M. Philippe Dallier. Non, en effet ! À un moment, cela va mal finir !
M. Éric Bocquet. Mais je suis convaincu de cette idée.
Réduire la dépense publique dans l’unique but de réduire la dette est contre-productif : couper dans les dépenses, c’est priver la population et, in fine, freiner la croissance.
Cette même critique et l’encouragement à s’endetter pour investir se retrouvent aujourd’hui dans la bouche d’un ancien chef économiste du FMI, M. Olivier Blanchard ; ce n’est pas rien.
De surcroît, selon nous, le bilan du quinquennat en cours et sans doute aussi des précédents est assez limpide. Si la Cour des comptes estime que le Gouvernement s’est amputé de deniers publics pour répondre aux mouvements sociaux liés aux « gilets jaunes », le manque à gagner semble plutôt provenir de l’ensemble des cadeaux fiscaux consentis en faveur des très riches et des entreprises : substitution de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI), cumul du CICE avec son remplacement par des allégements de cotisations patronales, baisse de l’impôt sur les sociétés, flat tax, suspension du versement des acomptes de taxe GAFA, entre autres mesures récentes.
Les mesures annoncées pour un prétendu changement de trajectoire budgétaire ont en réalité touché les classes moyennes supérieures ; cela a été dit. Sur le coût total de 10 milliards d’euros en 2020 de baisse des prélèvements obligatoires, la seule mesure d’allégements d’impôt sur le revenu en représente la moitié, alors que moins d’un ménage sur deux paie cet impôt. Les différentes mesures prises bénéficient aux plus riches, en oubliant les populations les plus précarisées, qui sont au contraire visées par la baisse des prestations sociales, ou encore par la réforme de durcissement de l’assurance chômage. La Cour cible pourtant comme marge d’action financière des politiques comme les aides au logement, alors que l’État les a déjà réduites de 3 milliards d’euros depuis 2017, ce qui est à peu près le coût pour les finances publiques de la suppression de l’ISF. Cela va à rebours des impératifs sociaux sans cesse rappelés par, notamment, la Fondation Abbé Pierre : il y a 4 millions de personnes mal logées ou privées de logement, et 12 millions de personnes en situation de fragilité en la matière.
Les travaux tant du comité d’évaluation de la réforme de la fiscalité du capital, institué par le Gouvernement lui-même, que de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) révèlent que les récentes réformes ont surtout bénéficié aux 5 % les plus riches, aspirant à eux seuls plus du quart des 17 milliards d’euros distribués aux ménages depuis 2017, avec un gain de 2 905 euros par an, alors que le mythe du ruissellement n’est en rien mesurable.
Dans le même temps, les 5 % les plus pauvres subissent une perte pour ce qui concerne leur niveau de vie de 240 euros par an. Depuis 2017, notre pays accuse une baisse cumulée des dépenses publiques de 78 milliards d’euros, alors que ce sont les Français et les Françaises les moins favorisés qui dépendent le plus de la qualité et du développement des services publics.
Si les magistrats de la Cour estiment qu’un niveau élevé de dépenses en faveur d’un service public n’est pas un gage de qualité de service pour nos concitoyens, pensent-ils alors qu’un niveau de dépenses publiques faible puisse être lui aussi un gage de qualité ?
Les inégalités se creusent, le taux de pauvreté augmente, et contre le dogme libéral d’accroissement de la performance de nos dépenses, nous défendons, quant à nous, la plus grande qualité et la plus grande proximité des services publics, qui sont des facteurs d’égalité dans notre société. Le virage social de ce gouvernement est en fait un mirage social.
S’agissant de la réforme des retraites, qui n’a d’universel que le nom, le rapport de la Cour des comptes est révélateur des dangers qu’ouvre cette réforme par points. En étudiant le régime complémentaire Agirc-Arrco, les magistrats décrivent comment les comptes ont été redressés grâce à la sous-indexation de la valeur de service du point, permettant de faire varier plus vite sa valeur d’achat et d’inciter à des départs à la retraite plus tardifs. Pourtant, le pouvoir s’obstine devant le mécontentement des Français et des Françaises qui ne sont pas dupes.
