez-vous, monsieur le ministre, nous en dire plus ?
Il convient aussi de souligner l'ampleur du défi que représentera la mise en oeuvre de cette nouvelle politique. Sa cohérence d'ensemble repose sur une accentuation de l'effort d'équipement, qui serait en moyenne supérieur de 2,5 milliards par an à son niveau actuel, et sur une amélioration de la performance de notre organisation, qui devra dégager les économies de nature à financer ce surplus, tout en limitant l'impact sur nos capacités opérationnelles. Tous ces éléments sont indissociables. Seule une progression du budget d'équipement permettra de financer les renouvellements les plus urgents, notamment nos avions de transport, nos hélicoptères, nos blindés légers. S'agissant de l'organisation du ministère et des armées, les restructurations de grande ampleur n'ont pas manqué au cours des dix dernières années, notamment à la suite de la professionnalisation. Cependant, des progrès sont encore possibles, grâce à des implantations moins dispersées et à des structures de soutien moins cloisonnées.
L'une des conditions de la réussite de la réforme résidera dans le respect absolu des engagements financiers contenus dans le Livre blanc, tout particulièrement en matière d'équipement. Nous serons très attentifs à leur traduction dans le futur projet de loi de programmation militaire.
Une deuxième condition tient aux modalités retenues pour mener à bien la nouvelle étape des restructurations. Dans une armée professionnelle en permanence engagée dans les opérations, souvent dans des conditions difficiles, la motivation des hommes revêt un caractère essentiel. Elle suppose des conditions de vie et de travail en rapport avec les exigences qui leur sont imposées. Faute de quoi, le recrutement et la fidélisation des personnels risqueront de poser problème.
M. Roger Romani. - C'est vrai !
M. Josselin de Rohan, président de la commission. - Enfin, la recherche, l'innovation technologique et les savoir-faire industriels spécifiques font partie intégrante de la posture de défense d'un pays. (M. Philippe Nogrix approuve) Ils constituent aussi l'un des points forts de notre économie.
Le Livre blanc consacre toute sa deuxième partie à la dimension internationale de notre stratégie de défense et de sécurité. Ce volet n'est pas le plus facile à élaborer car une grande partie de sa mise en oeuvre nous échappe et reste tributaire des intérêts, des priorités ou des possibilités de nos partenaires au sein des différentes enceintes agissant dans le domaine de la sécurité. Nier cette réalité reviendrait à donner un caractère artificiel, voire incantatoire, à toute option qui s'en remettrait à des capacités multilatérales encore hypothétiques, aux lieu et place d'un effort national. Pour autant, il ne faut pas renoncer à toute ambition : il convient de fixer un cap et d'entraîner nos partenaires autour d'objectifs concrets et réalistes.
Le Livre blanc a abordé de manière objective et directe la question essentielle des rapports entre l'Europe de la défense et l'Alliance atlantique. Je me réjouis que la volonté de faire de l'Union européenne un acteur majeur de la gestion des crises et de la sécurité internationale soit définie comme « une composante centrale de notre politique de sécurité ». Il s'agit d'une nécessité politique, car l'Europe doit disposer d'une capacité d'action autonome, ne serait-ce que pour ne pas se trouver impuissante, comme au début des années 1990 face aux dramatiques évènements des Balkans. Il s'agit aussi de rationaliser nos efforts, aujourd'hui dispersés et redondants dans tous les domaines. Dans quelques jours, la présidence française va nous donner l'occasion de faire des propositions, dans un contexte rendu plus difficile par le référendum irlandais.
Dans de nombreux domaines, des avancées sont souhaitables, notamment la mutualisation de la formation ou des équipements communs à plusieurs pays européens. Enfin, la question des capacités autonomes de l'Union européenne en matière de commandement des opérations continuera de se poser. Pour le Livre blanc, l'Europe de la défense et l'Otan sont complémentaires.
S'agissant de la place de la France dans l'Otan, le Livre blanc expose les raisons pour lesquelles cette question ne se pose plus dans les mêmes termes qu'il y a une quarantaine d'années. Il souligne aussi en quoi un positionnement qui nous différencierait des vingt autres pays européens membres de l'Alliance pourrait avoir un impact sur nos projets en matière de défense européenne. Si les implications techniques d'une participation pleine et entière aux instances de l'Otan semblent relativement limitées, du fait de la place que nous occupons déjà dans l'organisation, il ne faut en revanche pas sous-estimer la résonance politique qu'aurait une telle décision.
Ce débat impose un réel effort d'explication auprès de l'opinion publique française comme internationale. A cet égard, le Livre blanc énumère un certain nombre de principes qui ne devraient pas être remis en cause, en premier lieu la liberté d'appréciation des autorités politiques françaises et la liberté de décision sur l'engagement de nos forces.
Il faut aussi faire en sorte qu'une telle option ne soit pas ressentie comme un abandon de toute ambition en matière de défense européenne autonome. On peut s'interroger sur les conséquences qu'aurait l'absence d'avancées significatives dans ce domaine au cours des prochains mois, alors que le Président de la République a lié l'évolution de notre position dans l'Otan à des progrès sur l'Europe de la défense.
Enfin, la modification de notre statut dans l'Otan ne saurait constituer un objectif en soi, alors que l'évolution du rôle de l'Alliance suscite des interrogations quant à son champ d'action géographique, ses domaines d'intervention et son mode de fonctionnement. Nous ignorons aujourd'hui comment ces questions seront abordées dans le nouveau concept stratégique que l'Alliance doit adopter en 2010.
Pour conclure, ce Livre blanc marquera une étape significative dans l'évolution de notre politique de défense et de sécurité. Grâce à la qualité et à la clarté de ses analyses, il définit les priorités stratégiques les plus adaptées au monde d'aujourd'hui et à ses évolutions prévisibles à l'horizon d'une vingtaine d'années. Il pose les bases d'une meilleure organisation de l'État en vue d'appréhender de manière plus globale et plus pertinente les enjeux de défense et de sécurité. L'ajustement du format de nos armées tient compte des contraintes qui pèsent sur nos finances publiques mais s'efforce de préserver les missions prioritaires. Souhaitons que les moyens dégagés nous permettent d'assumer nos responsabilités internationales. Ce Livre blanc fixe un cadre. La loi de programmation sera la prochaine étape essentielle. Nous attendons qu'elle en traduise fidèlement les orientations.
Ne nous leurrons pas : nos alliés, nos partenaires et nos adversaires seront parfaitement informés de nos capacités comme de nos carences. Le défi auquel nous devons faire face est tout simplement celui de la crédibilité de notre défense. Ce défi, nul ne peut le relever à notre place. (Applaudissements à droite et au centre)
Mme Michelle Demessine. - Vous nous présentez aujourd'hui les conclusions du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale qui ont été adoptées en conseil des ministres et dont les grandes lignes ont déjà été exposées devant des cadres militaires et policiers mardi par le Président de la République. Ce travail, qui définit la doctrine militaire de notre pays pour les quinze ans à venir, était indispensable car la situation internationale a considérablement évolué depuis 1994, date du dernier Livre blanc. Les problèmes géostratégiques ne se posent plus dans les mêmes termes : la chute du Mur de Berlin, la fin du Pacte de Varsovie, les attentats terroristes du 11 septembre 2001, l'organisation Al-Quaida, étant passés par là, il faut incontestablement adapter nos armées à la nouvelle situation. Nous devons donc analyser les menaces et les conflits auxquels pourraient-être confrontées nos armées, et par conséquent établir des priorités.
Pour autant, vos conclusions sont-elles toutes pertinentes ? La nouvelle doctrine de défense que vous nous exposez est-elle cohérente ? Nous ne le croyons pas. En premier lieu, elle souffre d'une grande ambiguïté. Les conclusions du Livre blanc, qui s'appuient pourtant sur un remarquable travail d'analyse et de prospective, donnent a posteriori, la désagréable impression de confirmer, pour les justifier, les économies qu'exige la révision générale des politiques publiques.
Vous expliquez les restructurations et les réductions drastiques d'effectifs de nos armées par les nouvelles données stratégiques, alors que c'est la logique strictement comptable de la RGPP qui prime : il s'agit de définir un format d'armées et un contrat opérationnel en fonction de la contrainte budgétaire.
