M. le président. La parole est à M. François-Noël Buffet. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. François-Noël Buffet. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le groupe Les Républicains votera les crédits de cette mission, et je m’exprime ici à titre personnel.
Derrière la rigueur des chiffres du projet de budget, il y a des politiques qui résultent de choix opérés par le Gouvernement dans ce domaine éminemment régalien qu’est la justice.
Vous avez engagé une réforme importante, madame la ministre, en saisissant de votre projet de loi d’abord le Sénat. Le texte est actuellement en discussion à l’Assemblée nationale, et une commission mixte paritaire se tiendra sans doute bientôt.
Certes, la justice doit être modernisée, renforcée, ses moyens humains, immobiliers et numériques doivent être accrus, les procédures doivent évoluer, ainsi que l’organisation de la justice elle-même. Sur tous ces points, nous sommes d’accord avec vous, mais nous avons fait valoir, lors de l’examen de votre texte, un certain nombre de différences. Nous avons en particulier souhaité défendre des valeurs d’équilibre de la justice et des procédures, notamment en matière pénale : je pense à la présence d’un avocat dans les procédures d’instruction ou au maintien du juge à portée du justiciable, par exemple.
Or nous constatons aujourd’hui, au terme de l’examen de votre projet de loi par l’Assemblée nationale, que tout ce qui avait été proposé par le Sénat a été purement et simplement supprimé.
Incontestablement, nous ne partageons pas le même point de vue sur l’organisation de notre justice. Ce qu’a dit Jean-Pierre Sueur est juste, les propos tenus par Sophie Joissains sont frappés au coin du bon sens. Vous augmentez les crédits, madame la ministre ; c’est très bien, mais pour quoi faire ? C’est sur la réponse à cette question que nous divergeons.
En matière pénitentiaire, par exemple, nous avons besoin de nouvelles places de prison, non parce qu’il faut privilégier l’incarcération, mais simplement pour résoudre le problème de la surpopulation carcérale.
En même temps – puisque c’est l’expression consacrée de cette mandature –, il faut mener des politiques de développement des peines alternatives à la prison. Nous sommes d’accord avec cette approche, mais, si vous ne réglez pas d’abord le problème des places de prison et de l’accueil des personnes condamnées dans les maisons d’arrêt, on ne parviendra jamais à une solution équilibrée.
Avec Yves Détraigne, je suis corapporteur pour la commission des lois du projet de loi de programmation et de réforme pour la justice. Je trouverais quelque peu exotique d’émettre aujourd’hui un avis favorable sur votre projet de budget, alors que je suis personnellement en désaccord avec la manière dont les apports du Sénat ont été balayés à l’Assemblée nationale. Certes, la navette n’est pas terminée, mais les derniers événements sont de mauvais augure, à tout le moins sur les sujets qui me semblent importants pour notre justice.
À titre personnel, je ne voterai donc pas les crédits de la mission « Justice », nonobstant leur augmentation, pour des raisons tenant au fond de la politique menée en matière de justice. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste, du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard.
M. Jacques Mézard. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, ce projet de budget présente une caractéristique qu’il convient de saluer : il est en augmentation globale. Le groupe du RDSE le votera donc.
Pour autant, cette augmentation est-elle suffisante pour adapter notre justice aux évolutions sociétales ? Vraisemblablement non.
Cette constatation est la résultante de décennies durant lesquelles, quel que soit le gouvernement en place, la justice ne fut pas une priorité, pour les gouvernants comme pour nombre de nos concitoyens, d’ailleurs.
Pour pallier ou justifier cette carence, on a multiplié, hélas, les textes législatifs, les réformes partielles, parfois partiales, souvent consécutives à des faits divers.
Oserai-je ajouter que l’administration et l’exécutif sont peuplés de publicistes, mais que la justice nécessite aussi une vision de civiliste et de pénaliste et qu’il est utile d’écouter et de lire les observations et propositions émanant de la Cour de cassation. Nous parlerons une autre fois de la justice administrative…
Je ferai une remarque préalable : nous manquons de magistrats et de greffiers, et il n’est pas sain de considérer que l’on peut pallier cette carence simplement par la déjudiciarisation.
