Mme la présidente. La parole est à M. Jérôme Durain, pour la réplique.
M. Jérôme Durain. Monsieur le secrétaire d’État, je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous s’agissant de la peur du gendarme.
Je ne blâme pas les contenus diffusés sur Twitch en tant que tels. L’outil n’est pas en cause. Ayant moi-même participé hier à une émission diffusée sur cette plateforme, je peux témoigner que tout s’y passe très bien et que les contenus y sont bien régulés. Il reste que, au-delà des rapports qu’entretient la jeunesse avec ces plateformes de jeux vidéo, se pose la question de l’éducation, de l’acculturation et des codes.
On voit que nos référentiels institutionnels ont du mal à passer le cap de ces plateformes et que l’on ne parle pas la même langue. L’éducation de la jeunesse, les pratiques, les régulations, la dimension pédagogique sont importantes : il faut certes le gendarme, mais il faut aussi l’instituteur, l’enseignant et le philosophe. (M. le secrétaire d’État marque son approbation.)
Mme la présidente. La parole est à M. Christophe-André Frassa.
M. Christophe-André Frassa. Monsieur le secrétaire d’État, oui, il faut lutter contre la haine sur internet, de la même manière qu’on lutte contre la haine dans l’espace public physique. C’est d’ailleurs ce que nous avons tenté de faire dans la proposition de loi Avia, dont nous avons eu l’occasion de débattre avec vous, monsieur le secrétaire d’État, et dont j’étais le rapporteur ici au Sénat.
Cependant, et vous en conviendrez, je l’espère, ce n’est pas tant aux plateformes qu’il faut s’en prendre qu’aux auteurs de propos haineux, à ceux qui sont à la source des discours de haine.
Or, un an après l’examen de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, les moyens ne sont à l’évidence pas là. Comment comprendre, monsieur le secrétaire d’État, qu’aujourd’hui encore, seul un nombre extrêmement réduit de services d’enquête et de poursuite, tous situés à Paris, soient effectivement en mesure de lutter contre la haine en ligne ? Comment comprendre que la plateforme Pharos – plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements –, dont l’actualité la plus tragique nous a rappelé l’existence, soit à ce point sous-dotée ?
Si nous peinons à lutter contre les contenus à caractère terroriste, comment imaginer pouvoir lutter efficacement contre les contenus antisémites et homophobes ? Nous avions fait un certain nombre de propositions constructives, au premier rang desquelles une meilleure régulation des plateformes par l’instauration d’obligations de moyens, sous la supervision d’un régulateur.
Quoi qu’il en soit, le Conseil constitutionnel a eu raison de la loi de Mme Avia.
Au-delà de l’incrimination pénale qui est annoncée, monsieur le secrétaire d’État, que comptez-vous proposer dans le futur projet de loi de lutte contre le séparatisme pour renforcer la lutte contre la haine en ligne ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques. Monsieur le sénateur, nous débattons en effet d’un sujet sur lequel nous avons eu l’occasion de travailler, vous et moi, pendant de longues heures.
D’abord, je rappelle que c’est justement cette obligation de moyens, sur laquelle – je crois – nous étions d’accord, qui a été censurée par le Conseil constitutionnel, non au fond, mais par voie de conséquence. C’est cette question qui au cœur des discussions européennes dans le cadre du futur Digital Services Act.
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire publiquement, la volonté du Gouvernement est de pouvoir, probablement dans le cadre du prochain projet de loi visant à lutter contre le séparatisme, traduire un peu par anticipation le champ de la régulation qui figurera dans la proposition européenne, compte tenu de l’urgence qu’il y a à agir et à définir cette obligation de moyens. Je me montre prudent sur le sujet, car je ne sais pas exactement à quoi aboutira cette régulation européenne du numérique, mais je ne doute pas que nous aurons de nouveaux débats à ce sujet.
Concernant les moyens mis sur la table pour la justice, on ne peut pas dire que rien n’a changé.
