M. François-Noël Buffet. Le présent article est important, car il traite du délai de prescription. La durée de celui-ci doit-elle être de vingt ans comme aujourd’hui ? Doit-elle passer à trente ans, comme cela est proposé, voire à quarante ans, comme certains le souhaitent ? Faut-il prévoir l’imprescriptibilité ? Pour ma part, je plaide pour l’imprescriptibilité.
Ceux qui s’y opposent le font au nom d’un certain nombre de principes. Ils invoquent l’impossibilité de recueillir des preuves, compte tenu du temps écoulé. Certains plaident même pour le droit à l’oubli. Or la victime, elle, n’oublie pas. Pour les victimes d’un crime ayant touché leur intimité la plus profonde, comme l’a rappelé mon collègue Houpert, les choses sont beaucoup plus complexes et elles sont gravées longtemps.
Dans ces cas particuliers, la difficulté tient à la capacité de la victime à révéler publiquement son agression et donc à déclencher l’action publique permettant la poursuite de l’auteur du crime.
Les crimes sexuels sont très différents de n’importe quel crime de sang. Dans ce dernier cas, la victime est évidemment parfaitement connue puisqu’elle a été retrouvée. L’enquête judiciaire s’engage immédiatement. Il n’y a pas de problème de prescription a priori.
Le problème du crime sexuel tient au moment où il est révélé. À partir de ce moment-là, l’action sera-t-elle prescrite, possible ou pas, pour la victime ? En l’état actuel du droit, l’action est possible jusqu’à l’âge de trente-huit ans, mais plus au-delà.
Nous avons constaté lors des auditions auxquelles nous avons procédé, comme l’ont démontré d’importantes études scientifiques, qu’il faut du temps à la victime pour pouvoir révéler ce qu’elle a vécu. Il lui faut une certaine forme de stabilité dans sa vie sociale pour que puisse se révéler, à un moment et dans des conditions que l’on ne connaît pas, sa capacité à dire les choses.
L’imprescriptibilité permettrait aux victimes d’engager les poursuites nécessaires à compter de la révélation du crime.
Tel est l’objet de cet amendement.
M. le président. L’amendement n° 8 rectifié sexies, présenté par Mmes Boulay-Espéronnier, Garriaud-Maylam et Puissat, MM. Lefèvre, Brisson, P. Dominati, Bascher, Pierre, B. Fournier, Savary et Panunzi et Mmes Deromedi et Micouleau, est ainsi libellé :
Alinéa 2
Remplacer le nombre :
trente
par le nombre :
quarante
La parole est à Mme Céline Boulay-Espéronnier.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. Cet amendement vise à donner plus de temps aux victimes de crimes sexuels commis alors qu’elles étaient mineures pour porter plainte devant la justice.
En effet, face à la gravité des faits et aux difficultés des victimes à accepter d’avoir subi une agression sexuelle et d’en témoigner, à retrouver la mémoire après une amnésie traumatique – il en a longuement été question – et à porter l’affaire devant la justice, il paraît nécessaire d’allonger à quarante ans le délai de prescription pour ces crimes auxquels l’imprescriptibilité ne s’applique pas. Cela me semble être un bon compromis.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Marie Mercier, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Lors de nos travaux, qui ont duré longtemps, qui nous ont pris du temps et du cœur, nous avons été saisis d’émotion en prenant conscience de ce qu’était un crime sexuel sur mineurs de moins de quinze ans, et ce à juste titre, car ces crimes sont les plus odieux.
Pour autant, l’imprescriptibilité n’est pas, il faut en être bien conscient, une réponse efficace aux crimes sexuels commis contre les mineurs.
En effet, quelles preuves imagine-t-on pouvoir recueillir cinquante ans après les faits ? On mettrait en difficulté les victimes.
Les amendements visant l’imprescriptibilité, s’ils étaient adoptés, créeraient un précédent, car l’imprescriptibilité n’existe actuellement dans le droit français que pour un seul type de crime, le crime contre l’humanité, parce qu’on peut recueillir des preuves et qu’on ne risque pas de commettre de dramatiques erreurs judiciaires. Or même dix ans seulement après les faits, un crime sexuel reste très difficile à prouver.
