Mme la présidente. L’amendement n° 39, présenté par Mmes Assassi et Benbassa, M. Collombat et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, est ainsi libellé :
Supprimer cet article.
La parole est à M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias. Notre amendement tend à supprimer cet article, qui prévoit la création et l’expérimentation d’un tribunal criminel départemental.
Cette expérimentation prévoit que, dans un certain nombre de départements, pendant une durée de trois ans, « à titre expérimental », les personnes accusées de crimes punis de quinze ou vingt ans de prison seront jugées en premier ressort par un tribunal criminel départemental, composé uniquement de magistrats.
Cette disposition, proposée sans aucune concertation avec les différents acteurs, aurait pour conséquence probable la disparition de la cour d’assises, lieu de justice dans lequel celle-ci est rendue au nom du peuple, par des jurés populaires.
Écoutons sur ce sujet Mme Marie-Aimée Peyron, bâtonnière du barreau de Paris : « Les cours d’assises actuelles, composées de jurés populaires, fonctionnent très bien. L’oralité des débats permet de prendre le temps du procès. L’institution de ces tribunaux revient, sous couvert de gagner du temps, à instaurer de “petits crimes”, comme le viol, en réduisant le droit des victimes à un procès. »
L’article 42 est loin d’être anodin : il s’attache à repenser un pan essentiel de notre justice pénale, tant il témoigne de l’histoire de France et de ses évolutions : les jurés populaires au sein des cours d’assises.
Ainsi, le Gouvernement, en vue d’améliorer la justice pénale rendue dans les cours d’assises, propose de créer un tribunal criminel départemental, composé uniquement de magistrats professionnels.
Tout d’abord, le délai d’audiencement devant cette instance serait d’un an seulement. Sa compétence serait limitée au jugement de certains crimes, la cour d’assises retrouvant tout son pouvoir pour les crimes punis de trente ans de réclusion ou encore de la réclusion criminelle à perpétuité.
Néanmoins, une grande partie de la justice criminelle française sera rendue sans jurés, et cela semble remettre en cause la démocratie dont étaient imprégnées les assises. M. Jean-Pierre Getti, président de cour d’assises, disait en effet que « la délibération à la cour d’assises est le lieu le plus démocratique qui soit dans notre vie de citoyen ».
Madame la garde des sceaux, ces jurés populaires, comme vous l’avez indiqué récemment dans un journal dominical, ne relèvent pas que de « l’attachement à la tradition française ». Nous défendons ici non pas une position de « Gaulois réfractaires », mais, au contraire, une conquête majeure, révolutionnaire : la justice rendue par le peuple.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
M. François-Noël Buffet, corapporteur. Sur le fond, la commission des lois a accepté la proposition du Gouvernement de mettre en place, à titre expérimental, un tribunal criminel de première instance, objet de cet article.
Nous avons noté avec intérêt, d’après ce qui nous a été dit, que l’objectif était malgré tout, en maintenant la procédure d’assises devant cette juridiction nouvelle, de traiter dans un délai beaucoup plus rapide un certain nombre de dossiers qui, venant devant la cour d’assises, attendaient trop longtemps ou étaient eux-mêmes correctionnalisés. L’intérêt de cette mesure est que certaines infractions ne seront plus correctionnalisées et feront donc l’objet d’une poursuite criminelle, avec une sanction de caractère criminel prononcée dans un délai sans doute plus rapide.
La commission des lois est d’accord pour que cette expérimentation, dont on tirera le moment venu toutes les conséquences, se mette en place.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Monsieur le sénateur, j’émets bien évidemment un avis défavorable, comme M. le corapporteur, sur votre amendement.
Je veux énoncer les quatre raisons qui m’ont conduite à faire cette proposition.
Premièrement, cette solution me paraît innovante pour faire face à l’engorgement des cours d’assises causé par l’introduction de l’appel et par l’oralité de la procédure – avec tous les avantages et l’intérêt qui s’y attachent. En effet, cet engorgement des cours d’assises entraîne un dysfonctionnement complet de la chaîne judiciaire.