Pour conclure, madame la Première présidente, mes chers collègues, j’ai bien écouté vos propos sur la nécessaire amélioration des comptes publics, mais chacun comprendra que je ne partage pas tout à fait vos conclusions.
Je terminerai en citant Robert Sabatier : « Lorsque la mémoire était la seule écriture, l’homme chantait. Lorsque l’écriture naquit, il baissa la voix. Lorsque tout fut mis en chiffres, il se tut. » Ce soir, le Sénat ne s’est pas tu, et c’est une bien bonne chose. (Applaudissements.)
M. le président. Les allumettes ne sont pas suédoises ! (Sourires.)
La parole est à M. Patrice Joly. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
M. Patrice Joly. Madame la Première présidente, à mon tour, je vous remercie de cet intéressant rapport qui nous apporte des éclairages utiles pour améliorer les politiques publiques dont nous avons la charge.
À cet égard, vous constatez dans votre rapport un déficit qui devrait repasser au-dessus des 3 points de PIB en 2019 du fait d’une baisse des prélèvements. En effet, à la réduction de la fiscalité des entreprises, due notamment au remplacement du CICE par des allégements de cotisations, il faut ajouter les cadeaux aux plus favorisés de nos concitoyens, en particulier la suppression de l’impôt sur la fortune.
Sur le plan des charges, en demandant au Gouvernement un effort accru de maîtrise de la dépense publique, la Cour confirme une nouvelle fois son approche des finances publiques : attention à ne pas cautionner l’idée selon laquelle la France devrait réduire son déficit afin de bénéficier d’une appréciation favorable des marchés financiers. Cette soumission aux marchés financiers soulève la question de la réalité de notre souveraineté nationale, à laquelle nous n’avons pas le droit de renoncer.
La dette publique est devenue l’argument principal employé par la pensée néolibérale pour justifier le repli de l’intervention publique. Pourtant, des experts – non des moindres, puisqu’il s’agit de prix Nobel – contestent aujourd’hui cette approche contraire selon eux à l’intérêt général.
Je veux rappeler en cet instant à quel point l’intervention publique est salutaire pour nombre de nos concitoyens qui n’ont pas d’autre protection et qui n’ont pas accès à d’autres services que ceux qui sont assurés par le service public, ce qui d’ailleurs est loin d’être un handicap à la performance économique du pays, bien au contraire.
En matière de dette, c’est l’accroissement de la dette privée au cours de ces dernières années qui suscite de fortes craintes. Il concerne les entreprises, mais également les ménages qui se paupérisent et qui n’ont pas d’autre recours. Curieusement, on en parle moins que de la dette publique.
Parmi l’ensemble des sujets que la Cour a traités et qui s’inscrivent pleinement dans l’actualité figure la retraite complémentaire Agirc-Arrco des salariés du privé qui est en voie de redressement. Ce résultat est obtenu par une évolution plus forte du coût du point cotisé que celle des cotisations versées. Vous montrez ainsi que le rendement du régime a diminué, passant de 6,56 % en 2015 à 5,99 % en 2018. Cela ne fait que confirmer nos craintes à l’égard du régime universel de retraite par points que propose le Gouvernement.
S’agissant des aides personnalisées au logement, la Cour a relevé des soucis d’équité touchant indifféremment tous les bénéficiaires. En effet, la réduction du montant des APL, notamment, a concerné l’ensemble des allocataires, quelle que soit leur situation financière. Pis encore, en ce qui concerne la prise en compte du patrimoine des bénéficiaires, le choix a été fait a posteriori de n’appliquer cette mesure qu’aux nouveaux entrants. Vous soulignez que « ce choix apparaît contraire aux dispositions législatives et réglementaires et met en lumière l’insuffisante préparation de cette mesure. »
Par ailleurs, la Cour traite largement du thème du numérique. Le rapport relève ce que nous, élus des territoires ruraux, dénonçons depuis plusieurs années : les effets pervers de cette vague de déshumanisation des services publics au détriment des populations les plus vulnérables, soit, selon le dernier rapport du Défenseur des droits, 500 000 Français sans internet et 30 % qui ne sont pas familiers des usages numériques.
