Mme la présidente. La parole est à M. Serge Babary. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Serge Babary. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, un certain humanisme à la française, assez largement partagé, qu’il soit d’origine religieuse ou laïque, nous a toujours fait considérer avec inquiétude et circonspection l’intrusion d’automatismes dans les relations interpersonnelles au sein du monde du travail.
Souvenons-nous de l’essai de Georges Bernanos, La France contre les robots, dans lequel l’auteur formulait, dès 1947, une violente critique de la société industrielle, estimant que le machinisme limitait la liberté des hommes et perturbait jusqu’à leur mode de pensée.
L’actualité concernant les nouvelles formes d’emploi – free-lance, microentrepreneur, salarié porté – et les modes d’engagement, en particulier sur les plateformes numériques, suscitent des interrogations.
Il s’agit d’accompagner et de sécuriser l’important mouvement de fond en faveur de ces nouvelles formes d’emploi. Il apparaît également urgent d’examiner l’ensemble des composantes du travail indépendant afin de révolutionner notre pacte social et d’adapter notre système à ces transformations.
Il convient de réinterroger aussi bien le contenu, les équilibres et les applications des dispositifs actuels de protection sociale. Il est vrai que la tentation d’une ubérisation sociale issue de l’organisation algorithmique du travail a dévoyé ces perspectives.
Cependant, actuellement, plus de 28 millions de personnes travaillent par l’intermédiaire de plateformes numériques de travail au sein de l’Union européenne ; en 2025, elles devraient être 43 millions.
Il s’agit d’un secteur particulièrement dynamique et innovant. Ainsi, entre 2016 et 2020, les revenus de l’économie des plateformes ont été multipliés par près de cinq, passant d’un montant estimé à 3 milliards d’euros à environ 14 milliards d’euros.
Partout dans le monde, les conditions d’emploi des travailleurs des plateformes suscitent de nombreuses inquiétudes liées à leur statut juridique : sont-ils des salariés ou des contractants indépendants, par conséquent responsables de leur propre assurance sociale et exerçant un contrôle sur leurs revenus ?
L’issue de cette controverse ayant trait à leur protection sociale n’est pas anodine. Le débat juridique, économique et social est donc vif. En Europe, les États ont apporté des réponses différentes, soit par la loi, soit par la jurisprudence.
Par ailleurs, le développement d’un management par les algorithmes soumet les travailleurs à une pression constante et à un contrôle intrusif.
La première objection à cette proposition de loi est son caractère prématuré, puisqu’une proposition de directive européenne est discutée depuis le 10 décembre 2021. Celle-ci vise à garantir aux personnes travaillant par l’intermédiaire de plateformes numériques de travail le statut professionnel juridique correspondant à leurs modalités réelles de travail.
Pour cela, la proposition de directive prévoit une liste de critères de contrôle afin de déterminer si la plateforme est un « employeur ». Si au moins deux de ces critères sont remplis, les personnes travaillant par l’intermédiaire de la plateforme devraient jouir des droits du travail et des droits sociaux qui découlent du statut de salarié.
Après des mois d’intenses négociations, le Parlement européen a adopté une position de négociation le 2 février, laquelle tend à supprimer les critères de présomption de salariat, ce qui risque d’entraîner une incertitude juridique, de conduire à des requalifications massives et, finalement, de causer des pertes d’emploi. Les États membres de l’Union européenne doivent avancer au même rythme sous peine, sinon, de créer des inégalités de concurrence qui affaibliront la compétitivité de nos entreprises.
La deuxième objection à cette proposition de loi est qu’elle est réductrice. Les mutations du travail ne concernent pas seulement les plateformes numériques, mais de nombreuses autres branches professionnelles, comme l’ont montré les travaux de la délégation sénatoriale aux entreprises sur l’évolution des modes de travail et les défis managériaux de juillet 2021, dont nos collègues Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay étaient les rapporteurs. Ces derniers appelaient à une réflexion globale sur la définition juridique du travail indépendant, qui ne peut être réduit à la seule dimension des plateformes de mise en relation.
Il apparaît également que le secteur public s’empare de cette possibilité, en utilisant des algorithmes pour l’orientation des jeunes – je pense notamment à la plateforme Parcoursup.
