M. le président. La parole est à M. Joël Guerriau.
M. Joël Guerriau. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, le constat est clair : dans un contexte de compétition économique internationale toujours accrue, il manque à la législation française un dispositif général et transversal de protection du secret des affaires, afin de garantir une véritable protection des informations confidentielles détenues par nos entreprises.
En effet, si, pour assurer la garantie des brevets, marques et autres dessins et modèles, le droit de la propriété industrielle est efficace, il ne suffit pas à assurer la protection des nombreuses informations économiques et techniques confidentielles des entreprises.
Le diagnostic de la carence du droit français en matière de protection du secret des affaires est établi depuis longtemps, de sorte que les initiatives législatives pour mieux armer nos entreprises françaises exposées à la concurrence internationale n’ont pas manqué depuis 2010. Elles ont malheureusement toutes échoué à mettre en place un dispositif civil ou pénal de protection.
La proposition de loi relative à la protection du secret des affaires vise à transposer en droit français la directive du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulguées, dont l’objectif est d’établir un niveau suffisant, proportionné et comparable de réparation dans tout le marché intérieur en cas d’appropriation illicite.
On peut légitimement déplorer les conditions de présentation et d’examen de ce texte : la transposition d’une directive au moyen d’une proposition de loi nous prive d’une étude d’impact ; le délai d’à peine deux semaines entre l’adoption en séance par l’Assemblée nationale et le passage en commission au Sénat était trop court ; l’examen du texte a commencé quelques semaines seulement avant l’expiration du délai de transposition.
Toutefois, la transposition de cette directive permettra à la France de se doter d’un régime de protection du patrimoine économique, technologique et informationnel de ses entreprises.
Aussi, notre groupe se réjouit, d’une part, que la commission mixte paritaire chargée d’élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion soit parvenue à un accord, et, d’autre part, que le texte adopté reprenne, pour une grande part, la rédaction retenue par le Sénat.
Néanmoins, nous souhaitons modérer notre position sur deux points.
En premier lieu, la commission mixte paritaire a rétabli l’amende civile spécifique que nos collègues députés avaient prévue pour sanctionner les personnes qui engageraient abusivement une action relative à une atteinte au secret des affaires. Cette amende, qui avait déjà été portée à 10 000 euros contre 3 000 euros auparavant, a été considérablement majorée, puisqu’elle passe à 60 000 euros ou 20 % du montant des dommages et intérêts réclamés.
Le Sénat avait supprimé cette disposition pour deux raisons. Premièrement, l’amende civile peut être jugée contraire aux principes constitutionnels d’égalité et de légalité des délits et des peines ; deuxièmement, il apparaît probable que les juges ne l’appliquent pas, au vu de leur pratique actuelle en matière d’amendes civiles pour procédure abusive.
En second lieu, la commission mixte paritaire a procédé à une autre suppression, celle du délit d’espionnage économique. Cette notion avait été introduite par la commission des lois du Sénat, afin de sanctionner le détournement d’une information protégée au titre du secret des affaires à des fins exclusivement économiques, excluant de son champ les journalistes, les lanceurs d’alerte et les représentants des salariés.
Pour le Sénat, le message devait être clair : les entreprises françaises sont soumises à une véritable guerre économique, qui ne cesse de s’amplifier. Un volet pénal avait donc toute sa pertinence, avec une amende de 375 000 euros, largement supérieure à celle qui est prévue pour sanctionner le vol.
Notre groupe regrette que cette notion ait été écartée et encourage vivement les deux rapporteurs du texte à tenir leur engagement de poursuivre l’étude de cette question dans le cadre d’une mission plus large, visant à mieux armer encore nos entreprises dans cette guerre.
Madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le président de la commission des lois, Philippe Bas, l’a souligné : « un réarmement juridique de la France s’impose contre le pillage des données ! » Nous ne pouvons que souscrire à ce point de vue.
Au cours des dernières années, quelque 20 % des entreprises indiquent avoir subi au moins une tentative d’appropriation illicite de leurs secrets d’affaires, et 25 % d’entre elles ont signalé un vol d’informations confidentielles.