Vous relevez également les projets de transformation numérique pouvant devenir une source de difficultés. Je pense en particulier à l’approche de Pôle emploi, au sujet de laquelle vous relevez « le risque de confondre autonomie dans l’usage du numérique et autonomie dans la recherche d’emploi ». Il s’agit d’une question cruciale alors que depuis 2018 sont renforcés le contrôle et les obligations des demandeurs d’emploi, ces derniers étant notamment exposés à un risque accru d’être sanctionnés, voire radiés en cas de manquement aux obligations de recherche d’emploi.
Le portail internet Emploi Store agrège pléthore d’applications pour la recherche d’emploi. Cet outil pourrait avoir l’effet inverse de l’objectif affiché. En effet, selon vous, ce foisonnement d’offres non seulement pose la question de l’utilité de certaines applications, mais constitue en outre une source de complexité. Il est donc peu utilisé.
Enfin, pour remédier à la rétractation des services offerts à la population des territoires ruraux et lutter contre la fracture numérique, il est nécessaire de s’appuyer sur les moyens humains, techniques et financiers appropriés. Sans une préparation préalable des agents et la mise en place d’un accompagnement adapté dans la transition, le passage au numérique paraît risqué. Les difficultés qui ont accompagné la dématérialisation de la délivrance des cartes grises l’illustrent.
Si l’on veut s’assurer que la France maintienne un haut niveau d’exigence dans l’égal accès aux services publics, il faut à brève échéance développer et sécuriser l’intermédiation numérique, c’est-à-dire l’accompagnement des usagers.
La Cour a formulé des recommandations. D’autres propositions sont exposées. Les voies sont multiples, mais elles doivent être ouvertes rapidement. Désormais vient le temps de l’action.
M. le président. La parole est à Mme Corinne Imbert. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Corinne Imbert. Monsieur le président, madame la Première présidente, mes chers collègues, la remise du rapport public annuel de la Cour des comptes est toujours un moment attendu et l’occasion d’un débat fort intéressant.
Vous avez salué, monsieur le président, l’action de l’ancien Premier président de la Cour des comptes, Didier Migaud. Je ne peux commencer mon intervention sans avoir une pensée pour Philippe Séguin, dont nous avons célébré le dixième anniversaire de la disparition le 7 janvier dernier.
Jean-François Husson a brillamment commenté ce rapport de la Cour des comptes au nom du groupe Les Républicains. Je m’attarderai pour ma part, en lien avec l’outil numérique, sur les recommandations concernant le dossier pharmaceutique.
Celui-ci a été créé, comme vous l’avez rappelé, madame la Première présidente, par la loi du 30 janvier 2007 ratifiant l’ordonnance relative à l’organisation de certaines professions de santé et à la répression de l’usurpation de titres et de l’exercice illégal de ces professions et modifiant le code de la santé publique, avec pour objectif premier de favoriser la qualité des soins et de sécuriser la dispensation des médicaments.
Le système d’information du dossier pharmaceutique (DP) est complet, il offre un portail constitué du DP-Rappels, du DP-Alertes, du DP-Ruptures et du DP-Suivi sanitaire. L’ensemble de ces outils permet une communication entre les différents acteurs de la chaîne du médicament – le Conseil national de l’ordre des pharmaciens, les laboratoires, le ministère des solidarités et de la santé, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, les établissements de santé et les officines.
Le volet le plus connu du dossier pharmaceutique est le DP-Patient, qui recense pour chaque patient qui le souhaite l’historique des médicaments délivrés au cours des quatre derniers mois, qu’ils soient prescrits par le médecin ou conseillés par le pharmacien, la finalité étant de lutter contre les effets indésirables des médicaments en améliorant la détection des interactions médicamenteuses, des surdosages et des mésusages.
