Mme la présidente. La parole est à Mme Colette Mélot. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
Mme Colette Mélot. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le compte à rebours est lancé : dans moins d’un an, nous serons appelés aux urnes pour les élections du Parlement européen.
Bien des bilans seront dressés dans les douze prochains mois. Les institutions européennes voudront mener à bien nombre de propositions engagées qui reflètent les promesses, mais aussi les évolutions dues aux récentes crises. Le mandat 2019-2024 est un tournant pour notre Union européenne et pour nous tous.
Néanmoins, à l’heure des premiers bilans, je crois plutôt que nous devrions continuer inlassablement d’avancer. Nous entrons dans une période de débat où la question principale est de savoir quelle Union européenne nous voulons inventer pour demain.
Le 9 mai dernier, le chancelier allemand Olaf Scholz a déclaré qu’il souhaitait une union ouverte et renforcée.
Sur certains sujets, nous sommes plutôt alignés, par exemple sur l’extension du vote à la majorité qualifiée à plusieurs domaines – encore faut-il savoir lesquels… La fiscalité est une piste, mais ce n’est pas la seule. Les affaires étrangères en sont une autre. Le groupe Les Indépendants est attaché au débat sur ce sujet. L’unanimité est un frein parfois trop important pour que l’Union européenne avance correctement dans l’intérêt des citoyens européens.
D’autres points développés par le chancelier font partie des nombreux désaccords des derniers mois. Il n’y a rien d’insurmontable, certes, mais nos visions divergent sur certains dossiers. Cela enrichit le débat, mais apporte aussi de nombreuses frustrations et parfois des incompréhensions. Quelques-uns des sujets que je vais aborder en sont des exemples types.
Avant cela, j’aimerais formuler une remarque de forme sur le débat préalable que nous avons ce soir. Au-delà de l’heure tardive, un sujet que j’ai déjà évoqué il y a quelques mois, j’y ajouterai : « Mieux vaut tard que jamais ». Nous avons en effet reçu l’ordre du jour du Conseil européen il y a seulement quelques heures…
Le rôle des élus nationaux, particulièrement des parlementaires, dans le système européen est important. Cela ne concerne pas uniquement la subsidiarité. Nous sommes au fait de ce qui se passe sur nos territoires, de ce que vivent les Européens. Notre parole est l’amplification de la leur. Les orientations et questions dont nous nous faisons ce soir le relais sont les leurs – ne l’oublions pas !
Pour revenir sur les sujets européens, celui de l’énergie fait bien sûr partie des priorités. Pouvez-vous, madame la secrétaire d’État, nous rassurer quant aux réserves en gaz pour l’hiver prochain ? La France pourra-t-elle atteindre au 1er novembre prochain ses objectifs en matière de stockage ? Le tout premier appel d’offres pour des achats groupés de gaz a été lancé début mai. Quels sont les premiers retours et quand est prévu le prochain ?
Le marché intérieur de l’électricité est l’un des dossiers les plus urgents de cette fin d’année. Qu’attendez-vous du prochain Conseil européen concernant la proposition d’évolution du système et l’objectif de son adoption avant la fin de l’année ?
Depuis mars dernier et les dernières conclusions du Conseil européen, notre position n’a pas changé concernant la guerre d’agression contre l’Ukraine. Je souhaite la réitérer : les responsables des crimes de guerre devront être jugés et les crimes documentés ; je pense notamment aux déportations d’enfants ukrainiens, car ce sujet reste central.
Alors que l’Ukraine a lancé sa contre-offensive, pouvez-vous déjà nous indiquer où en est le prochain paquet de sanctions à l’encontre de la Russie et quelles sont ses grandes lignes ? Est-ce que le paquet est prêt à être présenté lors du Conseil dans dix jours ?
Dans les dernières conclusions du Conseil européen, il a également été question des migrations.
Mercredi dernier, la Méditerranée a encore été le théâtre d’un drame humain : des dizaines de personnes sont mortes noyées en espérant rejoindre le sol européen. Ces victimes viennent malheureusement allonger une liste déjà bien trop longue de plusieurs dizaines de milliers de personnes mortes dans les mêmes conditions depuis une décennie. La mer Méditerranée ne peut être un cimetière à ciel ouvert.
