PRÉSIDENCE DE M. Jean-Marc Gabouty
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
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Débat préalable à la réunion du Conseil européen des 28 et 29 juin 2018
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat préalable à la réunion du Conseil européen des 28 et 29 juin 2018.
Mes chers collègues, en attendant l’arrivée de Mme la ministre chargée des affaires européennes, qui revient de Luxembourg, je vais suspendre la séance une dizaine de minutes.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à vingt et une heures quarante-six, est reprise à vingt et une heures cinquante-cinq.)
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires européennes, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis heureuse de vous retrouver pour préparer le Conseil européen qui se déroulera les 28 et 29 juin prochains. Le Conseil aura un agenda chargé, avec plusieurs réunions successives : Conseil européen, Conseil européen en format article 50, Sommet zone euro en format élargi.
Je suis désolée de vous imposer une heure aussi tardive, mais je reviens du conseil Affaires générales de Luxembourg, qui était destiné à préparer le Conseil européen, et il me semblait préférable, pour la bonne information du Sénat, d’avoir participé à cette réunion et de pouvoir vous dire comment les choses s’y étaient passées.
Je commencerai par deux sujets au cœur de l’actualité.
C’est d’abord sur les questions migratoires que le Conseil européen sera attendu.
Le refus de l’Italie d’accueillir l’Aquarius, puis le Lifeline, a créé de fortes tensions en Europe. Elles ont rappelé à tous que, si les flux de migrants qui empruntent la route de la Méditerranée centrale sont en réduction très forte, moins 77 % par rapport 2017, le système européen de gestion de l’asile et des migrations est incomplet et doit être impérativement amélioré. Je parle bien de système européen, c’est-à-dire des institutions et des États membres, car il est évident qu’il ne peut y avoir de solution dans le repli sur soi. Ni l’Italie, ni la Grèce, ni l’Espagne ne peuvent être laissées seules.
Notre vision est celle d’une Europe plus engagée à chaque étape de la route des migrants. Auprès des pays d’origine, d’abord, que nous devons aider, mais avec lesquels nous devons aussi améliorer les conditions de réadmission des personnes déboutées du droit d’asile. Auprès des pays de transit, ensuite, qui ont eux aussi besoin de plus d’aide. Nous devons y répondre.
La France a été pionnière en déployant des missions de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides au Niger et au Tchad pour identifier, avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et l’Organisation internationale des migrations, les personnes qui peuvent bénéficier d’une protection internationale et accéder en sécurité au territoire européen. Cela permet aussi de faire réfléchir ceux qui ne remplissent pas les conditions, mais qui peuvent être aidés pour rentrer chez eux. Cet effort porte ses fruits.
Nous devons mobiliser l’ensemble de l’Union et voir comment travailler dans cet esprit avec les pays du Maghreb.
Il faut bien entendu une coopération spécifique avec les autorités libyennes, notamment les gardes-côtes, pour les aider à mieux gérer leurs eaux territoriales et à combattre les passeurs et les trafiquants. Parallèlement, les moyens de FRONTEX doivent être renforcés, comme le propose la Commission, pour passer à 10 000 gardes-côtes et gardes-frontières européens.
En Europe même, il est nécessaire d’améliorer profondément le fonctionnement des hotspots, notamment en Italie, avec une expertise et des financements européens adéquats.
Les autres États membres doivent en contrepartie procéder plus largement à des relocalisations depuis ces centres, sur une base volontaire, des personnes qui peuvent bénéficier de l’asile.
Au-delà, il nous faut bien sûr réformer le régime de Dublin en réaffirmant la responsabilité des pays de première entrée, mais en l’accompagnant de mécanismes de solidarité à la hauteur en cas d’afflux massifs de migrants et en faisant en sorte que les règles qui prévoient le renvoi dans un autre pays européen lorsqu’une demande d’asile y a été déposée soient pleinement appliquées.
Vous le voyez, tout cela suppose une approche plus européenne. Il n’est possible ni de fermer purement et simplement ses frontières nationales, au risque de détruire Schengen, ni de compter sur des pays tiers pour y déporter et y retenir des personnes qui, je le rappelle, ont le droit de déposer une demande d’asile.