Cette proposition de loi a le mérite d’offrir de bonnes bases à la protection des secrets commerciaux et du savoir-faire commercial dans notre pays, aussi, le groupe Les Indépendants – République et Territoires votera en faveur de ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires et du groupe La République En Marche, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier.
M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, l’examen des conclusions de la commission mixte paritaire sur cette proposition de loi transposant la directive sur la protection du secret des affaires intervient alors que le conflit commercial entre les États-Unis et la Chine, mais aussi entre les États-Unis, le Canada et l’Europe, paraît s’intensifier. Les pratiques d’espionnage économique visant les entreprises françaises et européennes, qui s’ajoutent aux vulnérabilités nouvelles liées aux cyberattaques, sont plus que jamais une réalité.
Pendant longtemps, les pays européens ont manqué d’un cadre juridique réellement protecteur pour leurs entreprises.
Alors que les États-Unis disposent depuis la fin des années 1990 d’un puissant arsenal de lutte contre les atteintes au secret des affaires, avec en particulier la loi Clinger-Cohen de 1996, ce n’est qu’en 2016 que les dirigeants européens ont adopté la directive sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulguées – soit le secret des affaires –, qui enjoint, pour la première fois, l’ensemble des États membres à instaurer un régime général de protection des secrets d’affaires et qui rend ceux-ci opposables lors de procédures contentieuses. Jusqu’alors, toutes les tentatives d’instaurer un tel régime général en France avaient échoué.
D’après la définition générale, un secret d’affaires est une information ayant une valeur marchande, considérée comme confidentielle par l’entreprise et qui lui donne un avantage compétitif dans son secteur.
La numérisation de l’économie rend la protection des secrets d’affaires encore plus cruciale. D’après une étude publiée l’an dernier dans la revue i2D, la France est le neuvième pays au monde le plus attaqué par les cybercriminels.
Toutefois, la culture de sécurité informatique y reste étonnamment peu développée. Tout se passe comme si les usagers s’en remettaient à la solidité supposée du « système » sans imaginer que leurs outils informatiques puissent faire l’objet de piratage et que leurs données personnelles ou des informations confidentielles de leur entreprise puissent être divulguées à leur insu.
Néanmoins, la révélation, ces dernières années, de plusieurs scandales, comme celui du Mediator, ou des affaires LuxLeaks et « Panama Papers », a sensibilisé le public à ce sujet et a engendré une grande défiance à l’égard des acteurs économiques et de la mondialisation.
La mobilisation impressionnante des organisations non gouvernementales, des organes de presse ou des lanceurs d’alerte lors de l’examen de ce texte en témoigne. Malgré les délais d’examen très courts et les marges de manœuvre limitées du législateur, la directive sur le secret des affaires continue de susciter des craintes et des oppositions, parfois excessives.
Le texte issu des travaux de la commission mixte paritaire apparaît plutôt équilibré, dans la mesure où il effectue une transposition assez stricte du contenu de la directive, en particulier en ce qui concerne la définition du concept même de secret des affaires. Du point de vue du Sénat, il est même plus équilibré qu’en première lecture, puisqu’il rétablit, notamment, l’amende civile en cas de procédure dilatoire ou abusive.
Par ailleurs, la pénalisation de l’espionnage économique, qui a suscité de vifs débats en première lecture et dont mon groupe avait demandé la suppression, n’a pas été retenue dans la version finale, car ce type d’infraction est déjà couvert par la législation sur le vol et l’abus de confiance.
Enfin, la notion de valeur commerciale effective ou potentielle de l’information protégée a été préférée à celle de valeur économique, dont l’acception paraissait trop floue.
On peut encore s’interroger sur la longueur du délai de prescription – cinq ans – en matière de violation du secret des affaires, mais, globalement, ce texte offre un cadre raisonnable et conforme à nos responsabilités de législateur, dans la mesure où il s’agit, je le rappelle, d’un texte de transposition.
Comme l’avait souligné notre collègue Jean-Marc Gabouty lors de la première lecture, cette transposition constitue bien une nouveauté juridique, puisque le droit français ne définissait pas jusqu’à présent le secret des affaires, même s’il y faisait souvent référence.