Ce drame survient seulement quelques jours après qu’il y a eu accord en Conseil de l’Union européenne des ministres de l’intérieur sur deux principaux axes du pacte européen sur la migration et l’asile.
Ce pacte est complexe à faire aboutir, et nous savons que l’objectif est une adoption avant juin prochain. Le principal mécanisme est celui qui est dit de solidarité. Comment la France envisage-t-elle sa mise en pratique entre les deux options proposées : la relocalisation des réfugiés et la compensation financière ? Comment le sujet sera-t-il abordé lors du Conseil européen ?
M. André Reichardt. Très bien !
Mme Colette Mélot. Enfin, parce que c’est un sujet qui me préoccupe particulièrement et qu’il y a urgence, je souhaite ce soir aborder une nouvelle fois la question du cyberharcèlement. Le développement fulgurant de l’intelligence artificielle est un risque supplémentaire, notamment dans la création de contenus.
L’Union européenne l’a bien compris, et je salue le travail mené par le commissaire Thierry Breton concernant un pacte sur l’intelligence artificielle. Il est important de trouver un cadre efficace. Je sais le processus européen long et complexe, et 2025 semble bien loin. Je vous encourage, madame la secrétaire d’État, ainsi que vos collègues, à faire en sorte qu’une solution efficace soit rapidement trouvée en Conseil de l’Union européenne, mais aussi au Parlement européen.
Avant cela, il y aura bien sûr l’entrée en application du règlement européen sur les services numériques (DSA) en août prochain et en février 2024. Sommes-nous prêts ?
Le cyberharcèlement tue. Les risques pour nos enfants sont énormes. Je souhaite que nous soyons intraitables collectivement sur la bonne mise en place de ces normes, ainsi que sur leur efficacité, quitte à être très réactifs si nous observons des dysfonctionnements et des besoins de révision des règles. Nous serons nombreux au Sénat à y être très attentifs. (Applaudissements sur les travées du groupe UC. – M. André Gattolin applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Fernique. (Vifs applaudissements sur les travées du groupe GEST, ainsi que sur des travées du groupe SER.)
M. Jacques Fernique. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, les nouvelles frappes russes hier soir me conduisent, pour commencer, à renouveler au nom du groupe écologiste notre soutien sans faille à l’Ukraine et à sa population.
Nous saluons donc la volonté du Gouvernement de persister à soutenir l’Ukraine par tous les moyens qui sont nécessaires. Nous continuons à porter le projet d’une défense européenne, pour que l’Europe soit autonome stratégiquement et militairement.
Pour le reste, qu’en est-il aujourd’hui de notre projet européen, de notre cohésion sur les grands objectifs et de nos valeurs communes ? Ils sont – c’est leur lot – ballottés, malmenés, voire carrément reniés. Ce Conseil européen serait utile s’il contribuait à redonner vigueur à ces impératifs qui fondent notre unité.
Dans nombre d’États européens, les surenchères sécuritaires prospèrent, les entraves au Pacte vert se dressent, le lobbying en faveur de la finance et du libre marché gagne du terrain, les concessions à l’extrême droite, voire les coalitions avec elle, se multiplient. À un an des élections européennes, nous attendons des responsables européens la clarté et la détermination nécessaires pour donner envie d’Europe en plus et en mieux.
Au large de Kalamata, à proximité du Péloponnèse, c’est dès l’après-midi que Frontex a pu prendre la mesure du drame qui se nouait, mais c’est à 23 heures cette nuit-là que l’embarcation abandonnée à son sort a sombré avec près de 750 personnes… Ce bilan est l’un des plus lourds des dernières années ; ces dizaines et peut-être centaines de morts viennent s’ajouter aux 1 300 autres recensés depuis le début de 2023.