Notre justice souffre de plusieurs maux. L’un des plus graves est la non-exécution ou l’exécution partielle des peines. Comment comprendre que des peines ne soient jamais exécutées, ou qu’elles le soient parfois des années après leur prononcé ? Voilà une vraie priorité pour une politique judiciaire.
L’état de nombre de nos prisons en est une autre, surtout quand la prison fabrique de la récidive et des terroristes. Elle ne peut répondre à sa mission première, et la mise en place de peines alternatives que vous promouvez est une bonne orientation, qu’il convient de développer encore.
Dans les quelques minutes qui me sont imparties, je désire insister sur deux points : la proximité et l’aide juridictionnelle.
En ce qui concerne la proximité, la loi a pour objet et pour sens d’organiser la vie en société sur l’ensemble du territoire national. Je ne suis pas opposé – je ne l’ai jamais été – à une organisation départementale des juridictions, mais j’attire votre attention sur l’impérieuse nécessité de maintenir des juridictions à compétence généraliste. Continuer à spécialiser des juridictions dans quelques métropoles est une fausse bonne idée qui éloigne le justiciable de la justice et contribue à vider les territoires de la matière grise professionnelle. Il faut que des professionnels soient présents sur tout le territoire, surtout compte tenu des évolutions que nous connaissons. Le justiciable a besoin que la justice soit proche de lui, et nous ne pouvons adhérer à cette idée selon laquelle un justiciable peut bien faire 500 kilomètres pour plaider une ou deux fois dans sa vie.
Tant que la haute administration continuera à vouloir imposer une restructuration centrée sur ces grandes métropoles parce que cela l’arrange, l’État accentuera la fracture territoriale et sociale, dont nous constatons les dégâts cruels aujourd’hui.
Il en est de même en ce qui concerne le système pénitentiaire. Je pourrais citer un certain nombre d’exemples aberrants de prisons à moitié vides parce que cela dérange l’administration d’y envoyer des détenus…
En ce qui concerne l’aide juridictionnelle, j’ai commis avec notre collègue Sophie Joissains un rapport sur ce sujet sous le gouvernement précédent, sans bénéficier d’aucune écoute de la part de l’exécutif, mais nous sommes y habitués, quel que soit le gouvernement…
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. N’est-ce pas ?
M. Jacques Mézard. Soyons clairs : en particulier en matière pénale, ce sont nos concitoyens les plus fragiles qui, souvent, ne bénéficient pas de la défense dont ils auraient pourtant profondément besoin.
Je persiste à dire qu’il y a d’autres solutions que recourir au budget de l’État. En particulier, les bénéfices réalisés par les compagnies d’assurances sur la protection juridique doivent être davantage sollicités pour financer l’aide juridictionnelle. C’est un choix politique fort à assumer ; vous pouvez le faire, madame la garde des sceaux, si vous le voulez ! (Applaudissements sur des travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, du groupe Les Indépendants – République et Territoires et du groupe Union Centriste, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme Anne-Marie Bertrand. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)
Mme Anne-Marie Bertrand. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, chers collègues, « nous sommes devenus les juges des mesures fictives » : c’est en ces termes que se sont exprimés, dans une tribune publiée le 5 novembre dernier, quinze juges des enfants du tribunal de grande instance de Bobigny.
M. Philippe Dallier. Eh oui !
Mme Anne-Marie Bertrand. Je m’avoue dès lors satisfaite de votre volonté de réformer la justice des mineurs, qui manque cruellement de moyens, madame la ministre. Toutefois, vous le savez, nombreux sont vos prédécesseurs à avoir annoncé une telle réforme sans pour autant parvenir à la mener à bien.
Je pense notamment à Christiane Taubira, qui voulait supprimer les tribunaux correctionnels pour mineurs créés sous Nicolas Sarkozy et donner la priorité aux mesures éducatives sur les mesures répressives. Est-ce vraiment le rôle de l’État ? Je ne le crois pas.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. C’est l’ordonnance de 1945 !