La protection du secret des affaires est en revanche un principe inscrit depuis longtemps dans le droit anglo-saxon, aux côtés de la législation sur les marques et les brevets. Aux États-Unis, depuis une décision de la Cour suprême de 1974, elle relève de la compétence des États fédérés. On peut même lui trouver des origines dans le droit romain, avec l’actio servi corrupti, qui concernait les relations entre le maître et le serviteur.
Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est de mieux protéger les entreprises européennes et françaises face à des pratiques déloyales, comme on en a connu par le passé, par exemple la conception du Tupolev soviétique, tellement copié sur le Concorde qu’on le surnommait « Concordski » (Sourires.), ou, plus récemment, l’espionnage des Américains et des Chinois dans le secteur automobile, avec en particulier une offensive menée par General Motors sur Volkswagen.
L’information protégée au titre du secret des affaires répondra donc aux trois critères énoncés à l’article premier : son caractère non accessible en raison de sa nature ou de sa conception, sa valeur commerciale effective ou potentielle et, enfin, le fait de faire l’objet de mesures de protection raisonnables de la part de son détenteur légitime.
Le texte précise également les éléments d’appréciation que le juge devra prendre en compte, notamment la nécessité éventuelle de limiter la communication de certaines informations, la formation de jugement et les modalités de publication de la décision.
La liberté d’expression et de communication reste totalement protégée par la Convention européenne des droits de l’homme comme par la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Les lanceurs d’alerte, quant à eux, bénéficient d’un statut à part entière depuis la loi Sapin II de 2016.
Par ailleurs, la question de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises a été abordée dans la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et devrait de nouveau être abordée dans le projet de loi PACTE, que nous examinerons cet automne.
En résumé, ce texte doit assurer un bon équilibre entre la liberté d’information au service de l’intérêt général et la protection des connaissances à objet commercial, dans un monde économique où la naïveté n’est pas permise.
D’une part, les exceptions à la protection du secret des affaires offrent des garanties aux journalistes, aux syndicats ou encore aux associations citoyennes. D’autre part, la protection du secret des affaires donnera plus de moyens aux PME, TPE et start-up, en particulier, pour leur permettre de se défendre dans la compétition économique.
J’y insiste, la protection des informations industrielles et commerciales doit s’accompagner du développement d’une véritable culture de la sécurité de l’information qui soit plus digne du rang de l’économie française.
Avec ces remarques, vous comprendrez, mes chers collègues, qu’à l’issue de la discussion de ces conclusions, la majorité des membres du groupe du RDSE, dans sa très grande liberté de vote, se prononceront pour l’adoption de cette proposition de loi, tandis que quelques membres s’y opposeront, faute d’adoption des amendements qu’ils avaient défendus en première lecture. (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. – Mme Michèle Vullien et M. André Gattolin applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. André Gattolin.
M. André Gattolin. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, la proposition de loi que nous étudions aujourd’hui, au retour d’une commission mixte paritaire conclusive, vise à assurer un niveau de protection commun du secret des affaires au sein de l’Union européenne, au profit de nos entreprises, de leur savoir-faire, de leurs innovations, contre le pillage industriel, la concurrence déloyale et ce que l’on appelle, par un euphémisme douteux, « l’intelligence économique », mais qui, en parler franc, signifie ni plus ni moins l’espionnage économique.
L’actualité récente est là pour nous rappeler de manière récurrente que ces pratiques déloyales ne cessent de se développer entre entreprises, parfois avec l’appui de services de renseignement de pays supposément alliés, voire amis.
Je souhaite remercier notre collègue de la commission des affaires européennes, Philippe Bonnecarrère, du cadrage général externe et interne qu’il a effectué et rappeler le rôle de la commission des affaires européennes du Sénat sur ce texte, dès 2013. Au moment de l’élaboration de la directive, nous avions auditionné Mme la rapporteur au Parlement européen et nous avions mis en lumière, bien avant que cela fasse polémique, le droit des journalistes et des lanceurs d’alerte, ce qui avait permis, déjà, de corriger le texte.
