M. le président. La parole est à M. Christian Cambon. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Christian Cambon. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, l’invasion par la Turquie du nord-est de la Syrie, sur une bande de 450 kilomètres, marque un tournant pour la région, pour l’Europe, pour la France.
Les présidents turc et américain ont sans doute agi essentiellement en fonction de considérations de politique intérieure lorsqu’ils ont pris, pour le premier, et cautionné, pour le second, cette décision catastrophique. Pourtant, les conséquences en seront internationales et géopolitiques. Elles s’étendront sur le court, le moyen et le long terme.
Les conséquences de court terme sont connues, elles ont été largement présentées, avec émotion, par le président Retailleau. Il s’agit, bien sûr, de la trahison par les États-Unis de nos alliés kurdes, dont les efforts ont été si précieux pour réduire le califat territorial de Daech. Il s’agit aussi de la remise en selle de Daech, qui n’en espérait sûrement pas tant des Occidentaux…
Sur le moyen terme, ces événements marquent un tournant majeur pour trois raisons.
Ils marquent tout d’abord la victoire du régime de Bachar el-Assad et de ses soutiens iranien et russe. C’est la fin du processus de Genève et de l’espoir d’une solution politique à la guerre civile syrienne.
Ils symbolisent ensuite le désengagement américain du Moyen-Orient et leur refus d’assumer la responsabilité de la sécurité collective dans cette région ô combien stratégique du monde. Les Américains abandonnent ce rôle à la Russie, ce qui n’a échappé à personne dans la région. Pour dire les choses simplement, les Américains ont livré le Moyen-Orient sur un plateau aux présidents Poutine et Rohani. La portée de l’onde de choc de ce séisme est encore difficile à mesurer, mais elle sera à coup sûr considérable.
Mme Marie-Pierre Richer. C’est sûr !
M. Christian Cambon. Ils marquent enfin l’éloignement de la Turquie de l’Europe. En faisant le jeu russe, en attaquant nos alliés kurdes, en permettant la résurgence de Daech et en nous menaçant d’un chantage aux réfugiés, la Turquie est entrée dans l’isolement. Après la remise en cause des libertés publiques, après l’achat des systèmes de défense antiaérienne S400 à la Russie, après les forages illégaux au large de Chypre, la Turquie achève de tourner le dos à l’Europe. Là encore, les conséquences seront très lourdes !
Enfin, il y a les conséquences de long terme. Cette crise est le fruit du « pivot stratégique » vers l’Asie organisé par les Américains, annoncé par Barack Obama et accéléré par Donald Trump : l’Europe et le Moyen-Orient ne sont plus des priorités stratégiques pour les États-Unis. Ce retrait américain laisse apparaître l’Europe dans toute sa faiblesse stratégique et pose une forte question à l’OTAN. Aujourd’hui, l’OTAN n’a aucune autonomie par rapport aux États-Unis, comme l’a illustré l’indigence des réponses que son secrétaire général, M. Stoltenberg, avait à présenter lorsque je l’ai moi-même interpellé à Londres sur ce sujet il y a une semaine. Pourtant, à part les États-Unis et la Turquie, l’ensemble des alliés condamnaient cette attaque.
Pouvons-nous agir sans les Américains ? Je souhaite que ces événements, qui inquiètent tous les pays européens, accélèrent la prise de conscience de ceux de nos partenaires qui avaient du mal à imaginer qu’un jour l’Europe doive, et donc puisse, se défendre par elle-même.
L’enjeu, pour les Européens, est de construire ensemble leur sécurité. Nous commençons à peine à partager l’analyse des menaces. Pendant longtemps, on opposait deux Europe : une Europe de l’Ouest, préoccupée surtout de la menace au Sud, et une Europe de l’Est, préoccupée surtout par l’action déstabilisatrice de la Russie. Nous constatons tous que cette opposition n’a plus lieu d’être. L’acteur principal aujourd’hui en Syrie, celui devant qui les États-Unis ont choisi de s’effacer, c’est la Russie. Ce qui se passe en Syrie a des conséquences pour l’Europe, tout comme ce qui se passe en Irak, au Sahel, en Ukraine ou en Géorgie. C’est d’ailleurs pour cela qu’il convient de parler à la Russie !
