Maintenant que le Green Deal a été conclu, nous devons le mettre en œuvre et accompagner les acteurs dans sa déclinaison. Ce sera l’une de nos priorités, tant à l’échelle européenne qu’en France, au cours des prochaines années.
M. le président. La parole est à M. François Bonneau.
M. François Bonneau. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je reviendrai d’abord sur le renouvellement de la Commission européenne, en particulier sur le cas de Thierry Breton. J’avais déjà abordé ce sujet lors du débat préalable au Conseil européen, sans toutefois obtenir de réponse à ma question. Je profite donc de ce débat pour la poser une nouvelle fois.
Le Président de la République avait été clair lors des discussions avec Mme von der Leyen au moment de constituer la future Commission européenne : il voulait pour la France un poste de vice-président de la Commission, lequel devait lui permettre de décliner ses priorités en matière d’autonomie stratégique et de souveraineté économique.
Le Président de la République militait pour que notre commissaire européen récupère, en plus du marché intérieur, de l’industrie et du numérique, dont Thierry Breton avait déjà la charge, le portefeuille de la recherche et du commerce, voire de l’énergie.
Les mauvaises relations entre Thierry Breton et la présidente von der Leyen ont conduit celle-ci à poser un ultimatum à la France : soit nous conservions Thierry Breton dans son périmètre existant, soit la France proposait un nouveau commissaire, probablement plus docile, chargé d’un portefeuille plus large. Nous savons quelle solution a été retenue…
Un tel désaveu nous conduit naturellement à nous interroger sur le poids de la France au sein des instances européennes, en particulier de la Commission.
Stéphane Séjourné a été auditionné cet après-midi par les quatre commissions du Parlement européen compétentes, pour une nomination en qualité de vice-président exécutif de la Commission chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle. Le volet des industries de défense ne fera pas partie de son portefeuille.
J’aborderai cependant le sujet de notre base industrielle et technologique de défense, couramment appelée BITD, car c’est un véritable enjeu de la future Commission européenne.
L’industrie de défense française a le vent en poupe. L’Insee a constaté une nette amélioration du climat des affaires dans ce secteur depuis 2021, pour les raisons que l’on connaît. Face à la montée des tensions géopolitiques, l’Europe a voulu bâtir une économie qui tend vers l’économie de guerre.
Je rappelle que la BITD regroupe en France près de 2 000 entreprises. Les industries de défense ont bénéficié de l’émergence d’une demande spécifique, dans le cadre de l’aide matérielle fournie à l’Ukraine par la France et l’Union européenne. Selon le Kiel Institute, Paris a contribué à ce jour à hauteur de 2,69 milliards d’euros à l’effort de guerre en Ukraine.
Vous le savez, notre BITD dépend de notre souveraineté, et réciproquement. Tout ce qui viendrait contraindre demain notre production et nos exportations dans le secteur serait susceptible de fragiliser durablement un secteur clé de notre économie et de notre sécurité.
Nous avons en France une BITD très efficiente, mais nous devons nous interroger sur le programme européen pour l’industrie de la défense (Edip).
L’Edip a vocation à améliorer la compétitivité et la réactivité de la BITD européenne, mais de nombreux signaux donnent à penser que l’Union européenne souhaite mettre à contribution d’autres industries – majoritairement non européennes – que les industries françaises. Je pense d’ailleurs que le départ de Thierry Breton, pour revenir à mon propos initial, n’est pas étranger à cet aspect des choses, compte tenu de la situation outre-Atlantique.
Nous parlons, dans le débat qui nous réunit ce soir, du poids de la France au sein de la future Commission européenne. Je pense qu’il est de votre devoir, monsieur le ministre, et du nôtre, d’assurer à la France une place digne de notre nom dans le futur Edip. (Applaudissements sur les travées du groupe UC. – M. Pierre Médevielle applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. En effet, monsieur le sénateur, le contexte géopolitique rend encore plus urgent le développement d’une base industrielle et technologique de défense européenne. Vous connaissez à cet égard nos positions, elles sont très claires. Nous en avons fait part lors des discussions sur le Fonds européen de la défense (FED) et sur l’Edip et nous les rappellerons lors des futurs débats au sein de la Commission européenne. Nous sommes déjà en contact à ce sujet avec l’équipe du commissaire européen chargé de la défense et de l’espace, Andrius Kubilius.