Mardi dernier, le Président de la République a tenté de convaincre militaires et policiers que les économies étaient nécessaires pour gagner en efficacité et déployer de nouvelles ambitions. Dans le même temps, il faisait le constat que notre pays n'avait plus les moyens, techniques, logistiques et politiques d'assumer une vocation mondiale. A ce constat, réaliste mais fataliste, vous apportez des réponses paradoxales. Aux nouvelles menaces, vous répondez par une réduction drastique des effectifs et des moyens : 54 000 emplois civils et militaires seront supprimés en six ans, plus d'une trentaine d'implantations devraient disparaître, nos grands programmes d'armements, frégates Fremm, avions Rafale, missiles Scalp, seront retardés. Le report à 2012 de la décision sur la construction pourtant nécessaire d'un second porte-avions sera lourd de conséquences sur nos capacités et sur le rang de la France. Les Britanniques ne s'y sont pas trompés : lassés de nos tergiversations, ils lanceront seuls deux bâtiments.
M. Hervé Morin, ministre. - N'importe quoi !
Mme Michelle Demessine. - Nous doutons que ces économies permettent réellement de financer la modernisation des équipements et la réalisation de nos ambitions militaires. En effet, la plupart des suppressions de postes se traduiront par l'externalisation de missions de soutien, comme l'administration, l'habillement, mais aussi l'entretien des véhicules blindés, la fabrication des armements ou les infrastructures. L'exemple britannique montre que l'externalisation ne revient pas moins cher à l'État, au contraire.
Le concept de « base de défense » va façonner la future carte militaire : on mutualise les fonctions de soutien dans une logique interarmes, mais sans tenir compte de la synergie entre les unités ni de la spécificité de leurs missions, et dans une concertation à géométrie variable suivant la sensibilité politique des élus. C'est ainsi que le ministre de la défense a annoncé, lundi, la création de onze bases de défense, plaçant devant le fait accompli les populations et les élus, sans égard pour les conséquences. Mercredi dernier, à Cambrai, une chaîne humaine de mille cinq cents personnes a dénoncé la fermeture de la base aérienne 103 et celles prévues à Douai et Arras.
Les personnels civils sont inquiets de la disparition programmée de services administratifs. Certes, le Premier ministre a annoncé cette après-midi une enveloppe de 320 millions pour les communes touchées par le plan de restructuration et insisté sur l'accompagnement social des personnels. Nous serons vigilants sur la concrétisation de ces mesures.
Est-ce en réduisant nos capacités et nos moyens que nous nous adapterons à la nouvelle situation géostratégique ? Les menaces nouvelles sont diffuses et multiformes, la résolution des conflits conventionnels a changé de nature. Les forces terrestres sont primordiales, et ont besoin de capacités de projection aériennes et navales efficaces. Nous prenons le chemin inverse, en réduisant leur format, en renouvelant trop lentement un matériel à bout de souffle et en reportant la construction d'un second porte-avions, au risque de voir notre influence internationale reculer et notre crédibilité entamée.
Les travaux du Livre blanc ont été émaillés d'annonces qui entraînent des modifications stratégiques fondamentales : création d'une base navale à Abu Dhabi, redéploiement de nos forces pré-positionnées en Afrique, discours de Brest annonçant la diminution d'un tiers de la composante nucléaire aéroportée, envoi d'un bataillon supplémentaire en Afghanistan, et, bien entendu, retour complet dans le commandement militaire intégré de l'Otan. La récente déclaration du Président de la République sur l'Iran, « première menace qui pèse sur le monde », marque une rupture dans notre doctrine nucléaire, qui refusait la frappe en premier.
M. Hervé Morin, ministre. - N'importe quoi...
Mme Michelle Demessine. - Ne préfigure-t-elle pas une éventuelle participation à des frappes américaines ou israéliennes, depuis la base d'Abu Dhabi ? Nous estimons que la France ne lutte pas assez résolument contre la prolifération nucléaire et ne satisfait pas à tous les engagements pris dans le cadre du Traité de non-prolifération.
Autre sujet d'opposition : la pleine réintégration dans la structure militaire de l'Otan, en rupture complète avec le consensus national sur l'indépendance et l'autonomie de décision de notre pays. Cette décision inquiète jusque dans les rangs de votre majorité. En effet, depuis quelques temps, le Président de la République ne semble plus faire un strict préalable de l'acceptation par les États-Unis de l'Europe de la défense...
Feu le traité de Lisbonne...
M. Robert del Picchia. - Il n'est pas mort !
Mme Michelle Demessine. - ... plaçait de facto la politique européenne de défense sous la supervision de l'Otan. La crainte de perdre leur souveraineté en la matière a motivé pour partie le « non » des Irlandais.
Le Président n'a pas obtenu de réelles garanties sur le partage du pouvoir et l'autonomie de décision et d'évaluation des menaces. A la veille de la présidence française, l'absence de propositions concrètes en matière d'objectifs ou de politique de coopération pour les industries de défense me semble de mauvais augure. Ce renoncement implicite à une Europe de la défense autonome, qui fait de la France une puissance moyenne alignée sur les États-Unis, est en totale contradiction avec les ambitions affichées !
Nous ne voulons pas que l'Europe participe à la partie de dominos que jouent les États-Unis dans le monde, mais qu'elle mette tout son poids dans la résolution pacifique des conflits et le respect du droit international et des résolutions de l'ONU.
Le Livre blanc analyse les nouvelles menaces et les nouveaux risques mais sans hiérarchisation. Sa vision unilatérale, strictement occidentale, s'inscrit dans la conception américaine du choc des civilisations. Les solutions proposées sont essentiellement sécuritaires et militaires ; on ne se donne pas les moyens de s'attaquer aux causes profondes des tensions et des crises.
Le Livre blanc traite non seulement de la défense mais aussi de la sécurité nationale : c'est le « paquet sécuritaire ». Quel rapport entre le terrorisme et les catastrophes naturelles ? Certes, les menaces ne s'arrêtent plus aux frontières et la distinction entre sécurité intérieure et extérieure a perdu de sa pertinence, mais le concept de sécurité globale risque surtout d'entraîner un amalgame entre menaces à la sécurité de l'État et crises sociales... (Mme le ministre de l'intérieur lève les yeux au ciel)
Le Livre blanc érige le renseignement humain et spatial en nouvelle priorité, avec un doublement de son budget. Nous serons peut-être mieux renseignés, mais nos capacités d'intervention seront réduites !
Cette évolution est surtout l'occasion de renforcer les pouvoirs du chef de l'État, qui concentrera entre ses mains presque toutes les décisions en matière de défense et de sécurité. Heureusement, le Parlement a refusé que le Premier ministre soit dessaisi d'une partie de sa responsabilité en matière de défense au profit du Président. Avec le Conseil de défense et de sécurité nationale, un coordinateur du renseignement et un Conseil des affaires étrangères placés auprès du Président de la République, nous sommes bien loin de l'esprit de la Constitution qui prévoit, dans son article 5, que le Président de la République est le chef des armées. Son domaine réservé ne sera plus circonscrit aux affaires étrangères et à la défense.
Une telle concentration des pouvoirs en matière de sécurité et de défense n'est pas saine, d'autant que le contrôle du Parlement est très limité. Il n'est guère démocratique que la représentation nationale n'ait pas été mieux associée à une révision aussi fondamentale de notre doctrine de défense, et ne se prononce pas aujourd'hui par un vote.
Malgré quelques aménagements à dose homéopathique proposés dans votre projet de révision constitutionnelle, la revalorisation du rôle du Parlement en matière de défense n'est qu'un leurre. En lui soumettant le Livre blanc, vous aviez l'occasion de prouver votre volonté de l'associer aux questions de défense ; nous regrettons que vous ne l'ayez pas saisie. (Applaudissements sur les bancs CRC)
M. André Boyer - (Applaudissements sur les bancs socialistes et certains bancs du centre) Monsieur de Rohan, vous m'avez tendu une perche en citant Shakespeare cet après-midi lors de la réception des délégations de la Chambre des lords et de la Chambre des communes. Je la saisis ce soir, en parodiant la citation d'un autre poète : comment parler d'effort de défense, sans apporter les preuves budgétaires de l'effort de défense ? A cet égard, monsieur le ministre, permettez-moi de vous faire part de ma profonde inquiétude. Le Livre blanc précise que l'effort de défense consistera à maintenir les ressources annuelles en volume, hors charges de pensions. Or les dépenses liées aux opérations extérieures atteignent près d'un milliard d'euros en 2008 sans qu'une réduction puisse être envisagée à brève échéance. La réforme des statuts particuliers, prévue pour janvier 2009, conduira à une augmentation de la masse salariale, et des revalorisations -légitimes étant donné les sujétions du métier des armes- sont annoncées. Les restructurations seront coûteuses, qu'il s'agisse des mesures de compensation aux collectivités locales concernées...