Mme Anne-Marie Bertrand. Nous pouvons cependant responsabiliser les parents, mais cela demande également des moyens !
Vous le savez, conformément au principe de la légalité des délits et des peines, les parents d’enfants délinquants peuvent être poursuivis sur le fondement de leur défaillance propre, qui constitue alors le fait générateur d’une infraction autonome. L’article 227-17 du code pénal punit en effet de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende « le fait, par le père ou la mère légitime, naturel ou adoptif, de se soustraire, sans motif légitime, à ses obligations légales au point de compromettre la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation de son enfant mineur ».
Le texte existe, il est même plutôt bien rédigé, mais, dans les faits, les juges sont démunis. Les stages dits « de responsabilité parentale », par exemple, faute d’associations en mesure de les mettre en œuvre, ne peuvent être mis en place sur l’ensemble de notre territoire, ce qui crée des inégalités inadmissibles entre justiciables d’un département à l’autre. La mise en œuvre des décisions de nature civile appartient certes aux départements. Cependant, nous le savons, ces derniers sont débordés par leurs missions, notamment par la prise en charge des mineurs étrangers isolés, dont le nombre a triplé depuis 2015.
Madame la ministre, sous prétexte de recherche d’une réponse toujours plus adaptée, au point de ne plus être dissuasive, de nombreuses mesures ont été prises, sans pour autant qu’on leur affecte les moyens nécessaires. Voilà pourquoi je vous encourage à en réduire le nombre, afin que notre arsenal ne soit composé que de mesures applicables et appliquées. L’enjeu est très important : des enfants mal accompagnés, ce seront plus tard davantage d’adultes vulnérables, incapables de s’émanciper, et davantage de coûts sociaux.
Enfin, les différentes restrictions budgétaires rendent les recrutements difficiles. Les greffiers, en nombre insuffisant, peinent à remplir leurs missions. De ce fait, les décisions pénales sont notifiées dans des délais de plus en plus longs. Nous nous devons de penser aux drames que cela représente pour les victimes.
Juger plus vite, pour une réelle prise de conscience par le condamné, c’est aussi redonner confiance en la justice à nos concitoyens.
Madame la ministre, je crains que la baisse des chiffres ne tienne à de mauvaises raisons : non pas à une diminution de la délinquance, mais à une renonciation à saisir la justice.
Peur de représailles, délais trop longs, procédures trop coûteuses, peines d’emprisonnement trop souvent commuées pourraient ouvrir la voie à la loi du talion… Si la justice sans la force est impuissante, sans moyens, elle l’est tout autant. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe Union Centriste.)
M. le président. La parole est à Mme Marie-Pierre de la Gontrie.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, madame, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, que voilà une séance budgétaire étonnante, devant une assistance de qualité, mais peu fournie en ce samedi matin ! Ceux qui pensaient que nous aurions une discussion budgétaire classique se trompaient.
J’ai écouté chacune de vos interventions, mes chers collègues. J’ai entendu des rapporteurs très sévères, annonçant cependant qu’ils voteraient les crédits de la mission… J’ai entendu un collègue de la majorité, dont je ne pensais pas partager les analyses, défendre le même point de vue que mon groupe… J’ai entendu un ancien ministre, récemment revenu parmi nous, qui devait assister au conseil des ministres le jour de la présentation du projet de loi de programmation et de réforme pour la justice, formuler de nombreuses critiques, tout en indiquant que, finalement, son groupe voterait ce projet de budget…
Beaucoup de choses se jouent donc sur ce budget, notamment en raison de la concomitance de son examen avec celui de votre projet de loi, madame la ministre. Au Sénat, sur toutes les travées, nous avons proposé des transformations assez importantes de ce texte qui nous inquiète, mais elles n’ont malheureusement pas eu l’heur de plaire, semble-t-il, à nos collègues députés. Cela nous donne à penser que la version finale du texte sera sans doute très conforme à votre projet de loi initial, madame la ministre, et très peu marquée par les travaux du Sénat.
