M. le président. La parole est à M. Jérôme Bignon.
M. Jérôme Bignon. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en proposant de renforcer les droits des travailleurs des plateformes numériques, les auteurs de la proposition de loi soumise à notre examen ce matin cherchent à combler une situation d’insécurité juridique à laquelle nous sommes, en tant que parlementaires, spécialement sensibles.
Ces dernières années, de nouvelles formes de travail se sont développées avec l’essor des nouvelles technologies de l’information, qui permettent la mise en relation de millions d’utilisateurs en temps réel. Les plateformes numériques ont en commun de servir d’intermédiaires entre travailleurs et clients, équilibrant l’offre et la demande au moyen d’algorithmes et ouvrant le champ de l’économie collaborative à l’échelle mondiale.
Actuellement, 200 000 personnes en France travaillent comme coursier, chauffeur de VTC ou pour la réalisation de microtâches, de façon indépendante et autonome. Bien qu’ils ne représentent que 1 % des actifs, ces travailleurs sont en forte croissance dans de multiples secteurs, comme l’hôtellerie, les transports, la banque ou le secteur juridique.
Les plateformes concurrencent l’offre traditionnelle de services, encadrée par un droit du travail plus protecteur, et offrent de nouvelles perspectives d’emploi à des personnes éloignées du marché du travail, essentiellement des jeunes, dans un contexte de chômage élevé.
Des difficultés d’interprétation juridique se posent lorsque ces travailleurs indépendants sont économiquement dépendants. De fait, au-delà de la simple fonction d’interface, certaines plateformes organisent le temps de travail, la rémunération et les conditions de mises en relation, hiérarchisant les contenus selon les utilisateurs. Le niveau d’intervention de ces plateformes et l’importance des revenus tirés de leur activité justifient l’attention que nous leur portons.
Les travailleurs dont nous parlons ne sont pas sans statut : travailleurs indépendants, ils bénéficient du régime de protection sociale propre à cette catégorie. C’est pourquoi je souscris à l’avis de l’inspection générale des affaires sociales : plutôt que de créer un statut ad hoc, il convient d’agir sur le terrain de la protection sociale.
La réflexion que nous menons actuellement devrait bénéficier à l’ensemble des indépendants, dont le régime de protection sociale n’est pas aussi complet que celui qui s’applique dans le cadre du salariat – pour avoir été longtemps avocat, je sais de quoi je parle… Les progrès qui ont été accomplis en la matière ne sont pas suffisants, y compris pour les nombreuses professions libérales ; certains médecins se plaignent actuellement de ne pas être bien couverts.
Je ne pense pas qu’il soit pertinent d’ajouter un nouveau niveau de complexité administrative, source d’insécurité juridique. En revanche, il paraît opportun d’offrir à ces travailleurs l’accès à une complémentaire santé et à une couverture des accidents du travail et maladies professionnelles, en particulier pour les plus exposés à ces risques. Comme la crise sanitaire l’a montré, les livreurs à vélo et chauffeurs de VTC sont en première ligne, alors qu’ils ne disposent d’aucun filet de sécurité leur permettant de se mettre à l’abri.
Il importe également de poser les conditions d’un dialogue entre les plateformes et les travailleurs autour des algorithmes utilisés, lorsqu’ils déterminent de façon importante les conditions de travail et de rémunération.
Il s’agit de trouver un juste équilibre entre la liberté d’entreprendre et le besoin de protection, étant entendu qu’un statut trop rigide risquerait de limiter les opportunités d’emploi offertes à de nombreux travailleurs.
Faut-il aller vers une segmentation plus marquée du droit du travail ou, au contraire, une convergence des droits entre travailleurs salariés et indépendants au sein d’un droit de l’activité professionnelle ? La question reste ouverte.
Une réflexion globale sur le statut des travailleurs des plateformes numériques a été engagée par le Gouvernement. Mon groupe sera très attentif aux propositions qui seront formulées.