Du fait de l’intérêt que présente le dossier pharmaceutique en termes de recueil de délivrance des médicaments et grâce à la forte mobilisation des pharmaciens d’officine, le déploiement de ce dossier mis en œuvre par le Conseil national de l’ordre des pharmaciens est une réussite. On estime aujourd’hui que 99 % des officines sont raccordées au dossier pharmaceutique, et qu’il existe plus de 45 millions de dossiers individuels.
Toutefois, quelques lacunes sont apparues au fil des années. Ainsi, les médicaments issus de l’automédication sont trop peu référencés dans les dossiers pharmaceutiques, et la question du consentement du patient pour l’ouverture du DP est un frein. C’est pourquoi le rapport de la Cour des comptes propose de rendre automatique, sauf opposition du patient, la création du dossier pharmaceutique individuel.
Sans méconnaître l’impact du RGPD, notre collègue Martine Berthet a d’ailleurs déposé un amendement reprenant cette recommandation dans le cadre du projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique. Cette mesure s’inspire d’un amendement déposé dans le cadre du projet de loi relatif à l’organisation et à la transformation du système de santé par le président Milon, et définitivement adopté, visant à l’ouverture automatique du dossier médical partagé.
De la même manière, supprimer l’obligation d’utiliser la carte Vitale du patient pour accéder au dossier pharmaceutique et étendre la durée d’accès à l’historique des médicaments au-delà des quatre mois serait bienvenu.
Enfin, il est également souhaitable que l’utilisation du dossier pharmaceutique devienne obligatoire dans les établissements de santé. Les officines de pharmacie, qui constituent une vraie colonne vertébrale de notre système de santé et assurent un maillage exemplaire en termes d’aménagement du territoire national, ont donné une réelle impulsion au développement de ce dossier.
À l’inverse, l’utilisation du dossier médical partagé se fait attendre. Je partage l’idée selon laquelle le dossier pharmaceutique pourrait alimenter systématiquement le dossier médical partagé. C’est pourquoi je souhaite que les recommandations de la Cour des comptes soient mises en place dans les mois à venir.
Comme je l’indiquais précédemment, le projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique nous offre une opportunité d’améliorer cet outil et son efficacité, y compris au service du dossier médical partagé. Il revient au Gouvernement de ne pas laisser passer une telle occasion. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Thierry Carcenac. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
M. Thierry Carcenac. Monsieur le président, madame la Première présidente, mes chers collègues, la présentation du rapport annuel de la Cour des comptes est toujours un moment attendu qui permet d’évoquer la situation des finances publiques.
Cette année, la Cour innove avec le choix de présenter un thème transversal en retenant une approche globale sur le rôle du développement du numérique dans nos sociétés et son effet sur la transformation de l’action publique.
Ce développement bouleverse les organisations et les relations avec nos concitoyens, l’objectif étant de faciliter leur vie quotidienne et de proposer de nouveaux services et prestations. Je n’évoquerai dans cette intervention – un tel débat est une nouveauté pour le Sénat – que les points généraux soulevés par la Cour qui permettent d’éclairer nos concitoyens, mais également le Parlement sur la mise en œuvre des politiques publiques votées par le législateur et leurs déclinaisons dans les différents ministères, confortant nos appréciations ou nos inquiétudes déjà exprimées comme rapporteurs spéciaux.
Depuis le programme d’action gouvernemental pour la société de l’information (Pagsi) engagé en 1998, les différents gouvernements ont décliné l’administration électronique. Le dernier programme en date, après le rapport Action publique 2022, prévoit que chaque ministère doit atteindre 100 % des démarches accessibles en ligne dès 2022.
Quatre comités interministériels de la transformation publique se sont tenus depuis pour traduire ces objectifs en mesures concrètes. Au-delà des changements de terminologie, les problèmes demeurent : nous sommes passés d’un secrétaire d’État à la réforme de l’État à un secrétaire d’État au numérique et à la transformation publique, de la direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État (Dinsic) à la direction interministérielle du numérique (Dinum), de la direction générale de la modernisation de l’État (DGME) à la direction interministérielle de la transformation publique (DITP). Comme l’écrivait Lampedusa dans Le Guépard, « il faut que tout change pour que rien ne change ».