Je rappelle que la plateforme Pharos ou qu’une meilleure régulation d’internet n’aurait malheureusement pas pu empêcher le crime de Conflans-Sainte-Honorine : en effet, tout ce qu’a fait le père de la jeune fille qui s’estimait offensée est légal. On peut lui reprocher ses actes sur un plan moral, mais le fait est qu’il n’a rien fait d’illégal. De plus, compte tenu de la chronologie, le crime aurait tout de même eu lieu. (M. David Assouline proteste.) En revanche, le déferlement de haine qui a suivi le crime aurait pu être signalé grâce à Pharos.
Le Gouvernement agit. Tout d’abord, nous augmentons les moyens dédiés à Pharos ; ensuite, Éric Dupond-Moretti a prévu d’engager une spécialisation du parquet parce qu’on a besoin de magistrats spécialistes du sujet ; enfin, un nouvel outil de recueil des plaintes en ligne doit, sauf erreur de ma part, entrer en service l’année prochaine : un tel instrument est absolument indispensable…
Mme la présidente. Il faut conclure, monsieur le secrétaire d’État.
Mme la présidente. La parole est à M. Christophe-André Frassa, pour la réplique.
M. Christophe-André Frassa. Monsieur le secrétaire d’État, je comprends bien votre réponse, mais je pense que les deux choses doivent aller de pair.
On doit certes renforcer les moyens de Pharos, surtout en province, car on ne peut pas avoir uniquement un service centralisé à Paris. Il faut augmenter les moyens de la gendarmerie dans les territoires, partout en France.
Mais la réponse ne peut pas non plus être uniquement pénale : il faut aussi responsabiliser les plateformes et renforcer le rôle du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pour qu’il ait les moyens de vérifier que la réglementation est appliquée et que la régulation est effective.
Mme la présidente. La parole est à Mme Vanina Paoli-Gagin.
Mme Vanina Paoli-Gagin. Monsieur le secrétaire d’État, comme il y a un bon usage du monde, il doit y avoir un bon usage de la liberté d’expression en démocratie, tant celle-ci nous est précieuse et tant nous y sommes attachés.
Cette liberté, cependant, ne doit pas être absolue, et les abus doivent être sanctionnés. On a parlé de responsabilisation des plateformes, du rôle de l’État, mais peut-être convient-il de responsabiliser en premier lieu les usagers ? Si les réseaux sociaux sont des espaces propices à l’exercice de la liberté d’expression, ils ne sont heureusement pas les seuls.
Ces plateformes sont, je le rappelle, des espaces régis par des acteurs privés qui ont, comme le disait le président Malhuret, des business models, qui font des usagers leurs produits et qui ont leur propre vision de la liberté d’expression. Je vous rappelle que celle-ci n’est pas nécessairement la même que celle de la loi, comme l’a illustré la publication du tableau L’Origine du monde, qui a été censurée par Facebook, puritanisme américain oblige.
D’autres contenus, comme les menaces ou les injures, vont, eux, au-delà des limites fixées. Ils ne sont pourtant pas censurés efficacement. Je pense que nous sommes tous d’accord pour dire que ces abus doivent être punis, quel que soit le moyen par lequel ils ont été commis.
À cet égard, monsieur le secrétaire d’État, ne serait-il pas judicieux, à titre préventif et à des fins d’autorégulation, de ne permettre aux usagers d’accéder aux réseaux qu’une fois leur identité enregistrée, d’une part, et d’ajouter aux sanctions déjà prévues par la loi des interdictions temporaires d’accéder à ces réseaux, d’autre part ?
Un tel système existe bien pour les hooligans et les supporters interdits de stade, ainsi que pour les personnes « addicts » aux jeux dans les casinos et pour les casinos en ligne. On comprend donc mal pourquoi on ne pourrait pas transposer ce système à ce qui nous préoccupe aujourd’hui.
Sans empêcher le pseudonymat, une telle levée de l’anonymat, couplée à ce type de sanctions, pourrait avoir selon nous un fort pouvoir pédagogique : elle permettrait de responsabiliser les individus, qui ne doivent plus impunément se comporter comme des chauffards sur ces autoroutes de l’information.
Pensez-vous, monsieur le secrétaire d’État, que la mise en place d’un tel dispositif d’obligations et de sanctions s’appliquant aux infractions commises sur les réseaux sociaux soit possible et pertinente ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques. Je n’aurai pas assez de deux minutes pour répondre à toutes ces questions…
J’ai eu l’occasion, à plusieurs reprises, de me prononcer contre la fin du pseudonymat et l’obligation d’identification sur internet, et ce pour différentes raisons.