Cette proposition de loi n’a pas manqué d’animer les débats au sein du Parlement, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat, car elle renvoie à une valeur fondamentale de nos démocraties : la liberté d’expression, pilier de nos institutions et principe fondamental de l’État de droit.
L’ambition du Gouvernement, que nous partageons, a toujours été de protéger par ce texte les intérêts économiques de nos entreprises dans un environnement concurrentiel, tout en préservant la liberté d’expression et en protégeant le rôle essentiel du travail journalistique et des lanceurs d’alerte. Les travaux de l’Assemblée nationale en première lecture reflétaient bien, selon nous, cet exercice délicat d’équilibre entre protection de nos acteurs économiques stratégiques et respect de nos libertés fondamentales.
On peut, à ce titre, citer la création d’une amende civile destinée à lutter contre les « procédures bâillons » exercées à l’encontre d’un individu, d’une association ou d’une organisation et qui visent à intimider et à dissuader ceux-ci de dévoiler publiquement des informations en leur possession.
Le passage au Sénat a permis d’enrichir certains aspects du texte, notamment en précisant la définition du détenteur légitime du secret et la caractérisation de l’obtention illicite du secret des affaires. Les procédures judiciaires mises en place pour garantir une protection efficace du secret des affaires ont également été clarifiées.
Au fil de la discussion, le texte a toutefois été durci sur certains points, s’éloignant de l’ambition initiale de la proposition de loi et du droit européen, avec notamment la suppression de l’amende civile pour lutter contre les « procédures bâillons » et l’insertion d’un volet pénal. L’accord trouvé en commission mixte paritaire a heureusement permis de corriger ces évolutions. Nous nous en réjouissons et nous félicitons les deux rapporteurs, en particulier celui du Sénat, Christophe-André Frassa.
Tout d’abord, la rédaction de l’article 1er, qui caractérise la nature de l’information protégée par le secret des affaires, est parfaitement alignée avec la définition suggérée par la directive européenne. L’information protégée doit ainsi revêtir, du fait de son caractère secret, une valeur commerciale effective ou potentielle. Cette notion, moins extensive que celle de valeur économique, se rapproche davantage de la définition prévue par la directive. De cette manière, nous écartons le risque d’une surtransposition potentiellement abusive, donc condamnable, du droit européen.
Ensuite, l’amende civile permettant de lutter contre les procédures abusives ou dilatoires a été rétablie. Ce point est crucial pour répondre aux inquiétudes des journalistes, des lanceurs d’alertes et des ONG. À présent, les entreprises engageant des procédures abusives ou dilatoires à l’encontre des journalistes, des lanceurs d’alerte ou des représentants des salariés s’exposeront à une amende pouvant aller jusqu’à 60 000 euros ou 20 % du montant des dommages et intérêts demandés.
Enfin, l’infraction pénale insérée lors de l’examen du texte au Sénat, qui permettait de sanctionner le détournement d’une information économique protégée, a été retirée. Cette disposition n’apparaissait pas nécessaire pour répondre à l’objectif de la proposition de loi.
Les travaux effectués par les rapporteurs de nos deux assemblées ont donc été utiles et méritent d’être salués, car l’accord trouvé vise bien l’objectif commun de protection des entreprises françaises contre le pillage industriel, tout en respectant la liberté d’expression et le droit à l’information.
C’est pourquoi, mes chers collègues, le groupe La République En Marche votera en faveur de ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche. – Mme Michèle Vullien applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Éric Bocquet.
M. Éric Bocquet. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le rapporteur, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, ce texte avait comme intitulé, à l’origine, « Protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites ». Ce n’est pas anodin : le Gouvernement a fait adopter le texte sur la protection du secret des affaires derrière un nom trompeur et sans réelle concertation.
Cette proposition de loi a pour seul objectif de protéger, même contre l’intérêt général, toute information revêtant une valeur commerciale du fait de son caractère secret.