Malgré toute l’horreur que ces crimes peuvent constituer, on ne peut pas les traiter de la même façon que la Shoah. Cela ne nous semble pas possible. Sinon, quelle hiérarchie allons-nous établir ? Pourquoi ne pas également rendre imprescriptibles les crimes terroristes, comme celui qui s’est malheureusement déroulé ce week-end ? Les terroristes aussi tuent des enfants. Pourquoi l’imprescriptibilité ne s’appliquerait-elle pas aux crimes de guerre ? Aux homicides ? Aux actes de barbarie ? Au trafic de drogue ? Aux trafics et aux crimes financiers ?
En fait, nous sommes face à un problème de cohérence dans l’échelle des peines. Le trafic de stupéfiants, c’est perpétuité ; un crime sexuel, c’est vingt ans. Lorsque l’on entend cela, on mesure la difficulté. Les crimes sexuels sont plus odieux que les crimes de droit commun, c’est sûr.
Il convient donc de modifier les peines encourues et non de changer le régime de prescription, car ce n’est pas la bonne réponse.
Le Conseil d’État, qui a été saisi à juste titre, a émis les réserves nécessaires, concernant en particulier les crimes de guerre.
Pour simplifier, la prescription ne protège pas les criminels ; elle garantit le droit à un procès équitable et respecte aussi, et encore, la victime.
Cela étant, la commission émet un avis défavorable sur ces quatre amendements.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Marlène Schiappa, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes. L’avis du Gouvernement rejoint en tous points l’analyse de la commission et de son rapporteur, Marie Mercier.
Il nous semble que l’imprescriptibilité ne serait pas constitutionnelle. Le Conseil constitutionnel n’admet en effet l’imprescriptibilité que pour les crimes qui touchent à l’ensemble de la communauté internationale. Le risque de censure est donc véritablement important.
C’est notamment pour cette raison que le rapport de la mission de consensus Flavie Flament – Jacques Calmettes avait préconisé l’allongement à trente ans du délai de prescription. C’est d’ailleurs ce que le Gouvernement proposera dans son projet de loi.
Par ailleurs, un nouveau délai de quarante ans nous semble être une complexification du droit qui n’est pas souhaitable.
Le Gouvernement émet donc un avis défavorable sur ces amendements.
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour explication de vote.
Mme Esther Benbassa. Nous avons déjà à plusieurs reprises débattu de la question de la prescription des infractions sexuelles dans cet hémicycle. Pour beaucoup, l’allongement du délai de prescription est un gage de considération des victimes. Il semble inéluctable, à la lecture tant de cette proposition de loi que du projet de loi que nous étudierons bientôt.
Pourtant – c’est mon intime conviction –, s’il est absolument essentiel – et c’est l’état du droit – que le délai de prescription ne coure qu’à compter de la majorité, la tendance à l’allongement constant des délais n’est pas une réponse adéquate à la souffrance qui s’exprime.
À propos de la réforme de la prescription votée il y a à peine un an par le Parlement, le Syndicat de la magistrature rappelait que « les bonnes intentions ne font pas une bonne législation ».
Il affirmait également – et je partage ces propos – que « la prescription n’est pas l’ennemi de la justice, elle est au contraire un de ses piliers. Garantie essentielle pour le procès équitable et surtout, condition de l’apaisement social que la justice recherche, elle procède d’un équilibre complexe. »
De surcroît, nous ne pouvons ignorer les traductions concrètes de cet allongement de la prescription. Elles sont rappelées par les avocats et magistrats qui traitent de ces affaires : quelle que soit la crédibilité de la parole d’une victime, elle ne peut à elle seule et sans autre élément fonder une condamnation dans un État de droit.
Il n’est ainsi pas rare que les plaintes déposées tardivement soient classées ou qu’elles aboutissent à un non-lieu. Quelle souffrance alors pour les victimes !
Comme je l’ai déjà dit, la difficulté de tant de victimes mineures d’infractions sexuelles à parler, à porter plainte n’appelle pas une réponse uniquement législative ; elle exige aussi une réponse sociale et sociétale d’ampleur.
M. le président. La parole est à Mme Marie-Pierre de la Gontrie, pour explication de vote.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. La disposition dont nous débattons est extrêmement délicate et elle a suscité beaucoup de réflexions au sein de notre groupe de travail. Le contexte législatif est extrêmement complexe puisque, en la matière, les règles de la prescription ne sont pas les mêmes que dans le droit commun. La prescription d’une infraction sexuelle ne court qu’à compter de la majorité de la victime, mais les règles varient, y compris pour les délits, selon la gravité des actes. C’est dire combien le sujet est complexe.