Les financements européens doivent soutenir de façon préférentielle le développement d’une industrie de défense européenne autonome. Disons-le, si nous voulons monter en puissance de façon durable et assurer notre autonomie stratégique, nous devons disposer d’une industrie qui soit à même de répondre à nos besoins de la façon la plus agile possible. Il faut aussi que ce soutien se traduise de façon très concrète au travers de l’innovation, de la réindustrialisation et de l’emploi à l’échelon européen.
Sachez que cette question est pour nous une priorité, laquelle a également été mise en avant par la future haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Par ailleurs, un travail portant sur le livre blanc de l’Union européenne pour la sécurité et la défense sera mené au cours des cent premiers jours d’exercice de la Commission. Nous ferons, à cette occasion, entendre notre voix.
M. le président. La parole est à Mme Silvana Silvani.
Mme Silvana Silvani. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, alors que près de 100 millions d’Européens ont faim, qu’ils peinent à se chauffer et à se loger, Mme von der Leyen a décidé que, pour la première fois de son histoire, l’Union européenne n’aurait plus de commissaire à l’emploi et aux droits sociaux ; à sa place est nommé un commissaire « chargée des personnes, des compétences et de la préparation ». On passe là d’une logique collective de prise en charge politique de la question de l’emploi à une logique individuelle de responsabilité personnelle du rapport au travail.
De même, la création d’un commissaire chargé de la défense et de l’espace est inédite.
À chaque jalon de la construction européenne, ses défenseurs ont évoqué une « Europe sociale » et une « Europe de paix ». Nous observons pourtant ici, d’une part, une véritable dégradation du volet social, et, d’autre part, la substitution progressive de la mention de « la défense » à celle de « la paix ».
La nomination d’Andrius Kubilius au commissariat à la défense a le mérite de lever les masques et relègue quelque peu le « mythe fondateur de la paix ». L’Union européenne semble se préparer à faire la guerre, tout en restant subordonnée à l’Otan.
Sous la houlette des États-Unis, nous avons intensifié notre production d’armement sur le continent, ainsi que le soutien financier et militaire à l’Ukraine. Pour quels résultats ?
Tandis qu’aucune perspective de paix ne se profile, toutes les lignes rouges fixées par les États-Unis et l’Union européenne, toutes les précautions prises se diluent au fil des mois, comme le montre l’autorisation d’utilisation de notre équipement militaire contre des cibles en Russie. Mes chers collègues, la perte de maîtrise des conséquences de ce conflit se précise et, de ce fait, le spectre d’une troisième guerre mondiale se matérialise peu à peu.
La dérive belliciste de l’Union européenne ne s’arrête pas à nos frontières à l’est de l’Europe.
En ce qui concerne le Proche-Orient, le Conseil européen, sous prétexte du « droit d’Israël à se défendre » et de « l’attachement de l’Union européenne à la sécurité d’Israël », décide de maintenir l’accord commercial de l’Union européenne avec Israël, ce qui équivaut de fait à une forme de cautionnement des crimes de masse et en série commis par le gouvernement de Netanyahou dans la région.
Par ailleurs, sous la pression des États-Unis, l’Union européenne détériore consciencieusement ses relations diplomatiques et commerciales avec la République populaire de Chine en usant de la rhétorique de l’indépendance de Taïwan.
Le débat au Parlement européen, proposé récemment par la Commission européenne, sur « l’interprétation erronée de la résolution 2758 des Nations unies par la République populaire de Chine » visait à mettre directement en cause le principe d’une seule Chine, et avec lui, l’ordre international d’après-guerre. Plutôt que d’agir dans le sillage de la communauté internationale en choisissant les instruments de la diplomatie et de la coopération, le bloc des Vingt-Sept continue sa dérive belliciste en multipliant ses visites navales et ses exercices d’entraînement militaire conjoints en mer de Chine méridionale.