La troisième objection est que la traduction dans la proposition de loi des pistes identifiées dans le rapport d’information de nos collègues Martine Berthet et Pascal Savoldelli sur l’ubérisation de la société, ainsi que sur l’impact des plateformes numériques sur les métiers et l’emploi, datant de septembre 2021, est inadaptée.
Il faut prendre garde à ne pas repousser les microentrepreneurs vers le travail non déclaré en raison d’une réglementation que l’on souhaite toujours vertueuse, mais qui a souvent des effets contre-productifs.
Pour autant, ce taylorisme numérique est un véritable sujet, que la proposition de loi soulève avec raison. Il instaure une surveillance constante des travailleurs par une intelligence artificielle. Ce management déshumanisant crée un profond sentiment d’anxiété chez les employés, voire de perte de confiance envers l’employeur, pouvant conduire à un désengagement dans le travail. Cependant, ce réflexe législatif est-il le bon ?
Nous avons trop tendance à recourir à la norme pour accompagner l’évolution économique. Une réflexion sur ce thème est d’ailleurs actuellement conduite par nos collègues Olivier Rietmann, Jean-Pierre Moga et Gilbert-Luc Devinaz ; il faut simplifier les normes applicables aux entreprises. La solution est sans doute moins normative que managériale.
Les employés acceptent un peu mieux d’être gérés grâce à une intelligence artificielle, si l’employeur prend le temps de leur expliquer le pourquoi et le comment de cette approche managériale, ce qui contribue à réduire l’insécurité professionnelle ou encore l’asymétrie d’information et de pouvoir. L’employeur doit adapter son style de gestion afin que l’ajout d’une intelligence artificielle soit perçu non pas comme une déshumanisation des ressources humaines, mais comme un « plus » améliorant la gestion des ressources humaines au bénéfice des travailleurs eux-mêmes.
À ce véritable sujet, une réponse pertinente, adaptée et proportionnée s’impose, ce qui n’est pas le cas de la proposition de loi, laquelle, si elle a le mérite d’attirer notre attention, ne peut être adoptée.
En revanche, je nous donne rendez-vous pour la transposition de la prochaine directive européenne, en nous gardant bien de contribuer à la surtransposer !
Ainsi, vous l’aurez compris, le groupe Les Républicains ne votera pas ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Ludovic Haye applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Colette Mélot.
Mme Colette Mélot. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, depuis sa sortie à la fin de l’année 2022, et plus encore depuis celle de sa dernière version, ChatGPT ne cesse de faire parler de lui et nourrit autant d’inquiétudes qu’il fait d’adeptes. Parmi les craintes, on évoque les risques liés à la confidentialité des données, ceux relatifs à l’exactitude des informations transmises par le chatbot et les risques de plagiat.
Il est aussi régulièrement question des risques de suppression d’emplois que cette intelligence artificielle générative pourrait causer. À ce titre, dans un rapport publié le 26 mars dernier, des économistes ont estimé que ce type d’intelligence artificielle pourrait exposer plus de 300 millions d’emplois à l’automatisation.
Toutefois, cette inquiétude de l’articulation entre le travail et l’évolution technique et numérique est-elle une nouveauté ? Pas véritablement.
La crainte des évolutions techniques et de leurs effets sur le travail de l’être humain existe depuis longtemps et n’a pas attendu les pontes de la Silicon Valley. En 1589, la reine Élisabeth Ire d’Angleterre interdisait la machine à tricoter les bas, de crainte qu’elle ne prive ses sujets d’emplois. (Sourires.)
Plus récemment, dès l’apparition d’Uber en France en 2011, des alertes étaient lancées sur le risque d’ubérisation de la société et sur la nécessité d’adapter notre droit du travail aux évolutions numériques.
Nous devons donc en permanence nous interroger sur le rapport entre les évolutions techniques et le travail, qui est le sujet de la présente proposition de loi. Plus précisément, ses auteurs nous proposent de légiférer sur les effets des algorithmes sur la relation de travail.
Le cadre de cette proposition de loi dépasse celui des plateformes numériques. L’usage d’algorithmes dans la relation de travail est aujourd’hui présent bien plus largement, y compris dans des secteurs qui ne sont pas directement liés au numérique, par exemple en matière de processus de recrutement, de gestion des carrières ou d’évaluation des salariés. Les algorithmes interviennent de façon croissante dans la gestion des ressources humaines.