La durée de la prescription a été doublée il y a tout juste un an par le Parlement, tant pour les délits que pour les crimes, mais la question de l’imprescriptibilité ou de l’allongement de la prescription est revenue dans le débat depuis plusieurs mois en raison de la prise en compte de la fameuse amnésie traumatique.
Au sein du groupe de travail, nous avons jugé qu’il était juste de prolonger de dix ans la durée de la prescription et de ne pas accepter l’imprescriptibilité. Pourquoi ?
Le système juridique français prévoit la possibilité de la prescription, ce qui n’est pas le cas des législations anglo-saxonnes. Nous avons donc depuis fort longtemps décidé que, en fonction de la hiérarchie de la gravité des infractions, la prescription ne serait pas la même pour les crimes ou pour les délits, et nous avons réservé l’imprescriptibilité aux crimes contre l’humanité. L’extension de l’imprescriptibilité à un unique type d’infractions se heurterait à cette situation.
Par ailleurs, il y a quelques années, la Cour européenne des droits de l’homme a eu l’occasion d’exprimer son point de vue sur la question de l’imprescriptibilité, rappelant la nécessité de ce qu’on appelle le procès équitable. En effet, des années après les faits, les circonstances ayant considérablement évolué, on peut douter de l’équité du procès.
Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, le groupe de travail a opté pour une prolongation de dix ans du délai de prescription, y compris pour les délits, ce qui n’est pas le cas dans le projet de loi gouvernemental renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Le groupe socialiste et républicain ne votera donc pas les présents amendements.
M. le président. La parole est à M. Jacques Bigot, pour explication de vote.
M. Jacques Bigot. Il y a un peu plus d’un an, nous avons eu de longs débats sur la question de la prescription, y compris des crimes sexuels.
Nous avons alors pris acte du fait qu’il était important que le point de départ du délai de prescription soit fixé au moment où la victime mineure accède à la majorité, mais que le délai actuel, porté à vingt ans pour les crimes, devait rester de droit commun.
Nous avons en effet débattu de l’extension à trente ans du délai de prescription, mais après des hésitations, le rapporteur de l’époque, François-Noël Buffet, avait finalement jugé préférable de ne pas déroger à la règle générale, c’est-à-dire à un délai de prescription de vingt ans.
La présente proposition de loi, comme le projet de loi que vous avez déposé à l’Assemblée nationale, madame la secrétaire d’État, tend à modifier la loi portant réforme de la prescription en matière pénale un an après sa promulgation. Cela n’a pas de sens !
Si l’on considère que l’amnésie traumatique existe, il faut que la victime puisse porter plainte quand elle n’en subit plus les effets, or les spécialistes que nous avons auditionnés s’accordent à dire que ce n’est pas forcément à quarante-huit ans ou à cinquante-huit ans que cela arrive ; dans ce cas, la seule réponse est l’imprescriptibilité, comme le proposent notre rapporteur de l’époque, François-Noël Buffet, et Michelle Meunier.
Si l’on accepte l’idée que, en raison d’une amnésie traumatique, la victime n’est pas capable de porter plainte en temps utile et qu’elle doit pouvoir le faire des années et des années plus tard, alors même que la preuve sera difficile à apporter et que le débat judiciaire sera compliqué, il faut revenir sur la prescription – je rappelle que dans certains pays la prescription n’existe pas.
Dans le cas contraire, il faut nous en tenir à ce que nous avons voté il y a un an. Pour ma part – c’est un point de vue personnel, en dissonance par rapport à celui de mon groupe, au sein duquel nous avons eu des débats –, je ne voterai pas les amendements visant l’imprescriptibilité, et je pense que, s’ils étaient cohérents, mes collègues qui sont aujourd’hui favorables à l’extension à trente ans du délai de prescription devraient les voter. L’imprescriptibilité devrait l’emporter. Sinon, cela n’a pas de sens.
M. le président. La parole est à Mme Françoise Gatel, pour explication de vote.
Mme Françoise Gatel. Le débat que nous avons montre bien l’importance que nous accordons à la gravité des agressions dont nous parlons, mais aussi la difficulté à trouver une réponse juste et satisfaisante – je ne sais d’ailleurs pas si une telle réponse existe vraiment.