Premièrement, je ne suis pas enthousiaste à l’idée qu’il faille donner sa véritable identité aux réseaux sociaux. On ne peut pas, d’un côté, évoquer des problèmes de respect de la vie privée et, de l’autre, obliger les internautes à donner leur véritable identité, ainsi qu’un certain nombre d’informations personnelles – et c’est bien ce dont on parle in fine.
Deuxièmement, au-delà de la question du caractère désirable d’un tel dispositif d’identification et de ses effets de bord, il me semble illusoire de penser que le Conseil constitutionnel ou la Cour de justice de l’Union européenne nous laisseraient un jour imposer une telle obligation. Nous pouvons en débattre durant des heures, nous ne ferions que démontrer notre incapacité législative à mettre en place un tel système.
Troisièmement, un tel dispositif est techniquement infaisable. Il me faudrait deux secondes pour me localiser en Allemagne – je pourrais vous montrer comme le faire sur mon téléphone, madame la sénatrice Paoli-Gagin –, puis vous insulter ou vous injurier sur Facebook sans avoir besoin de m’identifier, ce pays n’ayant pas instauré d’obligation à cet égard. Donc, même sur un plan technique, un tel dispositif ne fonctionne pas.
En résumé, je ne vois pas en quoi ce système pourrait être désirable. Il ne fonctionne ni techniquement ni juridiquement.
Au fond, aujourd’hui, 99 % des personnes qui commettent des infractions sur internet ne sont pas anonymes : elles utilisent un pseudonyme et on sait les retrouver. Le problème – je reviens à un point que j’ai déjà évoqué –, c’est que nous sommes dans l’incapacité de gérer la massification et la viralité.
La question est donc bien de faire en sorte que nous sachions retrouver et sanctionner toute personne contrevenant à la loi, où qu’elle soit, éventuellement en lui appliquant des peines comme celles que vous avez évoquées – sur le fond, je ne vois pas beaucoup de raison d’y être opposé, même si ce débat mériterait probablement qu’on lui consacre plus que quelques minutes.
Au-delà de l’identification, il s’agit d’être efficace dans la chaîne police-justice.
Mme la présidente. La parole est à M. Thomas Dossus.
M. Thomas Dossus. Ce débat sur les propos haineux est d’une importance capitale dans les temps que nous vivons. La nouvelle campagne de harcèlement que la jeune Mila a récemment vécue doit nous conduire à nous interroger sur notre capacité à juguler ces vagues massives de haine qui s’expriment en ligne, avec un sentiment d’impunité insupportable.
Comment est-on passé de l’internet émancipateur des origines à ces réseaux d’oppression organisée et au harcèlement de masse ?
On doit s’interroger sur les mécanismes principalement économiques qui ont conduit au succès des discours haineux sur certaines plateformes. On doit se demander à qui profite la haine. Si l’on s’affranchit de ce regard économique, on ne parviendra pas à apporter de réponse judiciaire adaptée et, cela a été dit, on ne fera qu’écoper la mer à la petite cuillère.
Si la loi doit être la même pour sanctionner l’expression des propos haineux en ligne ou hors ligne, on doit nécessairement s’interroger sur la massification de ce type de propos sur les grandes plateformes commerciales et sur la réponse judiciaire qu’il convient d’y apporter, tant leur nombre est démultiplié.
Aujourd’hui, les grandes plateformes, qui disposent d’une masse croissante d’utilisateurs et d’utilisatrices, se livrent à une compétition économique autour de la captation de notre attention. Pour cela, elles emploient chacune des mécaniques commerciales qui privilégient la diffusion des publications suscitant le plus d’engagement et enferment les utilisateurs dans des réseaux de plus en plus polarisés. Les propagateurs de haine l’ont bien compris et s’appuient sur ces mécaniques pour diffuser leurs messages.
Face à ces plateformes, qui comptent des milliards d’utilisateurs et dont les modèles économiques valorisent les discours choquants, l’enjeu pour nos sociétés de liberté est d’être capables à la fois de réguler fortement ces mécaniques économiques favorisant les campagnes haineuses et de nous donner les moyens de briser le sentiment d’impunité.
