COM(2023) 364 final  du 07/07/2023

Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 18/07/2023


COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Union économique et monétaire

Euro numérique : Examen du rapport d'information COM(2023) 364 final - Texte E17986

(Compte rendu de la réunion de commission du 26 juin 2024)

M. Jean-François Rapin, président. - Nous examinons maintenant le rapport d'information sur le projet d'euro numérique.

Ce projet avance petit à petit : j'entends encore la présidente de la Banque centrale européenne (BCE), Christine Lagarde, nous en vanter les mérites dans notre hémicycle quand nous l'y avions invitée à intervenir à l'occasion de la réunion des présidents de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac) en janvier 2022 durant la présidence française de l'Union européenne. La BCE venait de lancer trois mois plus tôt une « phase d'étude » sur le projet d'euro numérique. En juin 2023, la Commission européenne a présenté une proposition de règlement établissant l'euro numérique et, en octobre 2023, la BCE a fait entrer le projet en « phase préparatoire ». Les choses avancent donc, même si les négociations patinent et que le règlement sur l'euro numérique tarde encore à voir le jour.

Néanmoins, au vu de l'importance du projet à l'échelle européenne et même mondiale, nous avons jugé utile que notre commission soit d'ores et déjà éclairée sur sa portée et sur ses enjeux. Nous en avons confié le soin à Pascal Allizard et Florence Blatrix Contat, que je remercie du travail qu'ils ont effectué pour aboutir au rapport d'information qu'ils nous présentent aujourd'hui.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Ce rapport sur le projet d'euro numérique est le fruit d'un travail d'environ six mois, alimenté par une quinzaine d'auditions et deux déplacements, l'un à Francfort, l'autre à Bruxelles.

Le règlement proposé par la Commission européenne en juin 2023 appartient à un « paquet monnaie unique », composé également d'une proposition visant à renforcer le cours légal des billets et des pièces en euros. Précisons-le d'emblée : la Commission européenne ne prévoit pas la disparition des espèces. L'euro numérique serait instauré en complément des espèces ; l'acceptation et l'accès des pièces et des billets doivent même être renforcés par cette proposition complémentaire.

Notre rapport s'est concentré sur la proposition relative à l'euro numérique. Ce texte législatif fait suite aux nombreux travaux menés depuis plusieurs années par la BCE. En octobre 2021, le Conseil des gouverneurs de la BCE avait lancé pour deux ans une « phase d'étude » sur le projet d'euro numérique ; elle s'est terminée l'an passé. En octobre 2023, ce même Conseil a engagé la « phase préparatoire » du projet. Se déroulent ainsi en parallèle l'examen législatif du texte et les expérimentations menées par la BCE. Une fois le processus législatif achevé, il reviendra au Conseil des gouverneurs de décider de l'opportunité d'émettre un euro numérique.

Qu'est-ce qu'un euro numérique ? En quoi différerait-il des solutions de paiement digitales existantes ? Pourquoi en aurait-on besoin ? En cas d'émission, quelles en seraient les caractéristiques principales ? Voilà les interrogations majeures qui nous ont animés pendant cette étude.

Pour répondre à ces questions, il convient au préalable de rappeler les caractéristiques de l'architecture monétaire. Celle-ci est fondée sur la complémentarité entre la monnaie commerciale et la monnaie de banque centrale. La convertibilité au pair de ces deux formes de monnaie est la clé de voûte du bon fonctionnement des paiements.

La monnaie commerciale désigne les dépôts des banques commerciales et circule via les moyens de paiement comme les paiements Sepa (Single Euro Payments Area, espace unique de paiement en euros), qu'il s'agisse de virements ou de règlements, et les cartes de paiement. Quand nous réglons avec des solutions numériques, nous payons par de la monnaie commerciale, c'est-à-dire de la monnaie privée et non pas publique.