Dans mon rapport Pour une administration électronique citoyenne rendu au Premier ministre en 2001, dans celui de notre collègue Gérard Braun intitulé Pour une administration électronique au service du citoyen, de 2004, ou dans celui de M. de la Coste, L’hyper-République : bâtir l’administration en réseau autour du citoyen, de 2003, tout – ou presque – avait déjà été écrit.
La Cour dans son rapport très instructif réactualise ces problématiques concernant la formation, le rôle et le recrutement des agents, le pilotage des projets informatiques, la fracture numérique ou la simplification des procédures administratives.
Concernant les agents, nous notons, comme la Cour, les carences en personnels qualifiés, la spécialisation des métiers, le problème du recrutement et de la fidélisation, l’attractivité insuffisante des concours, la méconnaissance des offres par les candidats potentiels, ou encore la difficulté à assurer une carrière dans la fonction publique. Qu’en est-il du plan gouvernemental pour la prise en compte de la fonction informatique de l’État ?
Pour ce qui est du pilotage défaillant des projets informatiques, l’exemple de l’éducation nationale avec l’abandon, pour un coût de 400 millions d’euros, du projet Sirhen est symptomatique, mais n’est pas un cas isolé. Nous nous souvenons des naufrages d’Accord II, du logiciel Louvois et du projet de l’Opérateur national de paie.
Normalement, la Dinsic, ou maintenant la Dinum, doit évaluer les projets supérieurs à 9 millions d’euros, et ce depuis 2014. Nous en sommes encore très loin. Quel rôle joue, dès lors, le comité d’orientation stratégique interministériel du numérique ?
Je souligne que la Dinum et la DITP dépendent d’un même secrétaire d’État sous l’autorité du ministre de l’action et des comptes publics qui dispose également de la direction de l’immobilier de l’État. Or nous ne trouvons aucune coordination avec les schémas annuels de stratégie immobilière.
S’agissant des fonctions support, on continue de travailler en silos. Les réponses aux recommandations de la Cour du Premier ministre, voire du ministre de l’action et des comptes publics laissent encore entrevoir beaucoup de marge de progrès qui permettraient des économies budgétaires sans dégrader les services publics.
Certains ministres, dans leur réponse à ses observations, remercient la Cour de son important travail de consolidation des comptes. En effet, nous notons une méconnaissance des coûts du numérique et de ses infrastructures, les moyens étant inadaptés – le même constat a été fait concernant la DGFiP en avril 2019.
Quant à la fracture numérique, la Cour relève que la suppression des guichets physiques est pénalisante pour certains usagers en fonction de leur âge, de leur formation et de leur lieu de résidence, et évoque la possibilité de solutions de substitution et d’accompagnement.
On note que 7 % de nos concitoyens restent éloignés du numérique, ce phénomène étant un facteur d’exclusion. Qu’en est-il alors de la réalité du plan d’inclusion numérique élaboré par le Gouvernement ?
J’évoquerai enfin la simplification des procédures. Concernant les cartes grises, la Cour note qu’« il aurait fallu simplifier la réglementation avant d’engager le processus de numérisation ».
Dans mon rapport de 2001, j’indiquai qu’il fallait « profiter des potentialités offertes par les réseaux pour redéfinir, en profondeur, les processus et les traitements de données au sein de l’administration. […] La seule automatisation ne permet en effet pas de gains importants en efficacité ».
Par ailleurs, on note le déport de charges de certaines actions par leur transfert en totalité ou en partie aux bénéficiaires, entraînant un coût pour l’usager auprès de prestataires de services ou de La Poste, moyennant un coût supplémentaire pour un service autrefois gratuit.
Cela dit, je tiens à remercier la Cour d’avoir permis cette réflexion, et engage l’État à améliorer son action pour le plus grand profit de nos concitoyens.