Composante à part entière de la révolution digitale, les plateformes collaboratives représentent un atout majeur pour l’avenir de notre économie. Leur développement est exponentiel : à l’avenir, comme l’a annoncé un article du New York Times, nous ne dirons plus à un ami où nous travaillons, mais sur quoi nous travaillons.
Tout changement est source de déséquilibres, d’incertitudes et de recherches. Prenons le temps de mener, avec le Gouvernement, les acteurs concernés et tous les groupes parlementaires, en particulier nos collègues qui connaissent bien ces sujets, une réflexion ouverte sur le droit des travailleurs des plateformes et, plus largement, sur les frontières entre professionnels et non-professionnels, ainsi qu’entre salariés et travailleurs indépendants.
M. le président. La parole est à Mme Catherine Fournier.
Mme Catherine Fournier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, depuis quelques années, les centres urbains ont vu émerger une nouvelle catégorie de travailleurs, spécialisés dans le service aux habitants recherchant une offre de transport ou de livraison personnalisée à coût très compétitif.
La vision de ces coursiers à vélo ou en voiture alerte sur ce nouveau modèle d’organisation du travail : dans quelles conditions ces intervenants exécutent-ils leurs missions, comment sont-ils dirigés et sur quels critères repose leur rémunération ?
Mes collègues Michel Forissier, Frédérique Puissat et moi-même nous sommes intéressés à ce dossier de manière plus générale : nous avons été chargés par la commission des affaires sociales d’une mission d’information sur le droit applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants.
Après six mois de travaux et plus de quarante auditions, nous avons rendu notre rapport la semaine dernière, certains que les plateformes numériques ne se résument pas à celles des livreurs et des coursiers. Nous y rappelons que l’apparition des plateformes numériques de mise en relation a donné une acuité nouvelle à la question, relativement classique, de la frontière entre salariat et travail indépendant.
Instaurer une présomption de non-salariat pour l’ensemble des travailleurs utilisant une plateforme conduirait à valider des stratégies de contournement du droit du travail, au détriment des travailleurs. À l’inverse, qualifier de salariés, par voie législative, des travailleurs qui demeurent libres d’organiser leur travail sans être soumis à un pouvoir de direction de la part de la plateforme poserait un certain nombre de problèmes juridiques. Au demeurant, le salariat n’apparaît pas comme une revendication majoritairement partagée par les travailleurs concernés.
Nous touchons là à un modèle de société décloisonnée réclamé par les nouvelles générations, qui y trouvent plus d’indépendance et de liberté. À charge pour nous d’étudier les moyens de protection sociale associés. En particulier, nous devons dépasser la question du statut et universaliser certains droits sociaux.
Mes collègues rapporteurs de la mission d’information et moi-même avons distingué quatre types de plateformes.
Premièrement, des plateformes de services organisés fournissent des prestations hors ligne standardisées, délivrées par des professionnels, notamment dans les secteurs de la conduite – Uber, Kapten, Bolt – et de la livraison de marchandises – Deliveroo, Uber Eats, Stuart.
Deuxièmement, des plateformes de placement ont pour objet la mise à disposition de travailleurs indépendants auprès d’entreprises pour des missions ponctuelles. Ces intermédiaires peuvent déterminer le prix des prestations, mais n’interviennent pas ou peu pour organiser les tâches, qui sont définies en amont.
Troisièmement, les plateformes dites de mise en relation entre des travailleurs indépendants et des clients sont des plateformes de free-lance, comme Malt, qui présentent des travailleurs indépendants qualifiés à des entreprises. Dans ce cas, la plateforme ne fixe pas le prix et n’interfère pas dans la négociation ; elle touche une commission évaluée sur la prestation fournie.
Quatrièmement, les plateformes de microtravail renvoient au développement de l’externalisation de tâches fortement fragmentées et à faible valeur ajoutée ; il s’agit notamment d’Amazon Mechanical Turk.