Deuxièmement, je suis favorable à la vérité judiciaire. M. le rapporteur vient de vous le dire, aujourd’hui, des crimes comme le viol ne sont pas jugés en tant que crime, parce que les victimes souhaitent parfois un jugement plus rapide. De ce fait, ces crimes sont correctionnalisés. Or je ne suis pas favorable à quelque chose qui s’oppose à la vérité judiciaire, si vous me permettez cette expression.
Troisièmement, et c’est important, la procédure devant ces tribunaux criminels départementaux permettra d’accélérer les choses, puisque les magistrats pourront disposer du dossier et, s’ils le souhaitent, entendre l’ensemble des témoins qui leur paraîtront utiles à la résolution de l’affaire.7
Je rappelle également que, avec le tribunal criminel départemental, la détention provisoire sera limitée à un an, et donc limitée. Par parenthèse, vous observerez que, à différentes étapes du projet de loi que je propose, il y a des mesures qui ont pour objectif second de faire baisser la détention provisoire.
Quatrièmement, M. le corapporteur l’a rappelé, il s’agit bien d’une expérimentation. J’ai souhaité ce caractère expérimental, d’une part, pour rompre avec une tradition très puissante dans notre pays, que d’ailleurs je n’analyse pas seulement comme un élément de notre construction historique, et, d’autre part, au regard des effectifs humains que nécessiteront ces tribunaux criminels départementaux. Peut-être me trompè-je, mais je pense que leur succès risque de conduire à terme à leur engorgement, ce qu’il nous faudra réguler avec toute la vigilance requise.
Mme la présidente. La parole est à Mme Catherine Conconne, pour explication de vote.
Mme Catherine Conconne. Il faudrait veiller à l’appellation de ce tribunal. Dans mon pays, la Martinique, il n’existe plus de département. Le terme « départemental » risque donc de ne pas avoir de résonance chez nous. Il en est de même en Guyane et dans un certain nombre de territoires d’outre-mer.
Mme la présidente. La parole est à Mme Marie Mercier, pour explication de vote.
Mme Marie Mercier. Madame la garde des sceaux, vous nous proposez la création à titre expérimental de tribunaux criminels départementaux, qui seraient compétents pour juger, entre autres crimes, des viols, l’idée étant de désengorger les cours d’assises.
Autant il nous avait semblé inopportun, et à vous aussi d’ailleurs, d’envisager, dans la loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, la création d’un nouveau délit d’atteinte sexuelle avec pénétration, lequel aurait été jugé en correctionnelle et non aux assises, autant la création à titre expérimental des tribunaux criminels départementaux nous semble intéressante. C’est en effet une réponse au problème de la correctionnalisation des viols, et donc de leur déqualification. Le viol est et reste un crime. Il doit donc être jugé en tant que tel.
Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Bigot, pour explication de vote.
M. Jacques Bigot. Lorsque l’on discute avec des magistrats, des avocats, des spécialistes, ils disent tous que la cour d’assises est le nec plus ultra, la Rolls de la justice.
Aux assises, on prend son temps, toutes les questions sont posées. Seuls le président et l’avocat général connaissant le dossier, toute la procédure doit être orale. Mais tout cela nécessite une organisation extrêmement lourde. C’est la raison pour laquelle on correctionnalise un certain nombre de faits graves, même s’ils peuvent être assortis de peines extrêmement importantes.
Bien sûr, certains disent : les assises, c’est la justice du peuple au nom du peuple. Chers collègues du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, je rappelle qu’un Président de la République, dont vous n’étiez pas les meilleurs soutiens, souhaitait que cette présence du peuple soit assurée en correctionnelle.
Mme Éliane Assassi. En effet !
M. Jacques Bigot. Finalement, l’idée a été abandonnée.
Il existe toute une série d’affaires, comme les hold-up ou les braquages, qui, objectivement, pourraient fort bien être jugés par cinq magistrats professionnels. Ces derniers ont une meilleure connaissance des dossiers, la faculté de comprendre plus rapidement ce dont il s’agit. Devant la cour d’assises, la procédure est très lourde : il faut entendre les experts, etc.
Mme la garde des sceaux l’a souligné, à l’heure actuelle, compte tenu de cette lourdeur d’organisation, il est difficile d’avoir des jurés qui acceptent leur désignation – souvent, ils demandent à être récusés, car leur emploi du temps ne leur permet pas d’être bloqués pendant trois semaines. Il faut sans doute réserver la cour d’assises à une certaine catégorie de faits.