Bien sûr, la culpabilité première revient aux trafiquants d’êtres humains, profiteurs de celles et ceux qui fuient la misère, la guerre et, de plus en plus, un dérèglement climatique invivable. Bien sûr, cette culpabilité est première, mais elle ne décharge pas pour autant les politiques européennes de leur lourde part de responsabilité.
Il faut, hélas, le dire clairement : ces morts sont un peu à mettre au bilan de Frontex. En se reniant depuis tant d’années face aux discours anti-migrants, en intensifiant les politiques migratoires très restrictives, en externalisant le contrôle de ses frontières, en sous-traitant à des pays où les droits humains sont bafoués, l’Europe a fait de la Méditerranée la voie migratoire la plus meurtrière au monde.
Si ce Conseil européen entend vraiment lutter contre cette mortalité effroyable au seuil de l’Europe, son urgence doit être d’organiser la coopération pour les sauvetages – vous venez d’en dire un mot, madame la secrétaire d’État. Or l’accord du 15 juin entre les États membres sur le pacte sur la migration et l’asile n’ouvre aucune perspective de création d’une force européenne de secours en mer. Ce nouveau drame y oblige ; c’est un impératif minimum.
En ce qui concerne le volet énergie, on constate encore de l’incohérence. En septembre dernier, le Gouvernement annonçait vouloir rattraper son retard dans les énergies renouvelables. Dans les faits, Paris a totalement bloqué les choses jusqu’à ce que ses demandes sur le nucléaire soient satisfaites dans ce texte clé du Pacte vert qu’est la proposition de directive relative aux énergies renouvelables.
Il a donc fallu que la Commission européenne finisse par acter « la reconnaissance du nucléaire dans l’atteinte de nos objectifs de décarbonation ». Il y a quelques semaines, on dénonçait les manœuvres de blocage de nos voisins allemands sur les voitures thermiques. Aujourd’hui, on les imite !
Ce lobbying déstabilise les investissements dans la décarbonation et en encourage d’autres : ainsi, hier, en Conseil des ministres européens de l’énergie, la France a soutenu la prorogation des subventions aux centrales à charbon existantes jusqu’en 2028 – encore un recul !
Ce retard sur nos objectifs de décarbonation coûtera cher, tout comme le démantèlement annoncé de Fret SNCF, pour lequel le gouvernement français semble capituler avant même d’avoir mené la bataille, alors que notre cause avait des raisons solides, partagées en Europe. Plutôt que de tenir, vous consentez à en finir avec Fret SNCF.
Comment la mise à la découpe de cette entreprise pourrait-elle ne pas briser le rebond ferroviaire nécessaire et ramener des camions sur les routes ? À quoi en Europe veut-on donner la priorité ? Au climat ou à la libre concurrence ?
Cette question vaut également pour l’accord UE-Mercosur, tel qu’il a été conclu en 2019, que l’Assemblée nationale vient de rejeter dans une résolution. Cet accord serait une usine à dérégler le climat, à accroître la déforestation, à contaminer l’environnement, à détruire l’agriculture paysanne et à coloniser les terres des peuples autochtones.
Le respect de l’accord de Paris et celui de nos normes sanitaires et environnementales pour tout produit agroalimentaire importé, voilà la ligne à tenir, sans pour autant couper les ponts avec l’Amérique latine. L’Union européenne peut aider à protéger l’Amazonie, en respectant ses engagements en matière de financement de l’action climatique et par ses aides en faveur des forêts des pays du Mercosur.
Cela passe aussi par une directive ambitieuse sur le devoir de vigilance. Les eurodéputés ont voté un texte prometteur prévoyant un mécanisme de responsabilité civile et un accès renforcé des victimes à la justice européenne, qui a nettement élargi le champ des entreprises concernées et qui inclut le secteur financier et la chaîne de valeur aval des entreprises.
Maintenant que les négociations en trilogue vont débuter, ce n’est pas le moment d’affaiblir le texte. Les eurodéputés se sont montrés ambitieux ; au gouvernement français de suivre cette ligne.
