M. le président. La parole est à M. Claude Malhuret. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et Les Républicains.)
M. Claude Malhuret. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, « nous ne savions pas ». Combien de fois cette excuse a-t-elle servi à ceux qui avaient choisi de fermer les yeux ? La Shoah avait lieu dans le secret des camps. Le génocide perpétré par les Khmers rouges, dans un pays cadenassé. L’Holodomor, dans l’Ukraine impénétrable. Le goulag, dans l’inaccessible Kolyma. Le laogaï, au fin fond de la Chine interdite.
Cette excuse, je n’y crois pas. La vérité ne s’est jamais dérobée qu’à ceux qui ne voulaient pas voir.
Ces massacres, ces génocides, ces crimes contre l’humanité ont leurs bourreaux, mais aussi leurs complices.
Les bourreaux sont connus, d’Hitler à Staline, de Mao à Mengistu, de Pol Pot aux généraux birmans. Là où nous sommes concernés, c’est par les complices : les complices actifs d’une part, les idiots utiles de l’autre.
Les complices, en France entre 1939 et 1945, ce sont les fascistes français et les collabos ; du temps de l’URSS, les partis communistes occidentaux flanqués de tant d’intellectuels prestigieux ; du temps des 40 millions de morts du Grand Bond en avant, les sectes maoïstes puissamment aidées par la fine fleur de l’intelligentsia française.
Les idiots utiles, écoutez-les pendant l’Holodomor : Édouard Herriot, de retour d’Ukraine à l’été 1933 : « Je vous affirme que j’ai vu l’Ukraine tel un jardin en plein rendement. Il n’y a que jardins potagers et kolkhozes admirablement irrigués et cultivés et récoltes décidément admirables. » Des phrases aussi inimaginables ont été proférées par des Romain Rolland, des Langevin, des Malraux et des dizaines d’autres.
Toutes ces visites Potemkine ont eu lieu au plus fort de la famine, lorsque des parents mangeaient leurs enfants morts, lorsque la « loi sur les épis » condamnait à dix ans de camp ou à la peine de mort toute personne ayant glané quelques épis de blé ou de seigle dans les champs.
Certaines victimes de génocides, de famines organisées, de massacres ont été victimes deux fois : une première fois assassinées, une seconde parce que les crimes n’ont pas été jugés.
Les bourreaux qui ont perdu ont été condamnés, parfois avec beaucoup de retard, mais condamnés. Les nazis à Nuremberg, les Khmers rouges à Phnom Penh, les génocidaires hutus à La Haye. Mais il n’y a pas eu de Nuremberg pour ceux qui n’ont pas perdu leurs guerres.
Les Staline, les Mao Tsé-Toung et tant d’autres sont morts dans leur lit. Pis, ils ont eu tout le temps de maquiller l’histoire et de s’exonérer. Seuls les historiens peuvent les juger, mais c’est si difficile lorsque les preuves ont été effacées.
Combien d’années ont-elles été nécessaires pour attribuer à Staline l’Holodomor, le massacre de Katyn et le goulag ? Pour enfin connaître le bilan du Grand Bond en avant en Chine ?
Pourquoi faut-il que ces forfaits soient condamnés, même longtemps après ? Pour la mémoire des victimes, bien sûr, mais pas seulement. Pour aussi tenter d’éviter de nouvelles atrocités. Je dis bien « tenter », car malheureusement l’histoire se répète. Quatre-vingt-dix ans après l’Holodomor, l’Ukraine perd des centaines de milliers de ses enfants par le crime d’un ancien colonel du KGB, devenu le dictateur fasciste du Kremlin. Et les mêmes complices, et les mêmes idiots utiles, sont là.
Si je parle d’eux, c’est parce que je les connais. Je les ai rencontrés tout au long de ma vie.
En 1980, lorsque Médecins sans frontières a organisé la marche pour la survie du Cambodge, afin de dénoncer la famine organisée par les Vietnamiens, nous avons fait face à une campagne internationale expliquant que nous étions des agents de la CIA.
En 1984, lorsque nous avons dénoncé les déportations de masse en Éthiopie, nous avons été traités de menteurs, non seulement par Mengistu, mais par l’attelage improbable de plusieurs ONG, de l’ONU et même du misérable ambassadeur de France.
Des années plus tard, une fois renversé, Mengistu sera condamné pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre et abrité au Zimbabwe par son ami le dictateur Mugabe. Il coule aujourd’hui des jours paisibles à Harare.