Compte tenu de ces fortes disparités entre plateformes, il ne s’agit pas, comme l’orateur précédent l’a expliqué, de créer un statut supplémentaire spécifique par rapport à un type de plateformes.
Ce nouveau modèle d’entreprise s’organise, se développe et contrôle ses échanges grâce à un seul outil : l’algorithme. Celui-ci, qu’on pourrait appeler le bras armé des plateformes, protégé, car relevant du secret industriel, est source d’une croissance d’activité maîtrisée avec un minimum d’intervenants humains dans la gestion interne – on parle de management algorithmique.
Faute de pouvoir agir sur l’algorithme, il nous reste à œuvrer sur les conditions de travail et la couverture sociale des travailleurs qui en dépendent.
L’écho médiatique laisse entendre que cette nouvelle organisation du travail est amenée à remplacer un modèle traditionnel fondé sur le contrat de travail. Si le nombre de ces travailleurs indépendants est, comme il a déjà été signalé, difficile à évaluer précisément, il semble raisonnable de penser que ce nouveau type de travailleurs représente moins de 1 % de la population active française, les coursiers comptant pour une part infime de ces 1 %. Il s’agit non pas de les négliger, mais de les replacer dans le contexte plus global.
Jusqu’à présent, le législateur n’a pas tranché : il a laissé les juges utiliser les outils disponibles et appliquer la conception classique du droit travail en vigueur, reposant sur le lien de subordination constitutif d’une relation salariée. Il appartient donc au législateur de créer un cadre juridique adapté aux nouveaux enjeux de ce secteur économique émergent.
Sur la base de ces réflexions, plusieurs raisons me conduisent à douter du contenu de la proposition de loi de mes collègues du groupe CRCE.
D’abord, l’intitulé du texte : il vise les « travailleurs », alors que les travailleurs en question sont majoritairement des travailleurs indépendants et nommés comme tels. Le débat est déjà orienté.
Ensuite, l’article 1er transforme la relation commerciale du travailleur indépendant de plateforme en un contrat relevant du droit du travail. Cette hypothèse, centrée sur les plateformes de services, est trop restrictive et fait fi de la diversité des plateformes numériques.
En outre, le texte induit une base horaire minimale, alors que nous sommes en présence, dans la plupart des cas, de contrats commerciaux, évalués à la prestation.
Enfin, il est repris, en lieu et place de la rupture de contrat, l’expression : « conditions de licenciement ».
Je reconnais bien évidemment que cette proposition de loi constitue une alerte et permet d’ouvrir un débat essentiel ; mais elle ne considère qu’une partie des travailleurs dont nous parlons et qu’une sorte de plateformes numériques.
Dans notre rapport, nous avons émis des propositions tendant davantage à élargir la protection sociale des travailleurs indépendants, sans requalifier la relation : transposer à ces travailleurs les dispositions du code du travail relatives à l’interdiction des discriminations à l’embauche ; créer un système de caisses de congés ; imposer aux plateformes un contrat collectif d’assurance complémentaire santé pour leurs travailleurs ; leur imposer aussi d’assurer les travailleurs contre le risque d’accident du travail et de garantir une formation obligatoire aux moins qualifiés ; enfin, explorer, dans certains secteurs, un régime d’autorisation préalable d’exercer.
Nous avons également insisté sur la nécessité d’encadrer les conditions de rupture et d’organiser un dialogue social conformément à l’ordonnance à paraître prévue à l’article 48 de la loi d’orientation des mobilités.
Je salue l’initiative de mes collègues du CRCE, en particulier de M. Pascal Savoldelli. Nous avons des éléments de convergence, mais aussi de divergence, comme ce fut le cas aussi pour la proposition de loi du groupe socialiste et républicain. De fait, nous alimentons tous la réflexion et une meilleure connaissance du sujet.
Pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, le groupe Union Centriste ne votera pas ce texte.
