M. le président. La parole est à M. André Reichardt. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. André Reichardt. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, lors de son discours sur l’état de l’Union, Mme Ursula von der Leyen affirmait avec raison que « le temps du coronavirus n’est pas encore derrière nous ». En effet, si certains États membres peuvent espérer, grâce à une campagne de vaccination finalement massive, voir la lumière au bout du tunnel, ce n’est pas le cas partout sur le continent.
En effet, à l’embellie constatée à l’ouest répond une situation désormais préoccupante à l’est. Le contraste est ainsi saisissant entre le Danemark, qui a levé l’ensemble des restrictions sanitaires, et la Roumanie ou la Bulgarie, qui voient aujourd’hui monter en flèche le nombre d’hospitalisations et de décès.
Le fossé qui se creuse au sein de l’Union est dû à de multiples facteurs ; il ne sera donc pas aisé à combler. Il devra pourtant l’être, évidemment pour protéger les vies des personnes exposées au virus, mais aussi pour ne pas entraver les efforts de rétablissement entrepris ailleurs en Europe. En effet, tant que tout notre continent ne sera pas protégé, il restera par définition vulnérable.
Alors que l’espace Schengen peut et doit retrouver son fonctionnement normal, je veux souligner l’impérieuse nécessité de bâtir au plus vite le cadre qui permettra d’éviter les fermetures anarchiques de frontières que nous avons connues au plus fort de la pandémie.
Dans les régions frontalières, comme chez moi en Alsace, l’absence d’action concertée entre États membres a mis à mal, plus qu’ailleurs, l’économie et la vie quotidienne des habitants.
Au mois de juin dernier, la Commission annonçait dans sa stratégie sur le renforcement et la résilience de l’espace Schengen une initiative législative pour tirer les leçons de la crise sanitaire.
Il importe, monsieur le secrétaire d’État, que ce cadre de coordination et de préparation aux crises tienne dûment compte de la situation particulière des régions frontalières, car la libre circulation au sein de bassins de vie communs n’est pas seulement pour elles un principe à défendre : c’est une nécessité absolue !
Autre nécessité qu’aborderont les chefs d’État et de gouvernement : l’accélération de la transition numérique. Permettez-moi d’insister à mon tour sur la question de la cybersécurité, devenue un enjeu décisif tant pour les pouvoirs publics que pour les citoyens et les entreprises.
En effet, autant la numérisation croissante de nos activités permet le développement d’occasions et de solutions nouvelles, autant elle expose la société et l’économie à de nouvelles menaces, toujours plus nombreuses et plus sophistiquées.
Je me félicite donc que les initiatives se soient multipliées pour bâtir ce que l’on pourrait appeler une « union de la cybersécurité ». Dernier exemple en date, même s’il n’est pas si récent, la stratégie globale présentée en fin d’année dernière, qui me semble aller dans le bon sens en proposant de renforcer la réglementation, la recherche et les investissements, mais aussi la coopération entre États membres et les actions destinées à sensibiliser et impliquer davantage les entreprises.
Ces orientations se retrouvent notamment dans le futur Centre européen de compétences industrielles, technologiques et de recherche en matière de cybersécurité, qui commencera prochainement ses activités et qui nourrit de fortes attentes.
Ce nouveau hub de la sécurité informatique permettra ainsi la mise en commun des investissements dans la recherche et le développement industriel. Il apportera également – c’est absolument essentiel, tant les besoins sont grands – une expertise et une assistance technique aux jeunes pousses et aux PME dans le domaine de la cybersécurité.
Forte de ces initiatives et de ces réalisations, l’Europe doit poursuivre et accélérer encore sa marche vers la construction d’un cadre commun de cybersécurité ; c’est essentiel pour toute ambition sérieuse en matière de souveraineté numérique.
J’aborderai enfin la question des relations extérieures, dernier point à l’ordre du jour de ce Conseil européen, au cours duquel les chefs d’État et de gouvernement se pencheront tout particulièrement sur les relations euro-asiatiques, un sujet qu’ils ont en partie déjà abordé la semaine dernière en Slovénie, où ils ont débattu du rôle de l’UE dans le monde au vu des récents développements en Afghanistan, du partenariat de défense Aukus et de l’évolution des relations avec la Chine.