M. Hervé Morin, ministre. - Elles ne coûteront que 320 millions d'euros.
M. André Boyer. - ... ou des mesures d'accompagnement social du personnel. Rappelons que la restructuration de DCN a coûté à notre pays, sur la dernière période de programmation, l'équivalent du programme des frégates multimissions.
Voix à gauche. - Et ce n'est pas fini !
M. André Boyer. - La mise en place de réelles bases de défense suppose d'importantes dépenses d'infrastructures. Nous nous accommodions souvent jusqu'ici de bâtiments chargés d'histoire, mais peu adaptés et difficiles à maintenir en bon état.
En contrepartie de toutes ces dépenses, quelles économies pouvons-nous faire ? Les réductions d'effectifs, pour être significatives, devront s'étaler sur six ans. Le Livre blanc précise que les restructurations ne devraient faire sentir leurs effets qu'au bout de trois ou quatre ans. Quant aux programmes d'armement, ils sont déjà insuffisamment financés, et les quelques économies que l'on pourra faire dans ce domaine devront être affectées aux besoins nouveaux. A ce propos, pourquoi avez-vous différé votre décision au sujet du second porte-avions, alors que nous avons cofinancé des études de définition avec les Britanniques et commandé des catapultes aux Etats-Unis ? Quelles sont les priorités d'équipement de notre pays, et à quoi devons-nous renoncer pour préserver l'essentiel ?
En ce qui concerne la marine nationale, on reporte depuis plusieurs années les plans de financements nécessaires pour répondre à ses besoins. Permettez-moi de rappeler mon attachement à la préservation d'une marine océanique, instrument de souveraineté et facteur de sécurité près de nos côtes et sur toutes les mers du globe.
Le Livre blanc préconise que les économies dégagées par les restructurations soient intégralement réutilisées au profit des équipements. Mais il est difficile d'identifier la source des trois milliards d'économies qui viendraient alimenter le budget d'équipement de nos forces.
M. Hervé Morin, ministre. - On va vous la dire !
M. André Boyer. - Je ne demande qu'à être rassuré par vos éclaircissements sur le volume et l'affectation des économies dégagées dans les trois prochaines années.
Ma préoccupation est d'autant plus vive que notre horizon en matière de défense reste étroitement lié au projet de construire l'Europe de la défense. Force est de constater que, dans ce domaine, nous sommes encore bien seuls et peu convaincants. Il nous faut être ambitieux et déterminés. Seul un effort budgétaire crédible au plan national peut nous donner une capacité d'entraînement. Nous devons relancer le projet européen de 1999 pour ce qui est des capacités militaires, de la conduite des opérations et de la planification au niveau européen. Nos rares partenaires éventuels ne se satisferont pas d'intentions affichées ou de déclarations de principe. Notre pouvoir de conviction repose sur le contenu de nos propositions et leur cohérence avec notre propre politique. Les annonces du Livre blanc sur la réintégration de la France dans l'Otan ne risquent-elles pas à cet égard d'être interprétées comme un renoncement ?
Nous sommes confrontés à une réforme difficile, qui impose des choix douloureux. Ne pas les formuler clairement, au plan national et européen, mettrait en péril la réforme elle-même, et la sécurité qu'elle veut et qu'elle doit assurer à notre pays. (Applaudissements au centre)
M. Yves Pozzo di Borgo. - « Il faut que la France ait une épée, il faut que ce soit la sienne » a déclaré un jour le général de Gaulle. N'oublions pas le rôle éminent qu'à joué notre Haute assemblée, tout au long de son histoire, pour que nous gardions cette épée. Déjà, en 1818, à la Chambre des pairs, il s'agissait avec le maréchal Gouvion Saint-Cyr d'adapter nos armées à la nouvelle donne diplomatique en Europe : ce fut une réussite. En 1867, au Sénat, le maréchal Niel tenta en vain de faire évoluer les mentalités, alors que l'armée coloniale avait pris trop d'importance par rapport à l'armée métropolitaine : ce fut un échec. Vint ensuite la grande loi de 1872 : la conscription nationale remise à l'honneur, un grand réseau de fortifications, la modernisation de nos équipements, et au bout du chemin la victoire de 1918. Puis iI y eut la loi désastreuse de 1928, votée à l'initiative du maréchal Pétain : la stratégie de la défensive, la ligne Maginot, la sclérose des mentalités et le désastre de 1940. Nous ne devons jamais l'oublier : il nous revient de faire le meilleur choix pour la Patrie et la République.
Ce choix, le général de Gaulle le fit un jour pour la France en décidant de créer une force de dissuasion nucléaire. Ma famille politique combattit longtemps ce projet, notamment lors du vote de la Ioi de 1963. Mais il faut le reconnaître : en devenant une puissance nucléaire, la France resta fidèle à son message universel et à son destin politique. Cette force de dissuasion donne aujourd'hui à notre pays une garantie ultime contre l'agression d'un État étranger, sans doute peu imaginable aujourd'hui mais toujours possible. Aujourd'hui, nous voici de nouveau au rendez-vous de notre Histoire : la France ne doit pas se tromper de chemin.
La France est et demeure une puissance nucléaire. II ne faut pas y renoncer. Nous maintenons notre double panoplie nucléaire, balistique et aéroportée. Il est bon de laisser un éventuel adversaire dans le doute sur la qualité et la diversité de notre frappe nucléaire. Mais je m'interroge sur le sort de nos bases aériennes affectées à cette mission, leur implantation géographique et leur modernisation. Quel avenir pour Luxeuil, qui fut notre première base aérienne opérationnelle en 1963 ? Le missile balistique est notre principal outil de dissuasion nucléaire. Mais avec quatre sous-marins lanceurs d'engins et six sous-marins d'attaque à propulsion nucléaire, nous avons atteint une limite à ne pas franchir si nous voulons maintenir notre crédibilité. Nous devons revenir à six sous-marins lanceurs d'engins, en mission, en réserve ou en réparation.
Il est également nécessaire de bien équiper nos forces conventionnelles pour un conflit de nature classique, même si un tel conflit est peu probable aujourd'hui. Notre histoire militaire est pleine de conflits que l'on estimait peu probables, depuis la bombarde anglaise à la bataille de Crécy en 1343 jusqu'à la menace nucléaire soviétique lors de la crise de Suez de 1956. Le char Leclerc de conception classique est un fleuron de notre cavalerie blindée et une réussite de notre industrie d'armement ; le Rafale et le Mirage 2000 sont indispensables à notre capacité aérienne.
Comme vous l'avez dit, monsieur le ministre, notre armée de terre doit s'adapter aux conflits modernes ; elle doit disposer d'une force projetable de 30 000 hommes en six mois, de la Mauritanie à l'Afghanistan. Les conflits du XXle siècle sont au sud plutôt qu'à l'est. Nous devons protéger nos communications, nos ressortissants, nos approvisionnements : la Turquie par exemple est devenue un carrefour énergétique stratégique, puisque la moitié des exportations mondiales de gaz transitent par ce pays. Nous devons assurer cette protection grâce à une force professionnelle, équipée, mobile et capable de déclencher un feu surprenant et décourageant pour l'adversaire.
Telle est l'orientation principale de ce Livre blanc. Ne négligeons pas pour autant ce qui fait la richesse de notre armée, par exemple la force alpine.
M. Didier Boulaud. - Il n'y en a plus ! Ils ferment le centre de Barcelonnette !
M. Yves Pozzo di Borgo. - Nos bataillons alpins sont stationnés à Annecy, Bourg-Saint-Maurice, Chambéry, Briançon et Barcelonnette. On dit les deux derniers sites menacés ; vous nous rassurerez peut-être. On voit en Afghanistan à quel point la guerre de montagne reste actuelle ; la chaîne des Alpes est un terrain d'entraînement irremplaçable. La formation à la guerre de montagne est indispensable à un corps expéditionnaire projetable.