C’est tout à fait dommage, car le Sénat travaille depuis de nombreuses années sur le sujet, de manière intense et, souvent, transpartisane. Sur le fond des politiques préconisées, je note des évolutions, y compris au sein du groupe Les Républicains.
La situation paradoxale dans laquelle se trouvent certains collègues tient sans doute au fait que votre budget augmente, madame la ministre. Il est dès lors plus difficile de le critiquer : s’il augmente, c’est donc mieux que si c’était pire ! Pour autant, les politiques menées grâce à ce budget recueillent-elles notre assentiment ? Sur ce point, je rejoins totalement l’analyse de notre collègue François-Noël Buffet.
Trois points ont plus particulièrement retenu mon attention.
Premièrement, s’agissant de l’accès au droit, nous savons que les moyens restent insuffisants, même si la dénonciation par Jean-Jacques Urvoas d’une clochardisation de la justice a porté. Pour autant, les délais sont intenables et, en définitive, nous ne sommes pas très loin, dans certains cas, du déni de justice. Pourtant, vous concentrez essentiellement vos efforts, en la matière, sur l’aide juridictionnelle, qui fera l’objet tout à l’heure d’amendements bienvenus du groupe La République En Marche.
Deuxièmement, en ce qui concerne l’aide aux victimes, j’ai noté que le Gouvernement souhaitait renforcer son action, y compris en matière de violences faites aux femmes. Les crédits marquent toutefois le pas et ils seront en outre en partie réaffectés au profit notamment du comité mémoriel que le Président de la République a voulu mettre en place pour travailler sur la mémoire des victimes d’attentats et du dispositif « téléphone grand danger ». Bref, les crédits dédiés à l’aide aux victimes seront insuffisants.
Troisièmement, concernant la justice des mineurs, Mme Bertrand vient de rappeler la mobilisation des juges des enfants du tribunal de Bobigny. Faute de moyens, les jugements sont rendus et notifiés si tardivement qu’ils sont privés d’effet, nous disent-ils. Il semblerait que vous ayez trouvé la solution idéale, madame la ministre : modifier par ordonnance l’ordonnance de 1945, en demandant l’habilitation dans des conditions invraisemblables, par un amendement au projet de loi de programmation et de réforme pour la justice déposé à l’Assemblée nationale, sans avoir préalablement informé le Sénat ni la commission des lois de l’Assemblée nationale…
Vous proposez aussi la création de vingt nouveaux centres éducatifs fermés, alors personne ne sait vraiment aujourd’hui si ces structures sont réellement utiles et efficaces pour lutter contre la délinquance des jeunes.
Vous l’aurez compris, madame la ministre, nous sommes critiques sur le fond des politiques menées et sur l’effet d’optique d’une augmentation budgétaire qui, en réalité, sur les trois points que j’ai évoqués, ne permettra pas d’améliorer la situation des justiciables.
Pour ces raisons, et celles qui ont été évoquées précédemment par Jean-Pierre Sueur, nous ne pourrons approuver ce projet de budget. (Applaudissements sur des travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à Mme Brigitte Lherbier. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Brigitte Lherbier. Monsieur le président, madame le ministre, universitaire, j’ai enseigné le droit toute ma vie professionnelle. Vous pouvez deviner combien les valeurs de la justice ont imprégné mes réflexions.
Directeur de l’Institut d’études judiciaires de Lille, j’ai formé tous les ans des centaines d’étudiants, devenus par la suite avocats ou magistrats. Je leur disais très souvent : « N’oubliez pas que vous allez recevoir dans vos cabinets des personnes qui souffrent et qui attendent de la justice une écoute, une prise en charge, de la compassion pour leurs problèmes familiaux ou professionnels, une réponse pénale à l’atteinte qu’ils ont subie sur leurs biens ou sur leur personne ».
Quel est le rôle de notre justice, sinon d’organiser l’équité et l’équilibre des forces civiles dans notre société, de faire la balance entre réinsertion et répression, sanction et protection ?