La monnaie de banque centrale, qui seule a cours légal, est quant à elle émise et garantie, dans la zone euro, par la BCE. Les espèces, pièces et billets, sont aujourd'hui l'unique forme de monnaie de banque centrale directement accessible par les particuliers. Alors que de nombreuses mutations ont touché le domaine des paiements depuis l'adoption de l'euro il y a vingt-cinq ans, la monnaie de banque centrale ne reste ainsi accessible par les particuliers que sous la forme des billets et des pièces.

Le projet d'euro numérique viendrait compléter cette architecture, en permettant aux particuliers de disposer directement d'une forme digitale de monnaie de banque centrale. Il offrirait un moyen de régler de façon digitale sans pour autant passer par de la monnaie commerciale. L'euro numérique pourrait alors être considéré comme l'équivalent numérique du billet.

M. Pascal Allizard, rapporteur. - À quoi cet euro numérique servirait-il ? Pourquoi serait-il nécessaire, voire indispensable, de le mettre en place ?

Sur ce sujet, les arguments de la BCE et de la Commission européenne ont souvent varié. Plusieurs finalités ont été régulièrement avancées : maintenir la place de la monnaie publique dans un monde de plus en plus digitalisé - argument d'ancrage monétaire -, améliorer l'inclusion financière ou encore renforcer l'autonomie stratégique européenne. Cette multitude de buts assignés au projet a rendu sa motivation peu claire. Cela a même conduit certains à estimer que l'euro numérique était « une solution qui se cherchait un problème ».

Au terme de nos travaux, nous considérons quant à nous que le seul objectif valable de l'euro numérique est celui de renforcer la souveraineté des paiements en Europe. Il s'agit d'un objectif politique et non pas économique. L'euro numérique est non une réponse à des défaillances de marché, mais à des dépendances.

Dans le domaine des paiements, la dépendance à l'égard d'acteurs extraeuropéens est en effet une réalité. Malgré les efforts accomplis, le marché européen des paiements est aujourd'hui fragmenté et aucune solution de paiement paneuropéenne n'existe.

Le paiement par carte est ainsi dominé par un duopole d'acteurs américains constitué de Visa et de Mastercard :70 % des paiements par carte passent par ces deux schémas internationaux en Europe. Certes, des solutions nationales existent, comme Cartes bancaires en France, Bancomat en Italie ou Girocard en Allemagne. Mais ces solutions ne sont pas interopérables entre elles, au sein même de l'Union européenne. Seules les cartes de paiement de Visa et de Mastercard peuvent être utilisées partout en point de vente dans l'ensemble de l'Union.

La dépendance à l'égard d'acteurs extraeuropéens se manifeste également en matière de paiement mobile. Les Big Tech ont fait irruption dans le secteur et ont multiplié les offres « X-Pay », avec ApplePay, SamsungPay, GooglePay, etc. Il s'agit des seules offres de paiement mobile identiques partout en Europe.

En outre, à l'avenir, ces situations de dépendance pourraient encore se renforcer. Le projet Libra/Diem de Meta, finalement abandonné, a sonné l'alarme sur les projets de monnaie privée. De tels projets conduisent à développer des offres de paiement autonomes des banques et des systèmes de paiement classiques. Ils font peser de nombreuses menaces sur la stabilité du système financier, sur la protection des données ou encore en matière de blanchiment d'argent. Dans le cas de Libra/Diem, l'inquiétude était d'autant plus grande que cette monnaie aurait pu être accessible aux 2,7 milliards d'utilisateurs du réseau social Facebook. Malgré l'abandon de ce projet, le risque, lui, n'est pas virtuel. Paypal développe ainsi son propre projet de stable coin, libellé en dollar, et d'autres projets pourraient suivre.

Outre les monnaies privées, le danger à l'avenir pourrait venir du développement des monnaies numériques de banque centrale (MNBC) portées par des pays étrangers à l'Union européenne et qui excluent donc l'euro. Plus de 90 % des banques centrales dans le monde ont lancé des travaux sur le sujet. Les Bahamas, le Nigeria et la Jamaïque disposent d'ores et déjà d'une MNBC de détail.

