Mme la présidente. La parole est à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.
M. Gérald Darmanin, ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, s’il est un sujet sur lequel nous pouvons nous mettre d’accord, en ces temps politiques compliqués, complexes et parfois marqués par les divisions, c’est bien la lutte contre le narcotrafic.
À cet égard, je tiens à saluer le travail salutaire, efficace et lumineux, sans fausse flatterie, du président et du rapporteur de la commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France, Jérôme Durain et Étienne Blanc.
La France consacre depuis longtemps des moyens importants à la lutte contre le narcotrafic, encore plus ces dernières années.
M. Laurent Duplomb. Cela n’a pas marché !
M. Guy Benarroche. Cela n’a pas été efficace !
Mme Catherine Belrhiti. On n’en est pas loin !
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. … force est de constater, si on est ouvert sur le monde, que tous les pays sont concernés (M. Laurent Duplomb s’exclame.), que ce soient les Pays-Bas, la Belgique, l’Espagne ou les États-Unis, où la première cause de mortalité est la prise de Fentanyl, et que tous font face à des menaces et à la corruption de leurs fonctionnaires.
Dans certains États autour de nous, des avocats, des magistrats, des policiers, des gendarmes, des hommes politiques sont victimes soit d’assassinats ou de tentatives d’assassinat, soit de séquestrations. Je pense à cet égard à mon homologue belge, ministre de la justice, menacé d’un enlèvement il y a un an et demi.
Ces dernières années, la France a fait preuve d’encore plus d’efficacité. En 2024, 42 tonnes de cocaïne ont été saisies, contre 27 tonnes au lendemain de la crise du covid. Par ailleurs, on note une augmentation très importante du nombre d’interpellations et de condamnations.
Toutefois, comme cela est indiqué dans le rapport de la commission d’enquête, face à la « submersion », pour reprendre le mot d’Étienne Blanc à l’instant, un changement de paradigme complet est nécessaire au sein de la puissance publique et de son organisation – il est possible.
Cette proposition de loi nous invite à réfléchir à un sujet particulier, la spécialisation, comme en matière de terrorisme et de délinquance financière. Si la comparaison avec le terrorisme a ses limites – le nombre d’affaires, les origines –, elle a évidemment un intérêt, face à la menace d’insécurité intérieure que représente le narcotrafic : elle permet de voir comment l’État s’est organisé pour se spécialiser et lutter contre le phénomène.
La spécialisation concerne l’intégralité de la chaîne pénale. Le parquet national anti-criminalité organisée, que nous allons collectivement créer, je l’espère, est évidemment un symbole, mais il ne saurait être le seul de ce texte. Le Pnaco n’a d’intérêt que s’il est spécialisé et intègre l’ensemble de la chaîne, des services enquêteurs jusqu’à la détention, selon des modalités particulières pour les narcotrafiquants les plus importants.
Je ne m’attarderai pas sur le chef-de-filât du ministère de l’intérieur, le ministre d’État y reviendra, mais je souligne l’intérêt, comme pour le parquet national antiterroriste (Pnat), de disposer d’un numéro de téléphone unique pour améliorer la collecte de renseignements. Le renseignement criminel est d’ailleurs encouragé dans la proposition de loi et son importance évoquée dans le rapport de la commission d’enquête. Cela signifie que l’ensemble des services de renseignement, notamment le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP), placé sous mon autorité, doivent voir leurs moyens humains et de captation à distance augmentés.
La spécialisation de la chaîne judiciaire, pour me concentrer sur les compétences du ministre de la justice, est très importante et requiert un changement radical d’organisation.
Je me félicite, madame le rapporteur, de l’évolution du Sénat, qui s’est rangé à l’idée d’un parquet national anti-criminalité organisée, après avoir envisagé un parquet national anti-stupéfiants. Nous avons été entendus sur ce point, sachant que la lutte contre la criminalité organisée recouvre évidemment un spectre plus large que la lutte contre les stupéfiants : elle englobe également la traite d’êtres humains ou des produits illicites autres que les stupéfiants.