J’émettrai de lourdes réserves sur le projet de budget pour 2019 de la mission « Justice ». Le programme « Justice judiciaire » me paraît en être le parent pauvre ; il est l’expression même d’une vision comptable et déshumanisante de notre justice, ses crédits n’augmentant que de moins de 1 %.
Si des mesures positives doivent être saluées, comme les créations de postes ou l’effort en faveur de la rénovation de l’immobilier judiciaire, elles ne remédient pas au principal écueil de notre justice, à savoir le gouffre qui s’est ouvert entre les justiciables et les institutions judiciaires, une situation dont souffre tant le personnel de justice que nos concitoyens.
Les délais de traitement des affaires continuent à croître inexorablement, tant au civil qu’au pénal. Les tribunaux de grande instance, déjà en sous-effectif, vont devoir absorber dès janvier le contentieux social, qui était jusqu’à présent traité par les tribunaux des affaires de sécurité sociale et les tribunaux du contentieux de l’incapacité, alors même que 200 000 dossiers sont en attente, auxquels s’ajouteront 150 000 nouvelles affaires chaque année.
En guise de remède à ces surcharges, le Gouvernement nous parle de dématérialisation, d’informatique. Il en faut, certes, mais veillons à ne pas rendre notre justice inhumaine, madame le garde des sceaux !
Comme beaucoup d’entre nous, je suis entrée en politique animée par la volonté de protéger les personnes les plus vulnérables. Je ne peux que noter que nos concitoyens les plus fragiles n’ont pas obtenu la protection qu’ils étaient en droit d’attendre dans la programmation pour 2019.
Je nourris de grandes craintes quant à l’évolution de la protection des personnes sous tutelle, des femmes victimes de violences et, surtout, des enfants en danger. Dans mon département, par exemple, quelque 200 mineurs en danger ne peuvent être admis dans les structures d’accueil, faute de place.
Des assistantes sociales, des médiateurs, des psychologues prennent en charge l’assistance éducative, que la loi confie pourtant au juge des enfants, aujourd’hui surchargé de travail. Pour moi le juge reste le juge, celui qui exerce l’autorité, qui a la responsabilité d’incarner la justice. La déjudiciarisation ne me semble pas répondre aux attentes des justiciables et au besoin d’une justice forte. Blaise Pascal disait : « La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. » On ne peut, encore aujourd’hui, on ne qu’être d’accord avec lui.
Les crédits du programme « Protection judiciaire de la jeunesse » augmentent, il est vrai, ce qui autorise la création de quarante-huit postes et la construction de vingt nouveaux centres éducatifs fermés. Je souhaiterais cependant que l’on prenne en compte le plus en amont possible la situation dégradée des familles des jeunes concernés, afin de leur éviter de tomber dans une délinquance lourde.
Ayant déjà eu l’occasion de vous parler à plusieurs reprises des problèmes constatés dans les prisons et de l’insuffisance des recrutements de surveillants, je ne reviendrai pas ici sur ce sujet.
Toutes ces remarques me conduisent donc à émettre d’importantes réserves sur ce projet de budget de la justice. Bâtir de grands buildings visibles à des kilomètres à la ronde ne rétablira pas le lien indéfectible entre la justice et les citoyens ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe Union Centriste.)
M. le président. La parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, madame, messieurs les rapporteurs, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je vous remercie de vos interventions. Je remercie en particulier les rapporteurs d’avoir soutenu globalement ce projet de budget, avec certes des nuances d’appréciation, notamment en ce qui concerne les questions pénitentiaires ; elles ont d’ailleurs déjà été exprimées il y a quelques semaines, lors de l’examen du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
En définitive, je retiens de toutes vos interventions une communauté de vues sur la nécessité de soutenir notre justice pour qu’elle puisse améliorer réellement son fonctionnement, au bénéfice des justiciables.