Le projet pilote le plus abouti est celui du yuan numérique, développé en Chine depuis 2019. Il soulève de nombreuses questions en matière de contrôle de la population. L'e-yuan est aujourd'hui accepté dans vingt-six villes et dix-sept provinces chinoises. Les cas d'usage ont été progressivement étendus au paiement des transports publics, des impôts, des taxes ou des soins médicaux, ainsi qu'au versement de certaines aides publiques. Le yuan numérique, pour l'instant développé seulement au niveau domestique, pourrait également avoir pour objectif de s'internationaliser, dans le but de concurrencer le duopole de l'euro et du dollar et de devenir la devise de référence de l'économie numérique.

L'euro numérique permettrait de remédier à cette dépendance vis-à-vis de solutions extraeuropéennes dans le domaine des paiements et de proposer une alternative, en offrant aux particuliers une solution européenne de paiement numérique universellement acceptée dans la zone euro.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Nous en venons maintenant à la question des caractéristiques de l'euro numérique. Je voudrais d'abord présenter en quelques mots les dispositions clés de la proposition de juin 2023.

Tout d'abord, s'agissant du statut de cette monnaie, l'euro numérique aurait cours légal, ce qui signifie que son acceptation serait obligatoire. Des dérogations seront cependant prévues pour les commerçants n'acceptant déjà pas de moyens de paiements digitaux, pour les microentreprises ou encore pour les paiements à titre purement personnel.

Par ailleurs, l'euro numérique n'entraînerait pas la disparition des espèces. Il serait instauré en complément et non en remplacement. La BCE et les banques centrales seraient chargées de l'émission de l'euro numérique. Elles n'auraient accès qu'à des données dites pseudonymisées, strictement limitées aux tâches nécessaires aux opérations de règlement.

Ensuite, s'agissant du modèle de distribution, la distribution de l'euro numérique serait assurée par les prestataires de services de paiement (PSP), c'est-à-dire les banques et assimilés. Il s'agit donc d'une distribution décentralisée, via les intermédiaires financiers. Ceux-ci seraient ainsi responsables de toutes les interactions avec les utilisateurs, notamment l'ouverture de compte ou la relation client.

Les banques devraient fournir gratuitement aux particuliers les services de base de l'euro numérique. Pour les commerçants, un encadrement des frais payés aux PSP serait prévu.

Enfin, s'agissant des modalités principales et des limitations, l'euro numérique pourrait être utilisé en ligne ou hors ligne, c'est-à-dire sans recourir à internet.

Il ne devrait pas constituer une monnaie programmable. Cela signifie qu'il ne serait pas possible d'imposer des limitations concernant par exemple le lieu ou le moment d'utilisation, le produit ou le service payé, ou encore la personne qui l'utilise. Surtout, l'euro numérique ne serait pas rémunéré, ni positivement ni négativement.

Pour finir, un plafond de détention d'euros numériques pourrait être fixé, afin de limiter les impacts en termes de stabilité financière. Je pense ici au risque de fuite des dépôts, un sujet soulevé par les banques.

S'agissant des caractéristiques retenues, nos travaux nous conduisent, en l'état de la proposition, à formuler trois observations principales.

D'abord, les garanties de confidentialité doivent être renforcées, afin de rapprocher le plus possible l'euro numérique des espèces.

Ensuite, le modèle économique de l'euro numérique reste encore incertain mais son impact sur la stabilité financière devrait être limité.

Enfin, la répartition des rôles entre les colégislateurs - le Parlement européen et le Conseil -, la Commission européenne et la BCE doit être clarifiée au profit d'une implication renforcée des premiers.

M. Pascal Allizard, rapporteur. - Les garanties apportées quant à la protection des données et donc au respect de la vie privée sont un sujet de vigilance majeur. Lors d'une consultation publique réalisée par la BCE et publiée en 2021, 43 % des répondants ont estimé que la protection de la vie privée était l'aspect le plus important de l'euro numérique, loin devant d'autres considérations. La confidentialité serait une plus-value de l'euro numérique pour rendre cette solution attractive pour les citoyens européens par rapport aux solutions existantes.