Madame la ministre, vous avez annoncé, le 5 mars dernier, le lancement d’une mission sur le statut des travailleurs de plateformes numériques. Au nom de mes collègues, je souhaite vivement que l’ensemble des débats et travaux parlementaires nourrissent cette vaste réflexion, comme vous venez de nous le proposer.
M. le président. La parole est à M. Michel Forissier. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Michel Forissier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, quoique la commission des affaires sociales n’ait pas adopté cette proposition de loi, nous avons souhaité poursuivre le débat en séance.
Nous pouvons être collectivement fiers que le Sénat travaille, depuis maintenant deux ans, sur la situation des travailleurs indépendants des plateformes numériques, car le débat est à la fois social et économique : la protection des travailleurs de ce nouveau modèle économique mondial est une question d’accompagnement de la mutation socioéconomique pour éviter le piège de la précarité. Je remercie Mme la rapporteure de soutenir ce matin cette discussion si importante, afin que nous partagions nos réflexions.
La diversité des situations des travailleurs indépendants des plateformes numériques implique que le législateur réfléchisse au-delà de la simple requalification en contrat de travail.
Les travailleurs des plateformes exercent un travail indépendant, défini en opposition au salariat classique, mais une partie de ces indépendants, dont les profils sont très divers, ont pour point commun d’être dans la dépendance économique vis-à-vis des plateformes numériques. Cette situation m’inspire deux constats essentiels.
D’abord, le problème n’est pas statutaire. Les travailleurs des plateformes sont visibles partout, sauf dans les statistiques : il n’existe guère de recensement exhaustif, mais les chiffres des travaux menés vont de 100 000 à 200 000 personnes. Certains travailleurs indépendants des plateformes tirent de cette activité des revenus d’appoint, ayant parallèlement une activité principale salariée ou suivant des études ; d’autres sont des travailleurs permanents ; d’autres encore sont des free-lances, exerçant des activités pour les entreprises, souvent dans le domaine digital, avec des prestations très rentables.
Les travaux de l’Insee indiquent que 4 % de l’ensemble des indépendants sont économiquement dépendants d’un intermédiaire, qui n’est pas nécessairement une plateforme. Les profils des travailleurs des plateformes sont hétérogènes, allant de l’étudiant à vélo qui transporte des repas au chauffeur de VTC qui exerce cette activité à titre principal, en passant par le travailleur qualifié bien rémunéré et parfaitement autonome qui recourt à des plateformes pour trouver ses clients. Les plateformes numériques sont elles-mêmes des structures diverses – certaines sont des multinationales ; je vous fais grâce des détails, car vous les connaissez.
Proposer à ces travailleurs un statut à mi-chemin entre le salariat et le régime indépendant tout en introduisant de nouveaux droits sociaux n’est pas souhaitable : cette formule aurait des effets contraires aux objectifs visés, sans répondre aux aspirations de tous ces travailleurs.
Ensuite, les travailleurs indépendants ont un point commun : leur déficit de protection sociale.
Par hypothèse, les travailleurs indépendants des plateformes numériques bénéficient de la même couverture sociale que les ressortissants du régime général pour ce qui est de la santé et des prestations de la branche famille, décorrélées du statut. Toutefois, les indépendants ne relèvent pas du droit du travail et ne bénéficient pas des dispositions du code du travail, notamment de celles qui concernent le salaire minimal, les congés payés, l’encadrement ou la rupture du contrat de travail. La question de l’assurance vieillesse se pose aussi, en raison d’un effort contributif moins élevé.
Les travailleurs indépendants des plateformes numériques sont souvent désarmés face aux accidents et à la rupture de la relation de travail. La période que nous traversons, avec l’épidémie et ses conséquences sanitaires et économiques, rend plus que jamais visible le besoin de protection de certains d’entre eux, parfois dans des situations très fragiles. Les innovations dans la gestion de ce risque relèvent de notre compétence de législateur.