C’est ce que nous défendons, et ce à quoi nous avons travaillé avec le Président du Conseil italien, M. Conte, le 16 juin, avec la Chancelière Merkel, le 19, à Meseberg, avec le Président du Gouvernement de l’Espagne, Pedro Sanchez, le 23, puis en sommet informel à Bruxelles, le 24.
C’est dans cet esprit que nous aborderons le Conseil européen.
La France et l’Allemagne s’étaient engagées en décembre dernier à présenter une approche commune pour l’Union économique et monétaire. Nous y sommes parvenus à Meseberg, après un travail très intense.
Je pense à l’union bancaire et aux mécanismes du Fonds de résolution et de son filet de sécurité, mais aussi au budget de la zone euro. Le terme même n’allait pas de soi ! Nous avons obtenu un calendrier resserré, avec une échéance en 2021, un accord sur le principe de son financement venant à la fois des États et de ressources dédiées, ainsi que des objectifs ambitieux, pour maintenir les investissements et exercer un rôle de stabilisation macroéconomique.
Je ne sous-estime pas les difficultés qui sont devant nous, je pense en particulier à l’opposition des Pays-Bas. Mais nous avons franchi une étape importante en franco-allemand, qui crée une nouvelle dynamique. Il en va d’ailleurs de même dans le domaine fiscal, où nous sommes parvenus avec l’Allemagne à une base commune pour l’impôt sur les sociétés.
La défense est désormais un rendez-vous régulier au Conseil européen, qui est essentiel pour ancrer la vision d’une autonomie stratégique de l’Union européenne. Nous avons déjà fait de réels progrès, mais rien n’est définitivement acquis en la matière.
L’objectif de cet échange sera, d’abord, d’encourager de nouveaux progrès de la coopération structurée permanente, dans la perspective de la nouvelle vague de projets qui sera annoncée à l’automne, ainsi que d’avancer vers la finalisation du fonds européen de défense. Je rappelle que la Commission a proposé qu’il soit doté de 13 milliards d’euros à partir de 2021.
Nous devons mettre en place très vite le programme de développement de l’industrie de défense, qui le préfigure et sur lequel nous avons trouvé un accord avec le Parlement européen, notamment grâce à l’aide de notre compatriote Françoise Grossetête.
Ce point permettra aussi d’évoquer la révision du mécanisme Athena, qui permet de financer les coûts communs des opérations européennes.
Le Président de la République évoquera aussi le lancement de l’initiative européenne d’intervention, dont le champ, comme vous le savez, est plus large que celui de l’Union à 27.
S’agissant des questions d’emploi, de croissance et de compétitivité, le Conseil européen endossera les recommandations pays proposées par la Commission dans le cadre du semestre européen et insistera sur la nécessité de défendre le multilatéralisme commercial et de soutenir et réformer l’OMC, comme nous l’avons fait au G7.
Ce sera aussi l’occasion de marquer à nouveau l’unité européenne tout à fait remarquable face aux mesures unilatérales américaines sur l’aluminium et l’acier. Les mesures européennes de rééquilibrage qui augmentent les droits de douane sur des produits américains emblématiques sont entrées en vigueur le 22 juin.
S’agissant de l’innovation, les conclusions devraient reprendre nos idées sur l’innovation de rupture évoquée au sommet informel de Sofia et annoncer la mise en place d’un Conseil européen de l’innovation.
Nous insistons, par ailleurs, sur la nécessité d’une juste taxation des principaux acteurs numériques, même si certains de nos partenaires, l’Irlande, Malte, le Luxembourg, le Danemark, par exemple, essayent de la renvoyer à un hypothétique accord dans le cadre de l’OCDE.