Cette nécessité de peser en faveur de nos grands objectifs communs est aussi en cause avec la loi européenne sur la restauration de la nature, dont le vote a été repoussé par une alliance entre l’extrême droite, la droite conservatrice, les libéraux et une partie du groupe Renew. C’est le sort du Green Deal qui se joue. Nous n’avons pas le luxe de nous permettre une pause ! (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – M. Patrice Joly applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. André Gattolin. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. André Gattolin. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, douze ans : depuis douze ans, je prends la parole à l’occasion de chaque débat préalable au Conseil européen, ainsi qu’à l’occasion de tous les autres débats qui ont trait à l’Europe dans cet hémicycle.
M. André Reichardt. Oh !
M. André Gattolin. Ne vous méprenez pas : pour moi, c’est tout sauf un pensum ou une sinécure ! Et si je m’attelle ce soir à cet exercice pour la dernière fois, parce que j’ai fait le choix de vous quitter bientôt, c’est plus que jamais avec plaisir et passion, sans amertume aucune.
Je suis né Européen sans le savoir, et c’est grâce au voir et au savoir que je le suis devenu. J’ai beaucoup parcouru l’Europe avant de devenir sénateur ; j’ai continué de le faire en l’étant, je le ferai davantage encore en ne l’étant plus.
Ce continent, qui porte le beau nom d’une princesse d’Asie enlevée par Zeus, est si beau et si complexe, si riche et si fragile aussi, qu’il mérite que nous consacrions ce qui nous reste de futur personnel à tenter de préserver le sien. Mais, s’ils ont souvent la même fragilité, un être humain et un continent ne s’inscrivent évidemment pas dans la même temporalité.
Dans la part de temporalité commune qui peut exister entre une personne et son territoire, c’est-à-dire entre notre histoire personnelle et l’Histoire tout court, chacun peut mesurer sa chance au regard des événements heureux qui lui ont été donnés de vivre, mais aussi au regard d’événements terribles auxquels il a eu le bonheur d’échapper.
Nous sommes tous ici, dans cet hémicycle, issus de plusieurs générations qui ont eu la chance de ne pas connaître la barbarie nazie, ses cortèges de morts, de déportés et d’exactions sans nom. Cette longue paix, nous la devons bien évidemment à l’Europe, à sa patiente construction dans un cadre démocratique, en dépit des crises et soubresauts qui l’ont traversée et qui continuent de le faire.
Lorsque nous en disposons depuis longtemps, la paix comme la liberté passent pour acquises au point de faire figure de non-événement.
C’est une erreur, pis, une cécité, de ne pas voir que, chaque matin, lorsqu’elles se réveillent, tant de personnes dans tant d’autres parties du monde s’interrogent sur ce que la journée aura peut-être de fatal pour elles ou pour leurs proches. À l’heure du retour de la guerre dans l’est de notre continent, c’est une chose que nous omettons de raconter et d’expliquer à nos enfants, car, parfois, nous n’en avons nous-mêmes plus guère conscience.
Toutefois, l’événement européen de portée véritablement historique vécu par les générations ici représentées restera certainement la chute du mur de Berlin, la fin du rideau de fer et l’effondrement de l’URSS. Ce fut la promesse d’une aube nouvelle pour l’Europe, mais si soudaine, si bouleversante et si enthousiasmante pour les peuples du continent que nous avons omis à l’époque de mesurer pleinement les défis que cette Europe élargie poserait à plus long terme.
Parce que le régime soviétique, tel un cyclope éborgné, s’était écroulé de lui-même, nous avons voulu croire à la fin de toute velléité impériale de la part de la Russie. Triste aveuglement qui n’est pas étranger à l’horrible tragédie qui secoue aujourd’hui l’Ukraine.
Quand j’ai choisi il y a douze ans de devenir sénateur, plutôt que de tenter de devenir eurodéputé, j’avais la conviction profonde que c’était au plus proche de nos concitoyens qu’il fallait parler d’Europe, afin de la rendre audible autant que sa complexité le permet.
En effet, il ne suffit pas d’être un Européen convaincu ; il convient surtout d’être un Européen convaincant, capable d’expliquer les enjeux réels qui se posent à nous dans un monde de plus en plus délicat à appréhender.