Les narcotrafiquants ne croient pas en leurs produits, pas plus qu’en leur qualité ; contrairement à des commerciaux pétris de convictions, ils ne considèrent pas que ceux-ci méritent d’être vendus. Ce sont des capitalistes sans règles : ils vendent des produits illicites, dangereux et extrêmement rémunérateurs. La criminalité organisée nous paraît donc recouvrer un spectre plus large, plus complet. Nous soutiendrons évidemment la modification voulue par la commission des lois.
Le Pnaco doit compter non seulement des magistrats nombreux et compétents, mais également, et c’est bien normal, des magistrats chargés de suivre les détentions. Le parquet national antiterroriste compte des procureurs qui suivent spécifiquement les personnes placées en détention provisoire ou en prison pour peine. Le Pnaco doit donc également comprendre une section de magistrats qui suivent la détention.
Globalement, on peut dire que la plupart des gros narcotrafiquants sont soit dans nos prisons, soit à l’extérieur de notre pays. Ils sont assez rarement en France dans les rues de nos villes – ils sont déjà poursuivis par la police, par les services enquêteurs, par les douaniers, par la justice française.
Je reviendrai sur la détention à la fin de mon propos, mais il est évidemment très important, je le répète, que le parquet spécialisé dont nous prévoyons la création comporte des magistrats chargés de suivre particulièrement les narcobandits.
Il nous faut aussi des juges de l’application des peines spécialisés, comme il en existe en matière de répression du terrorisme. L’une des difficultés de la situation dans laquelle nous nous trouvons est qu’il n’existe pas de tels juges spécialisés dans le narcobanditisme. Comme en matière de terrorisme – cela va de pair avec un régime de détention particulier –, nous devons également créer des magistrats du siège en lien avec le Pnaco.
Madame le rapporteur, vous avez évoqué la création de ce parquet national anti-criminalité organisée. Il présente quelques inconvénients, mais a aussi beaucoup d’avantages.
La spécialisation de chaque parquet pose évidemment des questions sur l’unité d’action de la magistrature, mais le mal a été fait, si j’ose dire, avec la création du parquet national antiterroriste (Pnat) et du parquet national financier (PNF). Par conséquent, on ne peut pas reconnaître que la menace est très forte sur la sécurité intérieure et ne pas créer de parquet spécialisé.
Les discussions ont été nombreuses parmi ceux qui ont réfléchi à cette question. Vous-même avez d’abord imaginé un parquet national anti-stupéfiants, d’autres ont songé à fusionner le Pnat et le Pnaco, certains ont pensé à des solutions encore différentes. Le choix a été fait, en lien avec M. le ministre de l’intérieur, de créer un parquet national spécialisé anti-criminalité organisée.
Je défendrai un sous-amendement tendant à prévoir que ce parquet siégera à Paris par défaut. En effet, je ne pense pas qu’il doive obligatoirement être installé à Paris. Nous devons encore en discuter afin d’accompagner la création de ce parquet. Je lancerai une mission de préfiguration dans les semaines qui suivront le vote du Sénat, afin que nous puissions connaître exactement les moyens nécessaires à la création de ce parquet.
Ce parquet ne sera pas chargé de suivre l’intégralité des affaires de narcobanditisme. Il ne le pourrait pas ! Les prisons françaises comptent aujourd’hui 17 000 détenus pour trafic de drogue. On n’imagine pas un parquet national s’occupant d’au moins 17 000 affaires, sans compter celles qui sont toujours dans le portefeuille des magistrats.
Il faut donc que notre travail, ici au Parlement, et celui de la mission de préfiguration permettent de cibler les affaires qui seront confiées à ce parquet, à savoir les plus importantes. Les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) et les infra-Jirs prendront en charge d’autres affaires.
Si ce nouveau parquet prenait en charge l’intégralité des affaires de criminalité organisée, il accoucherait malheureusement d’une souris. Si nous ciblons au contraire les affaires qui lui seront confiées, en lui affectant le nombre de magistrats qui convient, alors nous ferons œuvre utile. Évidemment, ces cibles pourront, en fonction des gardes des sceaux et au gré de la politique pénale du Gouvernement, être augmentées ou réduites.