Ces trois points cristallisent en effet toutes les attentions. Celles-ci se fixent, tout d’abord, vers la zone indo-pacifique, où les recompositions stratégiques s’accélèrent entre une Chine aux volontés de plus en plus hégémoniques et des États-Unis de plus en plus soucieux de contrer Pékin.
Le camouflet reçu par la France, avec les sous-marins qu’elle ne vendra finalement jamais à l’Australie, en est une illustration. Inégalement soutenu par les autres États membres – c’est le moins que l’on puisse dire ! –, notre pays a tout de même reçu l’appui des institutions européennes.
Au moment même où la France, hélas, était rabaissée sur la scène internationale, Bruxelles présentait d’ailleurs sa stratégie pour une région indo-pacifique devenue essentielle pour les intérêts européens. La Commission entend voir l’Europe y jouer un rôle actif et y nouer ses propres partenariats. L’intention est louable, mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres !
En effet, pour donner corps à cette stratégie, il faudra au préalable faire progresser l’élaboration d’une politique étrangère commune et surtout veiller à développer l’autonomie décisionnelle de l’Europe, sans se laisser entraîner dans la rivalité sino-américaine grandissante.
Cela signifie naviguer sur une voie qui, au vu de l’attitude traditionnelle des États membres, sera très étroite : d’un côté, refuser l’alignement pavlovien – osons le dire ainsi ! – sur les États-Unis, dont on voit bien que les intérêts divergent toujours plus de ceux de l’Europe ; de l’autre, se garder de toute complaisance mercantiliste vis-à-vis de la Chine, qualifiée depuis deux ans de « rival systémique ». Beaucoup de travail demeure, en somme, avant que l’Europe n’existe dans cette région qui concentrera demain tous les appétits et, partant, tous les dangers.
Il me faut également évoquer la situation afghane, qui, à l’autre bout de l’Asie, requiert également toute notre vigilance, pour des raisons humanitaires bien sûr, avec le retour du régime barbare des talibans, mais aussi pour des raisons migratoires.
À l’occasion des travaux que j’ai conduits avec Jean-Yves Leconte au sujet du pacte européen sur la migration et l’asile, j’ai pu personnellement mesurer le risque de l’ouverture d’une nouvelle route orientale cheminant à travers l’Asie centrale pour aboutir en Biélorussie, qui a fait du chantage migratoire une arme de dissuasion contre les sanctions européennes.
Reconnaissons que cette route est encore peu empruntée par des réfugiés afghans, mais les États membres doivent se préparer à toute éventualité sans attendre une hypothétique conclusion de ce pacte.
La mise en œuvre du plan d’action adopté par les ministres de l’intérieur doit ainsi être accélérée pour que nous ne prenions pas le risque de revivre le chaos qui, en 2015, avait failli faire chavirer le principe de libre circulation, pourtant le pilier fondamental de la construction européenne. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi qu’au banc des commissions.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Fernique. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Jacques Fernique. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, les points à l’ordre du jour de ce Conseil européen et ceux qui s’imposent de fait à l’agenda de l’Union sont disparates : ce qui peut leur donner une cohérence, selon nous, c’est qu’ils nécessitent un recentrage sur l’essentiel, sur les fondamentaux seuls à même de donner sens et corps à notre projet européen.
Ainsi de l’exigence d’être ferme sur la capacité de notre Union à tenir ses engagements pour le climat, avec l’étape décisive de la COP26 de Glasgow, ou pour la biodiversité, avec la COP15 de Kunming. Jean-François Longeot vient de nous le rappeler : c’est maintenant, pendant cette décennie, que nous changerons ou non la donne, que nous réussirons ou que nous échouerons, sans perspectives de rattrapage.
Ainsi de l’impératif de réussir à ménager l’acceptabilité économique et sociale de l’indispensable transition énergétique dans une conjoncture très tendue en matière de prix.
Ainsi de la nécessité d’avancer vite et bien pour un encadrement démocratique du numérique, pour mettre de la responsabilité, de la transparence, du respect des libertés, de la sécurité enfin, là où de grands acteurs voudraient continuer à agir sans régulation.