S’ajoute à cela la correctionnalisation due au fait que l’on a peur des jurés populaires, notamment dans les affaires que Mme Mercier a mentionnées.
De ce point de vue, le principe de l’expérimentation est intéressant. Reste cette question : pour quel motif l’appel de ces tribunaux criminels se ferait-il devant une cour d’assises ? Certains avocats préférant le prétoire et sa médiatisation, ne risque-t-on pas, en définitive, d’avoir davantage d’appels encore ?
Il ne s’agit que d’une expérimentation ; nous aurons donc l’occasion de le vérifier, ou non. Mais, si l’on devait conduire l’expérimentation à son terme, l’idée pourrait être, tout de même, de renvoyer devant un tribunal criminel départemental d’appel.
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour explication de vote.
M. Pierre Ouzoulias. Madame la garde des sceaux, j’ai compris votre argumentaire, mais, ce qui me gêne, c’est que vous abordez la question d’un point de vue technique, comptable, budgétaire : vous nous parlez d’engorgement. Nous, nous évoquons un problème de droit, qui est fondamental, nous défendons un principe.
M. Pierre Ouzoulias. Concernant le viol, je pense sincèrement que le statut des femmes est mieux défendu quand leur parole est publique. En renvoyant ces crimes à de tels tribunaux, on n’aidera pas à la nécessaire prise de conscience de ce qu’est la réalité des violences faites aux femmes.
Mme la présidente. La parole est à Mme Marie-Pierre de la Gontrie, pour explication de vote.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Ce sujet est délicat et, pour ma part, je m’abstiendrai sur cet amendement.
Un principe a été rappelé à l’instant : devant les cours d’assises, l’intégralité de l’instruction est refaite à la barre. C’est cela qui rend les assises exceptionnelles, et non pas, comme l’a dit l’un de nos collègues, le fait que le procès soit médiatisé – je tiens à le rassurer.
La participation des jurés – ceux qui ont pu l’être le savent – est également un élément très important dans l’appréhension de la justice par des citoyens qui ne sont pas magistrats.
Personnellement, je suis très attachée à ce principe, même si j’ai noté que, finalement, pour certaines des personnes que nous avons auditionnées, par exemple le président de la Cour de cassation, qui est tout de même ancien président de la chambre criminelle, ce principe pouvait être dépassé.
Cela étant – c’est pourquoi, plutôt que de voter contre cet amendement, je m’abstiendrai –, un autre point me semble très important, et je souhaite le souligner auprès de ceux qui ne sont pas favorables à ce tribunal criminel.
Si le pari du désengorgement, et donc de l’accélération de l’audiencement, est tenu, il mérite d’être pris. On l’oublie peut-être, mais les délais qui séparent souvent la clôture d’une instruction et l’audiencement devant une cour d’assises peuvent être extraordinairement longs : ils peuvent atteindre plusieurs mois, voire un ou deux ans. Pendant cette période, la personne, dont j’indique qu’elle est toujours présumée innocente, reste, neuf fois sur dix, maintenue en détention. (Mme la garde des sceaux le confirme.) Nous sommes donc face à une forme de déni de justice un peu particulière.
Si, par un audiencement plus rapide, il est possible de faire respecter les droits, notamment le droit, pour une personne qui est en détention, d’être jugée dans un délai raisonnable, je suis prête à accepter pour partie cette expérimentation.
Mme la présidente. La parole est à M. Marc Laménie, pour explication de vote.
M. Marc Laménie. Avec cet article, nous débattons de sujets extrêmement sensibles. En l’occurrence, il s’agit d’expérimenter un tribunal criminel départemental.
Certains d’entre nous ont été jurés d’assises ; pour ma part, j’ai été tiré au sort il y a déjà quelque temps, en 1995, et cette expérience m’a marqué, comme beaucoup de personnes qui ont participé, en tant que jurés, aux procès des cours d’assises.
On comprend la complexité qu’il y a à juger des affaires très dramatiques. Mais, je le répète, les jurés sont marqués par cette expérience. Elle les invite à rester particulièrement modestes, tant ils ont de leçons et d’enseignements à en tirer.
D’un côté, on sait que ce n’est pas simple d’organiser les jurys d’assises.