Je ne suis pas favorable au fait que le Pnaco soit le patron des Jirs et ait autorité sur elles. Je suis en revanche favorable au pouvoir d’évocation, ainsi qu’au renforcement des Jirs. Je vous indique d’ailleurs que je proposerai la création d’une nouvelle Jirs dans les mois qui viennent.
Je suis également en mesure de vous annoncer qu’avant même l’adoption de la proposition de loi, nous pourrons doubler les effectifs de magistrats des Jirs, de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco) et en infra-Jirs. Au total, quatre-vingt-quinze magistrats – cinq à partir du mois d’avril à la Junalco, quarante-cinq au mois de septembre dans les Jirs et en infra-Jirs, plus une cinquantaine d’autres magistrats l’année prochaine – seront affectés à la lutte contre le narcotrafic, soit un doublement des effectifs en deux ans. C’est plus que ce que la République a fait depuis la création des Jirs en 2004.
Évidemment, ces Jirs, les infra-Jirs et la Junalco aujourd’hui et le Pnaco demain doivent être bien préfigurés. C’est pour cela que nous devons disposer de moyens budgétaires – je remercie le Sénat d’avoir été à l’écoute de mon prédécesseur et de lui avoir accordé des moyens supplémentaires – et poursuivre un travail qui dépasse le parquet national.
Ce parquet national doit d’abord coordonner l’action de notre pays, notamment l’action publique en matière de lutte contre les stupéfiants et la criminalité organisée. Il doit permettre une meilleure information, en lien avec le ministère de l’intérieur, notamment pour qu’une affaire Amra ne puisse pas se reproduire sur le sol national.
L’affaire Amra, qui a provoqué la tuerie d’Incarville, est, je pense, révélatrice de nos difficultés profondes. Elle est d’abord, évidemment, le résultat d’une défaillance de l’État et le signe d’un affaiblissement de son autorité, mais aussi un manquement à la protection que nous devons aux agents de la pénitentiaire, pour qui j’ai évidemment une pensée émue aujourd’hui à cette tribune, à leurs familles et à l’ensemble de la société.
M. Amra n’était pas classé comme un détenu particulièrement dangereux par l’administration pénitentiaire, par la justice et la police judiciaire. Si un ministre avait dit à l’époque qu’il allait placer les cent premiers narcotrafiquants dans une prison dédiée, il n’aurait sans doute pas fait partie de ces détenus.
Le manque d’information et de coordination de notre police, de notre justice et de l’administration pénitentiaire n’a pas permis d’avoir une vision à 360 degrés des affaires dans lesquelles M. Amra était impliqué. Ce qu’il s’est passé à Lille, à Évreux, à Rouen ou à Marseille n’était pas connu de l’ensemble des magistrats et de l’administration pénitentiaire.
En revanche, dans un fichier comme celui que l’on appelle le fichier S, l’évaluation, même si elle n’est pas parfaite, a lieu grâce à l’utilisation d’un certain nombre de techniques de renseignement et de suivi, en ayant également connaissance des placements en détention.
Nous devons réfléchir, même si le moment n’est peut-être pas opportun aujourd’hui, à prendre en compte, lors de l’évaluation des narcotrafiquants, non pas seulement les faits qui leur sont reprochés lorsqu’ils sont présentés à un juge, mais aussi la dangerosité qu’ils représentent pour la société. Il conviendra ensuite de prévoir un régime de détention spécifique, comme l’ont fait nos amis italiens pour les mafieux afin d’éviter qu’ils puissent communiquer, corrompre, menacer et organiser des assassinats.
C’est la raison pour laquelle je travaille en ce moment à l’instauration par voie réglementaire, en parallèle de cette proposition de loi, qui, je l’espère, sera adoptée par les deux chambres le plus rapidement possible, d’un régime de détention particulier pour les narcobandits, à l’instar de ce qu’ont fait nos amis italiens. Leur régime a été validé par l’ensemble des institutions européennes. La France est donc évidemment elle aussi en mesure de faire la même chose.