Aujourd’hui, nous sommes encore très loin de pouvoir imaginer des opérations militaires européennes d’envergure, mais je ne doute pas que le drame kurde va accélérer le réveil stratégique de beaucoup d’Européens. Dans un monde où l’égoïsme et le court-termisme électoraliste deviennent les seuls axes de la politique étrangère, dans un monde où le jeu des puissances broie sans états d’âme le droit international, mais aussi, hélas, les populations civiles, ceux qui ne seront pas capables de se défendre par eux-mêmes s’exposeront à être délaissés, abandonnés, trahis et enfin soumis. Nous le disons solennellement : il s’agit, pour l’Europe, de ne pas sortir de l’histoire. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Sylvie Goy-Chavent applaudit également.)
M. Bruno Retailleau. Très bien !
M. Christian Cambon. Oui, mes chers collègues, les auteurs de la proposition de résolution ont raison d’affirmer que la France doit s’engager résolument pour les Kurdes. Tout l’y conduit : l’honneur, d’abord, qui fait que l’on n’abandonne pas ses frères d’armes ; notre sécurité à court terme, ensuite, puisqu’il s’agit de freiner, voire d’empêcher, si c’est possible, le retour de Daech ; notre sécurité sur le long terme, enfin, car il faut sans plus attendre travailler d’arrache-pied avec nos amis Européens pour redéfinir notre architecture de sécurité collective. Quel rôle pour l’OTAN, qui a pour l’instant surtout montré ses limites ? Quelles capacités militaires pour les Européens ? Quelle autonomie stratégique, à un moment où nous voyons qu’il faut d’abord compter sur nous-mêmes ? Ce sont toutes ces questions que pose la tragédie des Kurdes. La proposition de résolution qui nous est présentée est un jalon sur une route qui sera longue.
Pour toutes ces raisons, notre groupe votera naturellement la proposition de résolution et travaillera, dans les mois qui viennent, avec tous ceux qui, au Sénat, partagent le sentiment de l’urgence du réveil stratégique. Je salue le consensus politique très large que cette proposition de résolution a fait naître au Sénat. Aujourd’hui, mes chers collègues, nous parlons d’une voix forte, unie, parce que défendre les Kurdes, c’est défendre notre honneur, parce que défendre les intérêts de la France, c’est aussi agir pour la sécurité des Français ! (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, Les Indépendants, UC et RDSE.)
M. Bruno Sido. Bravo !
M. le président. La parole est à M. Patrick Kanner. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
M. Patrick Kanner. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, il y a peu de moments, dans l’histoire d’un pays, où son honneur est en jeu. Il existe des événements glorieux, et d’autres qui parfois le sont moins. Il existe des moments sur lesquels les nations se retournent avec regret, trop longtemps après. Mais les moments où un simple choix peut faire basculer dans l’honneur ou le déshonneur sont rares.
Notre pays est aujourd’hui devant l’un de ces moments, au regard de l’offensive turque dans le nord-est syrien, qui expose en première ligne le peuple kurde.
Depuis 2011, la Syrie est en guerre civile. Dans l’intervalle, notre pays, comme d’autres, a été durement touché par le terrorisme de Daech. Dès 2013, avant Trump, les volte-face américaines avaient empêché la communauté internationale de se prémunir contre les crimes d’Assad et le développement de l’État islamique. Nous connaissons tous cette histoire.