Ce texte a le mérite d’ouvrir le débat sur cette nouvelle forme de management qu’est le management algorithmique et sur les enjeux qu’il soulève. Si ce type d’inquiétude n’est pas nouveau, le nombre important et le type d’emplois qui pourraient être concernés inquiètent davantage, comme la rapidité avec laquelle ils pourraient l’être.
Il nous revient d’encadrer l’usage des algorithmes de sorte qu’il ne se fasse pas au détriment des salariés. Reconnaissons-le, pour les travailleurs comme d’ailleurs pour les employeurs, les algorithmes ont souvent quelque chose d’abstrait, voire d’opaque.
Cette proposition de loi pose des questions tout à fait légitimes sur l’articulation entre algorithme et pouvoir de l’employeur, sur les critères et les paramètres retenus par un algorithme ou encore sur le statut des travailleurs des plateformes numériques.
Toutes ces questions sont pertinentes. Cependant, nous ne pensons pas que les réponses figurent dans ce texte.
En effet, les dispositions législatives en vigueur n’excluent pas les décisions prises grâce à un algorithme du pouvoir de direction et de contrôle de l’employeur. Elles ne les excluent pas non plus du principe de non-discrimination. Est-il nécessaire de légiférer afin de préciser que tout ce qui ne serait pas exclu d’une règle y est inclus ? Nous ne le pensons pas.
À propos du statut des travailleurs de plateformes, nous estimons plus pertinent d’attendre la directive européenne, qui devrait nous parvenir prochainement.
Voilà une semaine, plus d’un millier de personnalités du monde de la tech signaient une lettre ouverte appelant à suspendre le développement de l’intelligence artificielle et s’interrogeaient : « Devrions-nous automatiser tous les emplois ? Devrions-nous développer des esprits non humains qui pourraient finalement nous dépasser en nombre et en intelligence, nous rendre obsolètes et nous remplacer ? Devrions-nous risquer de perdre le contrôle de notre civilisation ? »
Autant de questions auxquelles les six mois de suspension demandés par les signataires ne suffiront sans doute pas à trouver des réponses. Les signataires n’en apportent pas non plus, mais ils alertent au moins sur ce sujet, à l’image de cette proposition de loi. Toutefois, il est intéressant d’en débattre et je remercie les auteurs de ce texte de nous avoir permis d’y réfléchir.
Le groupe Les Indépendants – République et Territoires votera contre ce texte.
Mme la présidente. La parole est à Mme Raymonde Poncet Monge.
Mme Raymonde Poncet Monge. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, Mark MacGann, ancien dirigeant de l’entreprise Uber devenu lanceur d’alerte, s’interrogeait le 23 mars dernier lors de son audition par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale relative aux révélations des Uber Files : « Combien de fois ai-je eu affaire à des gouvernements qui nous accusaient, à raison, d’être des hors-la-loi, mais qui, en privé, nous promettaient de trouver des solutions rapides et favorables à la croissance effrénée exigée par nos dirigeants et nos investisseurs ? […] En quoi cacher des rencontres avec des dirigeants d’entreprises sert-il la démocratie ? »
Il poursuivait : « Comment est-il possible que le fer de lance des États membres de l’Union européenne qui cherchent à vider de son sens la directive européenne sur les travailleurs des plateformes, adoptée par le Parlement européen, soit la France ? La même France qui a créé la sécurité sociale en 1945 et le salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig) en 1950, la France des congés payés, du minimum vieillesse, de la couverture médicale universelle (CMU), du revenu de solidarité active (RSA) et – c’est d’actualité – de la retraite à taux plein à 60 ans ! »
Nous saluons la proposition de loi de nos collègues du groupe CRCE qui, au-delà des plateformes numériques dites de mise en relation, adapte une partie de notre droit à l’avancée de l’organisation algorithmique du travail dans les entreprises.
Il nous apparaît en effet fondamental et urgent de définir juridiquement l’algorithme comme une intégration automatisée du pouvoir de direction, d’organisation et de contrôle de l’employeur, qui est le seul responsable in fine des critères et des finalités retenus dans le cahier des charges destiné aux informaticiens.