M. le président. La parole est à Mme Christine Lavarde. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Christine Lavarde. Madame la Première présidente, la Cour des comptes a quatre missions : juger, contrôler, évaluer, certifier. À la lecture de ce rapport, je me suis demandé s’il ne serait pas nécessaire d’élargir ces missions. En effet, lorsque vous contrôlez, vous vous assurez du bon emploi des fonds publics, notamment du respect de la réglementation et de la législation en vigueur, et lorsque vous évaluez, vous appréciez les résultats et les effets d’une politique publique.
J’illustrerai mon propos en prenant deux exemples tirés directement de ce rapport annuel.
Le premier concerne la restauration collective, point qui a déjà été évoqué. Je ne m’attarderai pas sur les deux premières parties du chapitre consacré à ce sujet, mais j’évoquerai la troisième, qui, en filigrane, suggère un manque de cohérence entre différentes politiques publiques. En effet, la Cour souligne qu’on a assigné à la restauration collective au cours des deux dernières années trois objectifs qui entraînent des coûts pour les collectivités.
Le premier objectif est d’assurer le développement de l’agriculture biologique et d’améliorer la qualité sanitaire de ce que les enfants consomment, conformément à l’article 24 de la loi Égalim.
J’ai consulté l’étude d’impact pour savoir si le coût de ces dispositions avait été chiffré. Les évaluations montrent que l’introduction de 50 % de produits bio ou labellisés augmente le coût des denrées de l’ordre de 20 %. Par ailleurs, l’étude d’impact mentionne une étude conduite par l’Agence Bio selon laquelle les collectivités pourraient réduire ce surcoût de 20 % en mettant en place des économies de gestion.
Le deuxième impératif est la suppression du plastique dans les cantines à horizon de 2025. Cette disposition est également prévue dans la loi Égalim, mais elle a été introduite par voie d’amendement parlementaire, donc sans aucune étude d’impact sur le coût pour les collectivités.
Le troisième impératif assigné aux collectivités est de proposer des repas à un euro pour les familles les plus défavorisées, conformément au plan Pauvreté annoncé en 2018, et dont la mise en œuvre a été entamée au printemps 2019. L’État s’est alors engagé à abonder chaque repas à un euro à hauteur de deux euros.
Dans le même temps, on demande aux collectivités de réduire la dépense publique, notamment dans le cadre des contrats de Cahors.
Dans son rapport sur l’état des finances publiques, notamment dans le deuxième fascicule qui a été publié à l’automne, la Cour fait un état du coût des normes. Elle estime qu’on ne va pas assez loin, relevant en particulier que les estimations émanant du Conseil national d’évaluation des normes et du secrétaire général du Gouvernement, qui ne sont réalisées qu’a posteriori, devraient également l’être a priori.
J’estime que la Cour pourrait aller plus loin. Ainsi, on impose aux collectivités locales de mettre en œuvre des politiques publiques qui, mises côte à côte, deviennent inconciliables. En effet, on ne peut pas en même temps diminuer les recettes en demandant une tarification à un euro et créer des charges supplémentaires en réclamant le remplacement du matériel, ce qui entraîne des dépenses d’investissements, ou en demandant d’acheter plus cher, c’est-à-dire en augmentant les dépenses de fonctionnement.
Mon deuxième exemple est tiré de la partie du rapport relative aux liaisons aéroportuaires en Bretagne. Vous rappelez très bien le poids de l’histoire et le rôle pionnier de la France en matière d’aviation, avant de présenter le cas particulier de la Bretagne, qui dispose de huit aéroports. Cette situation est le fruit de l’histoire de cette région, qui s’est dotée de ces équipements parce qu’elle ne disposait alors ni d’autoroute ni de lignes ferroviaires à grande vitesse, et était de ce fait quelque peu enclavée.
La donne a changé avec la mise en œuvre de la ligne à grande vitesse (LGV) en 2017. L’État a pourtant accordé une mission de service public à la liaison aérienne reliant Orly et Quimper, ce qui va se traduire par un coût pour les collectivités de 12 millions d’euros sur trois ans.