Aujourd’hui, plus personne ne peut ignorer les conséquences de l’inaction dans cette région du monde. Fermer les yeux est désormais trois fois irresponsable, pour rejoindre les propos du président Retailleau : fermer les yeux, c’est laisser déstabiliser la région, c’est permettre aux cellules toujours actives de Daech de se restructurer, c’est mettre à mal la sécurité de nos concitoyens ; fermer les yeux, c’est abandonner les Kurdes, c’est trahir un allié alors qu’on a déjà vu le sort réservé aux Kurdes à Afrin, il y a un an et demi ; fermer les yeux, c’est redonner la main à Assad, c’est lui pardonner ses crimes contre son propre peuple !
Si les États-Unis ont une responsabilité évidente, ne rien faire serait, pour la France, particulièrement déshonorant. Je dis bien : ne rien faire, ne pas agir, car, pour le moment, monsieur le secrétaire d’État, l’action de notre pays n’est pas à la hauteur des enjeux, ni sur le plan international ni sur le plan européen. La fin des licences de ventes d’armes à la Turquie n’est qu’une position d’affichage, sans presque aucune conséquence sur le terrain.
Pourtant, notre pays aurait les moyens d’agir. Nous avons des alliés pourraient agir avec nous. Il est possible de prendre des initiatives de paix à l’ONU et devant l’Union européenne. Notre pays l’a déjà fait et a alors eu les honneurs de la communauté internationale, comme en 2004, avec le refus de Jacques Chirac d’engager la France dans une guerre dangereuse et sans fondement.
Il est temps que notre pays agisse ! C’est ce que propose cette résolution. Le Gouvernement de la France doit tenir compte de cette résolution et agir enfin, même si c’est avec retard. J’irai même plus loin, monsieur le secrétaire d’État. Notre pays peut remercier – je dis bien remercier – le peuple kurde pour le combat courageux qu’il a mené au sol contre Daech, pour la liberté, pour notre liberté et notre sécurité, au-delà de la seule défense de son territoire ! Notre pays, comme beaucoup d’autres, a une dette envers les Kurdes. Ils ont sacrifié des milliers de vies et nous ne les remercierions qu’en les abandonnant ? Le Sénat s’y refuse !
M. Bruno Retailleau. Très bien !
M. Patrick Kanner. Je veux donc aller plus loin.
Notre pays doit demander à l’Union européenne des sanctions fortes à l’encontre de la Turquie, à l’image de ce qui avait été fait contre la Russie.
Notre pays doit promouvoir une initiative devant l’ONU pour que la zone tampon soit rétablie et contrôlée par des forces internationales.
Notre pays doit agir auprès de l’OTAN face à cette attaque de la Turquie contre un de nos alliés dans la guerre contre Daech.
L’urgence est réelle. Les combats ont déjà fait des centaines de morts et déplacé 300 000 personnes, qui s’ajoutent aux 3,6 millions de réfugiés syriens que la Turquie a accueillis sur son territoire. La situation sera bientôt inextricable si nous n’agissons pas rapidement.
Mes chers collègues, je conclurai par un mot sur la situation internationale, bien au-delà de celle du peuple kurde, qui nous préoccupe grandement.
À force d’intérioriser une certaine forme d’impuissance, la France, l’Europe, nos alliés, plus personne n’agit lorsqu’un conflit s’ouvre quelque part dans le monde. La communauté internationale est devenue passive, traumatisée, peut-être, par la guerre en Irak, terrorisée, sans doute, par ceux qui avancent coûte que coûte.
Nous devons réagir. Ce mutisme croissant devant les violations du droit international, cette lente agonie de résolutions inappliquées face aux conflits locaux n’apportent rien de bon pour la paix et l’équilibre mondial. Le conflit syrien, la guerre de Crimée, la situation au Sahel, où nous avons souvent été seuls, et j’en passe, tout cela doit nous faire réagir. Dans ce contexte, monsieur le secrétaire d’État, la France a un rôle primordial à jouer en Europe.
Il y va aujourd’hui de notre crédibilité et de notre honneur, et il en ira sûrement, demain, de la paix mondiale ! (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR, ainsi que sur des travées des groupes Les Républicains, UC et RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Guérini. (Applaudissements sur des travées du groupe RDSE.)