Le petit-déjeuner du 29 juin sera consacré au Brexit. L’urgence est d’avancer sur l’accord de retrait qui doit être conclu en octobre. Si les discussions ont permis des avancées sur des points techniques importants, comme les marchés publics, des questions essentielles restent en suspens, telle la gouvernance de l’accord de retrait et, donc, de la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne. Le problème fondamental reste toutefois la question de la frontière irlandaise. La proposition britannique d’une union douanière couvrant l’Union européenne et le Royaume-Uni soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, comme l’a sobrement indiqué Michel Barnier. Sans accord sur les aspects réglementaires, elle ne permettrait pas d’éviter des contrôles douaniers. Sur le fond, elle n’est évidemment pas acceptable par les 27 puisqu’elle reviendrait, pour une période indéterminée, à permettre un accès au marché unique « à la carte ». Il est donc important que le Conseil européen marque sa préoccupation et appelle à ce que les institutions comme les États membres se préparent à toutes les hypothèses, y compris celle, très défavorable, d’absence d’accord, car sans accord de retrait, il n’y aura pas de période de transition.
M. André Reichardt. Très bien !
Mme Nathalie Loiseau, ministre. Je voudrais, enfin, mentionner trois sujets que le président Tusk entend traiter rapidement.
La Commission plaidera pour que l’essentiel du cadre financier pluriannuel soit négocié avant l’ajournement des travaux du Parlement européen en raison des élections. Nous ferons le maximum pour ne pas perdre de temps, mais il est peu probable techniquement, et assez peu souhaitable d’un point de vue démocratique, que nous décidions d’un nouveau budget européen avant que les électeurs aient eu l’occasion de s’exprimer.
Deux sujets ne font d’habitude pas l’objet de discussions prolongées. Le premier est la prolongation des sanctions sectorielles contre la Russie, après une présentation par le Président de la République et la Chancelière des travaux menés en format Normandie.
Le deuxième sujet est l’élargissement. S’il ne me reste qu’un filet de voix, c’est parce que nous avons consacré huit heures aujourd’hui à débattre de ce thème au conseil Affaires générales. Sur la base du rapport de progrès de la Commission, comme du processus en cours de refondation de l’Union européenne, nous considérons qu’il n’est pas possible que l’Union ouvre, à ce stade, les négociations d’adhésion avec l’Albanie ou l’ancienne République yougoslave de Macédoine, et nous avons obtenu un accord, de haute lutte,…
M. Jean-Claude Requier. Oui !
Mme Nathalie Loiseau, ministre. … au conseil Affaires générales pour reporter la discussion au plus tôt à l’année prochaine.
Mme Nathalie Goulet. C’est raisonnable !
Mme Nathalie Loiseau, ministre. Nous sommes très déterminés, même si nous étions, en réalité, peu nombreux – je peux en témoigner, trois États membres ! – à tenir cette position.
Enfin, le Conseil européen reviendra sur les relations avec la Russie et sur les États-Unis après la décision américaine, que nous regrettons, de quitter le JCPOA, Joint Comprehensive Plan of Action, avec l’Iran et le retour de sanctions américaines unilatérales. Le travail se poursuit à Bruxelles pour que l’Union européenne fasse preuve d’unité et de fermeté.
Je me tiens naturellement à votre disposition pour répondre à vos commentaires, comme à vos questions. (Applaudissements sur des travées du groupe La République En Marche et au banc des commissions. – Mme Marie-Thérèse Bruguière applaudit également.)
M. le président. J’indique au Sénat que la conférence des présidents a décidé d’attribuer un temps de parole de huit minutes à chaque groupe politique et de cinq minutes à la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe.
La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, la commission des finances et la commission des affaires européennes interviendront ensuite durant huit minutes chacune.
Le Gouvernement répondra aux commissions et aux orateurs.
Puis nous aurons, pour une durée d’une heure maximum, une série de questions avec la réponse immédiate du Gouvernement ou de la commission des affaires européennes.
Dans la suite du débat, la parole est à M. Jean-Claude Requier, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. (Mme Patricia Schillinger et M. André Gattolin applaudissent.)
M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, madame la ministre, messieurs les président et vice-président de commission, mes chers collègues, comme lors des derniers débats précédant la réunion du Conseil européen, je soulignerai, d’abord, la densité de l’actualité internationale et la multiplicité des sujets.