Ainsi de l’impératif de garantir l’égalité face à l’impôt, un principe tant bafoué au vu du tableau qu’exposent les Pandora papers, un principe qui pourrait connaître un pas en avant décisif si un taux minimum d’imposition sur les sociétés s’imposait effectivement au plan international.
Ainsi du devoir pour notre Union d’assurer l’application concrète de ses principes et de ses valeurs, que ce soit face aux enjeux des migrations ou à ceux de la nécessaire solidarité planétaire en réponse à la pandémie.
Ainsi, enfin, de l’obligation de faire vivre l’État de droit et la primauté du droit européen face aux remises en cause qui traversent nos sociétés, au-delà de la Pologne.
Laisserons-nous le débat public européen sur les enjeux de l’avenir de l’Europe se polariser étroitement sur les remises en cause de la primauté du droit européen et sur les fantasmes anti-migrants ? Ce serait suivre, d’une certaine façon, l’impasse qui a conduit la Grande-Bretagne au Brexit, avec les impacts économiques et sociaux désastreux qui s’y révèlent à présent. Mon groupe attend donc de ce Conseil européen des engagements clairs sur ces orientations et contre ces errements.
Je voudrais maintenant rapidement préciser quelques-unes de nos attentes.
La précarité énergétique explose. Le rapport du médiateur national de l’énergie qui vient d’être publié estime qu’elle affecte dans notre pays une famille sur cinq, un jeune sur trois. À l’échelle de l’Union, ce sont déjà plusieurs dizaines de millions d’Européens qui ne sont pas en mesure de chauffer convenablement leur logement. Cet hiver, l’inflation des prix de l’électricité et du gaz menace de faire des dégâts sociaux encore plus considérables.
Sortir des millions d’Européens de la précarité énergétique, voilà qui doit être une priorité claire de ce Conseil européen ; une telle initiative implique effectivement une action coordonnée à tous les niveaux.
Au-delà des aides diverses des États ciblées sur les ménages les plus précaires, ne nous trompons pas de stratégie : la trajectoire de consommation énergétique responsable, c’est la sobriété, l’efficacité énergétique, la rénovation thermique, n’en déplaise à ceux qui veulent faire croire que de nouveaux programmes nucléaires seront en mesure de nourrir la gabegie et la croissance énergétique dont il ne serait pas impératif de sortir.
Non ! Économies d’énergie, déploiement d’énergies renouvelables de plus en plus compétitives, avancées pour le stockage de l’électricité : là sont les leviers d’un avenir durable. La marche vers la neutralité carbone effective ne s’enclenchera pas avec des paroles, avec des EPR totalement hors de prix ou avec des promesses vagues de mini-réacteurs : la sobriété et les énergies renouvelables sont aujourd’hui les seuls leviers fiables de la transition.
Ne sabotons pas nos chances de réussir cette transition énergétique et industrielle en cherchant à faire passer en Europe le gaz et le nucléaire pour des énergies d’avenir, pour des énergies vertes ! Le débat à ce sujet au Parlement européen montre d’ailleurs bien combien le discours actuel de votre gouvernement, monsieur le secrétaire d’État, est rétrograde sur cette question.
Panama, Paradise et désormais Pandora papers… Les différents scandales nous rappellent à quel point les moyens pour les services publics de qualité, pour les investissements d’intérêt général pourraient être là s’ils n’étaient pas de plus en plus détournés, accaparés par la cupidité des uns – les dirigeants d’entreprises, les hauts fonctionnaires et même le Premier ministre d’un État membre… – et par la complaisance des autres. Il me semble que la fraude et la corruption menacent bien plus sérieusement notre Union européenne que les migrants.
Contrôle des capitaux, transparence des sociétés-écrans, fin des paradis fiscaux : telles doivent être les réponses de nos dirigeants, plutôt que d’édulcorer encore et encore la liste noire des paradis fiscaux, de peser pour réduire le taux minimal d’imposition sur les sociétés qui est envisagé au niveau mondial, ou de chercher à alléger la possible taxe sur les géants du numérique.