M. Jean-Noël Guérini. Chaos, impuissance et colère : monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, depuis le 9 octobre, nous convoquons sans cesse ces trois mots pour commenter l’offensive turque en Syrie – je dis bien « commenter », hélas. Ce verbe, monsieur le secrétaire d’État, je le prononce avec regret. Mais est-il possible, aujourd’hui, d’en employer un autre, alors que la France et l’Union européenne en sont réduites au rôle de spectateurs passifs d’un nouveau drame dans un territoire ensanglanté par la guerre civile depuis 2011 ?
L’intervention de l’armée turque dans le nord-est de la Syrie, facilitée par le feu vert du président des États-Unis, permet à Vladimir Poutine d’apparaître désormais comme le maître du jeu dans un conflit ô combien complexe, dont chacun mesure les effets dévastateurs.
Sur le plan humanitaire, tout d’abord : une fois de plus, nous voyons des populations civiles ballotées, déplacées, menacées. La progression rapide des forces turques aurait déjà conduit au déplacement de 130 000 personnes, et je préfère ne pas compter le nombre des morts…
Il ne s’agit que d’un bilan provisoire, compte tenu de l’implication, aux côtés des forces loyalistes, de milices supplétives animées par une soif sanguinaire de vengeance.
Nous gardons tous à l’esprit les massacres de civils, de Yézidis ou de membres de tribus sunnites hostiles à Daech notamment, le commerce des femmes, les pillages, les déplacements forcés de populations, et autres violences commises au nom d’un obscurantisme mortifère que Daech a porté à son paroxysme.
En nommant cette organisation, qui mène contre l’Occident et ses valeurs une guerre sans merci, aveugle et sauvage, j’aborde un deuxième effet de l’inconséquence de Trump et d’Erdogan.
Certes, ce dernier s’est dit « prêt à écraser les têtes des terroristes », mais sa déclaration, mes chers collègues, vise principalement les Kurdes, nos alliés, avec lesquels nous avons gagné une bataille contre l’État islamique…
Quoi de plus logique ? Comme vous le savez, mes chers collègues, le traité de Lausanne de 1923 et la naissance de la Turquie moderne kémaliste ont enterré la promesse d’un Kurdistan autonome.
En visant l’administration autonome installée dans le nord-est de la Syrie, qu’il considère comme une base arrière du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, le président turc, fragilisé par la situation économique de son pays et par les résultats des récentes élections municipales, a choisi la fuite en avant.
Or nous avons un devoir moral envers nos frères d’armes kurdes. Les combattants et les combattantes des forces démocratiques syriennes ont permis, avec les forces de la coalition internationale, de détruire la tentative d’organisation territoriale des fanatiques islamistes de Daech.
Cette calamiteuse opération turque soulève également des enjeux sécuritaires ; ses effets sont substantiels pour le Proche-Orient et le Moyen-Orient, mais aussi du point de vue de nos propres intérêts.
Le Premier ministre l’a rappelé ici même, mercredi dernier, en évoquant clairement le risque d’une résurgence des effectifs et des forces de Daech. Nous savons que dans cette zone se trouvent 10 000 djihadistes et près de 2 000 prisonniers contrôlés par les forces démocratiques syriennes. Nous avons laissé dans la région de bien encombrants détenus djihadistes français que nous souhaiterions voir juger en Irak. Telle est la position de la France, monsieur le secrétaire d’État, et le RDSE la partage. Il nous faut des garanties, d’une part, quant à la capacité de l’Irak à juger sur place les crimes commis par les détenus français, et, d’autre part, sur les conditions de leur confinement, afin d’éviter leur évasion, rendue possible dans le contexte actuel.
Il semblerait que des familles de djihadistes aient pu s’échapper, notamment du camp d’Ayn Issa. Combien de combattants ont, à ce jour, pu profiter du désordre créé par l’offensive turque ?