Plusieurs dispositions prévues par la proposition permettent d'assurer un niveau renforcé de protection de la vie privée, à défaut d'un anonymat complet, qui est explicitement exclu par la proposition. Les données personnelles ne seraient pas visibles par la BCE, qui n'aurait accès qu'à des données pseudonymisées. En outre, un haut niveau de confidentialité serait apporté par la modalité hors ligne.

Nous recommandons des mesures complémentaires pour assurer une confidentialité sélective, qui rapproche le plus possible l'euro numérique d'une version digitale des espèces. Dans ce but, nous proposons d'instaurer un seuil de confidentialité pour les petites transactions. En l'état actuel de la proposition, pour les paiements en ligne, la proposition de règlement prévoit que toutes les opérations en euros numériques, quel que soit leur montant, soient tracées, notamment à des fins de lutte contre le blanchiment d'argent et de financement du terrorisme. Cette obligation, sans distinction de montant, ne semble pas conforme à l'objectif de la proposition visant à assurer un niveau renforcé de protection des données. Sur ce point, les propriétés du paiement en espèces ne seraient ainsi pas répliquées.

Nous recommandons également de ne pas permettre la détention multiple de comptes d'euros numériques, qui oblige à un partage accru d'informations et complexifie l'expérience de l'utilisateur. Le plafond de détention doit déjà être réparti entre les paiements hors ligne et en ligne. Inscrire la possibilité de détenir plusieurs comptes, comme c'est le cas dans la proposition, complexifierait encore le dispositif. Nous nous inquiétons également du flou entourant les modalités techniques de la fonctionnalité hors ligne, qui ne paraît pas encore au point.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - J'en viens au modèle économique, avec notamment l'enjeu des conséquences de l'euro numérique pour les banques et les commerçants.

L'introduction de l'euro numérique suscite des inquiétudes s'agissant de son impact sur l'intermédiation financière, avec des risques de fuite des dépôts. L'euro numérique peut être obtenu en convertissant soit des espèces, soit des dépôts. Les banques se montrent très réservées vis-à-vis de ce projet, craignant que la conversion des dépôts en euros numérique n'érode leurs sources de financement et conduise à alourdir leurs coûts de financement. Ce renchérissement pourrait se répercuter sur le canal du crédit, en diminuant la quantité des prêts accordés, alors que le recours au financement bancaire reste prépondérant pour les entreprises européennes.

Ce risque doit être pris au sérieux : l'euro numérique ne doit pas mettre en danger la stabilité financière ni la capacité à financer l'économie européenne. Néanmoins, les caractéristiques retenues - l'instauration d'un plafond de détention et la non-rémunération de l'euro numérique - devraient permettre de limiter l'usage de l'euro numérique comme réserve de valeur. Les premières études notent que l'impact macroéconomique de la fixation du plafond de détention à 3 000 euros serait modéré en termes de fuite de dépôts.

Nous demandons à la Commission européenne et à la BCE des analyses plus approfondies pour évaluer les impacts des plafonds de détention d'euros numériques envisagés, selon les types de banques et selon les États membres. La phase préparatoire du projet d'euro numérique doit être mise à profit pour mener des évaluations précises. En outre, la fixation du plafond de détention ne peut pas relever de la seule compétence de la BCE. Les colégislateurs doivent intervenir dans sa définition, soit en fixant le montant dans le texte de la proposition, soit en prévoyant une clause de révision sur le plafond retenu par la BCE.

De grandes incertitudes pèsent sur le modèle de tarification de l'euro numérique, notamment sur les coûts pour les commerçants. Les associations qui les représentent, comme Mercatel et EuroCommerce, nous ont confirmé leur soutien de principe au projet d'euro numérique. Pour les commerçants, l'euro numérique pourrait conduire à une réduction des coûts, alors que les frais payés à Mastercard et Visa ont augmenté de 75 % entre 2016 et 2021.