Sans cette taxe, ce sont les futures ressources propres de l’Union européenne qui seraient considérablement fragilisées. Nous attendons de la présidence française qu’elle permette de débloquer positivement cette question.
Pour finir, je voudrais dire combien il est indispensable que notre agenda électoral national n’éclipse pas la nécessité de réussir la présidence française du Conseil de l’Union européenne. Il faudrait peut-être, pour bien marquer cette volonté, rompre avec la pratique détestable du sponsoring des présidences successives par des marques privées.
Dans le cadre de la présidence française, le refus de tout parrainage d’entreprises privées serait un geste très significatif, auquel une pétition lancée par un collectif d’ONG vous appelle d’ailleurs, monsieur le secrétaire d’État. Refuser des sponsors de ce type, s’engager à la transparence sur les relations de cette présidence avec les intérêts privés, est-ce bien votre intention ? (M. Guillaume Gontard applaudit.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Laurent.
M. Pierre Laurent. Permettez-moi, monsieur le secrétaire d’État, de commencer mon propos en évoquant la tension qui s’aggrave sur les côtes de la Manche : dans plusieurs domaines, les Britanniques foulent aux pieds leurs engagements et jouent avec le feu. Malheureusement, l’addition du Brexit et des surenchères nationalistes sur fond de guerre économique risque de coûter toujours plus cher.
Je ne veux évoquer que l’un de ces enjeux brûlants : la pêche. Le Royaume-Uni bafoue l’accord qu’il a signé avec l’Union européenne, qui prévoit d’accorder des licences de pêche aux marins qui pêchaient déjà avant le Brexit dans les eaux britanniques. La colère des marins est forte et légitime. Que compte faire le Gouvernement pour imposer le respect de cet accord ? Comment compte-t-il être aux côtés de nos pêcheurs dans les jours qui viennent ? Il y a urgence sur ce point !
Néanmoins, le Brexit n’est que l’une des manifestations d’une crise plus profonde d’une Union européenne depuis trop longtemps fondée sur le pilotage par les grands intérêts financiers et la libre concurrence. Si cette trajectoire ne change pas, elle mènera l’Europe à d’autres déchirements.
La France, monsieur le secrétaire d’État, s’apprête à présider le Conseil de l’Union européenne, dès le 1er janvier 2022 ; c’est maintenant que cette présidence se prépare. Qu’allons-nous faire de cette occasion, quel sens allons-nous donner à cette présidence ?
L’Union européenne a laissé depuis longtemps les clés du camion aux logiques concurrentielles du marché capitaliste. Néanmoins, face aux grands défis humains d’aujourd’hui – inégalités, déséquilibres sociaux, climat, relocalisation industrielle, alimentation durable, sécurité collective –, l’Europe doit changer de logiciel, pour réinventer les solidarités et une vision commune de l’avenir.
L’Europe est minée par des poussées nationalistes rétrogrades, qui sont le revers des logiques de guerre économique qui ont laissé depuis belle lurette le progrès social en cale sèche. Allons-nous agir pour pousser à repenser l’avenir de l’Europe à l’aune de la nécessité d’inverser la vapeur en matière de priorités sociales ?
Vous parlez souvent d’autonomie stratégique européenne, monsieur le secrétaire d’État, mais il faudrait commencer par dire sur quoi nous entendons fonder cette autonomie stratégique. La première marque d’autonomie devrait à mes yeux consister à affirmer haut et fort que le projet européen doit redevenir un projet de progrès social pour toutes et tous, un projet de sécurité humaine.
La pandémie nous enseigne. Elle devrait hisser l’Europe de la santé, de la protection sociale et des services publics, qui ont protégé les Européens, au premier rang des priorités du continent.
Aussi, à quand la mise en commun de la recherche et la levée des brevets ? À quand un vaccin européen ? À quand la sortie des dépenses de santé publique du calcul mortifère des critères d’austérité budgétaire, quand on sait dans quel état l’application de ces critères a laissé les systèmes de santé publique à la veille de la pandémie ?
À quand la création d’un fonds de développement social et écologique financé, à taux nul, par la Banque centrale européenne pour l’extension des services publics en Europe, par exemple pour la maîtrise publique de l’énergie et de ses prix ?