Doter notre espace aérien de 300 avions polyvalents de type Rafale ou Mirage 2000, dont 270 en ligne, est une bonne décision. Il y eut des manquements dans notre aviation de transport et de ravitaillement : citons seulement l'exemple de Kolwezi. Il faut également faire des efforts dans le domaine de l'observation.
J'insisterai sur la protection de nos satellites. Certains d'entre vous ont peut-être regardé hier le match de football à la télévision...
M. Josselin de Rohan. - Ceux qui n'étaient pas en séance ! (Rires)
M. Yves Pozzo di Borgo. - Au milieu du match, un orage a éclaté et privé d'images la moitié de l'Europe. Imaginez qu'un pareil incident se produise pour nos satellites ! La protection de nos satellites est fondamentale.
Je mettrai aussi l'accent sur la nécessaire qualité de notre défense aérienne. Nous devons être toujours en éveil pour protéger nos sites sensibles. Je n'en dirai pas plus par souci de confidentialité, mais cela doit rester pour le Gouvernement une préoccupation permanente, et ce n'est pas l'administrateur de la Tour Eiffel qui me démentira.
J'aborde enfin la question du sort de la marine nationale dans sa définition classique. Le Livre blanc n'insiste pas assez sur le fait que la France dispose dans l'hémisphère sud d'une zone maritime aussi grande que l'Europe.
Chacun sait très bien que la mer est l'avenir du monde : la marine a un rôle à jouer dans la protection de cette zone. Chacun le comprendra : laisser, pour des réparations indispensables, un porte-avion à quai pendant dix-huit mois implique un autre porte-avion en mer. Quelles solutions envisager ? L'Europe, une coopération avec le Royaume-Uni ? On ne peut pas faire l'impasse sur la flotte de surface.
Le 14 novembre 2006, lors d'un colloque au Sénat -mais je suis le seul à me le rappeler-...
M. Jean-Pierre Raffarin. - Mais non !
M. Yves Pozzo di Borgo. - ... j'avais avancé l'idée d'une garde nationale pour ne pas couper complètement notre jeunesse de l'effort de guerre.
Chacun le comprend bien, la roue de l'illusion a tourné. En 1968, le général Ailleret parlait de défense « tous azimuts », une formule blessante et injuste pour nos amis américains, nos alliés de toujours. En 1949, avec le traité de l'Atlantique nord, nous avons maintenu la paix et la prospérité en Europe occidentale. La rentrée militaire complète dans l'Otan est une initiative heureuse du Président de la République. Comme aimait à le dire mon maître, Jean Lecanuet, ancien président de la commission des affaires étrangères du Sénat, notre sécurité repose sur deux piliers : le pilier atlantique et le pilier européen : le Président de la République a retrouvé la pensée centriste et j'en suis ravi.
Il ne faut cependant pas se tromper d'objectif ; le pacte de Varsovie a été dissous et l'Otan doit, pour s'adapter à la nouvelle donne, réfléchir à ses conceptions comme à ses ambitions stratégiques. Les Russes sont très irrités par ce qui se passe en Ukraine ou en Géorgie ; évitons les provocations inutiles telles que l'installation sans consultation de missiles en Europe.
Ne rééquilibrons pas nos finances publiques aux dépens de la défense. Nous ne lui consacrons que 1,65 % de notre PIB contre 2,33 pour le Royaume-Uni. C'est trop peu ; s'il y a des économies à trouver, réalisons-les sur le personnel civil et sur l'administration. L'inversion que vous proposez est donc très importante. Valorisons mieux le patrimoine et rendons plus rigoureux le contrôle général. La presse satirique s'est fait l'écho, à tort ou à raison, de dépenses inutiles en Côte d'Ivoire.
M. Hervé Morin, ministre. - A tort !
M. Yves Pozzo di Borgo. - Traquez les dépenses inutiles qui font du tort à la défense !
J'allais parler de politique du personnel ; en fait, il s'agit de recrues qui sont prêtes au sacrifice suprême. Respectons et honorons leur choix. L'élu parisien que je suis sais combien il est inacceptable que des retours à la vie civile se traduisent par un passage à l'ANPE et le départ d'un logement social. Malgré la professionnalisation, ces soldats restent ceux de la République, ceux de la France !
« Arrière les canons » proclamait Aristide Briand à Genève. Nous demeurons des humanistes mais si nous voulons la paix, nous devons préparer la guerre. N'oublions pas que le message de la France est un message de paix. Il y a des armes cruelles, n'hésitons pas à convaincre la communauté internationale qu'il faut les supprimer. N'hésitons pas non plus à proposer de plafonner les dépenses militaires. La France n'est pas seulement le pays des soldats de l'An II, elle est aussi la patrie des droits de l'homme.
En un demi-siècle après Pierre de Chevigné, et après François Léotard, c'est la troisième fois qu'un ministre centriste se voit confier la défense de notre pays. Le groupe UC suit avec attention votre parcours gouvernemental et vous assure de son soutien amical. Notre combat commun est d'assurer la paix, d'affermir la liberté et de conforter la démocratie. Vous avez en charge le sort des armes de la France, ce sont aussi celles de l'Europe. (Applaudissements au centre et à droite)
M. Didier Boulaud. - Mes premiers mots seront de regret : je regrette que le Livre blanc ne fasse pas l'objet d'un véritable débat parlementaire suivi d'un vote. Ses conclusions, déjà avalisées par le Président de la République, auraient dû bénéficier d'un examen minutieux de nos commissions. Au lieu de cela, nous avons une simple opération de communication. C'est cette méthode, peu respectueuse des droits du Parlement et méprisante pour l'opposition qui nous a conduits, Mme Adam et moi, à démissionner de la commission du Livre blanc à force de trouver dans la presse des engagements conditionnant nos travaux ; réforme du renseignement, poursuite du rattachement de la gendarmerie à l'intérieur, création d'une base à Abu-Dhabi, envoi de renforts en Afghanistan, réintégration de l'Otan, réduction de la composante nucléaire aéroportée, réduction du format des armées, réduction sans concertation des implantations territoriales, la commission était devenue le registre notarial des annonces du Président de la République.
Pire encore, la révision générale des politiques publiques se mettait en oeuvre sans transparence, imposant des réductions drastiques. Bref, les belles envolées du Livre blanc furent prises entre l'enclume de l'Élysée et le marteau de la RGPP.
Conscients de la nécessité d'une vraie réforme, nous ne voulions pas cautionner une entreprise peu soucieuse des droits du Parlement. Je n'ai eu de cesse de réclamer une discussion suivie d'un vote, qui aurait servi à faire émerger un consensus et légitimé les modalités de notre défense. Une série de courtes interventions encadrées par la parole ministérielle n'est qu'un rituel destiné à vous donner bonne conscience en vous permettant de communiquer en affirmant que le Parlement a délibéré. Mais sans délibération et sans vote, voici le Sénat devenu la Haute chambre d'enregistrement ! A l'Assemblée nationale, les groupes ont eu chacun une heure ; nous n'avons qu'un quart d'heure. Nous sommes très flattés de la présence de quatre ministres -de deux maintenant-, mais on nous avait promis le Premier ministre, comme à l'Assemblée nationale... Je m'étonne, monsieur le Président, de cette différence de traitement entre les deux chambres.
Un nouveau Livre blanc était nécessaire car le contexte stratégique s'est transformé depuis 1994 et que la crise financière guettait. Il l'était aussi parce que la France devait prendre le virage d'une véritable Europe de la défense et qu'après le bouleversement de la professionnalisation, il fallait recréer ou refonder le lien Nation-armée et reconsidérer le statut des militaires.
Dès le départ, l'exercice a manqué sa cible car notre Livre blanc aurait dû être couplé avec un exercice similaire au niveau européen. La présidence française de l'Union aurait été l'occasion rêvée, mais l'on s'est contenté d'un travail franco-français.