Pour autant, les commerçants s'interrogent sur la prise en charge des coûts ponctuels d'adaptation des infrastructures de paiement dans le cas d'une mise en service de l'euro numérique. Il s'agit notamment de savoir si les infrastructures existantes pourront ou non être réutilisées. En l'état actuel de la proposition, ces coûts ne sont pas objectivés. Par ailleurs, à plus long terme, il convient de déterminer le modèle économique et la méthode retenue pour l'encadrement des frais appliqués aux commerçants par les prestataires de services au paiement.

Nous demandons donc qu'il soit garanti que les frais de l'euro numérique pour les commerçants soient inférieurs à ceux des solutions de paiements digitaux existantes. Cet encadrement nous apparaît une indispensable contrepartie à l'obligation d'acceptation de cette monnaie. Par ailleurs, alors que la gratuité des services de base en euros numériques fait l'objet de critiques, nous recommandons de conserver ce principe et de revoir la liste des services concernés.

M. Pascal Allizard, rapporteur. - Il me revient de terminer cette présentation en abordant la question épineuse de la répartition des compétences entre les différents acteurs institutionnels concernés par le projet d'euro numérique et en vous détaillant l'avancée des négociations.

À la suite de la présentation en juin 2023 de la proposition de la Commission européenne sur l'euro numérique, les colégislateurs ont commencé l'examen du texte.

Du côté du Conseil, les discussions ont été nourries lors de la présidence espagnole du Conseil de l'Union européenne, au second semestre 2023. L'un des points majeurs a concerné la répartition des rôles entre la BCE, la Commission européenne et les colégislateurs s'agissant de la détermination des modalités de l'euro numérique. La BCE, faisant valoir son indépendance et sa compétence exclusive en matière de politique monétaire, tient à garder la main non seulement sur la décision d'émission, mais également sur la détermination de certains paramètres. Plusieurs États font valoir, à l'inverse, la nécessité de fonder démocratiquement ces décisions, via une intervention des colégislateurs.

La présidence belge du Conseil, au premier semestre 2024, n'a guère fait avancer le dossier, l'euro numérique ne faisant pas partie de ses priorités. Les prochaines présidences du Conseil devant être assurées par des pays qui ne sont pas membres de la zone euro - la Hongrie, la Pologne et le Danemark , il est difficile de savoir s'ils avanceront sur le sujet. Certes, ils ne sont pas directement concernés, mais ils pourraient vouloir disposer d'un modèle pour leur propre monnaie numérique de banque centrale.

Du côté du Parlement européen, les discussions ont été lentes. La commission des affaires économiques et monétaires a entendu à plusieurs reprises les membres de la BCE chargés du projet. Le rapporteur du texte pour la commission s'est montré très réservé, pointant l'absence de plus-value pour le consommateur. Le Parlement européen n'a pas adopté de position sur la proposition relative à l'euro numérique avant les élections européennes de juin. Les travaux devraient donc redémarrer au sein du nouveau Parlement.

Nous n'en sommes ainsi encore qu'au début des négociations sur la proposition relative à l'euro numérique. Devront être arbitrés de nombreux choix, sur un grand nombre de paramètres, notamment le seuil de confidentialité, le plafond de détention, la multi-détention, la méthode d'encadrement des frais, la détermination des services de base ou encore les techniques retenues pour le paiement hors ligne.

C'est la raison pour laquelle nous envisageons un nouveau point sur ce projet d'euro numérique une fois la position du Parlement européen arrêtée. Une proposition de résolution européenne pourrait alors être présentée. Nous insistons cependant d'ores et déjà sur la nécessité d'une implication renforcée des colégislateurs et d'un contrôle politique accru sur la phase de conception technique de l'euro numérique, à la main de la BCE et encore entourée de nombreuses incertitudes.