J’évoquerai par ailleurs le sort des 3,5 millions de réfugiés. Cet enjeu ne concerne pas seulement la Turquie : le président Erdogan nous le rappelle assez souvent, menaçant de nourrir davantage la crise migratoire européenne s’il n’obtenait pas plus de soutien sur ce volet. L’aide financière apportée par l’Union européenne ne semble pas suffire à calmer Ankara, qui voit dans son opération en Syrie le moyen de relocaliser ces réfugiés.
Dois-je ici revenir sur les palinodies d’une Union européenne qui, une fois de plus, n’est pas parvenue à un accord sur la suspension des contrats d’armement avec la Turquie ? Une telle mesure serait pourtant, à ce stade, ô combien symbolique !
Quant aux sanctions économiques, évoquées par certains, elles affecteraient en premier lieu l’Allemagne et la France.
Je me répète donc, mes chers collègues : chaos, impuissance, colère. Cela dit, devons-nous baisser les bras, nous lamenter et laisser la fragmentation, les menaces et la brutalité l’emporter sur la diplomatie et la raison ? Évidemment non !
La coalition anti-État islamique a bien fonctionné sur le plan militaire ; nous pouvons nous en féliciter, mais les efforts diplomatiques du Conseil de sécurité de l’ONU et de l’Union européenne, quoique convergents, ne parviennent pas à stabiliser clairement la région. Nous avons très certainement péché de n’avoir pas porté avec suffisamment de courage et d’audace les propositions politiques indispensables à la sortie des conflits.
À l’évidence, jusqu’aux élections de novembre 2020, les Américains se retireront des zones d’intervention pour mieux se recroqueviller sur leurs problèmes intérieurs.
Nous sommes nombreux, ici au Sénat, à avoir régulièrement rappelé, au cours de nos débats, que Bachar el-Assad…
M. le président. Il faut conclure, mon cher collègue.
M. Jean-Noël Guérini. … resterait, hélas, la solution au conflit dont son pays est le théâtre, même si – je l’accorde – notre attachement au respect des droits de l’homme nous impose des contraintes bien légitimes.
Aux maux de l’asservissement et de la tyrannie, opposons démocratie, courage, responsabilité et, malgré tout, espoir.
Monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le groupe RDSE partage les préoccupations ayant inspiré cette proposition de résolution ; nous la voterons. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE, ainsi que sur des travées des groupes UC et Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Bernard Cazeau. (Applaudissements sur des travées du groupe LaREM.)
M. Bernard Cazeau. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je tiens à saluer l’inscription à l’ordre du jour de nos travaux de ce débat sur un dossier tragique. Il nous permet de nous prononcer sur l’offensive massive et sanglante menée par la Turquie et ses supplétifs dans le nord-est de la Syrie contre les combattants kurdes.
Notre émotion est vive, car l’accord de trêve négocié entre Washington et Ankara prendra fin dans près de six heures, et l’issue est incertaine.
Notre groupe condamne avec fermeté et gravité cette opération militaire lancée par la Turquie depuis quatorze jours ; cette violation flagrante du droit international doit cesser.
La décision d’Ankara, qui a été rendue possible par le retrait des forces américaines, constitue, comme l’ont dit les collègues qui m’ont précédé, une faute politique, morale et stratégique.
Il s’agit d’une faute politique aux conséquences humanitaires dramatiques, d’abord, car elle exacerbe les souffrances des Syriens, déjà éprouvés par une guerre civile qui n’a que trop perduré, depuis 2011. Dès les premiers jours, le nombre des déplacés a été alarmant. Parmi les 166 000 personnes déplacées, l’Unicef, le Fonds des Nations unies pour l’enfance, a compté 70 000 enfants.
Il s’agit d’une trahison, ensuite, parce que cette offensive a été lancée contre des femmes et des hommes qui sont nos alliés dans la lutte contre le terrorisme, au sein de la coalition internationale mise en place par les États- Unis en 2014 et dont la Turquie fait partie.