À mon sens, le Gouvernement se dote des moyens nécessaires pour atteindre cet objectif. Je sais que votre assemblée – M. Détraigne l’a indiqué dans son rapport – préconisait une hausse plus importante encore, mais il est de fait que le budget pour 2019 est en très forte augmentation. Il s’inscrit dans le cadre de la loi de programmation, elle-même très ambitieuse : elle prévoit une augmentation des crédits du ministère de plus de 24 % entre 2017 et 2022 et la création de 6 500 emplois durant le quinquennat.
Cette orientation s’est traduite dès 2018 par une augmentation des crédits de 3,9 % et la création de 1 100 emplois. Cette dynamique est encore renforcée dans le projet de loi de finances pour 2019, avec une hausse des crédits de 4,5 % et la création de 1 300 emplois. Je remercie d’ailleurs le rapporteur spécial Antoine Lefèvre d’avoir souligné que cette augmentation était significative et équilibrée.
Le budget du ministère pour 2019 s’élève ainsi à un peu plus de 7,2 milliards d’euros, hors pensions, en crédits de paiement. Si l’on prend en compte l’ensemble des crédits, il dépasse 9 milliards d’euros, un chiffre qui n’avait encore jamais été atteint. Cette hausse est beaucoup plus élevée que la moyenne des augmentations constatées entre 2012 et 2017 pour le budget du ministère de la justice, soit 2,6 %. Je ne peux qu’insister sur le fait que cette forte progression, de 4,5 %, doit également s’apprécier au regard de l’évolution de l’ensemble des crédits des autres ministères, lesquels n’augmentent que de 0,8 %. Ces chiffres témoignent de l’importance des efforts consentis au bénéfice du ministère de la justice.
Monsieur le sénateur Lagourgue, il ne s’agit donc pas d’un rattrapage insuffisant. Vous avez évoqué des comparaisons avec d’autres pays européens, ainsi d’ailleurs que Mme Joissains. Il faut, cependant, comparer ce qui est comparable. À ceux d’entre vous qui ont souligné le moindre nombre de procureurs en France par rapport à des pays voisins, je ferai observer que, dans notre système judiciaire, d’autres acteurs viennent à l’appui du ministère public, qui ne sont pas comptabilisés dans les études européennes.
Monsieur Sueur, même mon prédécesseur, Jean-Jacques Urvoas, n’aurait pas envisagé une hausse des crédits comme celle que je vous soumets, lui qui a écrit qu’une augmentation des crédits de 1 milliard d’euros sur cinq ans serait presque un rêve. Eh bien je vous propose 1,6 milliard d’euros ! Je vous sais gré de reconnaître que c’est bien plus, même si vous ne le dites pas. (M. Philippe Dallier rit.)
Le projet de budget que je vous présente traduit plusieurs priorités qui visent à assurer une transformation en profondeur de la justice.
La première priorité est l’amélioration de la justice au quotidien. Dans cette perspective, nous entendons accompagner la transformation de nos juridictions. Cette réorganisation s’appuie sur une programmation immobilière ambitieuse : le budget pour 2019 prévoit, pour la lancer, une enveloppe d’autorisations d’engagement de 450 millions d’euros. Cette somme nous permettra de construire de nouveaux tribunaux de grande instance, par exemple à Aix-en-Provence, madame la sénatrice Joissains.
Dès 2019, les crédits de paiement consacrés à l’investissement immobilier progresseront de 9 %, de sorte que nous pourrons également prendre en compte la situation dans les outre-mer, monsieur le sénateur Mohamed Soilihi ; nous en avons déjà parlé.