Le traitement automatisé qui s’ensuit ne peut masquer et invisibiliser le concepteur derrière le management algorithmique. Oui, selon une formule pertinente de l’exposé des motifs de cette proposition de loi, « l’algorithme est devenu le contremaître des temps modernes ».
C’est pourquoi l’employeur doit pouvoir répondre d’un possible biais de discrimination de l’algorithme et avoir l’obligation de s’en expliquer comme de le corriger. Dans ce cadre, le comité social et économique de l’entreprise devrait avoir connaissance des logiques de fonctionnement des algorithmes afin d’exercer pleinement ses prérogatives.
Enfin, concernant le cas spécifique des plateformes numériques, lorsqu’elles définissent et contrôlent les caractéristiques essentielles de la prestation et de la relation de travail, l’article 3 de ce texte prévoit d’intégrer dans le droit du travail la jurisprudence de la Cour de cassation, en leur contestant la qualité de simple « opérateur de mise en relation ».
Dès lors, nous appelons la France à soutenir – enfin ! – au Conseil de l’Union européenne la proposition de directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme, sur laquelle le Parlement européen a adopté le 2 février une position de négociation. Ce texte établit une présomption légale de salariat. D’autres pays européens ont déjà légiféré en ce sens.
En effet, le récit d’une prétendue indépendance des opérateurs de ces plateformes se révèle souvent être une fiction, déconstruite par la force de rappel d’une exploitation sans régulation.
« Faites-vous livrer là où la vie vous mène » propose Uber Eats via une campagne commerciale. Il s’agit de livraisons réalisées au détriment des conditions de travail des coursiers : contrôle en temps réel, opacité de la fixation des tarifs, dépendance à l’algorithme…
Dans les faits, le modèle économique des plateformes numériques participe massivement à la précarisation et à la paupérisation des travailleurs. Ainsi, au sein de l’Union européenne, plus de la moitié des travailleurs des plateformes gagnent moins que le salaire horaire net minimum du pays dans lequel ils travaillent.
Le journal Le Progrès, comme d’autres journaux régionaux, publiait mardi un dossier titré : « Qui sont les forçats de l’ubérisation ? »
Selon la Commission européenne, le texte qu’elle a proposé permettrait à la France, outre d’améliorer de façon substantielle les revenus des travailleurs, de percevoir entre 328 millions et 780 millions d’euros de recettes annuelles supplémentaires. Nous l’avons déjà souligné pendant l’examen du projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale réformant les retraites, voilà de véritables solutions de financement de substitution renouant enfin avec le progrès social.
Aussi, le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires votera cette proposition de loi, qui reprend plusieurs recommandations de la mission d’information sénatoriale. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER. – Mme la rapporteure et M. Jean-Pierre Corbisez applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Ludovic Haye.
M. Ludovic Haye. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons cet après-midi a pour objet d’encadrer davantage la numérisation des relations de travail, en définissant juridiquement l’algorithme, en renforçant les prérogatives d’information et de contrôle des comités sociaux et économiques et en légiférant sur le cas particulier des plateformes de mise en relation.
En 2021, nous avons mené une mission d’information, dont j’ai été vice-président – je salue d’ailleurs le travail de son rapporteur, Pascal Savoldelli –, portant sur l’ubérisation de la société et l’impact des plateformes numériques sur les métiers et l’emploi.
Nous avions formulé diverses recommandations organisées autour de quatre grands axes : l’amélioration des conditions de travail, le développement du dialogue social, l’encadrement du management algorithmique, ainsi que la transparence et la régulation des algorithmes des plateformes.
Ainsi, madame la rapporteure, si nous soutenons l’objectif de ce texte, qui est bien l’amélioration de la protection des salariés dans le cadre d’une relation algorithmique du travail, nous ne sommes pas complètement d’accord avec les moyens avancés.
Concernant l’article 1er, nous ne pensons pas que le dispositif proposé apporte des garanties supplémentaires aux travailleurs, car l’employeur est déjà responsable de ses décisions, même lorsqu’il a recours à des moyens technologiques.