D’autres exemples datent, non pas d’hier, mais d’aujourd’hui : les Ouïghours, les Rohingyas, les massacrés de l’est du Congo, ceux de la République centrafricaine, avec l’aide des ordures du groupe Wagner. Tout cela, dans l’indifférence générale et le négationnisme des complices et des idiots utiles.
Aujourd’hui, l’Ukraine est victime de nouveaux crimes contre l’humanité. Presque aucune des résolutions prises par l’Assemblée nationale, le Sénat ou le Parlement européen condamnant la guerre de Poutine n’a été votée par le Rassemblement national, les Insoumis et le parti communiste.
Le 28 mars dernier, l’Assemblée nationale a voté une résolution sur l’Holodomor semblable à celle que nous examinons aujourd’hui. La France insoumise a refusé de participer au vote et le parti communiste a voté contre. C’est un nouvel affront infligé à la mémoire des millions de victimes de Staline, mais aussi de Poutine.
Face aux falsificateurs de l’histoire, le Sénat s’honore aujourd’hui – j’en remercie notre collègue Joëlle Garriaud-Maylam – de célébrer la mémoire des victimes de l’un des pires crimes du XXe siècle.
Demain, après la victoire de l’Ukraine, il faudra que se tienne le Nuremberg du poutinisme et de ses complices. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et Les Républicains. – Mme Nadia Sollogoub applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard. (M. Patrick Kanner applaudit.)
M. Guillaume Gontard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 26 novembre dernier, les Ukrainiens et Ukrainiennes célébraient le quatre-vingt-dixième anniversaire de la grande famine qui a entraîné la mort de plusieurs millions de personnes, entre 1932 et 1933, en République socialiste soviétique d’Ukraine.
En 1920, le dirigeant de l’URSS Joseph Staline décide de lancer la collectivisation forcée, afin d’ouvrir des fermes d’État. Les terres et les productions des paysans sont confisquées, et alors que des familles éclatent dans plusieurs pays, comme au Kazakhstan, les prélèvements sur les récoltes continuent à augmenter de manière disproportionnée.
En réaction à la politique meurtrière de Staline, des actes de protestation et de contournement des règles s’organisent partout. L’Ukraine, en particulier les paysans ukrainiens, est le cœur de cette résistance. Pour la briser, Staline et son gouvernement décident de durcir encore leurs mesures et, partant, d’aggraver la famine. Les villages affamés sont isolés, les paysans n’ayant pas le droit de gagner les villes. Entre 3,5 et 5 millions de personnes mourront dans des conditions atroces.
Cet épisode de la politique meurtrière de Staline porte le nom d’Holodomor, qui signifie littéralement « extermination par la faim » en ukrainien. Pour beaucoup d’historiens, l’intention de Staline était bien, par cette politique criminelle, d’anéantir les Ukrainiens.
Aujourd’hui, la Rada ukrainienne nous demande de reconnaître la grande famine comme un génocide du peuple ukrainien. Cet épisode de l’histoire fait en effet partie intégrante de l’identité ukrainienne.
Pendant plusieurs décennies, les autorités soviétiques ont tenté d’étouffer la vérité – en vain, car la vérité n’est pas une opinion. C’est en 2004, après l’élection de Viktor Iouchtchenko, que le peuple ukrainien dénonce les actes barbares et meurtriers de Staline.
En 2006, soixante-quatorze ans après la grande famine, l’Ukraine élève l’Holodomor au rang de tragédie nationale, puis le reconnaît comme génocide.
Depuis lors, de plus en plus d’États reconnaissent la grande famine comme génocide. L’Allemagne l’a fait au mois de novembre et le Parlement européen au mois de décembre dernier.
Les Ukrainiens et les Ukrainiennes n’ont pas eu la possibilité, en 2022, de célébrer comme il se doit ce quatre-vingt-dixième anniversaire. Il n’y a pas eu de grands rassemblements, mais seulement des cierges allumés aux fenêtres et une minute de silence, car, comme nous le savons tous, depuis le mois de février 2022, le peuple ukrainien est de nouveau attaqué.
Si le régime a changé, l’agresseur est le même : le voisin russe, qui a toujours la plus grande difficulté, après des siècles d’histoire partagée, à accepter l’existence même de la nation ukrainienne.
Quand Vladimir Poutine a envahi son voisin il y a quinze mois, ses intentions ne faisaient aucun doute : il souhaitait l’annexion de l’Ukraine ou, a minima, la mise en place d’un pouvoir fantoche.