La Cour préconise d’« élaborer une stratégie aéroportuaire économiquement soutenable en clarifiant les enjeux de desserte et d’aménagement du territoire ». Faisant cela, elle remplit les missions qui lui sont fixées par le code des juridictions financières. Mais ne pourrait-elle aller plus loin, en interrogeant les politiques publiques à l’aune des grands engagements de la France, notamment de l’accord de Paris, qui nous enjoint à diminuer nos émissions de gaz à effet de serre ?
Je ne sais pas si c’est réalisable, madame la Première présidente, mais je suggère que nous réfléchissions à compléter le code des juridictions financières pour élargir les missions de la Cour de manière qu’elle puisse avoir une vision transversale sur l’ensemble des politiques publiques. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées des groupes UC, RDSE, et Les Indépendants. – M. Julien Bargeton applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme la doyenne des présidents de chambre de la Cour des comptes, pour répondre aux intervenants.
Mme Sophie Moati, doyenne des présidents de chambre de la Cour des comptes. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens tout d’abord à vous remercier de la place que vous faites à la présentation de notre rapport public annuel dans un calendrier parlementaire que nous savons très chargé.
Il me semble que les modalités retenues cette année, avec l’introduction d’interventions d’orateurs des différents groupes, ont permis d’enrichir le débat. Monsieur le président, monsieur le sénateur Éric Bocquet, je vous remercie d’avoir fait la proposition à l’origine de ce débat.
Je l’ai dit en introduction, nous sommes très attentifs à ce que le Sénat, plus généralement le Parlement, s’approprie les travaux de la Cour. Ce débat peut y contribuer utilement. La Cour, en la personne de son prochain Premier président, sera – je n’en doute pas – disposée à continuer de le faire évoluer.
Si vous le permettez, je vais essayer de répondre en regroupant les diverses questions et interventions par thèmes.
Je reviendrai d’abord sur les interventions du président de la commission des finances et du rapporteur général de la commission des affaires sociales. Messieurs Éblé et Vanlerenberghe, vous avez relevé la qualité des échanges entre la Cour et vos deux commissions. Cette journée en est l’illustration, puisque ce matin à neuf heures, la commission des affaires sociales a auditionné la sixième chambre sur le chapitre du rapport public annuel relatif à l’insuffisance rénale chronique terminale, et que cet après-midi à seize heures trente, juste avant le présent débat, la commission des finances a auditionné la présidente de la deuxième chambre, Annie Podeur, sur le rapport relatif au démantèlement des installations nucléaires.
J’en viens maintenant à vos remarques et questions. Plusieurs orateurs – le président Éblé et MM. Husson, Bargeton, Delahaye, Gabouty, Menonville, Bocquet et Joly – sont revenus sur la situation d’ensemble des finances publiques, ce qui montre tout l’intérêt que vous portez à nos travaux très réguliers sur le sujet.
Le rapporteur général de la commission des affaires sociales a plus spécifiquement souhaité connaître l’analyse de la Cour sur l’incidence financière prévisible du Covid-19. Il est encore trop tôt pour se livrer à un tel exercice de prévision.
Les observations du rapport public annuel relatives à l’impact du Covid-19 sur les finances publiques ont été arrêtées sur la base des informations disponibles fin janvier, soit avant l’accélération de la propagation du Covid-19. De même, les prévisions de la Commission européenne publiées le 13 février dernier n’intègrent pas l’effet du Covid-19.
À ce stade, il est plausible que cette épidémie aura un effet significatif sur la croissance mondiale en 2020, et donc sur les finances publiques, mais quantifier cet impact, même sous forme de fourchette, paraît encore très périlleux, et nous ne nous y risquerions pas aujourd’hui compte tenu de la très grande incertitude sur l’ampleur, la durée et les conséquences économiques de l’épidémie. La Cour ne dispose pas d’analyses plus récentes que celles qui figurent dans le rapport public annuel. Elle tâchera de les actualiser au cours des prochains mois, dans le rapport sur le budget de l’État qui sera publié fin avril, et dans le rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques qui sera publié fin juin.