M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie pour ce travail très complet sur un sujet aussi technique. Nous sommes heureux d'entendre vos recommandations, d'abord parce que la réflexion ne semble pas tout à fait mûre, alors que le Parlement devra se prononcer sur la question, mais aussi au regard du contexte actuel, qui nous permet difficilement d'aborder des sujets de long terme.

Mme Christine Lavarde. - Je comprends mal pourquoi l'euro numérique serait susceptible de devenir une valeur refuge. Si cette monnaie n'est pas rémunérée, pourquoi l'épargnant transfèrerait-il son argent sur un compte en euros numériques depuis un placement qui lui permet de toucher des intérêts ? En outre, l'euro numérique aura la même valeur fiduciaire que la monnaie scripturale.

Par ailleurs, vous n'êtes pas revenus sur l'union des marchés de capitaux. Vous soulignez que les acteurs bancaires craignent une fuite des capitaux, qui seraient plus facilement transférables d'un État membre à un autre. Dans l'esprit de la Commission, l'euro numérique est-il une première étape vers une union des marchés de capitaux ?

Mme Pascale Gruny. - Je remercie les rapporteurs pour leur travail. Vous avez évoqué le fait que ce projet d'euro numérique visait les particuliers. Pour ma part, je pense, comme toujours, à nos concitoyens des zones rurales, auxquels le numérique pose déjà souvent bien des difficultés. Au fond, à quoi l'euro numérique servira-t-il véritablement ? Quelles leçons pouvons-nous tirer des pays où les monnaies numériques ont cours ?

M. Jacques Fernique. - Vous avez évoqué la position de la BCE, qui défend ses attributions et son indépendance. Pour autant, l'article 133 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne précise que le Parlement européen et le Conseil établissent les mesures nécessaires à l'usage de l'euro en tant que monnaie unique, lesquelles sont adoptées après consultation de la BCE. Ne pourrions-nous pas clarifier davantage la deuxième proposition du rapport, en précisant que la BCE rend un avis consultatif et que la décision finale revient aux colégislateurs ?

De la même façon, la troisième recommandation, qui vise à introduire des clauses de révision afin que le Conseil de l'Union puisse se prononcer sur les choix retenus, omet de mentionner le Parlement européen en tant que colégislateur.

Nous avons déjà débattu du bilan carbone du numérique. La BCE a réalisé une étude sur l'empreinte environnementale des paiements en espèces, qui concluait que celle-ci était très faible. En revanche, on sait que le numérique représente de 3 % à 4 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Pourrions-nous ajouter une recommandation appelant au suivi de l'impact environnemental de l'euro numérique ?

M. Jean-François Rapin, président. - Le secrétaire général des affaires européennes m'a confirmé, lors d'un entretien hier, la volonté de la France de soutenir la remise en chantier de l'union des marchés de capitaux.

Concernant la possibilité que l'euro numérique devienne une valeur refuge, je saisi l'occasion pour rappeler un chiffre impressionnant : le montant d'épargne privée dans l'Union européenne est de 33 000 milliards d'euros !

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - L'euro numérique est avant tout pensé comme un moyen de paiement. Certaines banques craignent qu'il ne devienne une valeur refuge, ce qui pourrait arriver si le plafond de détention est trop élevé. Néanmoins, ce plafond, couplé à l'absence de rémunération, devrait limiter le risque de fuite des dépôts. Il est par ailleurs difficile d'évaluer le montant que représenterait un tel phénomène, car nous ignorons si nos concitoyens s'empareront de l'euro numérique et dans quelle mesure. Avec un plafond de détention d'euros numériques fixé à 3 000 euros, la Fédération bancaire française (FBF) estime à environ 13 % la part de fuite des dépôts des clients de détail de la zone euro. Ce point devra faire l'objet d'une analyse fine lors de la phase préparatoire. En outre, il s'agit là de financements bancaires ; le marché européen de financement des capitaux, destiné à financer les entreprises, pourra donc jouer un rôle complémentaire.