Face aux derniers développements politiques chez nos voisins et partenaires, on est malheureusement tenté de constater un certain isolement du gouvernement français : Royaume-Uni en plein bouleversement interne en vue du Brexit, coalition allemande en proie à de vives tensions entre CDU et CSU au sujet des migrants, Espagne fragilisée par la question catalane et nouveau gouvernement italien ouvertement europhobe, sans parler de la position singulière des pays de l’Est qui ne sont pas vraiment intégrés dans l’esprit européen.
Dans ce contexte, les négociations en cours pour l’élaboration du prochain cadre financier pluriannuel s’annoncent plus que compliquées. En premier lieu, je souhaite évoquer les bonnes nouvelles – il y en a bien quelques-unes, semble-t-il.
Tout d’abord, le Conseil a acté la sortie de la France de la procédure de déficit excessif. C’est le résultat des politiques menées sous le précédent quinquennat et poursuivies depuis, visant le sérieux budgétaire et une réduction progressive mais constante des déficits.
M. Claude Raynal. Très bien !
M. Jean-Claude Requier. Si l’on peut regretter que les efforts n’aient pas été mieux répartis entre l’État et les collectivités, qui ont payé un lourd tribut, force est de constater que le résultat est là. Il doit permettre à la France de retrouver sa crédibilité auprès de ses partenaires européens et d’être mieux entendue lorsqu’elle fait des propositions sur quelque sujet que ce soit.
La Grèce, quant à elle, sort enfin du plan d’aide auquel elle était soumise depuis 2011. Si elle a dû consentir des sacrifices importants, qui ont durement éprouvé sa population, ces efforts n’auront pas été vains et appellent, espérons-le, des lendemains plus fastes et plus cléments.
Autre sujet concernant la Grèce, qui peut paraître anecdotique, mais que je trouve utile de mentionner, bien qu’il ne figure pas à l’ordre du jour du Conseil, vous en avez parlé, madame la ministre, une solution a enfin été trouvée au problème du nom de la Macédoine. Ce différend, né de l’effondrement de la Yougoslavie, il y a plus de vingt ans, et qui empoisonne, depuis, les relations entre ces deux pays qui se disputent l’héritage et la mémoire d’Alexandre le Grand, empêchant, du même coup, la convergence de ce petit État des Balkans vers le reste de l’Europe, appartiendra bientôt au passé.
Enfin, il faut saluer les progrès dans le domaine de la défense européenne, avec la mise en place, sous l’impulsion de la France, du groupe européen d’intervention auquel participent huit autres pays européens. Ce groupe est capable de mener rapidement des opérations militaires ou civiles, comme l’évacuation de pays en conflit ou l’assistance en cas de catastrophe. On peut citer, par exemple, l’opération montée avec les Britanniques et les Néerlandais dans les Antilles après le passage de l’ouragan Irma.
Le groupe d’intervention doit compléter la coopération structurée permanente, lancée en décembre dernier, dont le but est de développer des capacités de défense et d’investir dans des projets communs, en complément de l’Alliance atlantique.
J’en viens maintenant aux sujets difficiles.
Dans le projet de cadre financier post-2020, la Commission européenne a envisagé des coupes dans les principaux budgets, qui nous paraissent, pour l’heure, inacceptables. La réduction drastique du budget de la politique agricole commune, la PAC, avec le risque de renationalisation qu’elle entraîne, fait peser une hypothèque sur les agriculteurs qui pourrait avoir des conséquences très lourdes dans les territoires si rien n’est fait pour y remédier. La PAC ne doit pas être une variable d’ajustement budgétaire. Il nous semble essentiel et non négociable que cette politique reste « commune », conformément au « C » du sigle PAC.
En ce qui concerne la crise migratoire, je me permettrai ici de relayer les questions soulevées, toute la semaine dernière, par mon collègue et ami Guillaume Arnell, au cours des débats sur le projet de loi Asile et immigration, et lors des questions d’actualité. En l’état actuel, et étant donné la très forte médiatisation de ce sujet, il est plus que jamais urgent de mettre en œuvre une politique de long terme, concertée avec nos voisins et qui prenne en compte les intérêts de tous, en assurant un traitement le plus humain possible des migrants. Je ne parlerai pas là du Président Trump, qui reste un peu comme un caillou dans la chaussure des dirigeants européens !