Les grands perdants de cette dérive, ce sont les peuples européens. La présidente de la Commission a en effet estimé que les États membres devraient investir dans les prochaines années plus de 500 milliards d’euros dans la défense. Or si la force des armes reste inévitable dans un monde écrasé par les dominations, le surarmement – car c’est de cela qu’il s’agit – n’a jamais conduit à autre chose qu’à l’abîme.
Vous l’aurez compris, les remèdes au déclassement de l’Union européenne qui nous sont proposés par cette nouvelle Commission sont loin de nous convaincre.
Tandis que les règles budgétaires du pacte de stabilité et de croissance nous conduisent à imposer des contraintes austéritaires à nos services publics, les budgets de la défense seront, eux, expansifs.
Tandis que le mantra « America First » est de retour après l’élection de Donald Trump et que planent des menaces de guerre commerciale, le commissaire chargé de la défense et de l’espace suggère que notre plan de production industrielle soit fondé sur les exigences de l’Otan.
Selon nous, pour échapper au déclassement de l’Union européenne, nous devrions collectivement mettre en cause le concept de sécurité, lequel est uniquement fondé sur des dépenses d’armement, de défense ou d’infrastructures militaires. Nous devons cesser d’ignorer que les insécurités sanitaire, alimentaire, énergétique et climatique, ainsi que l’absence de partage réel de la gouvernance politique de la mondialisation, sont au cœur de tous les conflits et par conséquent à la racine de toutes les guerres. Notre pays devrait contribuer à ce réveil. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Madame la sénatrice Silvani, vous évoquez une dérive belliciste de l’Union européenne. Or si dérive belliciste il y a, elle est plutôt le fait de la Russie quand elle agresse son voisin ukrainien au mépris du droit international !
Quand la France participe, avec certains de ses partenaires, à des opérations de stabilité en mer de Chine, c’est précisément pour prévenir la guerre et pour contribuer à la sécurité collective.
Je vois une contradiction dans votre propos. Vous dites, d’un côté, que nous ne devons pas dépendre des États-Unis et de l’Otan, et, de l’autre, qu’il ne faut pas que nous investissions dans notre propre sécurité ou que nous augmentions nos budgets de défense… À un moment donné, il faut choisir !
Si nous voulons défendre nos intérêts en matière de sécurité – je signale, à cet égard, que tous les acteurs qui nous entourent augmentent leur budget de défense –, ne pas être dépendants, sauvegarder l’espace de paix et de sécurité dans lequel nous vivons, et défendre nos valeurs, à commencer justement par la paix, alors nous devons nous donner les moyens de nous défendre de façon souveraine et autonome. Pour atteindre cet objectif, il convient que les questions militaires figurent parmi les priorités de l’Union européenne. Ce message, la France le porte lorsqu’elle défend l’ambition du réarmement, y compris intellectuel, du continent européen.
M. le président. La parole est à Mme Mathilde Ollivier. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
Mme Mathilde Ollivier. Monsieur le ministre, la nouvelle Commission qui se met en place portera une immense responsabilité : celle de répondre, ou non, aux défis existentiels auxquels nous faisons face, au premier rang desquels figure l’urgence climatique.
Force est de constater que la composition et les premières orientations de cette future Commission suscitent de profondes inquiétudes. La domination des forces libérales et conservatrices, notamment la nomination d’un commissaire d’extrême droite, sont des signaux préoccupants.
Le morcellement du portefeuille environnemental et la subordination apparente du Pacte vert pour l’Europe aux impératifs de compétitivité industrielle font craindre un recul de l’ambition climatique européenne, alors qu’il est question non plus de transition écologique, mais de transition « propre » dans l’intitulé même des vice-présidences. Ce glissement sémantique n’est pas neutre : il traduit une dilution de l’ambition environnementale dans une approche principalement économique et industrielle…
Tandis que de l’autre côté de l’Atlantique, le président américain doute du changement climatique et a déjà annoncé vouloir, de nouveau, sortir de l’accord de Paris, l’Europe et la France portent une responsabilité d’autant plus grande dans la lutte contre le réchauffement climatique. À défaut, nous nous dirigerons vers un monde à +3 degrés, et même à +4 degrés pour ce qui concerne la France, d’ici à la fin de ce siècle.