La colonne de chars envoyés vers Kiev en février 2022 illustre cette velléité impérialiste. Poutine bombarde des civils, torture, attaque des établissements médicaux et – nous en avons débattu récemment dans cet hémicycle – enlève des enfants. La logique de ces atrocités est toujours la même : faire disparaître la nation, l’identité nationale ukrainienne.
Ces enfants, dont le nombre est estimé à 16 000, sont déportés en Russie, puis emmenés dans des camps de rééducation, qui ont pour but de les endoctriner en les noyant dans la propagande prorusse et en les soumettant à des entraînements militaires. Poutine cherche ensuite à faire adopter ces enfants ukrainiens par des familles russes.
Le massacre de Boutcha, ville ukrainienne dont l’armée russe s’est retirée il y a un an, porte encore les stigmates de cette volonté d’anéantir la population ukrainienne. Lors du retrait des troupes russes, les soldats ukrainiens ont notamment découvert dans cette ville des dizaines de corps de civils, vraisemblablement exécutés.
Toutefois, Vladimir Poutine, comme Joseph Staline avant lui, commet une erreur fondamentale, en considérant que l’Ukraine n’est qu’un territoire riche en ressources, notamment céréalières, dont la Russie peut disposer à sa guise selon les besoins de son pouvoir central.
Cette idéologie de faussaire de l’histoire ignore la construction nationale ukrainienne, qui s’est affirmée depuis deux siècles avec autant de force que toutes les autres nations européennes. En menaçant jusqu’à son existence, Vladimir Poutine ne fait que renforcer l’identité nationale ukrainienne et, plus qu’à d’autres périodes de son histoire, il la pousse vers l’ouest du continent.
Il est de notre devoir d’Européens d’accompagner ce droit du peuple ukrainien à disposer de son destin. La reconnaissance du génocide ukrainien en fait partie. Si elle n’est pas aussi efficace que notre soutien militaire, financier et humanitaire, elle revêt une importance symbolique, dont il ne faut en aucun cas négliger la puissance.
En votant cette résolution, nous exprimons une nouvelle fois notre solidarité sans faille à l’Ukraine et à son peuple. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, UC et Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme Nadège Havet.
Mme Nadège Havet. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, « Reconnaissance envers les députés de l’Assemblée nationale pour cette décision historique ». C’est par ces mots, postés sur les réseaux sociaux, que le président Zelensky avait réagi au vote, le 28 mars dernier, de la résolution portant sur la reconnaissance et la condamnation de la grande famine de 1932-1933, connue sous le nom d’« Holodomor », comme crime contre l’humanité.
Cette proposition de résolution déposée par la députée Anne Genetet et nombre de ses collègues, portée de façon transpartisane et adoptée à la quasi-unanimité, invitait le gouvernement français à reconnaître officiellement et à condamner publiquement le caractère génocidaire de ces crimes de masse commis à l’encontre du peuple ukrainien il y a quatre-vingt-dix ans.
Sur l’initiative de la sénatrice Garriaud-Maylam, dont je salue la proposition, notre assemblée s’apprête à son tour à formuler une demande identique, afin de reconnaître comme génocide et de condamner officiellement la famine, la déportation et l’extermination, méthodiquement organisées par les autorités soviétiques, de millions d’Ukrainiens en 1932 et 1933.
Le groupe RDPI votera ce texte, que nous examinons à la suite de l’adoption de deux résolutions intervenues depuis le début de l’année : l’une, déposée par notre collègue Claude Malhuret, votée le 7 février dernier, a exprimé le soutien du Sénat à l’Ukraine, condamné la guerre d’agression menée par la Fédération de Russie et appelé au renforcement de l’aide fournie à l’Ukraine ; l’autre, déposée par André Gattolin et adoptée le 17 avril, était une proposition de résolution européenne dénonçant les déportations d’enfants ukrainiens par la Fédération de Russie.
Les souffrances d’hier font écho à celles d’aujourd’hui. Alors que les années 2022 et 2023 sont marquées par la commémoration du quatre-vingt-dixième anniversaire de l’une des plus grandes tragédies du siècle dernier, le texte qui nous est soumis cette après-midi répond à l’appel adressé en octobre dernier aux parlements des nations qui soutiennent l’Ukraine par le ministre des affaires étrangères, M. Dmytro Kuleba, puis repris par le Parlement ukrainien, en faveur de la reconnaissance du caractère génocidaire de l’Holodomor.
Ce terme ukrainien, qui se traduit par « extermination par la faim », désigne la grande famine qui a sévi au début des années 1930, entraînant la mort de plusieurs millions d’Ukrainiens.