Néanmoins, le groupe Les Républicains ne votera pas en faveur de la proposition de loi, tout en remerciant ses collègues du groupe communiste républicain citoyen et écologiste d’avoir suscité ce débat : les problèmes sont bien posés, mais les solutions ne nous paraissent pas adaptées. Réfléchissons plutôt sur la base des seize propositions formulées dans le rapport d’information de Catherine Fournier, Frédérique Puissat et moi-même : elles sont de nature à apporter des solutions, sans modification importante au code du travail et sans reniement de notre modèle social.
J’ajoute que cette proposition de loi comporte des risques constitutionnels, dans la mesure où elle délègue à la négociation avec les utilisateurs des plateformes des pouvoirs que la Constitution attribue à la loi.
Nous sommes très attachés, vous le savez, à la participation des salariés ; de ce point de vue, les propositions en matière de dialogue social me paraissent très constructives ! (Mmes Frédérique Puissat, Catherine Fournier et M. Jérôme Bignon applaudissent.)
M. le président. La parole est à Mme Monique Lubin.
Mme Monique Lubin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la question du statut des travailleurs de plateformes numériques est malheureusement destinée à nous occuper longtemps ; elle est symptomatique d’une forme de capitulation à tous les niveaux, y compris à l’échelon politique.
Une réalité sociale et économique se déploie : elle correspond à un modèle alternatif à celui qui fonde notre pacte social. Ce nouveau modèle est très « ancien monde », puisqu’il obéit à des logiques d’asservissement par la misère et l’exploitation. Il s’impose de nouveau, sans être pour autant ni explicité ni soumis à validation démocratique. Le sort fait aux travailleurs des plateformes numériques est une manifestation de ce glissement, qui menace de virer en dégringolade.
Le clinquant de technologies sophistiquées sert – difficilement – de voile à la réinstallation de logiques passéistes, que les luttes sociales nous avaient permis de dépasser. Nous renouons avec le tâcheronnage ! Malheureusement, ici comme ailleurs, les systèmes destructeurs reprennent force et repartent à l’offensive à la moindre faiblesse comme à la moindre négligence…
Nadine Grelet-Certenais, Olivier Jacquin et moi-même avons défendu dans cet hémicycle une proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques. Affinée en séance, elle avait pour objet de rappeler les vertus aujourd’hui indépassées du salariat. Il s’agissait d’en imposer le recours au profit de travailleurs victimes de donneurs d’ordre qui tirent profit des angles morts de notre législation et d’un rapport de force extraordinairement déséquilibré.
Nous avions promu les solutions prévues par le code du travail, en réhabilitant le contrat de travail et en soutenant le recours aux coopératives d’activité et d’emploi. En particulier, la valorisation du coopérativisme, un mouvement dont il faut soutenir le développement dans le cadre d’une indispensable économie sociale et solidaire, est un enjeu clé.
Ce recours à l’existant, fruit de luttes sociales qui ont garanti à notre pays un haut niveau de protection sociale, nous semble une solution valide, différente de celle qui est prévue par la présente proposition de loi. Si nous saluons la sincérité de l’engagement des auteurs de celle-ci, ainsi que leur volonté d’explorer des pistes en faveur des travailleurs des plateformes numériques, l’ajout d’un nouveau livre au code du travail ne nous semble pas répondre aux enjeux posés. De fait, le texte propose l’invention d’un statut de travailleur en pointillé, une sorte de page blanche, travailleurs et plateformes demeurant dans une confrontation duale, extrêmement déséquilibrée.
Le renvoi à la négociation syndicale, un des piliers de la proposition de loi, est en soi une démarche intéressante, mais il faut relever l’absence de réelle dimension de coercition. Le dialogue social est un enjeu clé de la démocratie sociale, mais il n’est pas suffisant en tant que tel : il lui faut un cadre protecteur, d’autant plus que les travailleurs de plateformes sont membres d’une profession habituée à un très fort turnover, ce qui est une difficulté supplémentaire.