Pour conclure, je tiens à rappeler que la construction européenne est dans l’ADN du groupe du RDSE. Je réaffirme donc qu’il faut plus d’Europe et mieux d’Europe ! C’est une solution au monde tourmenté dans lequel nous vivons. Le Président de la République s’y emploie très bien et nous lui apportons, sur ce projet européen, tout notre soutien. (MM. Jean-Paul Émorine et André Gattolin applaudissent.)
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Pascal Allizard, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et au banc des commissions.)
M. Pascal Allizard. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le moins que l’on puisse dire c’est que le débat de ce soir cadrera parfaitement avec l’actualité.
Les deux sujets que je compte évoquer, à savoir l’immigration et la défense, qui ont en effet en commun le fait d’avoir été négligés durant trop longtemps, tant par les États que par l’Union elle-même, contraignent à rattraper dans l’urgence un retard certain.
S’agissant des questions migratoires, ce n’est pas un lieu commun que de dire que l’Europe est arrivée à un moment clé de son histoire, l’un de ces moments de fragilité où tous les basculements deviennent possibles. Européen convaincu, j’ai vu cette crise progressivement prendre de l’importance, submerger certains États membres et, hélas, causer de nombreuses victimes. L’action lente et brouillonne de l’Europe a marqué les opinions publiques. Regardons avec lucidité les traces laissées par la crise migratoire en Grèce, en Italie ou en Europe centrale et orientale, notamment. On peut, certes, continuer à montrer d’un doigt moralisateur les démagogues, populistes et autres marchands de solutions simplistes comme s’ils étaient « le » problème. Or ils n’en sont que la conséquence et le suffrage universel, méprisé par ces messieurs de Bruxelles, parle régulièrement.
Comme on pouvait s’y attendre, le sommet d’urgence, réuni dimanche, en l’absence des pays du groupe de Visegrád, n’a pas permis d’avancées. Et la tragique odyssée de l’Aquarius ou du Lifeline continue de cristalliser les tensions. En fait, plus nous attendons, plus les gouvernements intransigeants en matière migratoire risquent de se multiplier et il deviendra bientôt impossible de trouver une solution partagée.
Si aujourd’hui l’objectif annoncé est clairement la mise en place d’une politique migratoire européenne efficace, humanitaire et sûre, force est de constater que nous sommes encore loin de cela. L’Europe de Schengen, soucieuse avant tout du libre-échange, a transféré la charge des frontières extérieures sur des États mal préparés. Pour sauver Schengen, il faut aujourd’hui renforcer ce cadre, donner des moyens à FRONTEX et assurer un meilleur respect du droit.
L’État de droit n’est pas à géométrie variable. Lorsque des personnes n’ont pas vocation à se maintenir sur le territoire de l’Union européenne, elles doivent être effectivement reconduites. Cette forme de laxisme pèse sur les opinions publiques. Je ne parle pas de la politique généreuse en faveur des migrants mineurs qui est aujourd’hui dévoyée et instrumentalisée, impactant toujours plus les finances locales.
Madame la ministre, un renforcement des relations euro-méditerranéennes est nécessaire. Échangeant il y a quelques jours avec des parlementaires allemands, j’ai pu relever leur prise de conscience d’avoir, à tort, abandonné la Méditerranée au profit quasi exclusif de leur relation avec l’Europe centrale et la Russie. Les pays de la rive Sud veulent aussi avancer. J’ai reçu avec le président Jean Bizet, la semaine dernière, une délégation marocaine qui plaidait en ce sens. Le Maroc a d’ailleurs officiellement fait savoir aux autorités européennes sa volonté de coopération, en tant que partenaire à part entière, y compris sur les questions migratoires.
En dehors de l’Afrique et du Proche-Orient, dans d’autres régions du monde, les candidats au départ vers l’Europe se multiplient. En déplacement en Serbie, il y a quinze jours, sur la « route des Balkans », j’ai pu constater que nombre de migrants gérés sur place ne provenaient pas en fait du pourtour immédiat de l’Union mais, pour 85 %, de l’Afghanistan, du Pakistan et de l’Iran, ce qui, vous en conviendrez, complique la situation.