Le blanchiment d’argent, les rapporteurs l’ont longuement évoqué dans leur rapport, stade ultime et le plus important, doit faire l’objet d’un travail complet de la part de nos services enquêteurs et de la justice. Nous sommes assez bons s’agissant du produit, mais assez mauvais s’agissant du produit du produit.
Les circuits du blanchiment, qui ont été évoqués par Étienne Blanc voilà quelques instants, sont complexes. Les narcotrafiquants ne passent pas par les canaux habituels. Ils s’apparentent à une organisation mafieuse et s’en prennent à des fonctionnaires, qu’ils conduisent à trahir leur déontologie, ou au marché légal de l’immobilier, aux loueurs de voitures et au secteur du tourisme, pour ne parler que d’eux. Pour les maires de France, c’est le commerce illicite ou licite qui est source de désordre public et un moyen de blanchir de l’argent.
En vertu de la circulaire de politique pénale que j’ai publiée hier, j’ai demandé aux procureurs de la République d’ouvrir désormais systématiquement des enquêtes pour blanchiment en cas d’enquête pour saisie ou détention de drogue, en lien avec les services de Bercy, la cellule de renseignement financier nationale Tracfin et tous les services qui s’occupent de la lutte contre la fraude fiscale et le blanchiment d’argent.
Cette proposition de loi n’aurait pas été complète si elle n’avait pas prévu de simplification de procédures. Vous l’avez vous-même évoqué, monsieur Durain, monsieur Blanc, il faut préserver un équilibre entre les droits de la défense, légitimes, et l’action publique, l’intérêt de la société.
Il faut apporter des modifications aux demandes de remises en liberté pour ne pas emboliser le fonctionnement judiciaire, ainsi qu’aux demandes de nullités, au-delà de la criminalité organisée. Il faut prévoir des simplifications pour l’ensemble de la chaîne judiciaire et pour nos forces de l’ordre. Commençons avec ce texte.
Il faut également mettre en place des visioconférences. Je défendrai un amendement très important en ce sens. Il vise à privilégier les visioconférences depuis le centre carcéral, dans les seules affaires de criminalité organisée, pour l’ensemble des procédures qui ne relèvent pas du jugement et avec l’autorisation du magistrat. Il s’agit bien, malgré les décisions du Conseil constitutionnel, de protéger les agents de la pénitentiaire à la suite de la tuerie d’Incarville.
Aujourd’hui, le détenu peut refuser une visioconférence et demander une extraction judiciaire, ce qui revient à mettre en danger les policiers, les gendarmes et les agents pénitentiaires et, malheureusement, à rendre possible une tuerie comme celle d’Incarville.
Par ailleurs – je porte ici la voix d’Éric Dupond-Moretti, dont je salue le travail avant mon arrivée au ministère de la justice, qui est favorable à un statut du repenti –, nous vous proposerons un statut calqué sur le modèle italien, dont nous discuterons en même temps que des autres formes de statut.
Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, afin d’assurer la recevabilité financière des amendements nos 182 et 63 rectifié quater, je vous informe que le Gouvernement y est favorable. Cela nous permettra d’en débattre.
À l’instar d’Étienne Blanc, le Gouvernement a la volonté très forte, sachant que la Haute Assemblée est attachée aux libertés publiques, de donner les moyens de captation à nos services de renseignement et à nos services judiciaires. Par deux fois malheureusement, le Sénat et la majorité sénatoriale – pour le dire ainsi – me les avaient refusés lorsque j’étais ministre de l’intérieur. J’espère aujourd’hui qu’avec l’appui de la commission des lois le Sénat octroiera à ces services les moyens de disposer de ces techniques. Il s’agit de permettre à la voiture numérique de l’État d’aller au moins aussi vite, voire plus vite, que celle des trafiquants. (Applaudissements sur des travées des groupes RDPI et UC, ainsi que sur les travées des groupes Les Républicains et INDEP.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre d’État. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
M. Bruno Retailleau, ministre d’État, ministre de l’intérieur. Madame la présidente, madame, monsieur les rapporteurs, mesdames, messieurs les sénateurs, cette proposition de loi est un texte de combat. Elle l’est par son objet même, c’est une évidence, mais aussi par son origine.