Au cours de ces douze dernières années, notre Europe a connu bien des crises, au point de se demander si leur succession, désormais incessante, n’est pas devenue, bien plus que le présumé moteur franco-allemand, le cœur du réacteur de son processus d’approfondissement et sans doute, demain, de son processus d’élargissement.
Ébranlée, bousculée, parfois au point de pouvoir être renversée, l’Union européenne, malgré sa plasticité de boxeur plus apte à encaisser les coups qu’à en donner, a cependant bien plus évolué durant la décennie écoulée qu’on ne le dit. Bien sûr, ce cheminement vers davantage d’intégration politique ne s’est fait, pour l’essentiel, qu’en réaction aux nombreuses crises que nous avons traversées.
Il serait illusoire de croire qu’il puisse en être autrement : les États membres n’acceptent de se départir d’une part de leur souveraineté nationale que, lorsqu’en ultime instance, ils finissent par admettre leur incapacité à affronter seuls un défi qui les dépasse.
Que cela nous plaise ou non, il ne saurait en être autrement, et le « Grand Soir constituant », rêvé par nombre d’européistes convaincus, n’a plus l’heur de convaincre et de faire espérer. Il en est ainsi, et il faut cesser de voir dans le réel l’ennemi de la politique. Le réel n’est que la matière à partir de laquelle se construisent patiemment les édifices.
À ce titre, la liste des sujets traités lors des Conseils européens depuis plus d’une décennie illustre bien l’évolution, certes lente, mais profonde, qui a affecté l’Union européenne au cours de la période et qui préfigure peut-être son devenir.
Au début des années 2010, presque tout ce qui était débattu en Conseil renvoyait à la crise financière de 2008, à ses conséquences directes et indirectes, à la crise de l’euro et à la déflagration violente suscitée dans les pays du sud de l’Europe. Les réponses proposées renvoyaient encore et toujours au renforcement du marché unique, véritable Graal des chevaliers de la Table ronde du Conseil… On était prêt à sacrifier la Grèce sur l’autel d’une orthodoxie qui n’avait rien de religieux, mais tout de financier.
La politique extérieure de l’Union européenne, hors la multiplication effrénée d’accords de libre-échange, se limitait à quelques timides politiques de voisinage, dont, au passage, il serait bon un jour de tirer un bilan honnête et sans fard.
Toutefois, même durant cette période quelque peu atavique, l’Europe nous a parfois réservé de très belles surprises.
Je me rappelle ainsi mon tout premier déplacement pour la commission des affaires européennes : c’était en Croatie en novembre 2011, quelque temps avant l’entrée officielle de ce pays dans l’Union européenne. Vingt ans auparavant, j’étais à Zagreb, à quelques kilomètres du front, sous les pluies de tirs perdus qui tombaient sur la capitale. Au risque de passer pour un fou en France, je militais déjà activement en faveur d’un avenir européen pour ce pays.
À la fin de ce séjour, notre délégation sénatoriale fut reçue par le Président de la République, Ivo Josipovic. Surprise : nous avions sympathisé vingt ans auparavant en pleine guerre, il était alors universitaire et musicologue, et nous nous étions ensuite perdus de vue au fil des ans.
Le 1er juillet 2013, la Croatie devint le vingt-huitième membre de l’Union européenne. Nous ignorions à l’époque que ce serait, à ce jour, le dernier pays à rejoindre l’Europe.
Nous ignorions aussi que, quelques années plus tard, un État membre de l’Union européenne prendrait la décision impensable de la quitter.
L’avenir de l’Europe est souvent imprévisible, et nous sommes, particulièrement aujourd’hui, payés pour le savoir. Mais ce que je veux retenir ici, c’est que, au prix d’immenses efforts, la Croatie vient en ce début d’année de rejoindre la zone euro et l’espace Schengen. C’est un signe d’espoir : il peut y avoir une vie européenne après la guerre.
Cependant, dans la situation actuelle, avec la guerre qui fait rage en Ukraine, la question majeure que devront se poser les chefs d’État et de gouvernement qui se réuniront dans quelques jours à Bruxelles est grave, extrêmement grave.