Nous serions plutôt favorables à un dispositif qui améliorerait l’information des travailleurs sur ces plateformes, qui faciliterait leur accès aux données engendrées par leur activité et qui contribuerait à supprimer automatiquement, à intervalles réguliers, l’historique de leurs données.
Garantir l’intelligibilité des algorithmes aux travailleurs est la première étape indispensable pour faire du contenu de l’algorithme un véritable objet de négociation et pour intégrer ces problématiques au dialogue social.
En ce qui concerne l’article 2, si nous sommes favorables à une lutte plus accrue contre les discriminations au travail, qui peuvent être aggravées par l’utilisation des algorithmes, nous pensons toutefois que le dispositif proposé est satisfait par le droit en vigueur.
Il faut également rappeler que la procédure relative au contentieux des discriminations au travail peut d’ores et déjà s’appliquer aux recours contre les décisions des employeurs prises à l’aide d’outils technologiques, comme l’a indiqué Mme la ministre.
Au fil des auditions que nous avons menées pendant cette mission d’information, nous avons acquis la conviction qu’un algorithme était non pas seulement une suite d’opérations permettant de traiter des volumes importants de données, mais bel et bien une chaîne de responsabilité humaine, au long de laquelle il demeure possible d’intervenir à chaque moment. Cela peut être réalisé, par exemple, en rappelant la possibilité offerte aux salariés d’utiliser le statut de lanceur d’alerte.
Si l’article 3 soulève le sujet très attendu de la définition et de la qualification des travailleurs de plateformes, nous pensons cependant que nos travaux gagneraient à être orientés vers l’amélioration concrète des protections dont bénéficient ces travailleurs.
Je ne vous apprends rien ; des négociations sont en cours au sein du Conseil de l’Union européenne au sujet de la proposition de directive ayant trait à la présomption légale de salariat, présentée en décembre 2021 par la Commission européenne. Cette requalification, que nous soutenons, permettra un réel renforcement des droits des travailleurs des plateformes.
Le développement des plateformes numériques a considérablement transformé notre rapport au travail, ainsi que notre modèle social et économique.
Le travail est le secteur qui a subi l’une des évolutions les plus considérables dans notre société ces dernières années, nécessitant une adaptation très forte de la part des travailleurs. La généralisation du télétravail induite par la crise sanitaire et, plus récemment, les débats animés sur la question des retraites ont démontré toute l’importance des inquiétudes des Français à ce sujet.
Ainsi, si nous partageons certains des constats qui motivent cette proposition de loi – et je salue ici l’ensemble du travail effectué –, le groupe RDPI ne votera pas en faveur de ce texte.
Toutefois, nous sommes favorables à l’engagement d’une réflexion d’ensemble sur le sujet du travail et des valeurs qui l’accompagnent pour aboutir in fine à l’élaboration d’un texte législatif. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP. – M. Pierre Louault applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Corinne Féret. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme Corinne Féret. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour débattre de la proposition de loi relative à la maîtrise de l’organisation algorithmique du travail.
Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain accueille très positivement ce texte, tant il est en phase avec l’actualité. Chaque jour, la démonstration est faite que la plateformisation du travail, dont le cœur de la matrice se trouve dans l’opacité de la « boîte noire » qu’est l’algorithme, n’est ni plus ni moins qu’un cheval de Troie contre notre modèle social.
Nous avons toujours affirmé n’être en rien opposés au développement de l’économie numérique et aux plateformes collaboratives qui rendent de nombreux services à nos concitoyens. Mais nous souhaitons faire clairement la distinction entre ces interfaces et les plateformes numériques de travail, qui dérégulent le marché du travail et de nombreux secteurs d’activité, et formuler des propositions afin d’encadrer cette plateformisation de l’économie. Ainsi, dès 2019, notre collègue Monique Lubin présentait une proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques.
En France, plusieurs milliers de femmes et d’hommes ont été séduits par les promesses des plateformes, qui proposent une organisation libre du temps du travail, sans contrainte hiérarchique. En pratique, à cette illusion de liberté se substitue fréquemment une réalité bien plus brutale, les travailleurs se retrouvant très rapidement pieds et poings liés face aux exigences des plateformes.