M. François-Noël Buffet, corapporteur. En effet !
M. Marc Laménie. De l’autre, la mise en place de ce tribunal départemental soulève des questions.
La commission des lois a accompli, à cet égard, un travail de fond ; pour ma part, je m’abstiendrai sur cet amendement.
Mme la présidente. La parole est à Mme Éliane Assassi, pour explication de vote.
Mme Éliane Assassi. Sur ce sujet, nous avons un débat intéressant.
Madame la garde des sceaux, sur le fond – vous me direz si je me trompe ; après tout, je peux me tromper –, ce tribunal criminel départemental ressemble à une chambre spécialisée du tribunal correctionnel.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Mais les magistrats seront cinq !
Mme Éliane Assassi. Certes, chère collègue, mais, tel qu’il nous est présenté, c’est un peu à ça que ressemble ce tribunal.
En outre, ce qui me retient encore, ce qui m’invite à voter contre cet article, c’est que je suis très attachée aux jurys populaires.
Certains ici ont dit ce que représente la présence de nos concitoyens dans nos tribunaux, quel en est le sens.
J’entends tout ce qui est dit ; mais, de manière récurrente, on nous dit quand même qu’il faut aller vite et faire des économies.
Mme Éliane Assassi. C’est une récurrence qui me gêne, car j’ai une haute idée de la justice de mon pays. Qu’on rogne sur la justice parce qu’il faut faire des économies, parce qu’il faut aller vite, ça me gêne, non seulement en tant que parlementaire, mais aussi comme citoyenne.
Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Monsieur Ouzoulias, devant le tribunal criminel départemental, les audiences seront publiques.
Vous avez fait référence au cas de viol, en indiquant que la parole des femmes devait être publique ; mais elle sera publique, évidemment. Les victimes seront entendues, publiquement, et le tribunal entendra les témoins qu’il souhaite entendre, publiquement, comme cela se fait ailleurs.
Madame Assassi, je perçois bien que vous avez encore quelque hésitation, et je vous fais deux observations.
Ce ne sera pas un tribunal correctionnel spécialisé, mais une forme de cour d’assises à laquelle s’appliqueront des règles particulières. C’est la même idée, c’est le même principe. En fait, ce sera une cour d’assises avec des formalités allégées et, évidemment, des magistrats, au nombre de cinq, qui seront des magistrats professionnels.
J’y insiste : contrairement à ce que vous avez répété, il n’y a aucune idée d’économies de notre part. D’ailleurs, ce n’est pas moi qui ai parlé d’économies, mais vous, et je puis même vous l’assurer : si j’avais à craindre quelque chose, ce serait presque l’inverse.
Je suis persuadée que, là où elle sera tentée, cette expérimentation connaîtra un vrai succès. En effet, nous avons déjà reçu beaucoup de demandes. Il ne s’agit pas de faire des économies, d’aller vite pour le seul plaisir d’accélérer, mais d’aller vite pour permettre aux victimes d’obtenir le jugement auquel elles ont droit.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Ainsi que les accusés !
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. C’est la raison pour laquelle nous proposons cette expérimentation.
Mme la présidente. L’amendement n° 85 rectifié bis, présenté par M. Grand, Mmes Eustache-Brinio et Micouleau, MM. Pellevat, Courtial, Savary et Bascher, Mme Imbert et MM. Milon, Laménie, Bonhomme, Dallier, H. Leroy et Revet, est ainsi libellé :
Après l’alinéa 4
Insérer un alinéa ainsi rédigé :
… À la première phrase de l’article 305-1, après le mot : « être », sont insérés les mots : « déposée quarante-huit heures avant l’ouverture des débats et » ;
La parole est à M. Marc Laménie.
M. Marc Laménie. Cet amendement, déposé sur l’initiative de M. Grand et de plusieurs de nos collègues, se justifie par son texte même.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
M. François-Noël Buffet, corapporteur. Cet amendement vise à modifier le moment où l’on soulève les nullités devant les cours d’assises. Ces nullités seraient soulevées quarante-huit heures avant l’audience, alors que la règle, aujourd’hui, veut qu’elles soient soulevées au plus tard après la constitution du jury.
À nos yeux, la disposition actuelle est beaucoup plus protectrice des droits de la défense. La commission a donc émis un avis défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme la présidente. Je mets aux voix l’amendement n° 85 rectifié bis.