Il s’agit ni plus ni moins que de savoir s’il peut subsister une Europe après la guerre horrible conduite par la Russie, si l’Ukraine venait à perdre celle-ci. La réponse est vraisemblablement non ! Et le poids de notre responsabilité en la matière sera immense si nous renonçons à aller plus avant dans notre soutien à Kyiv.
Pour conclure sur une touche différente, je tiens à saluer très chaleureusement les trois présidents de la commission des affaires européennes qui se sont succédé depuis 2011, Simon Sutour, Jean Bizet et naturellement Jean-François Rapin, avec lesquels j’ai eu, durant ces douze années, le grand bonheur de travailler. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à M. Patrice Joly.
M. Patrice Joly. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous devons débattre ce soir de l’ordre du jour de la prochaine réunion du Conseil européen.
Cependant, le contexte économique, social et sociétal que vivent les Européens nous oblige à évoquer également d’autres questions essentielles pour lesquelles la vigilance de chacun doit être de rigueur.
Depuis le début de 2021, l’inflation a vivement augmenté dans les principales économies de la zone euro. Les prix des produits alimentaires ont progressé de 15 % par rapport à 2020 et expliquent à eux seuls près de la moitié de l’inflation, pénalisant les ménages les plus modestes, qui consacrent une part importante de leur budget à l’alimentation.
Une inflation élevée réduit le pouvoir d’achat des citoyens et rend de nombreuses entreprises moins compétitives ; surtout, elle a un impact disproportionné sur les personnes à faible revenu.
Dans un tel contexte, les conséquences de la hausse de 0,25 point de son taux d’intérêt par la Banque centrale européenne, annoncée le 4 mai dernier, doivent être questionnées.
Tout d’abord, parce que cette hausse prive les plus modestes de l’accès au crédit et vient s’ajouter à la réduction du pouvoir d’achat des Européennes et des Européens.
Ensuite, parce que, aujourd’hui, l’inflation est tirée par les superprofits, la cupidité, l’avidité. Elle est liée au maintien des marges des entreprises. La Banque centrale européenne a également émis des craintes contre cette spirale des prix « qui pourrait appauvrir tout le monde ». La question d’un contrôle temporaire des prix se pose donc pour prévenir les spirales inflationnistes de ces prix abusifs.
Enfin, parce que la hausse des taux d’intérêt va dégrader directement la rentabilité des opérations de rénovation énergétique des logements et des bâtiments ; elle va plus globalement détériorer la rentabilité des investissements de la transition écologique que nous devons financer.
S’il faut saluer l’assouplissement des règles budgétaires proposé par la Commission européenne, l’angle mort de cette réforme demeure la question des recettes pour financer les transitions. Qui va payer pour augmenter les dépenses vitales en vue d’atténuer les émissions de CO2, réduire par là même notre dépendance aux énergies fossiles, largement importées, et nous adapter au changement climatique en cours ?
Ainsi, le récent rapport de France Stratégie sur les incidences économiques de l’action pour le climat a estimé à 66 milliards d’euros par an à l’horizon 2030, soit plus de 2 points de PIB, le nécessaire coût de la transition écologique en France.
Ce n’est malheureusement pas simplement avec une taxe sur les cryptomonnaies, un impôt sur les plastiques, ou encore la taxe sur les transactions financières actuellement bloquée au Conseil que l’on va financer la défense européenne, la transition écologique et l’industrie dont nous avons aujourd’hui terriblement besoin.
Nous avons besoin d’un plan pérenne et de réponses concrètes de la Commission européenne sur ce point. Nous avons besoin d’une capacité budgétaire européenne. Nous avons besoin de justice fiscale, de taxation sur le capital et d’un prélèvement pour le marché unique, parce que, si l’on aime l’Europe, on la finance !