À quand la fin de la folle course européenne au recul de l’âge de départ à la retraite ? On parle de 64, 65, 67 ans ; pourquoi pas 70 ans, tant que l’on y est ? Pourtant, le continent compte 15,5 millions de chômeurs et la précarité ravage la jeunesse européenne. Voilà ce qui sonnerait le réveil de l’Europe : une nouvelle ambition sociale. Comment l’Europe peut-elle prétendre entrer dignement dans le XXIe siècle tout en programmant l’épuisement des salariés au travail par le recul continu du droit à la retraite ?
Le sommet social de Porto n’a débouché, une fois encore, que sur un catalogue d’intentions non contraignantes. Où en est-on concrètement, par exemple, du projet de directive sur le salaire minimum européen ? Il n’y serait fixé, semble-t-il, aucun objectif normatif. La Confédération européenne des syndicats plaide pour qu’un « seuil de décence » soit intégré dans la législation. C’est dire où nous en sommes ! Quelle norme précise défend notre pays dans cette directive qu’elle prétend faire aboutir pendant la présidence française ?
On a également évoqué au sommet social de Porto un texte de la Commission européenne devant réguler l’activité des travailleurs des plateformes. Puisqu’on parle de numérique, parlons aussi des salariés ubérisés !
Le gouvernement français utilisera-t-il la proposition de directive de la parlementaire européenne française Leïla Chaibi, qui recommande la requalification de ces travailleurs en salariés, alors que, aujourd’hui, ils cumulent dans les faits les subordinations attachées au statut d’indépendant et à celui du salariat, sans bénéficier des garanties attachées aux droits du travail les plus fondamentaux ?
Ce passage d’une société de services à une « société de serviteurs », suivant l’expression de mon collègue Pascal Savoldelli, cette apparition d’un sous-prolétariat ubérisé appelle une évolution conforme aux multiples décisions de justice qui, partout en Europe, se multiplient pour reconnaître la subordination de ces travailleurs. Allez-vous utiliser, monsieur le secrétaire d’État, les recommandations sur ce sujet de la mission d’information dont Pascal Savoldelli a été le rapporteur ?
Engager un nouveau chemin de progrès social, c’est forcément mobiliser autrement la création de richesses. J’aurai à ce propos deux questions à vous poser, monsieur le secrétaire d’État.
Premièrement, quelle est la position française sur l’avenir des règles du pacte de stabilité budgétaire ? Fixés pour écraser la dépense publique et sociale, ces indicateurs ont volé en éclat avec la pandémie, heureusement pour notre santé et pour la vie sociale et économique, d’ailleurs.
Monsieur le secrétaire d’État, la France est-elle favorable à l’abandon définitif de ces règles ? Êtes-vous prêt à l’élaboration de nouvelles règles, en matière budgétaire comme en matière monétaire, pour le financement d’un nouveau type de développement social, de transition écologique juste, de relocalisation et de reconstruction industrielle ? Si tel est le cas, quelles seraient ces règles ?
Ma seconde question porte sur nos ambitions en matière de lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscales. Éric Bocquet déplorait ici même, il y a quelques jours, que deux jours seulement après le début des révélations des Pandora papers les ministres des finances de l’UE ont retiré trois juridictions de la liste noire des paradis fiscaux.
Mme Nathalie Goulet. Eh oui !
M. Pierre Laurent. On n’a en revanche toujours rien, évidemment, sur le cœur de la machine à optimiser qui sévit au sein de l’Union – au Luxembourg, mais pas seulement. À ce propos, quelle interprétation française et européenne comptez-vous faire de l’accord signé sur l’imposition minimum de 15 % des multinationales ? Ce taux sera-t-il pour vous un plancher minimal mondial, ou bien un taux d’harmonisation cible pour l’Europe ?
Voilà, monsieur le secrétaire d’État, les quelques questions que je voulais vous poser pour le renouveau d’une ambition sociale européenne, sans laquelle l’Europe juste et solidaire restera un mot creux. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)
M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.