En quinze petites minutes, je ne pourrai qu'évoquer quelques points frappants de ce texte foisonnant. Le nerf de la guerre, d'abord : le Livre blanc de 1994 était devenu obsolète et le modèle proposé une coquille vide tant les financements étaient inappropriés, ainsi que le Président de la République l'a reconnu dans sa préface : « le modèle 2015 était inadapté et inaccessible ». J'avais averti le Gouvernement mais Mme Alliot-Marie me répondait sous les applaudissements de l'UMP que tout allait bien et que le modèle était viable. Comment peut-on découvrir subitement autant de trous dans l'armure ? Il manque 6 milliards par an de 2009 à 2015 ! Si les dépenses d'équipement n'ont pu être honorées entre 2003 et 2008, c'est qu'elles avaient été sous-évaluées lors de la programmation initiale et votre bilan pèsera sur vos choix.
Vous devez répondre à de sévères critiques qui n'émanent pas seulement de l'opposition. Elles se lisent dans les journaux ; elles se murmurent dans les casernes ; j'ai pu lire récemment que votre politique conduit au déclassement de la France. Mais ne vous y trompez pas, nulle mauvaise joie -Schadenfreude disent les Allemands- dans mon propos. Il est néanmoins savoureux qu'on interpelle ainsi ceux qui portaient contre nous des accusations injustifiées.
On ne peut pas éliminer ces rudes diagnostics d'un revers de main disciplinaire. Des officiers généraux et supérieurs écrivent dans Le Figaro : « une réduction prévisible et sans imagination du format des armées à peine compensée par d'hypothétiques améliorations : il y a quelque imposture à présenter ces résultats comme un progrès ». Fermez le ban... Ce n'est pas rien !
Cette expression publique de militaires pose d'ailleurs la question sur la possibilité, pour les militaires, d'exercer des droits démocratiques élémentaires ; cette question, escamotée en 2005, reste toujours d'actualité.
Ne nous trompons pas d'exercice : les arbitrages en cours sont conditionnés par deux exercices pas nécessairement convergents : la prochaine loi de programmation militaire et les budgets afférents d'une part, la RGPP d'autre part.
Je peux dire dès maintenant que les objectifs physiques et financiers du Livre blanc risquent d'apparaître, quand seront connus la carte militaire, la liste des restructurations et le montant des crédits militaires, comme autant de voeux pieux et une façon de faire avaler aux personnels de la défense une potion très amère.
Votre politique, c'est un acte de foi : demain, dites-vous, nous ferons mieux avec moins ! Selon le Livre blanc, les économies engendrées par les restructurations seront « intégralement réutilisées pour la défense » ; mais il y aura surtout des dépenses ! La réforme de la défense, dit encore le ministre, représente « un effort sur six ans qui devrait permettre de dégager 2 milliards d'euros par an ». Comment fera-t-il ? J'ai encore en mémoire le coût faramineux de la sous-évaluation de la professionnalisation qui avait plombé lourdement les budgets de la défense après 1997. Je crains qu'on ne répète les mêmes et graves erreurs d'évaluation.
Autre mystère, la réduction de 54 000 postes, 46 500 dans les armées et 7 500 pour le personnel civil et militaire des directions du ministère ; est-on sûr que cette diminution du format ne touchera pas les capacités opérationnelles ? Disposera-t-on bien, in fine, d'une force ramassée, plus musclée et plus efficace, avec une même qualité de recrutement ? On parle beaucoup de mutualisation et d'externalisation ; a-t-on réalisé à ce propos des études d'impact, des évaluations, des prévisions ? Elles intéresseraient à coup sûr les membres de notre commission...
J'approuve l'importance donnée à l'autonomie d'appréciation et de décision ; il est bon que la fonction « connaissance et anticipation » soit ainsi revalorisée. Je serai particulièrement vigilant pour que « l'effort massif d'investissement sur le renseignement » soit réel.
Un mot de l'analyse de la situation internationale. La commission du Livre blanc a bien travaillé, les échanges ont été riches et animés ; mais pour quel résultat ? Une Weltanschauung définie seulement à partir des angoisses de l'Occident, une sécurité internationale définie à partir de la seule supériorité des armes, de l'efficacité des systèmes de protection et de l'unité du camp occidental. A la place de la politique « bloc contre bloc », l'ébauche d'un affrontement entre blocs de civilisation. On perçoit à travers tout cela une sorte de pessimisme global face aux dynamiques qui modèlent l'ordre international, et toutes les évolutions sont appréhendées comme des risques et des menaces. Aucune volonté de maîtriser les dangers par des politiques actives de prévention, de désarmement négocié, de nouvelles formes de régulation multilatérale. Les menaces, incertaines et diffuses, sont présentées de manière confuse. Comment mieux armer la France, et aussi l'Europe, pour mieux les défendre si toutes les menaces se valent, terrorisme, pandémies, prolifération nucléaire, guerre informatique, criminalité organisée ? On ne voit se dégager nettement ni les outils conceptuels d'aide à la décision, ni les priorités opérationnelles ; on voit en revanche primer un discours sécuritaire anxiogène et lourd de sous-entendus.
Il est nécessaire de résoudre les conflits ; mais même si la solution n'est pas toujours militaire, loin de là, il faut être prêt à assumer le prix militaire de notre insertion active dans le monde tel qu'il est.
L'analyse stratégique du Livre blanc donne la primauté à la mission de projection, en annonçant un recentrage de nos dispositifs de défense sur un axe qui va de l'Atlantique à l'Océan indien. Si les arguments avancés ont de la consistance, cette orientation, sans le dire clairement, fait le deuil de la vocation mondiale de notre défense. Elle prend certes en compte les limites de notre puissance militaire et tend à éviter les éparpillements de nos forces, mais elle semble étrangement parallèle à celle définie il y a quelques années déjà par l'administration Bush. Il est vrai que le parti pris était dès le départ la réintégration complète au sein des structures militaires de l'Otan placées sous commandement américain. (Mme Nathalie Goulet approuve) Je suis sur ce point d'accord avec l'ancien Premier ministre Alain Juppé qui se demande « si on n'est pas en train de faire un marché de dupes en rentrant sans conditions dans le commandement militaire intégré de l'Otan ».
Cette réorientation atlantiste est lourde de conséquences ; pourquoi avoir renoncé à notre singularité ? Pourquoi inverser les priorités ? Pourquoi un tel empressement à s'aligner ? Supercherie de nous rebattre alors les oreilles avec l'Europe de la défense, alors qu'une dépêche de l'AFP nous apprend que deux des trois régiments de la brigade franco-allemande sont menacés ! Après le 3 juillet, monsieur le ministre, vous aurez à vous expliquer ! Ma collègue députée Patricia Adam vous a posé une question à laquelle j'espère que vous répondrez : que s'est-il passé dans le monde depuis que Mme Alliot-Marie déclarait, en février 2007 : « sur le plan politique, le statut singulier de notre pays au sein de l'Alliance lui permet de faire entendre sa voix et d'être écouté » ?
Le signal de cette réorientation politique sera interprété négativement à Moscou, à Pékin et par l'opinion internationale qui perçoit souvent l'Otan comme un outil au service de la politique extérieure des États-Unis.
Je conclurai en évoquant le centralisme présidentiel mis en musique par le Livre blanc. A rebours de toutes les déclarations sur le rééquilibrage des pouvoirs, l'Élysée s'oriente vers une extension du domaine réservé du Président de la République ; ce que le Livre blanc appelle « la réorganisation des pouvoirs publics » n'est qu'une confiscation des pouvoirs ! Qu'on en juge : création d'un Conseil de défense et de sécurité nationale, présidé par le Président de la République, qui préside en outre le Conseil de politique nucléaire créé par un décret du 21 avril 2008 ; création du Conseil consultatif sur la défense et la sécurité nationale auprès du Président de la République, réunissant des personnalités indépendantes nommées par lui ; création du Conseil national du renseignement, présidé par lui, nomination d'un Coordonnateur national du renseignement, placé auprès de lui ; création imminente d'un Conseil des affaires étrangères auprès du même Président de la République. Une prochaine réforme de l'ordonnance de 1959 traduira cette organisation dans les textes ; nous constaterons alors l'ampleur de l'effacement du Premier ministre et des ministres concernés.
Et, comme s'il fallait encore serrer les boulons, on apprend la nomination, par le Président de la République, d'un coordonnateur des travaux d'élaboration du futur projet de loi de programmation militaire, placé auprès de lui. L'oeil de l'Élysée ! La présidentialisation du pouvoir deviendra ainsi totale dans les domaines de la défense et de la sécurité, extérieure et intérieure ; la plupart des décisions seront concentrées dans les mains d'un seul homme, loin du Gouvernement, sans que le Parlement puisse les contrôler. Nous ne pouvons que condamner cette évolution.