Je veux toutefois rappeler que notre objectif est de prendre en compte les victimes et de les aider à se reconstruire. On peut penser que l’imprescriptibilité servira les victimes – c’était un peu l’idée que j’avais avant de démarrer les travaux du groupe conduit par Marie Mercier –, mais en entendant l’ensemble des personnes que nous avons auditionnées, dans leur diversité, j’ai compris que tel ne serait pas forcément le cas.
En effet, mes chers collègues, l’imprescriptibilité pourrait confronter les victimes à une vraie difficulté. Si les procès d’assises ont lieu vingt-cinq, trente ou quarante ans après les faits, la justice risque de se trouver dans l’incapacité absolue d’apporter la preuve du crime ou de retrouver l’agresseur. Nous ferions ainsi prendre aux victimes le risque d’un non-lieu ou d’un acquittement qui aggraveraient leur sentiment de culpabilité et d’abandon.
Certes, ces crimes sont extrêmement graves et nous devons les combattre de toute notre force. Nous devons les prévenir et les sanctionner quand ils ont eu lieu. Nous pouvons satisfaire les affaires qui relèvent du pénal. Pour le reste, le silence des victimes demeurera.
Pour ces raisons ainsi que pour les considérations de cohérence juridique qui ont été présentées à la fois par la rapporteur et par mes collègues, je suis donc défavorable à l’imprescriptibilité.
M. le président. La parole est à M. Alain Houpert, pour explication de vote.
M. Alain Houpert. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, chers collègues, le Sénat, comme il l’a fait dans son histoire, peut montrer la juste voie sur un sujet fondamental de société.
Dans son avis du 1er octobre 2015, le Conseil d’État n’invoque pas l’efficacité de l’imprescriptibilité, mais il rappelle que « le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour décider du principe et des modalités de la prescription de l’action publique et de la peine. » De surcroît, ni la Constitution ni la Convention européenne des droits de l’homme ne comportent de dispositions expresses relatives à la prescription en matière pénale.
M. le président. La parole est à M. Alain Richard, pour explication de vote.
M. Alain Richard. Je voudrais me joindre à mes collègues qui objectent à l’idée de l’imprescriptibilité en rappelant simplement la raison d’être de la prescription.
La prescription vise non pas à pardonner ou à oublier, mais à s’assurer que le jour où la poursuite sera engagée, elle sera en situation d’aboutir équitablement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les durées de prescription sont échelonnées suivant la gravité des infractions telles qu’elles sont énumérées dans le code pénal : plus l’acte est grave, plus l’incrimination et la peine encourue sont élevées, plus on doit se garantir contre toute erreur judiciaire.
Empêcher la prescription, c’est assumer le risque, contre toute l’expérience des acteurs de notre système judiciaire, y compris les défenseurs, d’engager trente-cinq, quarante, quarante-cinq ou cinquante ans après la commission de l’acte un procès qui a tous les risques d’aboutir à un fiasco judiciaire. À mesure que les décennies passent, les moindres éléments dont dispose l’accusation – qu’il s’agisse de preuves matérielles, de témoignages ou de recueils de simples faits de la vie – deviennent plus fragiles et plus contestables, conduisant le juge, placé devant une situation d’impossibilité, à écarter la culpabilité parce qu’il n’a plus rien pour la démontrer, comme l’a très bien dit Mme Gatel à l’instant.
Quelle que soit l’émotion que cause en nous l’évocation de ces crimes, je crois qu’il faut nous garder de prendre une position d’apparence dont nous ne verrons pas les conséquences avant des décennies, à défaut de quoi nous prendrions le risque que nos successeurs, particulièrement les juges, ne constatent dans vingt ou trente ans que la présente proposition de loi les a conduits dans une impasse.
M. le président. La parole est à Mme Michelle Meunier, pour explication de vote.
Mme Michelle Meunier. Nous vivons l’un des grands moments de la vie de la Haute Assemblée, et je m’en félicite. Il est rare d’avoir des débats d’une telle qualité.
Je maintiens l’amendement n° 4, qui vise à rendre imprescriptibles les infractions sexuelles, par fidélité à ce que j’ai toujours défendu et par souci de me situer au plus près de ce que m’ont confié certaines victimes au travers de leur association. Par ailleurs, j’ai l’impression que, en fixant un délai, quel qu’il soit, on desservira forcément la victime qui, elle, n’aura pas son procès.