Sans le Sénat, ce texte n’existerait pas. Il est le fruit d’un long travail, comme cela a été rappelé avant moi. Le groupe Les Républicains a fait usage de son droit de tirage en 2023 et conduit une commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier. Ses conclusions, je le souligne, ont été adoptées à l’unanimité et ont donné lieu à la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui.
Je remercie la présidente de la commission, Muriel Jourda, le président de la commission d’enquête, Jérôme Durain, et son rapporteur Étienne Blanc, tous deux auteurs de la proposition de loi.
Ce texte a une origine singulière. Très peu de textes, dans le domaine régalien, parviennent à percer lorsqu’ils sont d’origine parlementaire.
Mme Muriel Jourda, rapporteur. C’est vrai !
M. Bruno Retailleau, ministre d’État. Ce texte est donc une excellente nouvelle. C’est rassurant au moment où l’on voit bien en France un retour de l’antiparlementarisme. Toutes celles et tous ceux qui, comme vous, comme moi, croient à la démocratie parlementaire et au bicaméralisme seront touchés par le fait qu’un texte de cette nature émane du Sénat.
Avec ce texte, nous menons un combat vital. C’est un combat que les forces de sécurité intérieure mènent trop souvent à armes inégales.
Ce combat est vital, car il s’agit de sauver des vies, les vies d’abord de ceux qui habitent dans des quartiers tenus par des trafiquants, les vies ensuite de ceux qui s’abîment dans la consommation et les addictions, les vies enfin de ceux, de plus en plus jeunes, qui succombent lors de règlements de compte liés aux narcotrafiquants et à la criminalité organisée. Ce sont des enfants-soldats, des enfants victimes : la seule perspective que leur offre la racaille est un chemin de larmes et un destin de sang.
Face à cela, nous devons réagir. Un sursaut national est nécessaire.
Ce combat vital, je l’ai dit, nous le menons à armes inégales, que ce soit sur le haut ou sur le bas du spectre. Sur le haut du spectre, l’armature de l’État est beaucoup trop éclatée face à des réseaux et des organisations qui sont parfaitement coordonnées et pilotées.
Pour gagner un combat, et plus encore une guerre, il faut des chefs de guerre. C’est pourquoi il faut spécialiser la chaîne judiciaire, M. le garde des sceaux vient de le dire, et placer à sa tête un Pnaco, c’est une évidence. En miroir de cette organisation juridictionnelle, il faut une organisation opérationnelle dans le périmètre qui est le mien, celui du renseignement, du judiciaire – je pense notamment aux enquêteurs.
C’est la raison pour laquelle, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous proposerai de créer, non pas par la voie législative, mais par la voie réglementaire, un état-major semblable à celui qui a été mis en œuvre pour lutter contre le terrorisme.
Cet état-major, qui a permis d’obtenir de très bons résultats en matière de terrorisme et qui associe des services judiciaires et des services de renseignement, a été créé non par une loi, mais par la voie réglementaire. Il devra, autour de la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ), qui traite déjà près de 85 % des affaires de criminalité organisée, associer l’ensemble des services de façon très interministérielle. J’y reviendrai lorsque nous débattrons de l’article 1er, sur lequel un certain nombre d’amendements ont été déposés. Ils sont importants, mais je suis très attaché à ce que nous dispositions d’une organisation opérationnelle et proportionnée à la menace à laquelle nous faisons face.
Si l’armature de l’État est trop éclatée sur le haut du spectre, nos armes, sur le bas du spectre, sont trop émoussées. Lorsque je vais sur le terrain au contact des préfets, des policiers, des gendarmes, de ceux qui sont confrontés à cette menace, tous me disent qu’ils ont besoin de nouveaux moyens, car ceux dont ils disposent aujourd’hui ne sont pas à la hauteur. Cette menace est quasiment existentielle.
C’est la raison pour laquelle je vous demanderai de doter nos services, nos préfets, de nouveaux moyens et de nouveaux pouvoirs pour pouvoir briser l’écosystème territorial, l’emprise du narcotrafic et de la criminalité organisée.