Rarement un texte aura fait ainsi l’unanimité contre lui dans le monde, au sens large. Les rédactions sont unanimes, quelle que soit leur sensibilité, des Échos à Fakir, et plus d’un demi-million de citoyens se sont mobilisés, car ce que vous proposez en guise de liberté d’informer, c’est la mise en place d’une forme de censure. Il en va de même pour toutes les ONG, regroupées dans le collectif Stop secret des affaires, qui se battent pour que l’intérêt particulier de quelques-uns n’impose pas la loi du silence à tous les autres.
Toutes ces personnes seraient-elles à ce point dans l’erreur ? Cinquante-deux organisations feraient-elles fausse route ? Sommes-nous si nombreux à ne pas avoir compris ce texte et à surestimer les dangers qu’il comporte ?
Pourtant, ainsi que nous en avons fait la démonstration lors des débats, avec ce texte, la recherche de la vérité s’arrêtera trop souvent aux portes de l’entreprise. En faisant le lien avec le projet de loi dit « contre les fausses informations », les Fake News, on constate que cette vérité sera même demain définie par l’État !
Vous nous répétez à l’envi que ce texte, bien entendu, ne sert qu’à protéger nos entreprises d’une concurrence féroce – et réelle –, mais vous avez refusé nos nombreux amendements qui visaient, justement, à réduire le champ d’application du secret des affaires à l’entreprise et à protéger les PME et les sous-traitants de ce secret si largement défini.
Ce qui est mis en cause aujourd’hui, comme le rappelle un éminent journaliste, c’est « cette vérité qui procède de la raison par la déduction, le recoupement, la recherche, la vérification, la précision. Bref, cette vérité qui suppose l’enquête. Derrière ce mot apparemment simple, il y a un travail patient, minutieux et complexe, essentiellement collectif, où la vérité est produite, trouvée, dénichée, accouchée, débusquée… »
Cette vérité que révèlent, dans un souci de protection de l’intérêt général, en faisant fi de leur propre situation et des conséquences parfois lourdes sur leur vie personnelle et professionnelle, des chercheurs, des journalistes, des salariés, des représentants du personnel – la liste n’est pas exhaustive.
Aujourd’hui, ce que vous faites avancer, c’est la protection de l’optimisation fiscale, le chantage au fournisseur, la sous-traitance en cascade, les techniques de management douteuses, les pratiques à la limite de la légalité, mais aussi de possibles risques sanitaires et environnementaux majeurs présents et à venir : rôles des perturbateurs endocriniens, impact des pesticides sur la santé ou l’environnement, ou toute information que l’entreprise qualifiera de secrète.
Il ne s’agit pas d’une vue de l’esprit de quelques activistes extrêmes. Aujourd’hui, de nombreux juristes dénoncent également ce texte. Deux avocats spécialisés le font en ces termes : « Imaginez que quelqu’un, au sein d’une entreprise pharmaceutique, estime qu’un produit dangereux, néfaste pour la santé ou l’environnement, a été mis sur le marché. Eh bien, la dérogation à la protection du secret des affaires serait alors probablement suspendue à l’issue d’investigations et de procédures pouvant durer des années. Dès lors qu’elle ne pourrait pas être d’un effet immédiat, elle prive mécaniquement le lanceur d’alerte de toute protection. »
Comme nous l’avons dit lors des débats, l’arsenal juridique français est déjà très bien fourni en ce qui concerne la propriété intellectuelle, le secret médical, les secrets de fabrique ou encore la protection des secrets d’État, avec le fameux secret défense. Cette loi de transposition, voire de surtransposition, n’était donc pas indispensable !
Aujourd’hui, vous prenez aussi le risque de provoquer l’autocensure, parce que la loi prévoit des sanctions tellement énormes qu’elles peuvent atteindre, en cas de préjudice commercial à réparer, plusieurs millions d’euros. Si cette menace est brandie, les gens n’oseront plus divulguer d’informations et chacun s’imposera l’autocensure.
Comme le souligne l’observatoire des médias Acrimed, ce texte s’inscrit dans une tendance durable, de la part des détenteurs du pouvoir économique, à mobiliser les ressources du droit pour dissuader les enquêtes portant sur la façon dont ils mènent leurs affaires et soustraire ainsi à l’attention du public des informations d’intérêt général.