(L’amendement n’est pas adopté.)
Mme la présidente. Je suis saisie de deux amendements faisant l’objet d’une discussion commune.
L’amendement n° 350, présenté par MM. Buffet et Détraigne, au nom de la commission, est ainsi libellé :
I. – Alinéa 24, seconde phrase
Compléter cette phrase par les mots :
dudit article 181
II. – Alinéa 29
Remplacer les mots :
Les articles 254 à 267, 282, 288 à 292
par les mots :
La section 2 du chapitre III du titre Ier du livre II du code de procédure pénale, l’article 282, la section 1 du chapitre V du titre Ier du livre II
III. – Alinéa 35
Compléter cet alinéa par les mots :
, ministre de la justice
IV. – Alinéa 40
Remplacer les mots :
aux articles 211-1, 211-2
par les mots :
au chapitre Ier du sous-titre Ier du titre Ier du livre II et aux articles
La parole est à M. le corapporteur.
M. François-Noël Buffet, corapporteur. Il s’agit d’un amendement rédactionnel.
Mme la présidente. L’amendement n° 178, présenté par le Gouvernement, est ainsi libellé :
Alinéas 38 à 42
Supprimer ces alinéas.
La parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous prie par avance de m’excuser, car je vais exposer cet amendement de manière quelque peu détaillée.
Cet amendement vise à supprimer des dispositions qui ont été adoptées par la commission des lois ayant pour objet d’étendre la compétence universelle des juridictions françaises en matière de crimes contre l’humanité, en supprimant les conditions de résidence habituelle, de double incrimination et de subsidiarité avec la Cour pénale internationale. Je sais que cette réforme reprend une proposition de loi que vous avez adoptée, à l’unanimité, le 23 décembre 2013, avec l’accord du Gouvernement, qui était alors représenté par ma prédécesseur, Christiane Taubira.
Le Gouvernement considère cependant qu’une telle réforme pourrait, de manière formelle, constituer un cavalier législatif : elle ne présente pas vraiment de lien direct avec l’objet de ce projet de loi, qui est un texte de procédure pénale – je vous le signale simplement, sans certitude. Surtout, cette réforme soulève, au fond, d’importantes difficultés. En effet, elle aboutirait à une extension de compétences qui nous semble extrêmement large et qui pourrait conduire à une instrumentalisation politique des juridictions françaises. (M. Jean-Pierre Sueur proteste.)
À titre liminaire, mais non dit, monsieur Sueur, cette réforme aboutirait à une importante extension de compétences – j’y reviendrai. Ses dispositions constitueraient le premier cas où la France créerait une clause de compétence universelle sans y être obligée ni même autorisée par une convention internationale.
Ensuite, les dispositions actuelles, qui exigent la résidence habituelle de la personne sur le territoire français, me paraissent justifiées : elles permettent la poursuite d’une personne ayant commis des crimes contre l’humanité et qui voudrait trouver refuge en France, d’où la terminologie de résidence habituelle. Si cette condition de résidence habituelle était supprimée, toute personne de passage en France pourrait faire l’objet de poursuites.
M. Jean-Pierre Sueur. Absolument ! Mais, s’il s’agit d’un criminel contre l’humanité, c’est justifié !
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Dès lors, même si le texte adopté par votre commission maintient le monopole des poursuites au parquet – représenté, actuellement, par le procureur de la République de Paris et, demain, si le Sénat adopte dans un instant l’amendement du Gouvernement, ce que j’espère, par le parquet national antiterroriste –, il est à craindre que des associations ne lui adressent des demandes médiatisées de poursuites en cas de visite en France de représentants d’États étrangers, qu’elles accuseraient de commettre ou d’avoir commis des crimes contre l’humanité. Même si le procureur devait rejeter de telles demandes, de telles pratiques seraient sources de polémiques ou d’attentes difficiles à satisfaire. Elles seraient susceptibles d’affecter l’action diplomatique de la France.