Madame Gruny, les banques centrales dans le monde ont commencé à travailler sur des projets de monnaie numérique de banque centrale, lorsque Facebook a annoncé sa volonté de lancer sa propre monnaie privée. Quelques pays, comme la Chine, ont déjà bien avancé. Pour autant, les expérimentations sont récentes et nous manquons de recul pour répondre à votre question. Dans tous les cas - je le rappelle - il n'y aura aucune obligation : les citoyens pourront très bien ne pas utiliser l'euro numérique.

Monsieur Fernique, vous suggérez de recommander que la BCE n'émette qu'un avis consultatif. Pour notre part, nous préférerions que la BCE fixe le plafond de détention conjointement avec les colégislateurs et la Commission européenne, car la BCE est compétente en matière de politique monétaire. Or la transmission de cette politique pourrait être mise en péril si un plafond trop élevé était fixé, par exemple. Il est donc difficile d'écarter la BCE de la sorte. En revanche, les colégislateurs non plus ne doivent pas être exclus, contrairement à ce que souhaitait initialement la BCE.

Concernant votre deuxième question, il s'agit en effet d'une omission. Nous pouvons tout à fait inscrire « ainsi qu'au Parlement européen » après « au Conseil ».

Enfin, l'empreinte environnementale d'un paiement en euros numériques ne sera pas très différente de celle représentée par un paiement par carte. Les études réalisées ont même montré que le traitement des espèces physiques aurait un bilan carbone un peu plus élevé, si l'on prend en compte le transport.

M. Pascal Allizard, rapporteur. - Pour l'heure, on ne parle d'euros numériques que pour les particuliers et les entreprises. Un prochain volet sera consacré à la monnaie numérique de banque centrale dite de gros, qui concerne les paiements interbancaires et qui recouvre des enjeux bien différents.

La différence entre l'euro numérique et la carte bancaire est que le premier permet de payer avec une monnaie publique, et non privée. Une carte de crédit est payante et les banques se réservent le droit de nous la fournir. La monnaie publique, au contraire, est universelle et gratuite pour le consommateur. C'est aussi l'objectif de l'euro numérique : mettre à disposition du citoyen une capacité de paiement dématérialisée gratuite.

Nous nous sommes intéressés à l'empreinte environnementale de ce projet, qui rejoint d'ailleurs la problématique du coût pour le commerçant. Actuellement, le paiement en espèces représente déjà un coût, que cette dématérialisation pourrait contribuer à réduire. De même, on peut raisonnablement penser que l'euro numérique permettra une diminution du bilan carbone.

Pour l'heure, il est envisagé que l'on puisse payer en euros numériques avec une carte ou un smartphone, grâce à un terminal de paiement qui serait, dans l'idéal, identique à celui utilisé aujourd'hui, afin de ne pas dupliquer les coûts.

Enfin, lorsque nous avons entamé nos travaux, j'avais des inquiétudes relatives aux risques de spéculation et aux éventuelles attaques. L'euro numérique est une question de souveraineté. C'est la raison pour laquelle nous insistons sur la répartition des rôles entre les colégislateurs et la BCE. La situation est inédite : nous n'avons pas de précédent en la matière. La BCE revendique son indépendance, mais la création d'une monnaie reste avant tout un acte éminemment politique. À l'examen, les risques de spéculation sont pour l'heure très réduits, voire inexistants.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - J'ajoute que, si cette monnaie a cours légal, elle sera acceptée dans tous les pays de la zone euro. Ce n'est pas le cas de toutes les cartes bancaires actuelles.

Par ailleurs, le plafond de détention devra être défini en respectant un juste équilibre : il ne devra être ni trop faible, pour que les consommateurs puissent facilement utiliser cette monnaie sans multiplier les opérations, ni trop élevé, pour éviter les fuites de dépôts. Il devra être fixé lors de la phase préparatoire.

La proposition de modification de M. Jacques Fernique est adoptée.

Les recommandations, ainsi modifiées, sont adoptées.

La commission adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication. Le rapport est disponible en ligne sur le site du Sénat.