Le groupe socialiste restera vigilant face aux évolutions de notre dispositif de défense et aux conséquences de votre réforme sur la condition militaire, les droits des personnels, les restructurations et la cohérence et l'efficacité de notre outil de défense, garant de la sécurité de la Nation.
M. André Dulait. - Depuis le dernier Livre blanc de 1994, la situation mondiale à beaucoup évolué et un nouveau contexte géopolitique impliquant de nouvelles formes d'engagement des forces est apparu. Le lien entre défense nationale et sécurité intérieure s'est établi durablement. Comme l'a dit le Président de la République le 17 juin, « nous devons nous prémunir contre toute crise majeure sur le territoire national, intentionnelle ou non. Notre nouvelle stratégie doit conduire à une réorganisation de nos efforts et de nos moyens ».
Le Livre blanc prend en compte l'ensemble des crises prévisibles dans un contexte de mondialisation irréversible. Il existe une mondialisation de la menace terroriste, de la prolifération nucléaire, du crime organisé : une crise qui a sa source loin de l'Europe peut désormais l'affecter. La mondialisation des échanges, la révolution des communications et la lutte féroce pour les ressources stratégiques sont de même des phénomènes qui affectent la planète avec une rapidité que favorise celle des transports et des migrations.
Dans ce contexte, la distinction entre sécurité extérieure et sécurité intérieure s'estompe. La France et l'Europe ne bénéficieront plus demain de l'effet protecteur de la distance géographique par rapport aux zones de crises. Les orientations du Livre blanc témoignent de la détermination des autorités françaises à tirer les conséquences de ce constat.
La première d'entre elles est la mise en place d'une fonction stratégique, « la connaissance et l'anticipation », en un mot le renseignement, qui est notre première ligne de défense. Elle doit garantir notre autonomie de décision et éclairer nos actions le plus en amont possible. La création, auprès du Président de la République, d'un Conseil national du renseignement et d'un coordonnateur national est essentielle. Le renforcement des moyens matériels et humains doit permettre de placer le dispositif de communication et d'information au centre de la gestion des crises ; et les objectifs opérationnels seront désormais assignés conjointement à la sécurité intérieure, à la sécurité civile et aux forces armées. Cette coordination est l'un des éléments fondamentaux de notre nouvelle stratégie.
Celle-ci s'inscrit complètement dans l'ambition européenne. L'Europe doit se doter de capacités plus importantes d'intervention globale, de déploiement d'opérations de maintien de la paix ; elle doit dynamiser son industrie de défense. La protection des citoyens européens implique un renforcement de la coopération contre le terrorisme et les attaques informatiques ainsi qu'une sécurisation durcie des approvisionnements en matières premières stratégiques.
Le Livre blanc souligne la complémentarité entre l'Union européenne et une Alliance atlantique que nous n'avons jamais abandonnée. Depuis que nous avons quitté, en 1966, le commandement intégré, beaucoup de choses ont évolué ; mais notre indépendance a été préservée car toutes les décisions politiques sont prises par consensus des vingt-sept alliés : la France a la même voix que les États-Unis.
En outre, l'Otan n'est pas allée en Irak, même si l'Italie et l'Espagne ont participé aux opérations puis se sont retirées ; et nous avons retardé à Bucarest le processus d'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie. Voilà qui démontre la souplesse politique et stratégique de l'Otan. Enfin, depuis les septennats de François Mitterrand et de Jacques Chirac, la réévaluation de notre place dans l'Otan a été engagée.
De nouveau, nous siégeons dans les instances politiques et militaires, nos procédures militaires sont harmonisées avec celles de l'Otan, nos industriels fabriquent des matériels aux normes de l'organisation. Il s'agit aujourd'hui de siéger au Comité des plans de défense et d'affecter des officiers supérieurs dans les commandements. Nos troupes sont sur le terrain avec l'Otan, à la restructuration de laquelle nous devons participer tout en maintenant notre indépendance en matière de dissuasion nucléaire, « assurance vie » de notre pays.
Cette stratégie suppose de nouveaux formats pour nos armées en fonction des objectifs opérationnels retenus par le Gouvernement d'après le Livre blanc, soit une force terrestre de 88 000 hommes autorisant une projection à distance de 30 000 hommes en six mois, un dispositif d'alerte permanent de 5 000 hommes et une capacité mobilisable sur le territoire national de 10 000 hommes, un groupe aéronaval avec 18 frégates de premier rang et 6 sous-marins nucléaires d'attaque, une capacité à déployer un ou deux groupes navals amphibie ou de protection du trafic maritime et un parc de 300 avions de combat.
Nous devons mieux maîtriser le coût de possession des matériels, qui engage les services de l'État depuis leur acquisition jusqu'à leur démantèlement, en mettant en place une nouvelle organisation sous la responsabilité d'un directeur de programme. Il s'agit d'améliorer la disponibilité et la modernisation des équipements les plus utilisés en opération, de lancer les programmes liés au renseignement et à la préparation de l'avenir, d'améliorer la protection de nos soldats et d'initier de nouveaux programmes dans le domaine de la connaissance-anticipation.
Pour cela, la France doit consacrer à sa défense un effort financier majeur. Dans un premier temps, les ressources annuelles, hors charges de pension, seront maintenues en volume. Dès l'année 2012, le budget sera accru en volume de 1 % par an. D'ici 2020, l'effort consenti pour la défense hors pensions s'élèvera à 377 milliards d'euros. Les restructurations se traduiront par une diminution importante des effectifs et une réduction des coûts de fonctionnement. Les marges dégagées seront intégralement réinvesties au profit de la condition du personnel, mais surtout du budget d'équipement, qui passera de 15,2 milliards d'euros en 2008 à 18 milliards d'euros en moyenne annuelle jusqu'en 2020.
Un Conseil de défense et de sécurité nationale présidé par le Président de la République, dont le Conseil national du renseignement sera l'une des formations majeures, veillera au respect de cette stratégie que le Premier ministre appliquera. Le rôle du Parlement sera renforcé vis-à-vis des opérations extérieures, des accords de défense et du suivi du Livre blanc. (M. Didier Boulaud en doute)
Une adhésion globale de la Nation est nécessaire car la défense demeure toujours et partout l'affaire de tous. Pour cela, le Livre blanc préconise de relancer la formation des jeunes et des élus locaux, de rénover la journée d'appel et de préparation à la défense, de créer un service civique et d'organiser des volontariats au service de la sécurité de la France. Il ne concerne pas exclusivement la défense militaire, mais l'ensemble des acteurs contribuant à la sécurité et à la protection de nos concitoyens, avec au premier chef les ministères de l'intérieur et des affaires étrangères. C'est de la capacité de la représentation nationale à coproduire les réformes indispensables, avec les élus locaux et le Gouvernement, sous l'impulsion du Président de la République, que dépendra la réussite de cette stratégie. (Applaudissements à droite)
M. Georges Othily. - Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale définit un concept global permettant de répondre à la nouvelle donne française et internationale, et expose les principaux enjeux nationaux et internationaux à venir. Le Livre blanc de 1994 était celui de l'après-guerre froide et de la fin de la conscription, celui de 2008 est celui de la mondialisation. Les nouvelles dynamiques y sont appréhendées sous l'angle des risques et les réponses sont essentiellement sécuritaires. On peut regretter que des voies comme le désarmement multilatéral, le jeu des coopérations ouvertes, la régulation collective n'aient pas été davantage explorées.
Une nouvelle mission est assignée à la défense : l'anticipation. Depuis les attentats du 11 septembre, le terrorisme a brusquement changé d'échelle et a pris racine au coeur des pays occidentaux. Les conflits, désormais interconnectés, se sont multipliés. Des menaces d'un genre nouveau sont apparues, liées à la cybercriminalité, au réchauffement climatique ou à la course à l'énergie. Gouverner, c'est prévoir. Mais pour prévoir, il faut savoir. Le Livre blanc consacre la fonction du renseignement et prévoit d'accroître nos capacités d'observation, notamment spatiales.