L’accélération des phénomènes de viralité, encouragés par les algorithmes des grandes plateformes, provoque des drames. Envisagez-vous d’exiger de la transparence sur ces algorithmes, afin de réguler ces modèles économiques toxiques ? Quelle est la contribution de la France aux discussions européennes sur le sujet ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques. La contribution de la France a été absolument essentielle, que ce soit sur la partie relative au contenu ou sur la partie relative à la concurrence, qui sera présentée au début du mois de décembre.
Moi-même, l’ensemble du gouvernement français, mais aussi de l’administration française – des groupes de travail inter-administrations ont été organisés – avons travaillé étroitement avec nos partenaires de l’Union européenne, notamment les Pays-Bas sur la concurrence ou l’Allemagne sur les contenus. Et nous avons vraiment fait partie de ceux qui ont poussé à la régulation des contenus et des grandes plateformes. Nous verrons quel en sera le résultat, mais nous avons été extrêmement actifs.
Parmi les sujets que nous poussons en vue de l’établissement du Digital Services Act, il y a bien sûr les obligations de moyens concernant la modération, mais aussi, et c’est d’après moi l’élément premier, la transparence.
À l’heure actuelle, en tant que secrétaire d’État au numérique, je ne sais pas combien Twitter compte de modérateurs en langue française, ou encore comment ses algorithmes mettent en avant un certain nombre de contenus ou pas. Certaines plateformes, comme Facebook, sont plus transparentes, mais je ne suis pas en mesure de vérifier la réalité de leurs dires. Cela pose un réel problème démocratique. La question de la transparence m’apparaît donc comme un préalable à celle de la régulation.
Je veux par ailleurs revenir sur un sujet qu’a évoqué le sénateur Jérôme Durain, car je ne l’ai pas fait moi-même alors qu’il est absolument essentiel : il s’agit de l’éducation et de la formation.
J’en profite pour rappeler l’annonce que j’ai faite, voilà deux jours, du déploiement de 4 000 conseillers numériques sur tout le territoire, pour donner plus d’autonomie aux Français dans leur utilisation des outils numériques.
En effet, tous ces problèmes trouvent leur origine dans le fait que les gens ne comprennent pas bien ce qui se passe sur internet, ne serait-ce que parce qu’un Français sur six n’utilise jamais un ordinateur et qu’un sur trois manque de compétences de base.
Certes, il faut apprendre aux gens à déclarer leurs impôts en ligne, à garder le contact avec leurs proches sur un réseau social, à rédiger un curriculum vitae. Mais très vite derrière, en matière de médiation numérique, on en arrive aux questions des données, des fausses informations, de la haine en ligne ou encore de la parentalité à l’heure des écrans.
Jérôme Durain a donc eu parfaitement raison de le souligner : l’éducation et la formation à la grammaire du numérique sont des sujets importants.
Mme la présidente. La parole est à M. Thomas Dossus, pour la réplique.
M. Thomas Dossus. Il est un peu étrange, monsieur le secrétaire d’État, de vous entendre dire que vous ignorez tout des algorithmes utilisés par les grandes plateformes ou que vous n’y avez pas accès. Si vous voulez une régulation, vous ne pourrez pas vous dispenser d’exiger l’ouverture de ces boîtes noires. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – M. David Assouline applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Julien Bargeton.
M. Julien Bargeton. Je tiens tout d’abord à remercier le groupe Les Indépendants – République et Territoires d’avoir demandé l’inscription de ce débat à l’ordre du jour de nos travaux, notamment son président, Claude Malhuret, qui est engagé depuis longtemps dans la lutte contre la haine en ligne.
L’intitulé de ce débat est révélateur à lui seul de la complexité du sujet.
Nous nous accorderons tous sur l’idée que notre pacte social ne peut souffrir d’atteintes sur internet, lesquelles seraient tolérées au motif qu’elles sont virtuelles. Les conditions dans lesquelles vit aujourd’hui l’adolescente Mila, que nous devons tous entourer de notre protection, montrent bien, si cela était encore nécessaire, que la menace n’est pas seulement en puissance, pour reprendre le sens étymologique du mot « virtuel ». Les conséquences de la haine en ligne sur les vies de nos concitoyens sont concrètes et souvent destructrices.