Cette famine politique, et non climatique, d’une ampleur effroyable, a été orchestrée par Staline entre 1930 et 1933 dans plusieurs régions de l’URSS, dont l’Ukraine. La collectivisation forcée des terres, qui a commencé dès la fin de l’année 1929 en Union soviétique, s’est accompagnée d’une campagne de répression dirigée contre les koulaks, les propriétaires terriens, entraînant une vague d’expropriations, d’arrestations, de déportations et d’exécutions massives.
En lieu et place des exploitations individuelles ont été instaurées des entreprises agricoles collectives, ou kolkhozes, placés sous l’autorité de l’État. Un système de réquisition a été mis en place, provoquant le soulèvement et la révolte de la paysannerie ukrainienne.
La réponse répressive des autorités soviétiques a été immédiate : des brigades ont été dépêchées contre les émeutiers et les récoltes ont été confisquées. Les conséquences furent désastreuses, provoquant un exode rural de masse.
En réaction, l’entrée dans les villes fut empêchée et un blocus instauré, entraînant de nouvelles arrestations et de nouvelles déportations en Sibérie et dans les camps du goulag, ainsi que de nouvelles mesures confiscatoires, à savoir le retrait des produits manufacturés et alimentaires et des impositions exceptionnelles.
La loi dite « des épis » fut promulguée le 7 août 1932, permettant de condamner à dix ans de camp ou à la peine de mort tout vol ou dilapidation de la propriété socialiste. Des milliers de paysans ukrainiens mourraient chaque jour, affamés, alors que, dans le même temps, plusieurs millions de tonnes de céréales ukrainiennes étaient exportées.
Après la chute de l’URSS et l’ouverture de l’accès à certaines archives, le voile sur cette période dramatique a été levé, bien que Vladimir Poutine réfute de nouveau ces atrocités.
En 2006, prenant acte du consensus en faveur de la qualification de ce crime de masse au sein de la population, le Parlement ukrainien a reconnu la famine comme génocide contre le peuple ukrainien.
Dans le contexte que nous connaissons aujourd’hui, le 15 décembre dernier, le Parlement européen a adopté à son tour une résolution reconnaissant le caractère génocidaire de l’Holodomor.
Avec mon groupe, je soutiens la demande qui est adressée à la France de suivre cette voie. En votant cette proposition de résolution, il s’agit pour nous de proclamer l’indéfectible attachement de notre pays au respect de la dignité humaine et d’exprimer une nouvelle fois notre soutien au peuple ukrainien par la reconnaissance des atrocités et des souffrances qu’il a subies dans son histoire.
En votant cette proposition de résolution, il s’agit de condamner cette volonté répétée de négation de l’identité et de la nation ukrainiennes.
Pour conclure, je citerai, en substance, des propos tenus lors des explications de vote sur la résolution adoptée par l’Assemblée nationale à la fin du mois de mars : « Voter pour cette résolution, c’est aussi confirmer aux Français, aux Européens et au monde que, lorsque les valeurs essentielles et universelles sont en jeu, il n’y a ni majorité, ni minorité, ni centre, ni droite, ni gauche, mais une assemblée composée de femmes et d’hommes qui représentent la Nation tout entière et qui […] votent en conscience. » (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, UC et Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Patrick Kanner. (Mme Hélène Conway-Mouret applaudit.)
M. Patrick Kanner. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la famine qui a été organisée par le régime stalinien entre les hivers 1932 et 1933 est une abomination qui a fait plusieurs millions de morts. Leur nombre n’est pas arrêté, Staline ayant pris soin d’interdire la divulgation des chiffres du recensement de 1937, trop alarmistes, mais nous savons qu’entre 5 et 7 millions de paysans, ukrainiens de souche pour la plupart, ont péri dans ce terrible épisode.
Le grenier à blé de l’URSS était devenu sa fosse commune. Le pouvoir soviétique avait réquisitionné toutes les récoltes de la région et jusqu’aux moyens de production de la nourriture, afin de créer une famine artificielle, d’où le nom d’Holodomor. Des déportations et des tortures physiques ont également été commises lors de cette période – ma collègue Hélène Conway-Mouret y reviendra.
Je m’intéresserai pour ma part aux intentions de Staline. En visant plus particulièrement les paysans ukrainiens était affirmée la volonté d’éradiquer l’identité et le patriotisme ukrainiens, afin de contenir toute velléité de contestation du joug soviétique.