Dans ce contexte, la question de l’influence française prend une dimension particulière. La France ne peut se contenter de célébrer l’obtention d’une vice-présidence exécutive, au portefeuille flou, sur la stratégie industrielle. Cette approche fondée sur le placement de candidats, fait du prince, et la défense de nos seuls intérêts industriels est dépassée !
Notre influence doit se réinventer. La France doit être la force motrice d’une réorientation écologique et sociale de la Commission. Concrètement, cela signifie qu’il faut porter trois exigences fondamentales.
Premièrement, la Commission doit être la garante de l’ambition environnementale européenne et non pas son fossoyeur. Nous ne pouvons accepter que le Pacte vert soit vidé de sa substance au nom de la compétitivité. La France doit défendre l’exigence d’objectifs climatiques contraignants, d’une sortie effective des énergies fossiles et d’une protection réelle de la biodiversité.
Deuxièmement, la transition écologique doit être socialement juste. Exigeons un fonds social climat réellement doté et des mécanismes efficaces de solidarité européenne !
Troisièmement, la France doit défendre une vision de l’Europe comme projet politique, démocratique et fédéral, et pas seulement comme marché ou puissance industrielle.
La question du Mercosur illustre parfaitement ces contradictions. Vous avez sans doute lu, monsieur le ministre, la tribune adressée ce jour par plus de six cents parlementaires français à Ursula von der Leyen, dans laquelle ils indiquent que les conditions d’un accord ne sont aujourd’hui pas réunies.
La Commission envisage de contourner l’opposition, notamment française, en scindant l’accord. Cette manœuvre juridique permettrait d’adopter le volet commercial à la majorité qualifiée, sans que l’unanimité soit nécessaire.
Cette tentative de passage en force portant sur un accord aux conséquences environnementales désastreuses est grave ! Elle créerait un précédent dangereux en matière de gouvernance européenne, tout en encourageant la déforestation en Amazonie et le développement d’une agriculture intensive incompatible avec nos objectifs climatiques.
Si la Commission s’engageait dans cette voie, elle n’affaiblirait pas seulement la position française : elle saborderait sa propre crédibilité en matière de lutte contre le changement climatique et de respect des opinions publiques du continent.
En matière d’autonomie stratégique européenne, le soutien à l’Ukraine est une nécessité absolue. Nous devons maintenir notre engagement à ses côtés face à l’agression russe, particulièrement dans la période d’incertitude qui s’ouvre concernant le soutien des États-Unis.
Nous avons aussi besoin d’une vision plus large de la sécurité européenne, qui intègre pleinement les enjeux climatiques, alimentaires et sanitaires.
La première des autonomies est énergétique : c’est en accélérant le développement des énergies renouvelables que nous renforcerons véritablement notre indépendance. Une Europe qui continuerait à subventionner les énergies fossiles ferait fausse route.
Face à un président américain climatosceptique, qui menace d’imposer des droits de douane punitifs et de saper l’alliance transatlantique, l’Europe doit plus que jamais affirmer son autonomie, sa solidarité et ses valeurs, dans le cadre d’un véritable projet politique alternatif : celui d’une Europe qui protège ses citoyens et son environnement, qui investit massivement dans la transition écologique, qui renforce sa cohésion sociale face aux menaces externes. Les tensions commerciales annoncées avec les États-Unis doivent être l’occasion d’accélérer notre transition vers une économie décarbonée et circulaire, et non pas de renoncer à nos ambitions environnementales.
L’Europe ne peut plus se permettre d’être suiviste. C’est à cette condition que l’influence française retrouvera son sens, non pas comme une fin en soi, mais comme un levier au service d’une transformation profonde de l’Europe.
La France a une responsabilité historique, celle de montrer qu’une autre Europe est possible : une Europe de la transition écologique, de la justice sociale, du respect des droits fondamentaux, de la justice internationale et de la démocratie vivante. C’est ce message que je vous invite à porter avec force lors de vos discussions avec la nouvelle Commission sur les chantiers à venir à l’échelon européen. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – M. Didier Marie applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Madame la sénatrice Ollivier, j’abonde dans votre sens au sujet de l’accord en cours de négociation avec le Mercosur, auquel nous sommes défavorables pour des raisons d’équité commerciale et de respect des clauses environnementales. Nos exigences ne sont en effet pas atteintes aujourd’hui concernant cet accord, et en l’état nous nous y opposons.