Autre point positif, le recadrage de notre doctrine de dissuasion. L'arme nucléaire demeure la garantie la plus crédible de notre indépendance et de notre sécurité. Elle est aussi profondément engagée au service de la paix et du règlement pacifique des conflits. On avait pu craindre, ces dernières années, des inflexions dans la doctrine nucléaire française. Les propos du président Chirac à l'île Longue laissaient redouter une dérive vers une stratégie d'emploi et la nouvelle génération de responsables politiques et militaires, qui n'a pas connu la guerre froide, était moins convaincue des bienfaits du nucléaire. Le Livre blanc conforte la dissuasion dans sa logique et ses programmes. Il s'agit toujours de protéger nos intérêts vitaux en maintenant des forces nucléaires à un niveau de stricte suffisance. Par ailleurs, il faudra définir la place du nucléaire français au sein de l'Alliance atlantique et son articulation avec la PESD dans une Europe élargie. La défense européenne est une priorité de la présidence française de l'Union, mais certains de nos partenaires sont favorables à une dénucléarisation.
Le Livre blanc préconise une concentration géographique prioritaire de nos capacités d'intervention de l'Atlantique à l'Océan indien, en passant par la Méditerranée et le golfe arabo-persique. On ne peut qu'approuver ce recentrage sur des zones où les risques impliquant les intérêts français sont les plus élevés, mais il ne faut pas oublier la zone Antilles-Guyane. Son éloignement peut rendre une projection rapide de renforts humains et matériels difficile. Si la probabilité d'actions hostiles de la part d'un acteur régional est faible, il y a des risques importants de catastrophes naturelles et de trafics de tous ordres. Et le site de Kourou justifie des moyens spécifiques.
Le Livre blanc est un peu ambigu sur ce sujet. D'un côté, on parle de redéfinir les forces stationnées au niveau strictement nécessaire aux missions des armées, ce qui laisse présager un dégraissage des effectifs ; de l'autre, on évoque des moyens importants au bénéfice du centre spatial et de la lutte contre les narco-trafics. Est-ce à dire que l'essentiel des forces dans la région Caraïbes sera positionné en Guyane ? Avec la réduction des effectifs de la fonction publique, de l'éducation nationale et de Météo France, sans oublier la remise en cause des dispositifs de défiscalisation, toute réduction du format des armées et de la taille des unités dans les régions ultramarines affectera davantage leurs économies déjà fragilisées.
S'agissant des dispositifs de régulation collective, plus que jamais nécessaires pour protéger nos citoyens mais aussi pour construire une mondialisation équilibrée, éthique et respectueuse des individus, le Livre blanc prône à la fois une ambition européenne renforcée et la réintégration de la France dans l'Otan. Nous sommes tous conscients de l'importance pour l'Europe d'une véritable politique étrangère et de défense. Mais, soyons francs, elle n'existe pas aujourd'hui. Toute avancée suppose d'abord de rénover l'Otan, et de redéfinir le partage des tâches entre cette organisation et l'Union. A défaut, je crains que l'Otan ne reste pour certains un substitut confortable à une défense européenne.
Quoi qu'il en soit, on retient surtout de ce Livre blanc la réduction des effectifs. Une trentaine de casernes ou de bases militaires sont amenées à disparaître. Si cette réforme peut sembler indispensable, encore faut-il que ses conséquences soient acceptables pour les familles des militaires et les populations qui les accueillent. Il faut tenir compte du tissu économique local dans un esprit constant d'aménagement du territoire.
Pour conclure, on a un peu le sentiment que les objectifs de notre défense ont été ajustés à la réalité de ses moyens, au lieu de l'inverse. On peut certes faire des économies, mais l'armée ne doit pas être une variable d'ajustement budgétaire. La dépense de défense est trop souvent présentée comme un fardeau. Or la paix a un coût et celui de la guerre est bien plus élevé.
Notre politique de défense et de sécurité doit assurer la cohésion du peuple français autour de valeurs partagées et marquer une nouvelle ambition de la France dans le monde. Elle doit nous préparer à prévenir les conflits, à défendre nos intérêts. Elle exige de l'anticipation. Notre dépendance budgétaire, creusée par la dette, fait obstacle à l'indépendance nationale. Les assurances que vous nous avez données, monsieur le ministre, sont bien le moins que l'on puisse faire si l'on veut avoir une influence au sein de l'Otan.
Chacun sait que les arbitrages sur les équipements relèvent de la conformité du budget militaire à la loi de programme et de la révision générale des politiques publiques. Nous resterons attentifs, pour que les objectifs du Livre blanc ne restent pas voeux pieux. (Applaudissements à droite ; M. Didier Boulaud applaudit aussi)
M. Hervé Morin, ministre. - Vous avez eu raison de rappeler, monsieur le président de Rohan, monsieur Dulait, que notre ambition sera celle que nous nous fixerons à nous-mêmes. La France a trop souvent cherché des boucs émissaires à ses propres faiblesses : il est bon de rappeler que notre ambition dépend de la volonté de la Nation et de ses représentants, notamment par le vote de la loi de programmation militaire.
Le Président de la République a clairement confirmé son ambition, au travers de la loi de programmation militaire, de voir la France demeurer une puissance militaire globale. Les engagements qui ont été pris seront tenus. Afin de parer à toute incertitude sur les crédits, indispensables pour les livraisons à venir -et je salue le travail et la lucidité de Mme Alliot-Marie et de M. Chirac qui ont su lancer un renouvellement essentiel- des ressources extrabudgétaires exceptionnelles ont été prévues qui prendront la forme de cessions immobilières, dont le fruit nous reviendra avant la vente grâce à la création d'une société immobilière, de vente de fréquences et de participations publiques, pour une capacité de financement de 3 milliards à 3,5 d'ici à 2011.
Deuxième arbitrage du Président de la République, qui fait de la défense une exception dans la sphère de l'administration : la totalité des économies réalisées par notre ministère lui restera consacrée, pour l'amélioration de la condition militaire ainsi que l'équipement des forces, dont le budget passera de 16 à 18 milliards dans la prochaine loi de programmation.
Je vous suis sur la nécessité de préserver les crédits de recherche, voire, je l'espère, de les augmenter légèrement dans cette loi : nous devons sauvegarder nos compétences, nos qualifications, nos bureaux d'étude.
Vous nous avez reproché, madame Demessine, un manque de concertation. J'ai connu trois restructurations. Lors de celle de 1992, alors que j'étais membre de la commission de la défense de l'Assemblée nationale, je revois encore Pierre Joxe présenter le document intangible que découvrait la représentation nationale. En 1994, alors que j'étais membre du cabinet de François Léotard, j'ai souvenir que c'est sur arbitrage du Premier ministre et du ministre de la défense que le document fut transmis aux parlementaires de la majorité, la veille au soir, et le matin même à ceux de l'opposition. En 1996, M. Million annonçait la restructuration un 17 juillet, alors que la France était en vacances et la session parlementaire close.
J'ai, pour ma part, reçu les parlementaires depuis deux mois et demi. Ce travail de concertation m'a été fort utile et m'a conduit à certains ajustements. Lorsqu'une réponse positive n'était pas possible, j'ai eu le souci de prévoir une compensation, et le Premier ministre a débloqué 320 millions pour aider à la dynamisation des territoires concernés. J'ai pu constater que seuls dix à douze sites avaient besoin de mesures importantes -reconnaissons qu'une agglomération de 500 000 habitants peut absorber sans problème la fermeture d'une unité militaire. J'ai envoyé un courrier aux entreprises cotées en bourse et j'ai reçu de nombreuses demandes d'information en vue d'implantations possibles sur les sites. J'ajoute que nous annoncerons les restructurations avant le 14 juillet, mais qu'il faudra trois à cinq ans avant qu'elles ne deviennent effectives. Cela nous laisse largement le temps de conduire un tour de table.
Nous avons largement abordé la question du porte-avions en réunion de commission. Les Britanniques ne nous ont pas lâchés. Ils ont décidé de lancer leur propre porte-avion et de restructurer leurs chantiers navals. Nous attendrons pour lancer le nôtre d'avoir avalé la « bosse » budgétaire : le coût de lancement d'un second porte-avions serait de 500 millions supplémentaires dès la première année. Il nous a paru plus utile de consacrer les crédits aux équipements menacés d'obsolescence.