Partant de ce constat nécessaire, la tâche n’est pas aisée, justement parce qu’internet a ses mécanismes propres, qui ne sont pas réductibles aux échanges hors ligne et qui sont assortis de régimes juridiques complexes. Je pense notamment à la dichotomie, qui pose parfois question, entre éditeurs de contenus et hébergeurs, ces derniers répondant d’une responsabilité allégée.
Ainsi l’enjeu est non pas tant d’appliquer les mêmes lois en ligne et hors ligne que de bien adapter notre législation à l’espace numérique, afin d’y garantir le respect de nos droits et la même protection pour tous les citoyens.
À cet égard, la Commission européenne doit présenter d’ici à la fin de l’année son Digital Services Act afin, notamment, de renforcer la régulation des plateformes. La nécessité d’instaurer un axe de lutte contre les contenus haineux a d’ailleurs été rappelée par la France et l’Autriche dans une déclaration commune.
Plusieurs pistes ont pu être utilement évoquées sur le sujet au cours des dernières semaines. Je pense au renforcement de la diligence et des obligations de moyens des plateformes, ou encore à la transparence sur la modération des contenus, s’agissant plus particulièrement des algorithmes utilisés parfois par les opérateurs. Vous venez d’ailleurs d’évoquer cette transparence, monsieur le secrétaire d’État. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Pouvez-vous également nous dire quelles solutions doivent être privilégiées pour renforcer la régulation des grandes plateformes, sans leur abandonner les modalités de protection de notre bien le plus précieux, à savoir le lien social ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques. Pour vous expliquer ce que nous cherchons à faire, mesdames, messieurs les sénateurs, je ferai un parallèle avec le secteur bancaire.
Aujourd’hui, si vous effectuez un virement frauduleux depuis votre compte en banque à une personne physique ou à une entreprise, votre banque ne peut pas en être tenue pour responsable. En revanche, il est de sa responsabilité de se doter en interne de moyens efficaces de détecter ce type de virements et de les signaler aux autorités pour lutter contre les phénomènes de corruption. Si la banque n’est pas efficace, le régulateur tape extrêmement fort.
Considérons à cet égard le travail de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, l’ACPR, ou des équipes de contrôle interne. La première, je le dis de mémoire, doit compter entre 800 et 1 000 agents. Quant au contrôle interne d’une banque, il fait intervenir plusieurs milliers de salariés. Sur la place de Paris, ce sont donc plusieurs dizaines de milliers de personnes qui participent à ce contrôle interne. Je précise que l’ACPR a pour rôle de contrôler non pas les virements individuels, mais le contrôle interne. Si la banque ne joue pas le jeu, elle risque une sanction très importante, le montant des amendes pouvant atteindre plusieurs milliards.
C’est exactement cette logique que nous voulons appliquer aux réseaux sociaux.
Nous voulons comprendre combien de personnes assurent le contrôle, selon quels mécanismes, comment la partie algorithmique fonctionne, en parfaite transparence vis-à-vis du régulateur. S’il est avéré – souvent, d’ailleurs, dans le cadre d’un débat contradictoire devant la justice – que tel réseau ne remplit pas correctement ses obligations, en tout cas pas à la hauteur de ce qu’il représente en termes d’enjeux pour la démocratie et la société française ou européenne, il faut pouvoir lui appliquer des sanctions extrêmement fortes.
Cette logique existe dans d’autres secteurs, comme celui des télécommunications. C’est celle que nous voulons mettre en œuvre, car, à mes yeux, c’est la seule manière de poser une limite par le biais d’un dispositif pleinement opérationnel.
Mme la présidente. La parole est à M. Éric Gold.
M. Éric Gold. L’élection américaine est une illustration des profondes fractures que connaissent les démocraties, fractures permettant au populisme de prospérer : rôle croissant des réseaux sociaux et multiplication des fake news, affaiblissement du lien collectif au profit d’une forme d’individualisme, voire de communautarisme. Ces défis concernent également l’Europe, qui subit, elle aussi, une perte collective de repères et de confiance, sapant les fondements démocratiques.