Cela signifie d’abord donner le pouvoir au préfet d’expulser un trafiquant de son logement social, afin qu’il ne pourrisse pas la vie de tout l’immeuble. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Jean-François Longeot applaudit également.) Cela signifie ensuite donner le pouvoir de fermer des commerces qui blanchissent de l’argent sale. Cela signifie enfin donner le pouvoir de saisir des biens financés par la criminalité organisée.
Ce sont ces nouveaux moyens que nous vous demanderons, ainsi qu’un certain nombre d’autres.
Les organisations criminogènes étant d’une exceptionnelle dangerosité, il faut protéger les enquêteurs par l’anonymisation, bien sûr, mais aussi en ayant recours à des techniques d’enquête spéciales, qu’il va falloir étendre, là encore pour être à la hauteur de la menace ; j’y insiste. Des opérations comme l’enquête sur le réseau EncroChat, qui a été un grand succès de la gendarmerie nationale, ont montré que ces organisations progressaient dans la maîtrise des outils numériques.
Un certain nombre d’autres mesures seront nécessaires afin de durcir notre arsenal.
J’en viens à présent à la corruption.
Ceux qui pensent que nous n’avons pas d’armes pour lutter contre la corruption, qu’elle est une fatalité, ceux-là sont des défaitistes. Si nous ne parvenons pas à freiner et à repousser ce phénomène, notre démocratie se trouvera ébranlée par cette menace existentielle. Il y va donc de l’intérêt fondamental de la Nation. Si on laisse une emprise territoriale à ces narco-enclaves toujours plus grandes, la souveraineté de la France sera menacée. Si on laisse libre cours à la corruption, dans le privé comme dans le public, dans tous les métiers, nos institutions en subiront les conséquences. Nous vous demanderons des moyens fermes et proportionnés à la menace.
J’ai évoqué il y a quelques instants le numérique. Il faut donner à la plateforme Pharos (plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements), qui fonctionne bien et que vous connaissez bien – peut-être même l’avez-vous utilisée pour signaler un certain nombre de menaces – les mêmes pouvoirs contre la criminalité organisée que ceux dont elle dispose contre le terrorisme et la pédopornographie. C’est fondamental pour être à la hauteur de la menace.
Madame le rapporteur, afin d’assurer la recevabilité financière de l’amendement n° 258, qui a pour objet la surveillance portuaire, je vous indique que nous y sommes favorables. On sait que les ports sont de grandes portes d’entrée sur le territoire national, dans l’Hexagone ou dans nos outre-mer.
Mesdames, messieurs les sénateurs, voilà ce que je tenais à vous dire avant que nous n’abordions l’examen des articles de la proposition de loi et des amendements.
Pour terminer, il ne faut pas se faire d’illusions : ce combat sera long, je l’ai souvent dit, mais nous allons le gagner. Nous le gagnerons, parce que vous allez construire ici, au Sénat, avec cette proposition de loi d’origine sénatoriale, un nouvel arsenal législatif.
Mieux, nous gagnerons ce combat, parce que la volonté est là, et, en politique, la volonté, c’est ce qu’il y a de plus fort, ce qui anime l’action.
De plus, cette volonté est transversale, elle dépasse les clivages politiques. C’est une chance qu’il nous faut saisir.
Il nous faut la saisir d’abord pour montrer à nos compatriotes que, si, de nos jours, la politique désespère parfois, elle ne débouche pas nécessairement sur l’impuissance, l’impossibilisme, l’immobilisme : lorsqu’une nation est rassemblée, elle peut relever des défis ardus.
Il nous faut la saisir ensuite pour donner une première victoire, avec ce texte, à la République Française, cette République que nous représentons tous ici, que tous ici nous servons. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, INDEP et RDPI.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Amélie de Montchalin, ministre auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée des comptes publics. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, la lutte contre le narcotrafic et la criminalité organisée est une priorité du Gouvernement, qui ne se limite pas aux ministères régaliens, car la menace, dont l’intensité nous est rappelée chaque jour, ne relève pas que du ministère de la justice ou de celui de l’intérieur.