Du jour au lendemain, certains d’entre eux voient leur compte suspendu, souvent sans aucune justification. Cela est d’autant plus dur qu’ils sont privés de nombreux droits sociaux, en raison du statut fictif de travailleur indépendant.
Nul ne peut plus nier que la dématérialisation des entreprises, à laquelle nous assistons sous l’effet de l’intelligence artificielle, et plus largement le numérique bouleversent toutes les relations de travail. De plus en plus de travailleurs seront gérés par un algorithme, qui leur attribuera des tâches, les rémunérera, organisera leur travail, les évaluera et, même, les sanctionnera.
L’enjeu est désormais de maîtriser ces algorithmes. Il est de notre responsabilité de garder la mainmise sur les innovations technologiques avant d’être dépassés par elles. Encadrer et contrôler devraient être nos maîtres mots.
Si le rôle de simple intermédiaire et de mise en relation est souvent mis en avant par les plateformes elles-mêmes pour décrire le fonctionnement des algorithmes, personne ne peut plus nier que le management algorithmique contribue, au contraire, à déterminer les conditions de travail et de rémunération des travailleurs bien au-delà d’une simple mise en relation entre l’offre et la demande.
Les algorithmes de tarification, les mécanismes d’incitation et les systèmes de notation ont des effets directs sur le comportement des travailleurs des plateformes, en modifiant leur organisation et leur temps de travail et en ne leur permettant d’avoir une visibilité ni sur leurs revenus ni sur leur projet professionnel.
Un algorithme est non pas seulement une suite d’opérations permettant de traiter des volumes importants de données, mais bien une chaîne de responsabilité humaine au long de laquelle il demeure possible d’intervenir à chaque étape de conception et d’utilisation.
Ce faisant, nous sommes évidemment favorables à la proposition de loi du groupe CRCE, qui reprend d’ailleurs plusieurs propositions du rapport de la mission d’information du Sénat sur l’ubérisation de la société que nous avions approuvées. Outre sa participation active à cette mission, notre groupe avait rédigé une contribution, notamment pour insister sur la légitime question du statut des travailleurs des plateformes.
Oui, nous devons inscrire dans la loi que les décisions des employeurs prises à l’aide de moyens technologiques sont des décisions relevant de leur pouvoir de direction.
Oui, il importe, en cas de litige portant sur une discrimination au travail, que ce soit à l’employeur d’apporter la preuve que les outils qu’il utilise ne sont pas source de discriminations. Notre collègue Olivier Jacquin avait d’ailleurs déjà émis ce souhait dans le cadre de sa proposition de loi visant notamment à contrôler la place de l’algorithme dans les relations contractuelles.
Et oui, enfin, il convient de conforter le mouvement jurisprudentiel actuel en faveur de la requalification de certains travailleurs de plateformes, en posant clairement la distinction entre, d’une part, les véritables opérateurs de mise en relation et, d’autre part, les plateformes d’emploi qui exercent un contrôle juridique et économique sur les éléments essentiels de la relation les liant aux travailleurs.
Il est grand temps d’avancer sur ces sujets.
L’intelligence artificielle est utilisée par des outils qui visent à éclairer la prise de décision ou à surveiller les employés. Cela crée une asymétrie de pouvoir et d’information. L’algorithme déformant l’ensemble des conditions de travail, nous avons le devoir aujourd’hui d’agir pour y remédier. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST. – Mme la rapporteure applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Fabien Gay.
M. Fabien Gay. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier mon collègue Pascal Savoldelli d’avoir présenté la proposition de loi relative à la maîtrise de l’organisation algorithmique du travail. Celle-ci s’inscrit dans la continuité de son tour de France et de son travail en faveur de la création d’un véritable statut des travailleuses et des travailleurs des plateformes numériques.
Je remercie également ma collègue Cathy Apourceau-Poly de la présentation de son rapport et des auditions qu’elle a conduites, qui ont enrichi le travail de Pascal Savoldelli.
Cette réflexion sur le travail dans notre société est essentielle. Au lieu de voter la retraite à 64 ans et, ainsi, voler les deux plus belles années de vie à la retraite des travailleurs et des travailleuses, le Gouvernement et la droite sénatoriale auraient été mieux inspirés de débattre du partage des richesses et du sens du travail.