Mme Catherine Morin-Desailly. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, Charles Michel a déclaré il y a quelques jours : « Entre le modèle américain du business above all et le modèle autoritaire chinois, il existe une place pour un modèle européen attractif et centré sur l’homme, qui permettra d’établir des normes internationales pour accompagner la révolution numérique. »
Dans la mesure où une large part sera faite lors du prochain Conseil européen à la stratégie numérique de l’Union, je ne pouvais m’empêcher de citer en préambule de mon propos le président du Conseil européen, dont les paroles on ne peut plus justes font écho à notre mission commune d’information sur le nouveau rôle et la nouvelle stratégie de l’Union européenne dans la gouvernance mondiale de l’internet, qui avait formulé dès 2014 cette conclusion :
« L’Europe doit faire entendre sa voix au niveau mondial pour contribuer à refonder la gouvernance de l’internet, mais aussi afin qu’elle prenne sa place dans le cyberespace, grâce à une régulation offensive de l’écosystème numérique, un régime exigeant et réaliste de protection des données, une ambition industrielle numérique et, enfin, une appropriation citoyenne de l’internet. »
Les 50 propositions que nous formulions à l’époque sont on ne peut plus d’actualité, monsieur le secrétaire d’État : elles concernent absolument tous les sujets que vous avez évoqués en introduction de notre débat.
L’Union européenne a de longue date identifié le numérique comme un gisement de croissance et d’opportunités, bien sûr. Elle en a fait l’un des sept axes majeurs de sa stratégie Europe 2021, mais, au cours de la période écoulée, elle a avant tout cherché à développer une économie autour des usages. Elle ne s’est que très peu souciée en réalité de savoir si les citoyens européens seraient acteurs, producteurs ou simples consommateurs sur leur machine unique numérique. Elle ne s’est pas préoccupée du tout de régulation.
Or sans régulation, la dépendance croissante de nos sociétés à l’internet est devenue un facteur de grande vulnérabilité. Les attaques sont nombreuses et quotidiennes, cela a été rappelé.
L’écosystème largement dominé par les Gafam, qui ne sont redevables de rien, favorise également une guerre économique sur fond de concurrence déloyale et facilite la manipulation de l’information et des opinions, le traçage et le ciblage des données des individus, des institutions et des entreprises. Bref, les atteintes aux libertés fondamentales sont devenues extrêmement préoccupantes.
Encore une fois, la semaine dernière, les révélations de la lanceuse d’alerte Frances Haugen devant le Sénat américain ont démontré, s’il fallait encore s’en convaincre, la toxicité du modèle des plateformes. Je me félicite d’ailleurs que la Commission auditionne dans les prochaines semaines cette lanceuse d’alerte. Elle sera certainement beaucoup plus intéressante à entendre que Mark Zuckerberg, qui, devant le Congrès américain et le Parlement européen, n’a pas su reconnaître les graves dysfonctionnements de sa société.
Fort heureusement, avec notre commissaire européen Thierry Breton, nous changeons désormais totalement de braquet. La Commission européenne s’attaque enfin à la régulation. Elle a présenté le 15 décembre 2020 deux propositions législatives : le DSA (Digital Services Act), qui vise à protéger les droits fondamentaux des utilisateurs et à qualifier les responsabilités des services numériques, et le DMA (Digital Markets Act), qui pose les bases d’un rééquilibrage ex ante des relations entre les grandes plateformes et leurs utilisateurs, aussi bien les entreprises que les consommateurs finaux.
La commission des affaires européennes du Sénat, comme l’a rappelé notre président, nous a chargées, Florence Blatrix Contat et moi, d’examiner ces propositions. Elle a approuvé la proposition de résolution européenne sur le DMA et l’avis politique que nous lui avons soumis la semaine dernière. Dans quelques semaines, nous ferons de même pour le DSA.
Le prochain Conseil européen doit être l’occasion de progresser, nous semble-t-il, dans la définition d’un compromis sur ces textes. Les nombreuses auditions auxquelles nous avons procédé et le suivi des travaux en cours à l’échelon européen nous ont montré qu’il existait encore des divergences d’approche.
S’il s’agit bien sûr de franchir sans plus tarder cette première étape et de renforcer notre ambition tout en recherchant un équilibre entre une approche souple, qui placerait la Commission européenne dans une position de négociation sans doute trop complexe, et une approche trop rigide, qui pourrait être contournée.