Si elle comporte des points très intéressants, la proposition de loi nous paraît, par d’autres aspects, affaiblir la puissance encadrante de la loi ; je ne suis pas convaincue que ce soit ce dont nous ayons besoin en ce moment…
À notre sens, elle ne va pas suffisamment à la reconquête du terrain perdu pour les droits des travailleurs, au moment même où, en France et dans le reste du monde, les décisions de justice touchant aux travailleurs de plateformes tendent à réhabiliter le salariat. Ainsi, la Cour de cassation a requalifié en contrat de travail la relation contractuelle entre la société Uber et un chauffeur, au mois de mars dernier.
Au vu de cet arrêt historique et alors que certains pays ont le courage de réintégrer ces travailleurs dans le salariat traditionnel, les auteurs de la proposition de loi s’arrêtent au milieu du gué – sans mauvais jeu de mots. En effet, on laisserait aux personnes le soin de concéder ou d’obtenir d’hypothétiques avancées sociales, sans que la puissance publique puisse suffisamment jouer son rôle de garante.
En fait, j’ai l’impression que ce que nous essayons tous de proposer relève d’une forme d’impuissance devant un phénomène massif et qui s’étend aujourd’hui à de nombreux secteurs. Pourtant, le droit du travail n’a pas à se soumettre aux logiques économiques : il doit au contraire s’imposer à elles et les façonner !
Les plateformes dont nous parlons ne sont pas, à ce jour, économiquement viables. Davantage encore que sur des algorithmes innovants, elles ont bâti leur modèle économique sur leur capacité à contourner, voire à ignorer, le droit du travail – c’est le sens des actuelles décisions de justice.
Mes chers collègues, la présente proposition de loi et l’ensemble des débats sur les travailleurs de plateformes montrent singulièrement que nous devons repenser la place de la valeur travail dans notre société : le travail doit servir les travailleurs et permettre leur émancipation, une émancipation dont nous sommes actuellement très loin…
Nous nous abstiendrons sur ce texte, dans un esprit tout à fait constructif ; nous allons continuer à travailler ensemble, jusqu’à trouver la façon de proposer une réelle évolution à des travailleurs qui ne peuvent plus attendre ! (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
M. le président. La parole est à Mme Guylène Pantel.
Mme Guylène Pantel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je remercie mes collègues du groupe CRCE de cette proposition de loi.
Les nouveaux modèles économiques et leurs conséquences doivent nous conduire à nous interroger. À cet égard, la prudence et l’alerte de mes collègues du CRCE sur l’évolution de ces métiers doivent être entendues. Oui, quand ubérisation devient synonyme de précarisation, nous devons nous sentir interpellés et agir !
Alors que la technologie avance vite, les réponses liées à ces nouvelles formes d’emploi sont à la traîne. La loi tente bien de s’adapter, mais il est difficile de trouver la bonne formule du premier coup.
Aujourd’hui, les plateformes sont partout et offrent de multiples mises en relation pour tous types de services, marchands ou non. Celles qui font débat mettent en relation des travailleurs dits indépendants et des clients : en d’autres termes, une rencontre entre une offre et une demande – le marché pur et simple. Les plateformes de ce genre existent principalement dans les domaines du transport de personnes, de la livraison de repas ou de marchandises, des services à la personne et de petits emplois : la seule limite est la créativité des concepteurs…
S’agissant des rapports entre les travailleurs et les plateformes, le droit a aussi son mot à dire. Deux décisions de la chambre sociale de la Cour de cassation, du 28 décembre 2018 et du 4 mars 2020, ont requalifié en contrat de travail le lien entre une plateforme numérique et un travailleur indépendant. Dans la décision de cette année, la Cour de cassation a même qualifié de « fictif » le statut d’indépendant du plaignant, soulevant de nombreuses interrogations, y compris de votre part, madame la ministre : dès le lendemain, vous avez annoncé la création d’une mission conjointe avec le ministre de l’économie et des finances sur les travailleurs des plateformes numériques, leurs droits et leurs protections.