C’est une étape supplémentaire dans un travail de sophistication des outils juridiques permettant l’opacité, en lieu et place de la nécessaire transparence, et autorisant la définition de thèmes et d’objets considérés pouvant légalement faire l’objet d’investigations. Cette loi sera une arme au service des intérêts privés contre l’intérêt général.
En guise de conclusion, je citerai cette analyse de Roberto Scarpinato, procureur général de Palerme et spécialiste de la lutte contre la haute criminalité mafieuse, qui déclarait à Mediapart : « Le secret et le mensonge sont incompatibles avec la démocratie. La différence entre démocratie et autocratie réside dans le rapport qu’elles entretiennent avec le secret. La démocratie est le gouvernement du pouvoir visible : le gouvernement public, en public. Dans l’autocratie le secret est la règle, tandis qu’en démocratie le secret est l’exception, lorsque la raison d’État le demande, et même dans ce cas, il doit être contrôlé par le pouvoir visible. »
Madame la garde des sceaux, je voudrais saluer votre insistance à cette tribune à rassurer les journalistes et les lanceurs d’alerte, mais je suis au regret de vous dire que, à la fin de ce débat, nous ne sommes pas convaincus. Nous voterons par conséquent contre les conclusions de cette commission mixte paritaire.
M. le président. La parole est à Mme Jacky Deromedi.
Mme Jacky Deromedi. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, chers collègues, cette proposition de loi est un texte de défense de nos entreprises, donc de l’emploi de leurs salariés.
Elle part d’un constat de bon sens : nous devons défendre les entreprises françaises contre l’espionnage industriel, je dirais même parfois le pillage de certaines de nos industries, qui s’est développé tout spécialement ces dernières années dans un contexte de mondialisation et de concurrence exacerbée entre les acteurs économiques.
Il s’agit non pas d’un risque abstrait et futur, mais d’une réalité dont nous subissons les effets chaque jour. Ces pratiques contribuent à l’érosion de nos avantages compétitifs, à la perte de notre savoir-faire, au rachat de nos firmes et, finalement, à la perte d’emplois.
Pendant ce temps, les pays qui sont les principaux partenaires économiques de l’Europe sont aussi souvent les premiers à prendre des mesures, afin de protéger leur savoir-faire commercial. La France était à la traîne. L’arsenal législatif européen et français n’est plus adapté à ces réalités. Il n’offrait pas même une définition unifiée du concept de secret des affaires, et cela a rendu notre économie vulnérable. Cette proposition de loi est donc bienvenue.
Nos entreprises attendaient cette protection depuis plusieurs années. Le débat est ancien. Plusieurs tentatives ont eu lieu sous les gouvernements précédents, quelles que soient les majorités de gauche et de droite. Toutes ont échoué jusqu’au moment où la France a porté ce débat au niveau européen.
La directive européenne que cette proposition de loi transpose a été en effet présentée sur l’initiative de la France par M. Cazeneuve, alors ministre délégué aux affaires européennes. La directive a été adoptée le 8 juin 2016 et votée par près de 80 % des parlementaires français au Parlement européen.
Après de longs débats détaillés et approfondis, on doit se féliciter que le texte qui nous est présenté ait recueilli un très large accord sur l’essentiel.
Protéger le savoir-faire de nos entreprises sans pour autant sacrifier la liberté de la presse : à première vue, ces objectifs peuvent paraître totalement contradictoires et opposés. Les équilibres à trouver sont « subtils », pour reprendre l’adjectif que vous avez employé, madame la garde des sceaux, et, avez-vous ajouté, ils doivent être définis « dans un cadre européen très contraint », qui suscite des inquiétudes et des interrogations.
En réalité, les deux objectifs de défense des entreprises et de protection des journalistes et des lanceurs d’alerte m’apparaissent non pas concurrents, mais complémentaires. Il faut remercier les deux rapporteurs des commissions compétentes, particulièrement notre collègue Christophe-André Frassa, d’avoir su trouver un bon terrain d’entente.