J’approuve également les propos que vous avez tenus sur le soutien à l’Ukraine.
Je suis d’accord avec vous, par ailleurs, sur la nécessité de continuer à investir dans la transition environnementale. Nous nous sommes fixés à cet égard des objectifs très ambitieux lors de la mandature précédente. Il s’agit désormais pour nous de les mettre en œuvre et d’accompagner nos industriels, sans jamais opposer compétitivité et transition environnementale.
Je note d’ailleurs que Mario Draghi, dans son rapport sur la compétitivité européenne, recommande d’investir dans notre industrie, dans l’innovation et aussi dans la décarbonation du continent. Il s’agit d’un enjeu, à la fois d’innovation, d’autonomie stratégique et d’indépendance, en particulier dans le contexte géopolitique que nous connaissons.
Je tiens à souligner la nécessité d’investir dans les énergies renouvelables, mais aussi, madame la sénatrice, dans le nucléaire. (Mme Mathilde Ollivier manifeste son désaccord.) Il s’agit en effet des deux piliers de la décarbonation, mais aussi de l’autonomie énergétique et stratégique de notre continent.
Vous avez évoqué la relation transatlantique. Il nous revient aussi de faire respecter les normes environnementales au travers des accords commerciaux et des relations avec nos partenaires. C’est l’objet de la taxe carbone aux frontières de l’Union européenne – le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM) –, cet outil dont s’est dotée l’Union européenne et qui doit désormais être mis en œuvre.
M. le président. La parole est à M. Bernard Jomier. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Bernard Jomier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, au moment de l’instauration de cette nouvelle Commission, nous sommes, pour notre part, prêts à travailler dans un esprit de compromis, celui qui caractérise nos institutions européennes.
Cependant, nous sommes inquiets. Réélue grâce au soutien de l’alliance pro-européenne, la présidente de la Commission a en effet choisi de nommer vice-président un proche de Mme Giorgia Meloni. Cette alliance s’accompagne d’un virage sécuritaire et d’une présidentialisation de la cheffe de la Commission, qui a divisé les portefeuilles de ses commissaires et écarté tout profil susceptible de faire contrepoids à son autorité.
Les partis conservateurs, apparemment fermement pro-européens, mettront-ils en cause le projet qui doit nous unir ? Le risque est celui d’un détricotage des législations européennes les plus ambitieuses – nous pensons notamment au récent Pacte vert – et des dernières avancées.
Alors qu’à la suite de l’épidémie de covid, l’Europe de la santé émerge à peine, la présidente de la Commission abandonne ces questions à un proche de Viktor Orban, qui ne dispose d’aucune expérience sur le sujet. Pis, la présidente souhaite intégrer le programme EU4Health au sein d’un grand fonds de compétitivité, actant la prévalence des logiques de rentabilité sur celles de santé. Cette impulsion vers un capitalisme financiarisé nous inquiète.
En matière de migration, la dynamique tend clairement vers un durcissement des politiques européennes. La Commission souhaite passer de nouveaux accords avec des pays tiers pour la gestion des centres d’asile. Or de tels centres existent déjà en Tunisie, en Libye, en Turquie et de nombreuses violations des droits humains y ont été constatées.
La présidente de la Commission et son commissaire aux affaires intérieures et à la migration appuient l’accord contesté entre l’Italie et l’Albanie, malgré son invalidation par les tribunaux italiens et l’avis des tribunaux européens.
En choisissant de généraliser l’externalisation de la gestion des migrations, l’Union européenne se défausse de ses responsabilités. Elle ferme les yeux sur les violations des droits fondamentaux qui sont commises en dehors de son territoire.
Pourtant, la Commission avait elle-même pointé en 2018 les risques légaux liés à l’utilisation des centres de retour. Elle notait un risque élevé d’enfreindre le principe de non-refoulement et soulevait des doutes quant à la conformité de ces centres aux valeurs de l’Union. Or, aujourd’hui, ces valeurs mêmes sont remises en cause.
Pour notre part, nous souhaitons préserver l’acquis européen et défendre un modèle autre que celui du repli sur soi et du rejet de l’autre. Mais, pour ce faire, encore faut-il avoir une voix.