En France, la même démagogie, le même complotisme et le même cynisme se répandent. Les réseaux sociaux en sont un formidable vecteur, avec leur lot toujours plus important de menaces et d’intimidations, lancées derrière un écran, sous couvert d’anonymat et avec un fort sentiment d’impunité.
C’est ainsi que l’on retrouve jetés en pâture tous les amalgames possibles, sans le moindre discernement et le moindre contrôle. Les petits paysans sont comparés à des assassins qui empoisonnent, les migrants à des terroristes, et toutes les règles élémentaires sont systématiquement remises en cause.
Le projet de loi confortant les principes républicains, présenté cette semaine, contient certaines dispositions relatives à la haine en ligne permettant d’élargir le champ d’action de la justice.
Mais aucune loi n’empêchera jamais ces discussions de comptoir sur internet, qui peuvent mener à la violence, sans le filtre de la conversation et du débat éclairé. Seule l’éducation en limitera les effets. C’est pourquoi l’investissement de l’État dans la lutte contre l’illectronisme pourrait être l’occasion de renforcer la sensibilisation des plus jeunes à ces sujets, conformément aux recommandations de la mission d’information créée, à la demande de mon groupe du RDSE, sur la lutte contre l’illectronisme.
Cela ne doit surtout pas nous faire oublier la responsabilité des réseaux sociaux et leur modération à géométrie très variable. Comment l’État peut-il agir pour que ces réseaux sociaux et les forums renforcent l’efficacité de leur modération ? Entend-il investir davantage dans l’intelligence artificielle pour une modération plus opérationnelle dans ce domaine, mais aussi pour repérer efficacement les auteurs de discours appelant une sanction ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques. Ayant eu l’occasion d’expliciter de quelle manière nous souhaitons aborder la régulation de la modération, peut-être puis-je profiter de votre question, monsieur le sénateur Gold, pour évoquer un autre sujet, qui est central pour moi : la compétence et la capacité de l’État.
Aujourd’hui, les développeurs et les spécialistes de l’intelligence artificielle des GAFA sont les meilleurs du monde et sont payés plusieurs millions d’euros par an. La compétence disponible au sein de l’État pour ouvrir ou contrôler les boîtes noires, bien qu’elle ne soit pas nulle et que nous la développions, est, elle, relativement limitée.
Par conséquent, se pose la question de la capacité de l’État à se doter de moyens, pas seulement législatifs, et à proposer des conditions attractives aux gens de même niveau que les spécialistes des GAFA afin d’être en mesure de les recruter. Sans cela, tout ce dont nous discuterons ou que nous voterons sera complètement vain.
Nous avons commencé à travailler sur ce sujet en créant le pôle d’expertise de la régulation numérique.
Cette structure rassemble des spécialistes du big data et de l’intelligence artificielle au sein de l’administration. Elle est à la disposition de toutes les autorités indépendantes et de toutes les entités administratives, car la compréhension des algorithmes est un problème que rencontrent toutes les administrations – que ce soit la Direction de la législation et de la codification, l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse, la Commission nationale de l’informatique et des libertés, le Conseil supérieur de l’audiovisuel, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes ou encore la Direction générale des entreprises. Ces compétences sont rares et chères.
À l’heure actuelle, le pôle compte une petite dizaine de personnes, mais il va monter en compétences. Notre idée consiste bien à en faire un pôle d’expertise, dans lequel les différentes institutions pourront venir piocher. Nous avons besoin de lois, mais aussi des capacités de les appliquer réellement, sur le terrain et en ligne.
Mme la présidente. La parole est à M. Éric Gold, pour la réplique.
M. Éric Gold. Comme vous l’avez rappelé, monsieur le secrétaire d’État, le rôle des modérateurs est surtout de mettre les horreurs sous le tapis, il n’est pas d’agir contre leurs auteurs. Certes, il faut faire de la formation, mais l’intelligence artificielle doit aussi permettre de repérer, à la source, les causes de départ de discours haineux, qui donneront lieu, ensuite, à tous les abus sanctionnables.
Enfin, je prends note avec enthousiasme de la création du pôle d’expertise.