Le texte adopte une définition claire du secret des affaires, jusqu’alors fondé sur le droit commun de la responsabilité civile et la jurisprudence. Cela facilitera la tâche des entreprises et des juges. Il retient des critères cumulatifs particulièrement stricts, dans les termes de la directive.
Il y avait débat sur la nature des informations protégées : fallait-il prendre en compte la valeur économique ou la valeur commerciale ? Toutes les données de nature économique détenues par une entreprise ne relèveront pas du secret des affaires. Seules le pourront celles qui font l’objet de mesures raisonnables de protection et qui revêtent une valeur commerciale effective ou potentielle pour son détenteur, lequel devra en apporter la preuve.
Le texte apporte des garanties de procédure qui ont été renforcées durant les débats. Le dispositif a ainsi été étendu à l’ensemble des procédures devant les juridictions civiles, commerciales et administratives.
Le Sénat avait souhaité créer une infraction spécifique sanctionnant l’atteinte au secret des affaires et l’espionnage économique. Nos collègues de l’Assemblée nationale penchaient plutôt le recours au droit commun – vol, recel, abus de confiance, intrusion dans un système informatique – ces qualifications leur paraissant suffisantes pour engager des poursuites.
Sur ce point, je partage entièrement l’opinion de notre rapporteur : nous sommes dans une guerre économique ; un volet civil ne suffit pas, il faut un volet pénal.
Faute de temps, nous n’avons pu procéder à toutes les consultations que nous aurions souhaité mener. Lors des travaux de la commission mixte paritaire, le président Philippe Bas a obtenu l’engagement de son homologue à l’Assemblée nationale, Mme Yaël Braun-Pivet, sur la poursuite de nos travaux sur cette question.
Certains médias ont dénoncé ce texte comme instaurant une nouvelle forme de censure de la presse, pourtant abolie par la loi du 29 juillet 1881. Tel n’est pas le cas. Le texte comporte à ce sujet des garanties très claires et précises, sous le contrôle du juge. Le secret des affaires garanti par cette loi n’est pas absolu ; il est strictement encadré.
Une entreprise ne pourra évidemment s’en prévaloir pour s’opposer aux enquêtes judiciaires ou administratives. Elle ne pourra pas davantage s’opposer à la révélation d’un secret des affaires, lorsque cette révélation est nécessaire pour l’exercice du droit syndical. Elle ne pourra pas obtenir de dommages et intérêts contre un salarié qui, de bonne foi et dans un but d’intérêt général, a porté à la connaissance d’un journaliste une activité illégale, une faute ou un comportement répréhensible.
En cas de révélation d’un secret des affaires, journalistes comme lanceurs d’alerte pourront toujours se prévaloir d’avoir agi dans le cadre de l’exercice légitime de leur liberté d’expression et d’information. Ces principes sont très clairement énoncés dans le texte qui vous est soumis.
Le champ de la protection a d’ailleurs été élargi par la commission mixte paritaire par le rétablissement de la procédure d’amende civile, afin de répondre au risque de ce que l’on a appelé les « procédures bâillons ». Je persiste à penser, avec M. le rapporteur, que cette procédure n’était pas indispensable et qu’elle présente des risques d’inconstitutionnalité, que la décision du Conseil constitutionnel du 23 mars 2017 a mis à jour.
À l’Assemblée nationale, vous avez annoncé, madame la garde des sceaux, que le Gouvernement avait décidé de confier à M. le député Gauvain et à M. le sénateur Frassa, rapporteur de la proposition de loi, une mission d’analyse des mesures de protection des entreprises françaises confrontées à des procédures judiciaires ou administratives de portée extraterritoriale. Vous avez évoqué, notamment, la loi de blocage de 1968.
Je profite de ce débat pour vous demander si le Gouvernement entend prendre des initiatives à ce sujet au niveau européen. Alors que se met en place une guerre commerciale venant d’outre-Atlantique, l’Europe est-elle prête à réagir ?
En conclusion, je voterai ce texte, avec les autres membres de mon groupe. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)