Force est de constater que la France n’arrive plus à faire entendre la sienne au sein de l’Union européenne. Notre perte d’influence, illustrée par la mise à l’écart autoritaire de Thierry Breton, a déjà un effet visible à l’échelon européen. La conclusion de l’accord avec le Mercosur, probablement imminente, hélas ! malgré l’opposition de la France et la prise de position de plus de six cents parlementaires, en est un symptôme.
Cette perte d’influence ne date pas d’hier : derrière les discours lui faisant miroiter un rôle majeur, notre pays n’est plus, en réalité, le moteur de l’Europe depuis un bon moment. La France est aujourd’hui plus isolée que jamais. Le couple franco-allemand, locomotive historique de l’intégration européenne, est désormais doublé par une Europe dont le pivot glisse inexorablement vers l’est.
Par ailleurs, il nous faut bien constater que ces dernières années la France a trop souvent soutenu des positions relativement souverainistes, contre la logique de compromis. Elle est apparue comme défendant trop fréquemment ses seuls intérêts propres. Ce faisant, elle a perdu de sa capacité à fédérer, à créer ce consensus qui est si fondamental dans le projet européen.
Les discours résolument pro-européens du Président de la République, et particulièrement ses engagements environnementaux, n’ont pas trouvé de traduction concrète. Nous n’avons pas oublié l’abstention de la France qui a permis le renouvellement de l’autorisation du glyphosate pour dix ans, malgré les promesses présidentielles ! Ces promesses rompues engendrent une perte de crédibilité notable. La voix de la France ne porte plus.
Enfin, les résultats des élections outre-Atlantique nous rappellent notre besoin vital d’une Europe forte et indépendante. Nous sommes désormais un peu plus seuls en tant qu’Européens, car le président Trump n’est pas, et ne sera pas, un ami de l’Europe.
Le retour de la guerre, la compétition internationale, la relocalisation des industries, l’effondrement climatique sont autant de défis qui ne peuvent appeler qu’une réponse commune. Aucun de ces sujets ne sera résolu par les égoïsmes des nations. Aussi, il est d’autant plus important de développer des politiques fortes, de réaffirmer nos valeurs, notre attachement à l’Europe sociale et à la démocratie.
L’Europe est capable de s’ériger en modèle de référence. Il faut qu’elle le veuille ; pour notre part, nous le voulons. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Jacques Fernique applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Monsieur le sénateur, je ne reconnais pas du tout la situation actuelle dans le constat assez catastrophiste que vous dressez de l’influence française, lequel est en complet décalage avec ce qui s’est passé ces derniers jours.
Depuis l’élection américaine, et même auparavant, certains de nos partenaires se sont exprimés clairement. Le Premier ministre polonais, par exemple, avait ainsi dit que, quel que soit le résultat de cette élection, l’ère de la sous-traitance géopolitique était terminée et que l’Europe devait prendre son destin en main.
C’est précisément la vision d’une Europe souveraine, capable de prendre son destin en main, que nous mettons en avant depuis des années et qui fait aujourd’hui consensus en Europe. Il nous revient désormais, ainsi qu’à nos partenaires, de mettre cette partition en musique en étant capable d’investir dans notre défense, notre compétitivité, notre industrie et notre innovation.
Le logiciel des Européens est en train de changer, ce qui est le résultat du travail d’influence que nous menons avec nos partenaires depuis des années. Cessons de nous autoflageller, mais écoutons ce que nous disent nos voisins, en particulier dans ce contexte géopolitique si important.
Sur les questions migratoires, vous avez rappelé la position très claire de la France : à ce problème européen majeur, nous devons apporter des réponses européennes. C’est pourquoi nous soutenons la mise en œuvre rapide du pacte sur la migration et l’asile, qui constitue un bon équilibre à l’échelon européen, la révision de la directive Retour et la dimension externe des politiques européennes relatives aux sujets migratoires en matière de visas et d’aide au développement.
Je vous rejoins lorsque vous dites que les prétendues solutions innovantes proposées par certains de nos voisins et partenaires ne portent pas leurs fruits. Seules des réponses coordonnées à l’échelle européenne peuvent nous permettre, collectivement, d’avoir une politique de maîtrise de l’immigration et de répondre à ce défi avec nos voisins de la rive sud.