La guerre des mémoires qui fait rage sur la scène internationale depuis plusieurs décennies entre l’Ukraine et la Russie montre les enjeux identitaires qui se cachent derrière ce génocide. Si l’histoire ne se répète pas, elle éclaire le présent.
Sans revenir sur l’ensemble de ces enjeux, il est aisé de comprendre que l’Ukraine s’est émancipée de la sphère culturelle des Slaves de l’Est dans laquelle Moscou souhaitait la circonscrire et que, en étant victime de l’oppresseur soviétique, le peuple ukrainien s’affirmait nécessairement comme intrinsèquement autre.
La Russie, quant à elle, reste assise sur une identité empreinte des prouesses passées, notamment l’industrialisation à marche forcée des années 1930, qui permit – nul ne peut le contester – la victoire contre l’Allemagne nazie. Le terme de génocide établissant un parallèle entre Staline et Hitler, on comprend que Moscou ne pouvait l’accepter sans remettre en cause les fondements de sa propre identité.
L’Holodomor doit être dénoncé comme l’un des crimes les plus horribles de l’histoire stalinienne, ainsi que nous nous apprêtons à le faire. Ne pas le reconnaître reviendrait à réécrire ou à déformer l’histoire.
Les parallèles qui peuvent être tracés avec la situation actuelle sur notre continent et dans notre pays sont nombreux. La résonance avec la guerre qui sévit actuellement en Ukraine est nécessairement saisissante, d’autant que l’Holodomor ne s’est produit qu’à quelques centaines de kilomètres de nos frontières, une proximité qui doit nous interpeller.
Ma première source d’inquiétude – je tenais à l’exprimer devant vous aujourd’hui, mes chers collègues – tient à la montée du nationalisme en France. Celui-ci conduit systématiquement à des violences, à une vision hégémonique, voire suprémaciste, de l’identité.
Les dangers du nationalisme en France n’ont jamais été aussi prégnants. Le déferlement de la violence, en particulier de l’extrême droite, que nous avons évoqué à plusieurs reprises lors des questions d’actualité au Gouvernement, est la preuve de la totale désinhibition ressentie aujourd’hui par celle-ci dans notre pays, où elle exprime sans contrainte ses plus sombres positions.
Nous devons donc être vigilants à ce que les nationalismes ne gagnent pas, ou plutôt ne gagnent plus notre continent.
L’Holodomor doit être reconnu comme l’un des crimes contre l’humanité les plus marquants du XXe siècle, avec le génocide arménien, l’Holocauste et, plus loin de nous, le Rwanda, le Cambodge et d’autres qui ont été cités par nos collègues.
La proposition de résolution qui est soumise à notre examen – j’en remercie son auteur –, nous renvoie à notre devoir de mémoire. Au regard des enseignements du passé, j’estime que celui-ci emporte aujourd’hui un devoir de vigilance.
Dans le contexte actuel, cette vigilance doit être renforcée, car lorsque le nationalisme exacerbé et le populisme s’entremêlent, les heures sombres ne sont jamais très loin.
Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain votera cette proposition de résolution de nos collègues. Ce rappel à un douloureux passé doit nous inciter, monsieur le ministre, à ouvrir dès que possible les portes de l’Europe au peuple ukrainien. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – Mmes Nadia Sollogoub et Joëlle Garriaud-Maylam, ainsi que M. Guillaume Gontard applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Laurent.
M. Pierre Laurent. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, à la fin des années 1920, Staline rompt avec la nouvelle politique économique (NEP) établie en 1921 dans la nouvelle Union soviétique. Il décide alors d’engager une collectivisation forcée des terres agricoles menée à un rythme effréné et avec une brutalité inouïe.
Cette décision a désorganisé durablement et en profondeur les récoltes et la paysannerie, au seul profit de la constitution d’une industrie lourde.
Le coût humain en fut terrible dans toute l’Union soviétique, en particulier dans les années 1932-1933, où, après deux très mauvaises récoltes, les quotas imposés et prélevés par l’État ne furent corrigés qu’à la marge, suscitant des famines historiques.
Dans la quête fanatique de ses objectifs économiques, le pouvoir stalinien et ses relais locaux iront jusqu’à établir des blocus, afin que les agriculteurs ne désertent pas les terres, tout particulièrement en Ukraine.
Des millions de citoyens soviétiques ukrainiens, mais aussi kazakhs et russes, en furent victimes.
L’Ukraine fut particulièrement frappée. Selon l’historien ukrainien de référence Stanislas Kul’chitskii, cette famine a causé entre 3 millions et 3,5 millions de décès en Ukraine.