Vous avez insisté, monsieur Boyer, sur le maintien d'une armée océanique. Le Livre blanc tient compte du rôle majeur que joue la mer dans la sécurité de nos approvisionnements et la protection de notre zone économique exclusive, la deuxième du monde. Avec dix-huit frégates de premier rang, un groupe aéronaval et deux groupes amphibies, nous restons une puissance militaire navale de premier rang.
Vous avez posé la question du financement. C'est un fait que les opérations extérieures, la restructuration et la création de bases de défense -qui n'impose cependant pas nécessairement de construire des bâtiments ex nihilo- induiront des coûts supplémentaires. Mais tout est inscrit dans la loi de programmation militaire. La réduction des effectifs, associée à la mutualisation des services et à la création de bases de défense permettra une économie de 2 milliards.
Je rassure M. Pozzo di Borgo : les régiments de chasseurs alpins seront maintenus, sans réduction d'effectifs. Ils constituent des troupes de mêlée essentielles pour les opérations extérieures. Nous n'envisageons que de densifier les unités pour parvenir à un meilleur ratio entre compagnies de soutien et compagnies opérationnelles.
Vous reprochez au Président de la République, monsieur Boulaud, des annonces antérieures à la publication du Livre blanc. N'oubliez pas qu'aux termes de l'article 15 de la Constitution, il est le chef des armées. Élu du peuple, il est responsable devant lui. Il serait anormal qu'il ne procédât pas à des arbitrages sur nos grandes orientations de défense. Il le fait sous le contrôle du Parlement, puisque l'Assemblée nationale peut voter une motion de censure et que le vote sur la loi de programmation militaire peut infléchir les choses. Tel est l'ordre naturel d'un pays démocratique et républicain.
M. Jean-Pierre Raffarin. - Absolument !
M. Hervé Morin, ministre. - Quant à l'affaiblissement militaire de la France...
M. Didier Boulaud. - Ce n'est pas moi qui le dis, ce sont vos généraux.
M. Hervé Morin, ministre. - ... « Mes généraux » ? On ne les connaît pas !
M. Didier Boulaud. - Vous cherchez à savoir qui ils sont ... et vous le savez.
M. Hervé Morin, ministre. - Je vous rappelle qu'avec une capacité de projection de 30 000 hommes dans un espace qui va de l'Atlantique à l'océan Indien, de 30 000 hommes supplémentaires pour les opérations secondaires, de 10 000 hommes pour la défense du territoire, à quoi s'ajoute une capacité d'alerte de 5 000 hommes, 70 avions, un groupe aéronautique et deux groupes amphibies, nous sommes à un niveau comparable à celui des Britanniques. En matière de crédits d'équipement, nous sommes, à 500 millions près, largement à leur hauteur, mais il est vrai que les crédits de fonctionnement dont ils disposent sont considérables au regard des nôtres, en raison d'un pouvoir d'achat supérieur de 25 % à celui des Français, alors qu'il était de 15 % inférieur il y a vingt ans. Je n'oublie pas l'histoire.
M. le président. - Aurons-nous le même traitement que la Chambre des Lords ?
M. Hervé Morin, ministre. - Nos capacités de projection, qui nous permettent d'être parmi les nations cadres et d'intervenir les premiers sur les théâtres d'opérations, font de notre pays une puissance militaire de premier rang.
Et nul n'imagine aujourd'hui que nous intervenions seuls ; nous opérons désormais toujours dans le cadre d'une coalition, d'une alliance.
M. Didier Boulaud. - Vous n'avez pas répondu à ma question sur l'Otan.
M. Hervé Morin, ministre. - Je l'ai fait vingt fois, mais je peux le refaire une vingt-et-unième.
M. Didier Boulaud. - Mme Adam vous a posé une question.
M. Hervé Morin, ministre. - Mme Adam est députée ; elle a pris l'avion pour Brest avant la fin du débat...
Outre-mer, monsieur Othily, nous réorganisons aussi, mais la Guyane restera un point majeur d'appui dans la protection de nos intérêts stratégiques français et européens. Nous maintiendrons dans les Antilles des moyens navals pour protéger notre zone exclusive et nos eaux territoriales. Une force militaire plus modeste pourra bénéficier de renforts sous la forme de moyens aériens et héliportés, et le ministère de l'intérieur prendra le relai quand il disposera des moyens nécessaires. Bien sûr, nous veillerons à ce que le redéploiement ne réduise pas la protection de la population en cas de catastrophe climatique ou naturelle. (Applaudissements au centre et à droite)
Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales. - Je voudrais aborder brièvement un aspect peu évoqué du Livre blanc : la sécurité nationale.
Le terrorisme, les trafics et les risques naturels ne connaissent pas de frontières. Nos compatriotes se moquent de l'origine de la menace, ils veulent être protégés. Bien sûr, les forces armées tentent d'empêcher une menace extérieure d'atteindre notre territoire. Mais, si elle y parvient, la police et la gendarmerie doivent protéger nos concitoyens. Sur le territoire national, le ministère de l'intérieur est en première ligne.
A cette fin, il dispose de moyens, parfois internationaux, comme les attachés de sécurité intérieure, le club de Berne, le service de coopération technique internationale de la police ou la délégation internationale et européenne au sein du ministère.
Mais il dispose aussi d'un maillage territorial à même d'intervenir en cas de besoin. Depuis le mois de mai 2007, l'outre-mer est également rattaché à ce ministère, dont la responsabilité couvre donc l'ensemble du territoire national. J'observe que le rattachement des collectivités territoriales au ministère de l'intérieur amplifie sa capacité de réaction.
L'action que j'y conduis depuis un an est conforme à l'objectif du Livre blanc : être le plus opérationnel possible, mieux utiliser les moyens disponibles. Le rattachement de la gendarmerie est conforme à la logique d'une meilleure coordination, avec la mutualisation des savoir-faire et des moyens techniques.
Le Livre blanc met aussi l'accent sur l'anticipation. Venant du ministère de la défense, j'ai été surprise de constater qu'en l'absence d'organes de prévision, le ministère de l'intérieur n'avait pas la capacité de réagir assez rapidement. C'est pourquoi j'ai créé la délégation à la prospective et aux affaires stratégiques. Je vous avais annoncé qu'elle serait opérationnelle à l'automne, mais elle fonctionne déjà depuis le mois de janvier. Dans le même esprit, la réorganisation du renseignement intérieur a rapproché la direction de la surveillance du territoire et les renseignements généraux.
Dans la loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure que je vous présenterai à l'automne, je vous proposerai de renforcer les moyens humains et techniques, en particulier pour faire face aux risques nucléaires, radiologiques, bactériologiques ou chimiques (NRBC), car je crains que nous ne devions un jour affronter des terroristes utilisant autre chose que des explosifs classiques.
Agir et anticiper suppose également d'avoir des contacts extérieurs. C'est pourquoi j'ai signé des accords de coopération avec l'Arabie saoudite et l'Algérie. Dans le même esprit, l'accord de Lisbonne permet de combattre le trafic de drogue dans l'Atlantique. Pendant la présidence française, je proposerai d'établir un système analogue pour la Méditerranée.
Mais notre responsabilité consiste aussi à gérer une crise lorsqu'elle arrive. A cette fin, j'ai créé il y a quelques jours une direction de la planification de la sécurité nationale. Enfin, j'ai décidé de créer la salle Cobra, qui permet de gérer les crises depuis le ministère de l'intérieur, en centralisant les opérations, et d'accueillir les plus hautes autorités de l'État.
J'ajoute que l'intelligence économique est essentielle pour défendre notre souveraineté contre toute ingérence. Elle protège des centres de recherche, nos entreprises et nos emplois.
A propos de l'outre-mer, je pense que M. Morin a rassuré M. Othily. Je me borne donc à rappeler que nos compatriotes d'outre-mer ne seront pas démunis faces aux risques naturels, puisque la gendarmerie nationale et la protection civile remplaceront les militaires qui partiront. Au demeurant, en cas de crise majeure, nous pourrons bénéficier d'un appui militaire.
En rationalisant les moyens, nous essayons de remplir notre contrat opérationnel, qui peut s'énoncer ainsi : grâce aux moyens techniques et humains de qualité dont nous disposons, protéger les Français et la France ! (Applaudissements à droite et au centre)
Acte est donné de la déclaration du Gouvernement, qui sera imprimée et distribuée.