En tant que ministre chargée des comptes publics, je souligne que la criminalité organisée occasionne une perte considérable de recettes fiscales.
Mme Nathalie Goulet. Eh oui !
Mme Amélie de Montchalin, ministre. C’est intolérable compte tenu de la situation budgétaire du pays.
Mme Nathalie Goulet. Eh oui !
Mme Amélie de Montchalin, ministre. Cette situation nous impose des efforts inédits, comme vous le savez, pour préserver les générations futures d’une dette massive. C’est aussi une question de crédibilité vis-à-vis de nos partenaires européens et internationaux que de mieux gérer nos ressources. Par conséquent, notre main ne doit pas trembler face à ces criminels et à leurs trafics.
Un travail considérable est accompli chaque jour par les services de Bercy dans la lutte contre les trafics de stupéfiants, la criminalité organisée, le blanchiment et les flux financiers illicites. Je tiens à saluer la très grande mobilisation et l’engagement sans relâche de la douane, notamment la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières, et de Tracfin pour lutter contre ce fléau.
Grâce à son positionnement privilégié en matière de surveillance et de sécurisation des frontières extérieures de l’Union européenne, à l’instar des autres douanes européennes, la douane est à l’origine de 60 % à 75 % des saisies de stupéfiants, toutes administrations confondues. Elle collabore avec les services de police judiciaire et avec l’autorité judiciaire ; elle inscrit son action en matière de lutte contre les trafics de stupéfiants dans le cadre interministériel du plan national de lutte contre les stupéfiants.
Tracfin, lui, est capable d’identifier les avoirs criminels des têtes de réseau du narcotrafic, que ces avoirs soient situés en France ou à l’étranger, et il peut organiser la saisie rapide de leurs comptes bancaires en France et révéler les activités économiques des groupes criminels.
Depuis le mois de septembre 2023, des avoirs financiers d’un montant de 40 millions d’euros ont été saisis sur les comptes de sociétés dites lessiveuses grâce à l’action de Tracfin et des parquets. En 2024, nos services ont permis de mettre au jour des réseaux structurés agissant bien au-delà des frontières françaises, ce qui a facilité le travail des magistrats.
La proposition de loi dont nous discutons aujourd’hui est issue d’un travail transpartisan. Elle fait suite au rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, présidée par Jérôme Durain et dont le rapporteur était Étienne Blanc, dont je tiens à saluer les travaux. Elle nous rassemble autour de son ambition et de ses objectifs, car il s’agit bien d’une priorité nationale.
Ce texte constitue une étape majeure pour donner à nos services respectifs, chacun dans son champ de compétence, les outils et les moyens de leur action, dans un contexte où les criminels, eux, font preuve à tous égards d’une grande ingénierie, d’une grande agilité, et disposent de moyens matériels et financiers inédits. Je veux être claire, nous ne pouvons prendre aucun retard par rapport aux trafiquants. L’État doit pouvoir les traquer partout où ils sévissent.
Cette proposition de loi permet de renforcer significativement les pouvoirs de Bercy. Elle tend à créer un dispositif de gel administratif des avoirs des narcotrafiquants, à l’instar de ce qui existe déjà en matière de lutte contre le terrorisme, pour bloquer l’accès aux financements en complément de l’action judiciaire, dans les cas de fuite ou pour élargir les actions aux personnes de l’entourage et aux sociétés écrans.
Elle vise aussi à interdire aux fournisseurs de services sur actifs numériques de proposer des comptes anonymes ou des mixeurs de cryptoactifs, qui sont devenus des vecteurs majeurs de blanchiment des trafics de stupéfiants. Elle vise à donner à Tracfin accès au système d’immatriculation des véhicules (SIV), pour élargir ses enquêtes patrimoniales. Enfin, elle a pour objet d’élargir la présomption de blanchiment douanier aux évolutions technologiques, notamment aux cryptomonnaies lorsqu’elles sont volontairement opacifiées.
Ces avancées sont précieuses pour les services concernés, mais nous souhaitons aller encore plus loin.