Malgré les mesures prises, malgré l’accord avec la Turquie, le trafic d’êtres humains demeure une activité prospère – c’est un peu triste de devoir la qualifier ainsi, mais c’est une réalité ! Ceux que l’on appelle pudiquement des « passeurs », et qui ne sont rien d’autre que des trafiquants d’hommes et de femmes, continuent d’engranger des profits considérables. En marge, toute une « économie de la migration » s’est mise en place, faisant vivre de nombreuses personnes.
En regardant objectivement l’avenir, rien dans la situation géopolitique, économique et démographique ne permet d’envisager une atténuation des flux migratoires.
Madame la ministre, vous savez qu’à quelques mois des élections européennes l’absence d’évolutions significatives sur les questions migratoires ferait le jeu des eurosceptiques. Ces derniers pourraient ainsi achever de détruire l’Union européenne de l’intérieur, ne comprenant d’ailleurs pas qu’avec la désunion, ils affaibliraient les États-nations dont ils sont pourtant les ardents défenseurs.
Concernant les questions de défense, les choses semblent aussi évoluer. Là encore, nous étions dos au mur, confrontés à un contexte international dégradé.
Dans cet environnement troublé, remettre les questions de défense parmi les priorités de l’Union européenne n’apparaît pas comme une option, voire un luxe. C’est, je crois, un enjeu stratégique mais aussi économique. Stratégique, car l’Europe doit désormais s’affirmer comme puissance, et plus seulement comme un marché unique, pour affronter le monde de demain et assurer sa sécurité partout où cela serait nécessaire. Économique, parce que nous disposons d’entreprises de la défense, notamment en France, mais pas uniquement, dotées de compétences industrielles reconnues et qui font vivre nos territoires. Dans ce secteur, dominé par des géants américains, la Russie, vous le savez, revient en force et de nouveaux acteurs issus des pays émergents apparaissent, rendant la concurrence de plus en plus rude.
Les récents débats sur la loi de programmation militaire 2019–2025 ont été l’occasion pour la France de relancer son effort de défense.
Depuis 2016 et la déclaration de Varsovie, l’Union européenne et l’OTAN ont lancé un renforcement de leur coopération dans plusieurs domaines d’intérêt commun, à la fois sur le plan stratégique et sur le plan opérationnel, élargis à la fin de l’année dernière à de nouveaux thèmes tels que la lutte contre le terrorisme, la situation des femmes, la paix et la sécurité, et la mobilité militaire. Tout effort de coopération entre alliés est louable et permettra aux armées d’agir ensemble plus efficacement.
Tout aussi importants sont les rapprochements entre industriels de la défense européens et, plus généralement, la coopération européenne, qui permet mutualisation et économies, au moment où la sophistication des équipements tire les coûts vers le haut. En marge du sommet franco-allemand de Meseberg, les ministres française et allemande de la défense ont signé deux lettres d’intention concernant des projets communs d’armement, l’une sur le système de combat aérien futur, l’autre sur le char de combat du futur.
La volonté politique d’agir existe, et c’est tant mieux, car rien ne peut se faire sans. Nombre d’industriels européens évoquaient, lors du dernier Eurosatory, surtout un besoin de coopération sur des projets d’ambition plus modeste, pour mieux se connaître et apprendre à travailler ensemble.
Par ailleurs, si la priorité est donnée ici à l’axe franco-allemand, ne laissons pas de côté pour autant le partenaire britannique dont les compétences et le format d’armée sont proches des nôtres. S’ils sont écartés de tout, les Britanniques achèteront tout ou presque aux États-Unis. Ce n’est pas l’intérêt de l’Europe !
À côté des questions de défense stricto sensu, le Conseil a récemment adopté des conclusions sur le renforcement du volet civil de la politique de sécurité et de défense commune, la PSDC.
Pour sa sécurité, l’Europe doit, me semble-t-il, continuer à avancer sur ses deux « jambes » : civile et militaire. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste, ainsi qu’au banc des commissions. – M. Jean-Claude Requier applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. André Gattolin, pour le groupe La République En Marche.