L’engagement des combattants kurdes dans ce combat commun a été remarquable, comme à l’habitude. Sans leur aide décisive et sans leur sacrifice ultime, nous n’aurions pu aboutir aussi vite à la fin de la bataille territoriale contre Daech en Syrie et à la libération de l’Irak. Avec la gravité qu’il se doit, nous leur témoignons notre entière solidarité. À cet égard, quelle confiance et quelle crédibilité peut-on accorder à une alliance militaire si elle débouche inopinément sur une telle trahison ?
Il s’agit, enfin, d’une faute stratégique, parce que cette décision sape cinq années de combats intensifs pour la stabilisation de la région, sans parler de la sécurité des camps de détenus djihadistes et des prisons situés à proximité de la frontière irakienne. Le risque de résurgence de Daech sur les cendres de ce chaos est élevé, et la Turquie porte désormais une forte responsabilité.
Comment parler de « grand jour pour la civilisation », comme l’a fait le président des États-Unis, au sujet d’une trêve négociée en l’absence des principaux acteurs concernés et entérinant une capitulation devant les revendications turques ?
Avec l’inconstance du président Trump, qui s’est brusquement ravisé pour imposer un accord précaire, c’est la crédibilité occidentale, celle de l’Alliance atlantique et du monde libre face au totalitarisme, qui se trouve affaiblie. La Russie et l’Iran, eux, sortent revigorés de ce chaos, qui redore leur blason, et ils apparaissent représenter une alternative crédible en vue d’une sortie de crise en Syrie.
Cette situation doit pousser à un réveil des consciences en Europe. Nous ne pouvons plus laisser l’histoire se faire sans nous. Nous ne pouvons plus faire l’économie d’une autonomie stratégique européenne, telle que défendue par le Président de la République via son agenda de renforcement de la souveraineté européenne.
Notre groupe sait déjà pouvoir compter sur la détermination résolue du Gouvernement à s’engager « en faveur de toute initiative concertée au niveau européen ou international visant à mettre un terme à l’offensive militaire » turque. C’est pourquoi il soutiendra cette proposition de résolution.
Nous devons multiplier les efforts diplomatiques, en étroite coordination avec nos partenaires de la coalition anti-Daech, dans le cadre de l’Union européenne, de l’OTAN et du Conseil de sécurité. La voie diplomatique est la seule qui doive être empruntée pour régler ce conflit.
Le Président de la République a dernièrement annoncé une initiative commune avec la Chancelière allemande et le Premier ministre britannique en vue de rencontrer le président turc en marge du sommet de l’OTAN de décembre. Nous nous en félicitons et espérons qu’une démarche forte permettra d’avancer vers la résolution de ce conflit. (Applaudissements sur des travées des groupes LaREM et Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Jean Louis Masson.
M. Jean Louis Masson. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, si nous sommes devant une situation absolument inextricable au Moyen-Orient, ce n’est pas seulement la faute des pays concernés. C’est aussi et surtout la faute des pays occidentaux.
Pourquoi l’État islamique est-il apparu et s’est-il développé ? Tout simplement parce que les États-Unis ont engagé une guerre d’agression contre Saddam Hussein. Je ne dis pas que Saddam Hussein était parfait et je ne le défends pas, mais il faut tout de même reconnaître qu’avec lui nous étions plus tranquilles que nous ne le sommes aujourd’hui.
M. Bruno Sido. C’est vrai.
M. Jean Louis Masson. S’il n’avait pas été renversé, des centaines et des centaines de milliers de morts auraient été évitées ! (Murmures sur diverses travées.)
C’est la vérité, mes chers collègues ! Il faut avoir le courage de dire que la chienlit actuelle en Irak est la faute de ceux qui sont allés y faire la guerre !