M. le président. La parole est à M. Pierre Médevielle. (Mme Nadège Havet applaudit.)
M. Pierre Médevielle. « L’Europe, quel numéro de téléphone ? » : c’est ainsi qu’Henry Kissinger raillait la désunion européenne. Il n’est pas impossible que cette mauvaise plaisanterie revienne bientôt au goût du jour outre-Atlantique.
Que l’on aime ou que l’on déteste Donald Trump, une chose est tout à fait certaine : il aura pour seule boussole la défense des intérêts américains.
Trump ne nous fera pas de cadeaux. Alors, le meilleur cadeau que nous pouvons nous faire, à nous Européens, c’est de ne pas lui en faire ! Il s’agit non pas d’ouvrir les hostilités avec nos alliés historiques, mais d’adapter notre positionnement stratégique à cette nouvelle donne géopolitique. L’Union européenne doit redevenir une puissance si elle ne veut pas rester la vassale des autres puissances. Elle doit rester fidèle à ses valeurs et s’engager pour la paix et la prospérité, mais elle doit surtout défendre ses intérêts.
Le déclin géopolitique du vieux continent s’explique d’abord par son décrochage économique. Pour redevenir une puissance, l’Europe doit renouer avec la croissance. Pour ce faire, elle doit redevenir une terre de production.
J’identifie trois principaux chantiers pour y parvenir : investir massivement dans l’innovation ; mobiliser la commande publique pour nos entreprises ; faire de l’action climatique un levier de compétitivité.
Premier chantier : pour rester dans la compétition technologique mondiale, l’Europe doit faire de l’innovation une obsession économique. C’est non pas une option tactique pour tenter de gagner une ou deux places dans la compétition mondiale, mais une question de vie ou de mort. Si nous cessons d’innover, nous ne pourrons plus garantir la pérennité de notre modèle socio-économique.
Il fallait sans doute qu’un Européen convaincu le dise aussi crûment pour que tous les Européens commencent à y croire. En effet, le rapport Draghi est très clair : si nous n’investissons pas massivement pour moderniser notre économie, l’Union européenne ne pourra plus justifier sa propre existence. Mario Draghi estime cet effort à 800 milliards d’euros par an.
Comment administrer un tel électrochoc ? À l’évidence, il faut précisément moins administrer. La bureaucratie ne favorise jamais la compétitivité ; j’y reviendrai.
La puissance publique dispose aussi d’un puissant levier d’action pour servir en priorité les intérêts européens : la commande publique. C’est le deuxième chantier.
La révision de la directive de 2014 sur la passation des marchés publics doit permettre une réorientation stratégique claire. Nous devons donner priorité à nos entreprises. Pour appréhender la mondialisation avec un peu plus de sérénité, il faut cesser de considérer que les Européens sont des consommateurs avant d’être des producteurs.
Le troisième chantier consiste à faire de l’action climatique un levier de compétitivité, et non l’inverse. Le Pacte vert de la précédente Commission partait d’une excellente intuition : la pérennité de notre économie passe par la transition écologique, pour la simple raison que le réchauffement climatique menace nos intérêts économiques.
Mais la transition écologique ne doit être ni un exercice de repentance ni un appel à la décroissance. Le Pacte vert, par sa dérive bureaucratique, risque de plomber notre économie.
Je conclurai ce propos par un sujet cher à mon cœur : l’agriculture. Celle-ci ne saurait être la seule priorité de la nouvelle Commission, mais elle sera la jauge de son succès. Si l’Europe continue à ouvrir ses marchés à tous vents, tout en étouffant ses propres agriculteurs sous les normes, alors elle aura échoué. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP. – Mme Nadège Havet applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Monsieur le sénateur Médevielle, je ne peux que partager votre constat, ces sujets sont des questions de vie ou de mort pour l’Europe.
Avant même l’élection de Donald Trump, le protectionnisme, le soutien à l’industrie et la hausse des tarifs douaniers étaient déjà des tendances de l’administration Biden. Nous aurions dû en tirer les conséquences, indépendamment des résultats de l’élection. À présent, l’urgence est devant nous.