Dans une étude réalisée en 2008, des démographes ukrainiens estiment que le nombre de morts excédentaire en Ukraine s’établit pour la période allant de 1926 à 1939 à 3,5 millions, la plupart de ces décès étant survenus durant les famines du début des années 1930.
Ces familles de l’ère soviétique produisirent davantage de victimes que la grande famine russe de 1891-1892, et plus encore que les famines résultant de la guerre mondiale et de la guerre civile. C’est d’ailleurs notamment pour conjurer ses famines que la NEP avait été instaurée en 1921.
Avant l’ouverture des archives de l’URSS, la théorie intentionnaliste, selon laquelle Staline aurait consciemment tué par la faim les paysans ukrainiens parce qu’ils étaient ukrainiens, était répandue.
Depuis le début des années 2000, le travail des chercheurs a rouvert le débat. Robert Davies, Stephen Wheatcroft, Mark Tauger et Hiroaki Kuromiya, qui ont travaillé sur les archives et les correspondances des dirigeants de l’époque, mettent en cause la thèse selon laquelle il y aurait eu une intention de commettre un génocide.
En 2022, lors de l’examen du débat sur une résolution relative à l’Holodomor, le Parlement belge a sollicité l’avis d’historiens, qui ont considéré ce terme comme inapproprié pour désigner ces famines.
L’historien français Nicolas Werth qui, lui, admet le terme de génocide, expliquait dans une tribune récente dans Le Monde l’objet de ces débats d’historiens.
La qualification de génocide continue donc de faire débat. Pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste, cela n’atténue en rien ni l’ampleur des crimes commis contre la paysannerie de l’époque ni la terrible responsabilité du pouvoir stalinien dans ce drame abominable. Ces crimes se sont du reste accompagnés d’une cruelle répression envers ceux qui étaient considérés comme des opposants, répression qui décima massivement les rangs des communistes.
La dénonciation de ces crimes staliniens est pour nous irrémédiable, d’autant que, face à l’ampleur de la famine, effrayé de montrer la réalité, Staline mit sous scellés les informations qui auraient permis de la révéler. En empêchant toute solidarité nationale ou internationale, il a considérablement aggravé les effets de la famine.
Les sénateurs communistes tiennent par ailleurs à interroger l’intention politique qui sous-tend cette résolution. Nous avons voté la dénonciation du crime de déportation d’enfants ukrainiens il y a quelques jours, preuve que nous n’avons pas la main qui tremble.
J’imagine que les auteurs de cette résolution souhaitent, au travers de son adoption, apporter une marque de soutien à l’Ukraine et à la perspective, que j’appelle de mes vœux, d’une paix civile retrouvée, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières ukrainiennes.
Or il est frappant de constater que la guerre des récits nationaux est depuis dix ans au cœur du conflit. Poutine ne cesse de réécrire l’histoire pour justifier sa croisade criminelle au nom d’une prétendue dénazification.
En Ukraine, des responsables nationalistes réhabilitent Stepan Bandera en effaçant les épisodes peu glorieux de son parcours, comme si la guerre d’aujourd’hui était condamnée à répéter les crimes du passé.
Trente ans après, la chute de l’Union soviétique continue de réveiller des frontières, non seulement physiques, mais historiques, culturelles, politiques et mémorielles, qui nourrissent les conflits d’aujourd’hui et que la construction d’une Ukraine en paix dans ses frontières étatiques retrouvées devra dépasser pour faire vivre ensemble l’entièreté de sa population.
Est-ce notre responsabilité d’alimenter, au cœur de la guerre actuelle, ces conflits mémoriels et les haines qu’ils entretiennent ?
Cette résolution nous semble donc moins relever d’une reconnaissance historique et d’une compassion légitime à l’égard des victimes de la famine que du souci d’alimenter le récit justifiant l’amplification de l’effort de guerre réclamée par les dirigeants ukrainiens, au détriment de la recherche d’une reconstruction de la paix.
Pour toutes ces raisons, mais aussi, plus généralement, pour exprimer notre malaise face à l’usage de plus en plus fréquent et parfois inapproprié du qualificatif de génocide, par définition exceptionnel, dans le cadre de résolutions parlementaires, le groupe CRCE votera contre cette résolution. (Mme Éliane Assassi applaudit.)
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Une fois de plus… C’est décevant.
M. Claude Malhuret. Quelle honte !
Mme Éliane Assassi. Laissons l’histoire aux historiens !