Nous ne pouvons plus en faire l’économie. Le travail connaît des mutations sous l’effet de la généralisation de l’informatisation et de la robotisation amorcée dans les années 1980 et, à présent, de l’intelligence artificielle et des algorithmes, ce qui constitue une étape supplémentaire.
Les algorithmes dictent les contenus de nos téléphones et les articles de presse que nous lisons, influençant ainsi nos pensées et nos vies ; en nous orientant vers ce que nous aimons, ils nous privent de découvertes et donc de l’inconnu.
Ils modifient également notre rapport au travail et notre vie en société. En tant qu’êtres humains, citoyens et travailleurs, nous leur sommes subordonnés. Il est donc urgent d’encadrer l’intelligence artificielle et les algorithmes.
Même Elon Musk, pourtant fondamentalement opposé aux droits sociaux et syndicaux, a réclamé, avec une centaine d’experts mondiaux, une pause de six mois dans la recherche sur les intelligences artificielles – un comble ! –, car ces technologies posent des problèmes de protection des données, de dérégulation du marché de l’emploi et de circulation de fausses informations.
Sous couvert de neutralité et d’équité, ces algorithmes sont en réalité des aides à la décision pour l’employeur, qui demeure pourtant le seul donneur d’ordres ; or ils sont subjectifs. Ils constituent un nouvel outil de contrôle des travailleurs, de management, mais aussi de discrimination, voire de répression syndicale : ce n’est plus le patron qui vous licencie, c’est l’algorithme qui vous suspend.
Nous proposons donc de modifier le code du travail afin que les décisions prises à l’aide de moyens technologiques relèvent du pouvoir de direction de l’employeur, qui programme la machine à son avantage.
La relation de travail qui en est issue est, certes, moins directe avec l’employé, mais elle reste contractuelle et elle accroît la domination de l’employeur, en faisant peser de nouvelles contraintes sur les salariés. En étant maître de la programmation et en organisant son opacité, l’employeur reste le décideur unique : il existe donc bien un lien de subordination.
Les algorithmes incitent à davantage de rendement, en notant les travailleurs et en les poussant à augmenter leur productivité. Il est donc urgent de garantir à ces derniers un droit à la déconnexion, car le contremaître numérique, lui, ne prend jamais de pause.
Surtout, l’algorithme est froid ; avec lui, plus de débats, plus d’association du salarié aux prises de décision, plus non plus de discussions sur le sens du travail. L’intelligence artificielle et les algorithmes, c’est « travaille et tais-toi ! »
Ne pas légiférer reviendrait à refuser d’équilibrer la relation entre les employeurs et les travailleurs, à laisser ces derniers en dehors du champ du code du travail et à refuser de les protéger face à un système qui s’étendra peut-être, à l’avenir, à tous les champs du salariat. Les algorithmes impliquent souvent des salariés déguisés en autoentrepreneurs, sans droits ni salaire, mais avec une rémunération à la tâche, subissant la contrainte de devoir atteindre 60 heures par semaine pour s’en sortir.
La commission des affaires sociales du Sénat a estimé qu’il était prématuré de légiférer avant l’aboutissement de la réflexion européenne. Le Sénat français devrait pourtant œuvrer pour faire avancer la législation. Notre proposition de loi porte cette ambition : elle prend acte de la résolution adoptée par la Confédération européenne des syndicats le 6 décembre dernier, laquelle a établi la nécessité, pour les représentants des travailleurs, de bénéficier d’une expertise externe afin d’évaluer l’impact des algorithmes sur les conditions de travail.
Il est essentiel de faire valoir transparence et expertise pour rééquilibrer la relation au travail des plateformes numériques ; nous proposons donc de lever la zone d’ombre qui dissimule le véritable statut de ces travailleurs.
Dès lors que les plateformes encadrent juridiquement et économiquement l’activité des travailleurs, ceux-ci ne peuvent être considérés comme des indépendants, mais doivent être reconnus pour ce qu’ils sont : des salariés dans un rapport de subordination aux plateformes.
Aux entreprises qui ne respectent pas leurs obligations fiscales et administratives, la loi doit imposer le respect de leurs obligations sociales. C’est pourquoi nous voterons cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE, GEST et SER.)