M. Jean Louis Masson. De la même façon, si la chienlit règne aujourd’hui en Libye, c’est parce que M. Sarkozy a fait tout ce qu’il a pu pour renverser Kadhafi ! Je ne sais pas quels étaient les mobiles profonds et réels de M. Sarkozy.
M. Stéphane Piednoir. Ça, c’est sûr !
M. Jean Louis Masson. Je préfère d’ailleurs ne pas les connaître, mais il faut bien reconnaître en tout cas que si la Libye de Kadhafi était une dictature, où l’on torturait et commettait des actes inadmissibles, ce n’était rien par rapport à ce qui se passe actuellement dans ce pays !
Mme Dominique Estrosi Sassone. Parlez du sujet !
M. Jean Louis Masson. Si l’État islamique s’est développé en Syrie, si 300 000 ou 400 000 personnes y ont perdu la vie, si l’État a été complètement miné par des guérillas et des milices, c’est parce que certains pays occidentaux ont voulu par tous les moyens, avec le soutien de la Turquie, déstabiliser le régime d’el-Assad. Ce régime n’est pas non plus parfait et je ne le défends pas, mais il n’a pas causé le nombre colossal de morts et les destructions massives que nous constatons actuellement.
M. Jean Louis Masson. Après avoir dit merci aux Américains pour l’Irak et à M. Sarkozy pour la Libye, on peut dire merci à M. Hollande d’avoir fait des pieds et des mains pour torpiller le régime de Bachar el-Assad ! (M. Jean-Marc Todeschini proteste.) Ne vous en déplaise, c’est la vérité ! Je vous renvoie aux positions prises par la France sous Hollande ! (Manifestations d’impatience sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. Jean Louis Masson. Le gouvernement actuel s’inscrit dans la même logique : les deux pays qui jouent un rôle désastreux au Moyen-Orient et se trouvent aujourd’hui à l’origine de tous les problèmes sont la Turquie et l’Arabie saoudite ; or nous leur vendons des armes, ce qui est inadmissible !
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Vial. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-Pierre Vial. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le retrait brutal des forces américaines du nord de la Syrie, suivi du déclenchement des hostilités par la Turquie, est un nouveau tournant dans ce conflit vieux de plus de huit ans.
La décision de retrait des Américains n’est pas une réelle surprise, puisqu’elle prolonge une volonté de désengagement déjà annoncée par le président Obama, que son successeur aura mise en œuvre à sa façon, avec brutalité et précipitation, mettant fin, par la même occasion, à une politique néoconservatrice américaine de plus de quinze ans au Moyen-Orient.
Rarement une escalade politico-militaire aura provoqué autant d’effets collatéraux et fait surgir autant d’interrogations.
C’est d’abord l’OTAN qui voit se confronter les positions de deux de ses principales composantes. Les interrogations sur cette institution, dont l’objet même est d’être une instance politico-militaire de sécurité collective, ne datent pas d’aujourd’hui, même si les critiques se devaient jusqu’à présent d’être discrètes. Mais, aujourd’hui, ces interrogations ne peuvent plus être écartées, des voix autorisées ne manquant pas de poser la question de l’avenir de l’organisation. En tout état de cause, l’OTAN ne pourra pas rester silencieuse face aux événements qui viennent de débuter et aux interrogations qui en résultent.
Une deuxième question a trait bien évidemment à l’unité, à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’État syrien.
Les conflits de Syrie et d’Irak auront montré l’importance cruciale de l’unité et de l’intégrité territoriale de ces pays. Mais, concernant le nord de la Syrie, la frontière est marquée, plus qu’ailleurs, par le poids de l’histoire, depuis les accords Sykes-Picot jusqu’à la Cilicie, en passant par le sandjak d’Alexandrette et le traité de Lausanne. Il est primordial que tout soit fait pour que le déclenchement des opérations turques visant à installer une zone de sécurité ne soit pas le prétexte à une remise en cause de l’intégrité territoriale de la Syrie.