En écoutant Alain Richard, je me disais que, si les infractions sexuelles étaient imprescriptibles ou si le délai de prescription était allongé, quelqu’un comme Flavie Flament aurait peut-être pu obtenir réparation et voir l’auteur des faits dont elle a été victime condamné.
L’imprescriptibilité permettrait aussi d’inverser la situation des victimes qui ont trente-huit ou quarante-huit ans, et qui sont condamnées à se taire et, surtout, à protéger, en quelque sorte, leur agresseur, mettant en danger l’entourage de ce dernier. Le fait de rendre les crimes sexuels imprescriptibles permettra aussi d’enrayer la récidive.
La comédienne Andréa Bescond dit que le silence, le secret et la honte sont les complices des violences sexuelles. Faisons en sorte de ne pas ajouter le temps qui passe à cette macabre énumération.
M. le président. La parole est à Mme Laurence Cohen, pour explication de vote.
Mme Laurence Cohen. Le présent débat est complexe, mais nous partageons la volonté de protéger au mieux les victimes mineures de crimes sexuels et de châtier les coupables.
Comme Michelle Meunier, j’ai l’impression d’être fidèle au combat que je mène, qui est le même que le sien.
Par rapport à tout ce qui vient d’être dit, il me semble important de revenir sur la question de l’échelle des peines. Pour mon groupe, l’imprescriptibilité doit être réservée aux crimes contre l’humanité. Il est important de le réaffirmer.
En revanche, et c’est là toute la complexité de ce débat, les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste vont émettre un vote différent concernant l’allongement du délai de prescription. Comme tout un chacun, quelle que soit la sensibilité politique, nous nous posons des questions.
Avec d’autres collègues de mon groupe, je vais voter pour l’allongement du délai de prescription à trente ans. Compte tenu des progrès réalisés dans l’étude des mécanismes psychologiques des victimes, nous pensons que ce délai supplémentaire est nécessaire. Les positions que nous défendons et que nous allons continuer à défendre dans cet hémicycle et la parole qui se libère permettront peut-être que plus de femmes puissent témoigner de ce qu’elles subissent et que, du coup, la justice réagisse de manière plus active.
S’il me semble important d’étendre le délai de prescription à trente ans, je crois qu’il ne faut pas aller au-delà. Nous avons eu ce débat lors de l’examen de la proposition de loi modifiant le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles déposée par Muguette Dini en 2014. Nous avions déjà les mêmes interrogations. L’allongement des délais de prescription avait été voté pour les crimes et les délits, mais d’une manière générale et pas pour les mineurs, et cette disposition avait été rejetée par l’Assemblée nationale.
Dans ce débat complexe, chacun et chacune se positionnera en son âme et conscience.
M. le président. La parole est à M. Marc Laménie, pour explication de vote.
M. Marc Laménie. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, chers collègues, sur ce sujet extrêmement sensible et complexe, je rejoins ce qu’ont dit plusieurs de mes collègues. Nous avons été sensibilisés à ces questions dans le cadre des travaux de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.
Je salue le travail de Mme la rapporteur, Marie Mercier, ainsi que de l’ensemble de mes collègues. Bien que je sois cosignataire de deux des amendements en discussion commune, après les explications convaincantes, pleines de sens et de vérité de Mme la rapporteur, je me rangerai à l’avis de la commission.
Ce sujet est tellement sensible qu’il me semble nécessaire de faire confiance à la justice. Le rapport indique bien les réserves exprimées par les personnes auditionnées par la commission, mais je crois que la priorité est de lutter contre l’impunité et d’inciter au dépôt de plainte. Les victimes ont besoin d’être aidées et écoutées.
M. le président. La parole est à M. François-Noël Buffet, pour explication de vote.
M. François-Noël Buffet. Premièrement, je n’ai pas le sentiment, contrairement à ce que j’ai entendu à plusieurs reprises, que nous soyons dans une situation émotionnelle qui nous rendrait incapables de raison et de hauteur de vues. Ce débat est nécessaire et il mérite d’être tenu.
Deuxièmement, je ne reprendrai pas ce qu’a rappelé Alain Houpert il y a quelques instants concernant l’avis rendu par le Conseil d’État en 2015 sur la notion d’imprescriptibilité.