M. André Gattolin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, jamais, en ce mois de juin, l’Europe n’aura été autant ébranlée dans son fondement même, celui d’une coopération toujours plus étroite entre nations partenaires.
On aurait pu croire que le Brexit provoquerait un sursaut de cohésion chez les 27 États membres restants. Las, pour l’heure, il n’en est rien, et une spirale entropique paraît menacer l’Union, au point de risquer demain de la disloquer.
Et les instruments, législatifs comme budgétaires, semblent faire défaut pour calmer la résurgence des nationalismes.
La puissance économique du marché intérieur est aujourd’hui concurrencée, et même endommagée, par la remise en question du multilatéralisme.
De vieilles antiennes protectionnistes venues d’outre-Atlantique alimentent désormais quotidiennement l’actualité et l’Union ressemble trop souvent à une personne frappée d’aboulie, attendant que les événements choisissent pour elle plutôt que d’agir par elle-même.
Le Président de la République l’a, à juste titre, souligné lors de la récente conférence de Meseberg : les chefs d’État ou de gouvernement vont se réunir à un moment de vérité pour l’Europe.
Et cette vérité, en tant que responsables politiques, nous la devons à nos concitoyens, qui méritent une explication honnête et rationnelle des difficultés que nous traversons.
Ce qui est perçu comme urgent aujourd’hui ne date pourtant pas d’hier.
L’année prochaine marquera le 20e anniversaire de l’introduction de l’euro sur les marchés financiers mondiaux.
De notre monnaie commune, nous parlions déjà beaucoup à l’époque, en 1999. Mais ce qui occupa le plus l’actualité, tout au long de l’année 1999, ce fut cette grande frayeur millénariste d’un possible bug informatique susceptible de mettre à mal des pans entiers de notre organisation lors du passage à l’an 2000.
Beaucoup de peur pour pas grand-chose, car rien de sérieux n’advint en la matière.
Et pourtant, avec le recul, on peut dire que 1999 marqua peut-être le début d’un bug, un bug européen, dont nous ne percevons que maintenant les pleins effets.
Je m’explique : à la mi-octobre 1999 se tint, à Tampere, en Finlande, un important Conseil européen – à quinze à l’époque – dont l’objet principal portait – je vous le donne en mille – sur les questions d’asile et d’immigration !
Permettez-moi, mes chers collègues, de vous en citer les conclusions : « il faut, pour les domaines distincts, mais étroitement liés, de l’asile et des migrations, élaborer une politique européenne commune ».
Et quels étaient les axes prioritaires qui devaient orienter cette action commune ?
Le premier axe était le partenariat avec les pays d’origine pour « lutter contre la pauvreté, améliorer les conditions de vie et les possibilités d’emploi, prévenir les conflits, consolider les États démocratiques ».
Le deuxième axe était le régime d’asile européen commun fondé sur « l’application intégrale et globale de la Convention de Genève et sur le principe de non-refoulement ».
Le troisième axe était le traitement équitable pour les ressortissants de pays tiers à travers une politique plus énergique en matière d’intégration qui favorise la non-discrimination dans la vie économique, sociale et culturelle.
Enfin, le quatrième axe était une gestion plus efficace des flux migratoires. Le Conseil se déclarait « déterminé à combattre à sa source l’immigration clandestine, notamment en s’attaquant à ceux qui se livrent à la traite des êtres humains et à l’exploitation économique des migrants ».
Vous noterez que les priorités de l’époque sont presque exactement les mêmes que celles qui sont énoncées dans l’ordre du jour du Conseil européen des 28 et 29 juin prochains.
À la différence que, aujourd’hui, nous sommes obligés de prendre des décisions sous la pression et dans l’urgence, assiégés par une crise migratoire souvent exacerbée par des forces politiques qui surexploitent le sentiment d’être « envahis » de toutes parts, alors que la réalité des chiffres est assez différente.
Si l’afflux de demandeurs d’asile et de migrants économiques a été important, surtout à partir de 2015, il aurait assurément été plus aisé de le gérer avec des mécanismes, des ressources et des politiques communes.