De plus, la suppression de la condition de subsidiarité aboutirait à la mise en place d’un mécanisme qui serait, de facto, contradictoire avec la promotion de la Cour pénale internationale en tant qu’acteur à part entière de la vie internationale, que la France a toujours soutenue. En effet, la Cour pénale internationale apparaît mieux placée que les juridictions nationales pour connaître des crimes contre l’humanité. Elle dispose, à cette fin, de moyens juridiques spécifiques et, à l’inverse des États, jouit évidemment de sa situation d’institution internationale et dépourvue d’action diplomatique ou commerciale.
Enfin, l’expérience belge, que nous connaissons, met en exergue la difficulté d’agir en matière de crimes internationaux, au regard de la contradiction d’intérêts que sont susceptibles de rencontrer les États,…
M. Jean-Pierre Sueur. Et le monopole du parquet ?
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. … lesquels sont à la fois dans la situation de juger de hauts responsables et dans la situation de promouvoir des relations diplomatiques et commerciales avec ces différents États et avec ces responsables. C’est pourquoi la Belgique est revenue, en 2003, sur la réforme qu’elle avait adoptée en 1993.
M. Jean-Pierre Sueur. Justement !
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Pour toutes ces raisons, je demande la suppression de ces dispositions.
Bien sûr, j’en ai conscience, il y a peu de chances que l’amendement du Gouvernement soit adopté – mais sait-on jamais… Mon espérance est d’autant plus faible que, je l’ai rappelé à l’instant, vous avez déjà adopté des dispositions de cette nature en 2013.
À mon sens, la réflexion devra être approfondie. Il est sans doute souhaitable d’explorer une solution satisfaisante et équilibrée, qui augmente la compétence des juridictions françaises en la matière sans pour autant soulever les problèmes que je viens d’évoquer devant vous.
M. Jean-Pierre Sueur. Nous attendons depuis cinq ans !
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Cette réflexion, me semble-t-il, devra nécessairement associer le Quai d’Orsay et les magistrats du pôle spécialisé du tribunal de grande instance de Paris, qui n’ont pas été consultés sur cette thématique dans le cadre des chantiers de la justice.
En résumé, le Gouvernement est défavorable aux dispositions dont il s’agit, mais la porte reste ouverte.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission sur l’amendement n° 178 ?
M. François-Noël Buffet, corapporteur. La commission a émis un avis défavorable. Nous avons suivi la position que le Sénat avait adoptée à l’unanimité, en 2013, lors de l’examen de la proposition de loi déposée par M. Jean-Pierre Sueur, auteur de l’amendement dont résultent, dans le présent texte, les dispositions en question.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement sur l’amendement n° 350 ?
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour explication de vote.
M. Jean-Pierre Sueur. Madame la garde des sceaux, la disposition dont il s’agit a été adoptée à l’unanimité du Sénat le 23 décembre 2013. À ce titre, je relève d’emblée un problème démocratique : comment est-il possible que, pendant cinq ans, un texte adopté à l’unanimité par une assemblée ne soit jamais inscrit à l’ordre du jour, jamais discuté par l’autre assemblée ?
Vous le savez, ce que nous proposons est strictement conforme au statut de Rome, en vertu duquel la Cour pénale internationale « est complémentaire des juridictions pénales nationales ». Dès lors, ces dernières peuvent et doivent agir en l’espèce.
En outre, je vous précise qu’il ne s’agit pas seulement – encore ai-je quelque peine à dire cela – des crimes contre l’humanité ; il s’agit aussi des crimes de guerre et des génocides.
Je vous rappelle que ce combat a été mené par Robert Badinter, par Mme Delmas-Marty, par de nombreuses associations, par des centaines de juristes ; comme eux, je n’accepte pas que la France soit à la traîne.
Madame la présidente, il me faudrait davantage de temps – il est dommage que l’on ait peu de temps pour traiter d’un tel sujet – pour dire à Mme la garde des sceaux que je ne suis pas d’accord avec son exposé des motifs.
Madame la garde des sceaux, vous invoquez un risque d’instrumentalisation politique des juridictions. Mais enfin, vous avez confiance dans les juridictions,…
M. Jean-Pierre Sueur. … qui sont tout à fait capables de lutter contre ce risque. Nous donner ce seul argument contre le dispositif que nous proposons, cela ne tient pas.
Je demande l’indulgence de la présidente de séance pour vous dire que, quand nous avons voté ce texte, il existait quatre « verrous », au sujet desquels je pourrais être beaucoup plus long.