Le 8 juin dernier, un projet d’initiative citoyenne européenne appelant à créer un impôt européen sur les grandes fortunes a été déposé auprès de la Commission européenne par l’eurodéputée Aurore Lalucq et le président du parti socialiste de Belgique Paul Magnette. Ils sont soutenus notamment par Thomas Piketty et l’ancien commissaire européen hongrois Laszlo Andor, ainsi que par plusieurs ONG, comme Oxfam, et par des millionnaires eux-mêmes. Tous plaident pour la création d’un impôt européen sur les grandes fortunes.
Partout dans le monde, les plus riches parmi les plus riches sont beaucoup moins taxés que les autres en proportion de leurs revenus, parce qu’ils bénéficient d’une fiscalité avantageuse sur le capital ou qu’ils ont la capacité de défiscaliser leurs revenus. L’Institut des politiques publiques a montré, dans sa note en date du 6 juin dernier, que, à partir d’un certain seuil de richesse, le taux d’imposition régresse, car les profits que les ultra-riches tirent de leurs sociétés échappent au calcul de l’impôt sur le revenu.
Il est temps de rétablir une fiscalité plus juste et équitable. L’économiste américain Joseph Stiglitz, lauréat du prix Nobel, avait même proposé de mettre en place un taux d’imposition mondial spécial de 70 % sur les revenus les plus élevés, ainsi qu’un impôt sur la fortune de 2 % à 3 %.
Avec mes collègues du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, je ne puis que relayer avec force ces propositions alors que nous plaidons, depuis plusieurs mois maintenant, pour la mise en place d’un impôt sur les superprofits.
Une coopération entre les États est urgente pour lutter, par le biais de la fiscalité, contre la spéculation et pour une juste répartition de la richesse produite. Je forme le vœu que nous parvenions à un accord politique au Conseil européen à l’automne prochain.
Enfin, alors que le prochain sommet des chefs d’État ou de gouvernement de l’Union européenne et de la Communauté d’États latino-américains et caraïbes se tiendra à Bruxelles le 17 et le 18 juillet prochain, je souhaite vous faire part, madame la secrétaire d’État, de nos grandes inquiétudes concernant l’accord de libre-échange entre le Mercosur et l’Union européenne.
Aujourd’hui, de nombreuses organisations telles que l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), ou encore l’Agence française de développement (AFD) concluent que nous pourrons nourrir les 10 milliards d’habitants que comptera le monde en 2050.
En revanche, pour ce faire, quelques conditions doivent impérativement être respectées : mettre un terme à l’accaparement des terres et les partager ; assurer le renouvellement des générations en garantissant un revenu digne à tous les paysans, partout dans le monde ; enfin, établir un commerce équitable non seulement entre les espaces ruraux et les métropoles, mais aussi entre les pays et entre les continents.
Or, madame la secrétaire d’État, cet accord est archaïque tant sur le fond que sur la forme. On ne peut pas promouvoir une agriculture durable en faisant de la lutte contre le changement climatique une priorité et, dans le même temps, faire venir sa viande de l’autre bout de la planète en favorisant un modèle agricole intensif, responsable à 80 % de la destruction de la forêt amazonienne.
Il s’agit non pas de militer uniquement à des fins protectionnistes, mais d’agir au nom d’une souveraineté solidaire, afin que la France affirme ses valeurs universelles tout en défendant ses propres intérêts, lesquels rejoignent en toute logique ceux de l’humanité.
En effet, cet accord est un désastre pour les éleveurs et agriculteurs des deux côtés de l’Atlantique. Les importations de bœuf en provenance du Mercosur pourraient augmenter de 50 %. Ce sont 99 000 tonnes équivalent carcasse de bœuf sud-américain, potentiellement élevé aux antibiotiques, que nous importerions sans imposer de droits de douane, alors même que nous avons, à raison, banni les antibiotiques de croissance en Europe à compter du 1er janvier 2006.
Comment assurer notre souveraineté alimentaire face à un accord qui menace le bien-vivre de celles et ceux qui nous nourrissent ? C’est en remettant en cause ce traité que nous pourrons, dans les conditions que j’ai exposées, nourrir les 10 milliards d’habitants attendus d’ici à 2050. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Jacques Fernique applaudit également.)