Je n’entrerai pas dans le détail des propositions que nous faisons, mais je tiens à attirer l’attention du Gouvernement sur certains points précis.
Il faut, selon nous, monsieur le secrétaire d’État, mieux prendre en compte les écosystèmes des plateformes pour cibler les services qui constituent des points de passage obligés.
Il faut permettre la désignation rapide des contrôleurs d’accès, les gate keepers, en conservant la présomption, sauf démonstration contraire de leur part, que le fait de franchir certains seuils précisés en annexe du règlement les qualifie de plein droit.
Il faut renforcer la portée effective des interdictions et des obligations qui leur sont imposées, en particulier l’interdiction d’utiliser les données de l’utilisateur sans son consentement préalable.
Il faut aller plus loin dans le rééquilibrage des relations entre les plateformes et les entreprises utilisatrices. Il faut en particulier étendre l’interdiction d’obliger les entreprises utilisatrices à recourir aux services accessoires de la plateforme, notamment les services de paiement.
Il faut aussi rendre leur liberté aux utilisateurs. Il faut rendre effectifs les droits à l’interopérabilité et à la portabilité des données.
Il faut associer – c’est très important – les autorités nationales sectorielles à la mise en œuvre par la Commission de la régulation des grandes plateformes et, pour cela, prévoir une coordination forte et des mécanismes d’échange d’informations, une structure de coopération, un réseau européen de la régulation numérique, ou encore la possibilité de délégations de compétences, en particulier en matière d’enquête.
Il faut encore associer les entreprises utilisatrices à la définition des modalités de mise en œuvre des obligations prévues par le règlement et surtout des mesures correctrices.
Enfin, il faut s’assurer d’un contrôle effectif systématique des acquisitions réalisées par les grandes plateformes, le plus souvent, il faut bien le dire, pour empêcher la concurrence de prospérer.
Monsieur le secrétaire d’État, nous espérons que le Gouvernement soutiendra fortement cette vision renforcée du dispositif, pour une adoption la plus rapide possible. La démarche européenne, vous l’avez souligné, pourrait en outre servir de modèle à l’échelon international, au moment même où les États-Unis se préoccupent désormais de réguler ces grands acteurs.
La question de l’opportunité d’un démantèlement de ces grandes plateformes systémiques me paraît même devoir être étudiée, tout comme leur modèle économique, qui, je pense, reste un problème : il me semble que ce modèle n’est pas à terme soutenable.
Parallèlement à cette régulation, doit être déclinée une politique industrielle de concert. À cet égard, il nous faut faire preuve d’envergure politique pour redevenir maîtres de notre destin numérique et reconquérir notre souveraineté, qui est mise à mal.
Il faut faire ce qu’ont su faire les Américains, les Russes et les Chinois. Dans les années 1990, les Américains ont su prendre toutes les mesures législatives et fiscales pour faire monter en puissance l’écosystème que nous connaissons aujourd’hui. Ils n’ont pas hésité, eux, à attribuer leurs marchés locaux ou nationaux à leurs propres entreprises, contrairement à ce que nous faisons encore aujourd’hui.
Il faut d’ailleurs aujourd’hui investir dans des secteurs d’avenir tels que la santé, les énergies, les transports ou encore dans ces nouveaux outils cryptographiques qui seront demain les nouveaux fers de lance des vagues d’ubérisation dans le secteur prudentiel et assurantiel.
Il faut aussi pouvoir peser dans les instances internationales où s’élaborent les protocoles et les standards. Je pense en particulier aux objets connectés.
Bref, c’est un plan Marshall qu’il nous faut aujourd’hui développer pour rattraper notre retard. Il faut en outre, bien sûr, assurer la montée en compétences numériques de tous.
Il faut donc que nous agissions soudés et que nous imposions ensemble cette vision du monde. Il faut faire entendre notre voix sur la scène internationale. Cela vaut, on le sait, dans tous les domaines : lorsque nous agissons collectivement, nous sommes plus forts, comme la réponse à la crise de la covid nous l’a encore démontré ces derniers jours. (M. Didier Marie et M. le président de la commission des affaires européennes applaudissent.)