Une question connexe est bien évidemment celle de la sécurité des Kurdes et des populations du nord de la Syrie, dans toutes leurs composantes ethniques et religieuses. Si le PKK est revenu au cœur de l’actualité avec l’offensive turque, il a toujours été en toile de fond des événements de ces quatre dernières années. Les discussions d’Oslo avaient laissé entrevoir une ouverture possible ; les événements de Kobané auront brutalement rappelé que, pour les Turcs, le PKK est le premier adversaire, bien avant Daech. L’opération « Bouclier de l’Euphrate », durant l’été 2016, ne fit que confirmer cette priorité ; plus récemment, l’opération d’Afrine a prolongé et conforté la volonté de la Turquie de contrôler ce territoire frontalier, au prétexte d’y réinstaller des réfugiés.
L’offensive engagée le 9 octobre dernier procède de la même logique : reprendre possession d’une bande frontalière pour y installer des réfugiés. Mais la réalité du terrain, selon les retours que nous en avons, donne peu de crédit à une telle affirmation.
Quand on sait le prix de l’engagement et du sang versé par les combattants kurdes dans la lutte contre Daech, la sécurité est la moindre des marques de reconnaissance qui leur sont dues. Les circonstances de la guerre, qui ne sont pas à l’honneur des Occidentaux, Français compris, auront conduit les Kurdes à trouver un accord avec les autorités syriennes. Cet accord ne leur offre pas pour autant les garanties nécessaires face aux opérations turques. Il est donc important que tout soit fait pour mettre un terme à l’engagement militaire turc sur le sol syrien, seule garantie pour l’avenir des populations, quelles que soient leurs composantes ethniques et religieuses.
On ne saurait évoquer le nord de la Syrie sans parler des prisonniers, qui sont quelques dizaines de milliers, dont un nombre important d’Occidentaux et de Français.
Les accords conclus entre les forces kurdes et les autorités syriennes prévoient de sécuriser les camps de prisonniers, dont on pourrait craindre la dispersion, avec toutes les conséquences que cela impliquerait sur le plan sécuritaire.
M. le ministre Le Drian a toujours dit que les djihadistes devaient relever de la justice des lieux du conflit. Est-ce aussi simple ? Une question tout aussi sensible, quoique moins évoquée, a trait à la situation des enfants de djihadistes et des femmes non combattantes. Il faudra choisir entre ce que nous pourrions qualifier de « syndrome de Guantanamo » et le retour dans les pays d’origine, réclamé par plusieurs institutions internationales et magistrats spécialisés au regard tant de considérations humanitaires que du risque de voir se développer une génération d’enfants soldats. C’est une question sensible, mais l’enjeu sécuritaire, au-delà de l’aspect humanitaire, impose la prise de décisions politiques courageuses.
Dans ce conflit qui n’est pas encore terminé, et au sein duquel le combat contre Daech reste total, même s’il prend une forme nouvelle, l’Union européenne aura été, une fois de plus, la grande absente, hors la mise en place d’un embargo qui fait cruellement souffrir la population syrienne, comme le soulignait récemment le représentant du Comité international de la Croix-Rouge, le CICR, auditionné par notre commission. Une levée, même partielle, de cet embargo serait un premier soulagement pour la population syrienne, une première contribution en sa faveur, en même temps qu’une réponse sécuritaire.
Paradoxalement, cette nouvelle escalade du conflit pose question pour demain.
Entre le processus de Genève et celui d’Astana, c’est de toute évidence ce dernier qui a prévalu. Pourtant, le conflit exige que l’Europe puisse revenir dans le jeu au Moyen-Orient, qui se trouve à sa porte. La France, plus que tout autre pays, doit y prendre sa part, pour elle-même et pour l’Europe.
Lors de son arrivée à l’Élysée, Emmanuel Macron avait défini une ligne très gaullienne pour la politique internationale de la France, entre la Russie et les États-Unis. Une telle ligne semblait constituer la toile de fond du discours prononcé lors de la conférence des ambassadeurs, il y a quelques semaines.