Troisièmement, Alain Richard vient d’indiquer que la prescription est nécessaire pour que le procès soit équitable, c’est-à-dire pour qu’il se tienne dans un délai permettant d’apporter des preuves. C’est pour cette raison que, en février 2017, nous avons adopté la proposition de loi d’Alain Tourret et Georges Fenech qui visait notamment à allonger les délais de prescription pour les délits. Il s’agissait en effet de prendre en compte l’évolution des technologies et des techniques qui permettent de révéler la vérité ou de faire progresser de façon plus scientifique les éléments d’enquête. Le prolongement du délai de prescription est fait pour ça.
Quatrièmement, sur toutes les travées de cet hémicycle, personne ne peut ignorer que la médecine et les sciences évoluent singulièrement en ce qui concerne le syndrome d’amnésie traumatique. En toute bonne foi, il me semble que notre devoir, notre responsabilité, ou en tout cas nos convictions doivent nous amener à comprendre ces évolutions et à en tenir compte.
Il y a un an, en ma qualité de rapporteur de la proposition de loi portant réforme de la prescription en matière pénale, j’avais préconisé de ne pas changer les délais de prescription, car je n’avais alors pas de conviction profonde. On sentait bien qu’il y avait quelque chose, mais aucun élément ne nous permettait d’aller plus loin.
Un an plus tard, je trouve que les choses ont évolué. Je suis d’ailleurs assez content d’avoir rejeté l’amendement présenté par M. Kanner devant la commission des lois au mois d’octobre dernier, car son rejet a permis de donner naissance à la proposition de ce groupe de travail que le président Bas a bien voulu installer. C’est une chance, car cela nous permet d’avoir ce débat aujourd’hui.
Parce qu’il est un lieu de raison, le Sénat doit être capable de se projeter, d’entendre ce qui se passe.
M. le président. La parole est à Mme Annick Billon, pour explication de vote.
Mme Annick Billon. Je voterai également contre les amendements en discussion commune parce que j’adhère totalement à l’argumentaire de Mme la rapporteur, Marie Mercier.
Je comprends cependant les motivations de leurs auteurs. Comme la commission des lois, la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a auditionné de nombreuses victimes et de nombreux magistrats pour aboutir à une position, et comme l’a dit Françoise Gatel, le témoignage des victimes est parfois difficile à entendre.
Il me semble toutefois qu’un consensus a été trouvé sur l’allongement du délai de prescription à trente ans, à la fois avec les magistrats et certaines associations de victimes, et pour ma part, je le voterai.
M. le président. La parole est à M. François Pillet, pour explication de vote.
M. François Pillet. Mes chers collègues, quelques sentiment ou position que l’on ait, tous sont parfaitement respectables, même éventuellement si ces sentiments ou ces positions étaient dictés ou suggérés par une émotion plus forte en raison de la nature des crimes dont nous débattons.
Rassurons-nous, car le débat que nous avons en ce moment est non pas un débat d’intention – nous avons tous la même –, mais un débat de moyen. L’imprescriptibilité est-elle un moyen susceptible d’apporter plus de justice en l’espèce ?
Je ne le crois pas, et ce pour plusieurs raisons énoncées précédemment, la principale d’entre elles étant que le temps fait dépérir la preuve. En ce domaine, la preuve matérielle est rarement existante ; la preuve testimoniale pose problème déjà quinze jours ou un mois après les faits : trente ou quarante ans après les faits, elle sera extrêmement discutable.
Pour éviter une injustice, n’en commettons pas une autre. Au bout de quarante ans, comment la personne mise en cause qui est innocente prouvera-t-elle son innocence ? Avec une décision de relaxe ou d’acquittement au bénéfice du doute, elle souffrira du même opprobre. L’imprescriptibilité nous condamne à prendre le risque d’injustices majeures.
Est-il besoin que je cite un nombre de procès très importants et récents dans lesquels nous nous sommes aperçus que les témoignages, les preuves insuffisamment convaincantes peuvent amener des drames ?
Il a été très bien dit tout à l’heure qu’en plus nous ne servirions pas l’intérêt de la victime, à laquelle nous pourrions causer une autre blessure dont, compte tenu du temps, elle souffrira cette fois à perpétuité.
Au-delà du risque d’erreur judiciaire, l’imprescriptibilité nous expose enfin à l’incompréhension qui sera suscitée dans le public par une décision qui, du point de vue de la peine, ne pourra pas ignorer le temps passé. Au bout de quarante ans, c’est un homme de cinquante ans qui sera jugé pour des faits qu’il a commis à seize ou dix-sept ans, et il faudra le juger comme un adolescent.