Nous ne pouvons le nier, mes chers collègues, dans ce domaine et bien d’autres, le problème fondamental est toujours le même : quand on ne fédéralise pas les ressources et les compétences, nos politiques sont vouées à l’échec.
Nous ne pouvons plus continuer dans cette schizophrénie qui consiste à inscrire dans les traités fondamentaux de l’Union européenne que celle-ci « développe une politique commune de l’immigration », sans doter l’Union des compétences nécessaires pour le faire !
C’est là ce que j’appelle une Europe « à plusieurs freins », à mon avis bien plus dangereuse pour notre avenir commun que la fameuse Europe à plusieurs vitesses, qui, par ailleurs, existe déjà.
La vérité, c’est que les géométries variables qui semblent prévaloir ces jours-ci sur le sujet migratoire ou sur le budget de la zone euro ne devraient pas nous étonner.
Pendant trop longtemps, nous avons laissé s’installer au cœur même de l’Europe des groupes ou des coalitions d’États qui, en bloquant le processus décisionnel européen, arrivent à faire prévaloir leurs intérêts particuliers, ou tout simplement le statu quo.
Nous le constatons évidemment avec le groupe de Visegrád, mais aussi plus récemment avec une coalition de neuf États membres qui s’opposent aux propositions faites par la Commission en matière d’imposition de l’économie numérique.
Dans ce contexte, le moteur franco-allemand reste, à notre avis, essentiel.
L’accord auquel nos deux gouvernements sont parvenus la semaine dernière à Meseberg est un premier pas important vers une possible sortie de crise.
Au moment où nous discutons du prochain cadre financier pluriannuel, nous ne pouvons cacher qu’il faudra très significativement augmenter le budget de l’Union si nous voulons financer des politiques efficaces en matière de contrôle des frontières extérieures, de défense européenne, d’investissement dans les nouvelles technologies.
Et nous devons nous interroger, en toute lucidité, sur la compatibilité d’une telle approche avec des budgets considérablement lestés par le poids des ressources allouées à certains des fonds structurels ou par la charge d’une politique agricole commune qui peine toujours à se réformer.
Chacun veut l’argent de l’Europe, mais bien peu en acceptent les règles et les contraintes.
Dans un contexte global où les pays émergents voient leur économie progresser à un rythme de plus de 5 % par an, alors que la croissance de celle de l’Union est inférieure à 2 % pour une population toujours plus vieillissante, nous ne parviendrons à préserver notre modèle social, notre capacité d’intégration et, au bout du compte, notre aptitude à peser dans le concert très chahuté des nations, qu’en investissant très massivement dans les grandes industries du futur.
Dans le flot des nouvelles inquiétantes entourant l’Europe ces dernières semaines, une orientation très importante concernant le futur cadre financier pluriannuel pour la période 2021–2027 est malheureusement passée relativement inaperçue.
La Commission vient de faire une proposition ambitieuse d’investissement de 9,2 milliards d’euros, principalement dans les domaines de l’intelligence artificielle, de la cybersécurité ou encore de la création d’une filière souveraine de supercalculateurs.
Sur ce dernier point, le temps me manque pour vous expliquer le caractère éminemment stratégique que revêt le calcul à haute performance pour l’Europe. Notre commission des affaires européennes vient de faire une proposition de résolution européenne sur ce sujet.
Aussi, il est particulièrement réjouissant d’apprendre que le Conseil, pas plus tard qu’hier, parfois englué au moment de la prise de décision, vient précisément d’approuver le plan très ambitieux proposé par la Commission pour replacer l’Europe dans le peloton de tête mondial de l’industrie des supercalculateurs et combler ainsi, à terme, son retard actuel sur les États-Unis et la Chine.
L’Europe sait parfois nous surprendre agréablement. Espérons qu’il en sera de même à l’issue du Conseil européen de cette fin de semaine. (Applaudissements sur des travées du groupe La République En Marche. – MM. René Danesi, Jean-Paul Émorine et Claude Kern, ainsi que Mme Fabienne Keller applaudissent également.)