Cela nous permettra surtout d’améliorer la justice de proximité, madame Joissains, madame Assassi. Il s’agit à mes yeux d’un enjeu essentiel et je ne peux comprendre que vous évoquiez la fermeture de tribunaux de proximité. Je l’ai déjà dit et je le réaffirme : aucun tribunal d’instance ne fermera nulle part dans notre pays, car ma seule ambition est de maintenir cette justice de proximité au plus près de nos concitoyens. Non seulement nous la maintiendrons, mais, contrairement à ce qui a toujours été fait, nous l’améliorerons. Dans tous les actuels tribunaux d’instance, il y aura des juges des contentieux de la proximité. Il sera garanti par décret que seront jugés dans ces lieux les contentieux du surendettement, du crédit à la consommation, des tutelles, bref les contentieux du quotidien. Nous prévoyons même que, lorsque des besoins apparaîtront, de nouveaux contentieux puissent y être jugés. Tout cela sera garanti, je ne peux donc pas comprendre que l’on dise que les tribunaux de proximité fermeront : c’est inexact !
Nous aurons donc un budget qui permettra d’accompagner la réorganisation des juridictions et d’assurer le bon fonctionnement de la justice, en remettant à niveau les crédits de fonctionnement des juridictions et les frais de justice. Je ne détaille pas ces points.
Il permettra également de poursuivre le mouvement de transformation numérique du ministère, avec 530 millions d’euros d’investissements et des créations d’emplois. C’est pour moi la première des priorités, au sens où elle conditionnera toutes les autres. La justice n’en deviendra pas pour autant inhumaine. Devrions-nous être les seuls à ne pas mener cette transformation numérique, quand tous les autres ministères et les professions du droit se sont engagés dans cette voie ? Ce n’est pas envisageable. Nous le ferons donc, en préservant néanmoins un accueil physique des justiciables dans tous les tribunaux, au travers du programme de multiplication des services d’accueil unique du justiciable. De même, nous renforcerons les points d’accès au droit, qui permettront d’accueillir les citoyens en dehors même des tribunaux.
Le budget pour 2019 autorisera aussi la création de 100 postes de magistrat supplémentaires et la mise en place de véritables équipes autour des magistrats. Nous avons déjà résorbé plus de la moitié des vacances de postes en un an et demi, et nous allons donc continuer dans cette voie. Seront également créés 92 postes de juriste assistant et de greffier.
L’ensemble de ces mesures, y compris celles dont je ne parle pas ici, notamment la création du tribunal criminel départemental, devraient conduire à satisfaire une de vos demandes : la réduction des délais de traitement, qui constituent, ainsi que M. Détraigne et Mme de la Gontrie l’ont relevé, l’un des points faibles de notre système judiciaire.
En somme, nous entendons améliorer la justice du quotidien, et je voudrais rassurer M. Mézard : nous n’allons pas du tout vers une métropolisation des contentieux. Au contraire, nous maintenons la justice de proximité et tous les tribunaux de grande instance, sans exception, dans un équilibre des compétences. Tous les contentieux de masse continueront à y être jugés ; si des spécialisations sont instaurées, elles seront réparties entre l’ensemble des tribunaux, dans tous les territoires, et concerneront des contentieux de faible volume et de haute technicité. Il ne faut donc pas déformer l’ambition de notre projet, qui est d’assurer une justice de proximité et de qualité.
Une deuxième priorité est de renforcer le sens et l’efficacité des peines. Vous le savez, nous voulons que les peines prononcées soient à la fois adaptées et effectivement exécutées. Nous entendons également que les détenus soient suivis tout au long de leur parcours de peine. Cela suppose un programme immobilier ambitieux. Je sais que nous avons un désaccord à ce sujet, monsieur le sénateur Buffet, mais je réaffirme que le plan immobilier pénitentiaire que j’ai présenté, qui est réaliste, nous permettra de livrer 7 000 places de prison et d’engager la construction de 8 000 autres d’ici à 2022. Faisant cela, je ne présente pas un budget trompeur, pour reprendre l’expression que vous avez employée, mais un budget volontariste, soutenant une politique réaliste. Les implantations des nouveaux établissements sont désormais connues. En incluant la rénovation des gros établissements, cela représente un effort budgétaire de 1,7 milliard d’euros.
Monsieur Sueur, les crédits de maintenance s’élèveront à 100 millions d’euros dès cette année et nous les porterons dès l’année prochaine à 120 millions d’euros. Le programme immobilier pénitentiaire prévoit de nouveaux types d’établissements, l’idée étant de les adapter à différentes typologies de prévenus, ce qui permettra des prises en charge différenciées.