Certains manques ont servi de base à la chambre sociale de la Cour de cassation dans les deux arrêts que je viens de citer. Ainsi, du fait de leur statut d’autoentrepreneur, les travailleurs des plateformes numériques ne bénéficient d’aucune protection sociale ; en cas d’accident du travail, pas de protection digne. Les assurances proposées par les plateformes sont souvent insuffisantes, quand elles ne sont pas complètement inopérantes : l’une n’assure pas le torse des livreurs à vélo, l’autre pas les viscères d’un livreur qui, accidenté lors d’une livraison, a vu son abdomen perforé…
Voilà pourquoi il est urgent de travailler sur cette question et d’offrir à ces travailleurs de vraies protections.
La technologie a évolué plus vite que notre droit. Il existe une zone de vide juridique entre le statut de salarié et le statut d’indépendant. Les travailleurs des plateformes se trouvant dans cette zone, c’est la raison pour laquelle nous devons mieux les protéger.
La proposition de loi de nos collègues du groupe CRCE prévoit ainsi de créer un statut pour l’ensemble de ces travailleurs. Si l’objectif est louable, il convient néanmoins de s’interroger sur la pertinence de créer une nouvelle forme de contrat de travail applicable aux travailleurs de certaines plateformes numériques.
Ces travailleurs forment un public disparate : certains indépendants sont tout à fait à l’aise avec les conditions d’exercice imposées par les plateformes et s’adaptent à ce modèle. Ceux-là n’aspirent pas nécessairement à être dotés d’un statut qu’ils pourraient juger trop strict au regard de la flexibilité que leur offre leur qualité d’indépendants. D’autres – les plus précaires –, ceux qui exercent cette activité afin d’en tirer un complément de revenus ou sur des périodes plus courtes, souhaiteraient davantage de protection sociale, notamment en matière de droits au chômage et à la santé ou de congés payés. Le statut proposé s’adresse à eux en priorité.
Toutefois, la question du statut ne fait pas consensus. Des convergences existent par ailleurs – et c’est heureux – sur la nécessité de mettre en place un filet de sécurité commun qui s’adresserait tant aux plus précaires qu’aux indépendants pouvant connaître des accidents de parcours.
Je salue à mon tour le rapport d’information de mes collègues Mmes Fournier et Puissat et M. Forissier sur le droit social applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants. Ce rapport met en exergue le nombre de « trappes à précarité » qui verront le jour si le modèle applicable aux travailleurs des plateformes numériques n’évolue pas.
Sans aller jusqu’à la création d’un statut, ce rapport comporte quatorze recommandations qui permettent d’améliorer les protections des travailleurs et leurs relations avec les plateformes, notamment en matière de dialogue social.
Il faut agir vite, car le futur s’écrit déjà. Quand la voiture autonome sera mise au point, lorsque nos livraisons de repas et de biens pourront se faire de manière automatisée, que deviendront les femmes et les hommes qui aujourd’hui sont chargés de nous transporter et de livrer nos commandes ? Quelles garanties de formation, de reclassement, d’évolution professionnelle ou de réorientation pourront leur être proposées ? Comment accompagner ces travailleurs, pour les sortir de ces « trappes à précarité », et leur permettre de ne pas dépendre uniquement d’un modèle économique qui, à terme, se retournera contre eux ?
Mes chers collègues, permettez-moi, en conclusion, d’insister : si cette proposition de loi pose les bonnes questions, elle n’apporte pas la meilleure réponse. C’est pourquoi les sénatrices et sénateurs du groupe du RDSE s’abstiendront. Pour autant, ce texte est une contribution importante, et j’espère que le Gouvernement saura entendre certains arguments qui sont présentés. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)