Par ailleurs, le Haut Conseil des finances publiques sera amené à donner à la mi-avril un avis sur les nouvelles prévisions de croissance du Gouvernement pour 2020 et les années suivantes sous-tendant le programme de stabilité qui sera envoyé à la Commission européenne à la fin du mois d’avril.
Ces différents rendez-vous permettront d’aller plus avant dans les analyses.
Plusieurs orateurs sont intervenus sur le sujet global du numérique au service de la transformation de l’action publique. Les sénateurs Bargeton, Menonville et Carcenac ont salué les nouveautés bienvenues de ce thème transversal – nous nous en réjouissons.
M. Delahaye a insisté sur l’évaluation des économies et des gains de productivité que pourrait entraîner à court et moyen termes le processus de dématérialisation, à l’instar du plan Préfectures nouvelle génération. Il n’est pas possible de chiffrer globalement les gains de productivité dus au numérique. Ce processus a commencé il y a maintenant de longues années – M. Carcenac le rappelait – et il n’est pas près de s’arrêter. Il connaît d’ailleurs régulièrement des évolutions majeures, comme les débuts de l’utilisation de l’intelligence artificielle, qui viennent actuellement rebattre les cartes.
En revanche, on peut se poser la question au cas par cas – certains d’entre vous l’ont relevé –, ce que la Cour fait régulièrement, notamment dans le présent rapport public annuel, aux chapitres sur la dématérialisation de la délivrance de titres par les préfectures ou sur les services numériques de Pôle emploi, la dématérialisation ayant permis de faire baisser de 4,7 % le coût de l’indemnisation entre 2016 et 2018.
Néanmoins, nous soulignons aussi à plusieurs reprises la difficulté d’objectiver le coût des services numériques.
Monsieur Joly, vous avez centré votre intervention sur l’accès au numérique en évoquant l’illectronisme, en particulier en milieu rural. Le rapport public annuel souligne l’enjeu que représente la fracture numérique, notamment dans les chapitres consacrés à la délivrance de titres par les préfectures et aux services de Pôle emploi. En mars 2019, la Cour a aussi abordé cet enjeu dans un rapport rédigé à la demande du comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale et intitulé L’Accès aux services publics dans les territoires ruraux.
Sur le dossier pharmaceutique, plusieurs d’entre vous sont intervenus, notamment M. le rapporteur général de la commission des affaires sociales. Vous nous interrogez sur la conformité de la recommandation n° 3 – « faciliter la création et étendre l’utilisation des dossiers pharmaceutiques individuels en autorisant des créations automatiques sauf opposition des patients » – avec le RGPD.
Je vous confirme la compatibilité de cette recommandation avec le RGPD. Certes, en vertu de ce règlement, le traitement des données relatives à la santé est interdit. Mais ce principe admet certaines exceptions ; c’est précisément le cas si la personne concernée a donné son consentement explicite. En outre, le RGPD ouvre la possibilité de déroger au principe de consentement explicite dans ces domaines, notamment en matière de santé publique et de protection sociale.
J’y insiste : il n’y a pas d’incompatibilité. Je rappelle d’ailleurs que le dossier médical partagé sera créé automatiquement, sauf opposition du patient, à compter du 1er janvier 2021.
J’en viens à une question plus technique : était-il justifié de supprimer, dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020, la possibilité de substitution de médicaments biologiques par le pharmacien ? Pour justifier cette mesure, certains ont pu avancer l’argument suivant : le Conseil national de l’ordre des pharmaciens n’a pu effectuer le suivi de manière optimale via le dossier pharmaceutique, faute de liste de référence de médicaments biologiques régulièrement fournie et arrêtée par une autorité sanitaire. Toutefois, ce point n’a pas fait l’objet d’un examen particulier de notre part.
Madame Imbert, je vous remercie de votre intervention experte relative au dossier pharmaceutique, et je me félicite de voir converger, sur ce point, vos analyses et celles de la Cour.
J’allais oublier M. Masson… (Exclamations sur des travées du groupe Les Républicains.)