Nous avons en effet doublé les lits dans la moitié des cellules individuelles de la prison de la Santé, et non dans toutes, afin de pouvoir désengorger l’établissement de Fresnes, notamment, qui connaît un taux de surpopulation carcérale de près de 200 %.
Nous poursuivrons nos efforts pour renforcer la sécurité dans les établissements pénitentiaires et lutter contre la radicalisation : 50 millions d’euros seront consacrés au déploiement de nouveaux dispositifs de sécurité ou au renforcement de l’existant, 159 emplois seront créés pour accroître la sécurité, mieux sécuriser les extractions judiciaires et développer le renseignement pénitentiaire. Conformément aux engagements pris dans le relevé de conclusions du mois de janvier dernier, enfin, la création de 1 100 emplois supplémentaires de surveillant pénitentiaire permettra de réduire les vacances de postes.
Nous avons également prévu de mettre en place une prime de fidélisation des personnels pénitentiaires. Elle concernera les vingt-trois établissements qui connaissent le plus de difficultés, ceux où le turn-over est le plus élevé. Ce sont ainsi quelque 3 000 agents de l’administration pénitentiaire qui pourront bénéficier d’une indemnité de fidélisation à hauteur de 8 000 euros environ pour six ans de présence, versée en trois fois. Les discussions sont en cours avec les organisations syndicales, mais il s’agira d’un atout important pour fidéliser les personnels.
Enfin, un effort sera consenti pour suivre le parcours de peine des détenus, avec la création de 400 emplois dans les services pénitentiaires d’insertion et de probation dès 2019 et de 1 500 emplois en tout d’ici à 2022. L’accent sera également mis sur la réinsertion des détenus, avec la création, le 10 décembre, d’une agence nationale pour le travail d’intérêt général et le travail en détention. À cette fin, une augmentation de 14 % des crédits est prévue dans le budget pour 2019.
La troisième priorité est de diversifier les modes de prise en charge des mineurs délinquants. Cette diversification est tout à fait essentielle, chaque territoire devant disposer d’une offre de placement équilibrée, de nature à répondre à la pluralité des demandes des magistrats. En 2019, cette orientation se traduira notamment par le lancement du programme de construction de vingt centres éducatifs fermés, dont le nombre total sera ainsi porté à soixante et onze. Cela ira de pair avec l’augmentation du recrutement de familles d’accueil et le développement d’une plus grande pluridisciplinarité de l’intervention en milieu ouvert.
J’entends les appels conjoints de M. Lefèvre, de Mme Carrère et, d’une certaine manière, de Mme Bertrand à mieux évaluer la portée et l’efficacité de ces dispositifs. C’est en effet une nécessité, et je m’y emploierai.
Hors masse salariale, les moyens de la protection judiciaire de la jeunesse, la PJJ, augmentent de 5,2 %, soit de 17 millions d’euros, pour atteindre 347 millions d’euros. Un effort tout particulier sera consenti pour l’entretien et la rénovation du patrimoine immobilier et 51 emplois – et non 48 – seront créés en 2019 au sein de la PJJ.
J’indique à l’intention de Mme la sénatrice Lherbier que nous avons également prévu d’aider les départements dans l’évaluation des mineurs non accompagnés. Cela ne relève que pour partie de mon ministère, mais la phase d’évaluation sera prise en charge par l’État. Les dispositifs financiers et les modalités d’évaluation de ces jeunes seront considérablement améliorés.
Concernant la réforme de l’ordonnance de 1945, j’ai conscience que la méthode peut apparaître paradoxale. Si j’ai souhaité demander une habilitation à légiférer par ordonnance à l’Assemblée nationale, c’est parce que j’avais reçu des appels de toutes parts, des parlementaires comme des professionnels, à procéder à la révision de l’ordonnance de 1945. C’est un texte qui a été modifié à de nombreuses reprises et qui, aujourd’hui, n’a plus de cohérence.