Mme la présidente. La parole est à M. le corapporteur.
M. François-Noël Buffet, corapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame la présidente, madame la ministre, s’exprimer à cette tribune à ce stade est un exercice singulier puisque M. Bas, président de notre commission et auteur des deux propositions de loi, a, comme à son habitude, quasiment tout dit (Sourires.) et en grande partie révélé le rapport et les propositions qu’avec Jacques Bigot, mon corapporteur, nous allons présenter.
Je voudrais tout de même rappeler que ces deux textes que nous examinons en première lecture sont la concrétisation d’un travail de fond réalisé en 2016 et au début de 2017. Quelques éléments démontrent à quel point il fut approfondi : nous avons mené 117 auditions au Sénat et effectué treize déplacements sur le terrain, à Brest, à Marseille, à Dijon, à Élancourt, à Viroflay, à Nancy, à Metz, à Riom, à Bordeaux, à la direction des services judiciaires, à Bobigny, à Saint-Lô, à Lille, à Marmande et à Agen.
Pourquoi cette énumération ? Pour montrer à quel point la commission a été au plus près de la justice de nos concitoyens afin de se rendre parfaitement compte de la situation.
Comme l’a rappelé le président Bas, nous avons formulé 127 propositions consensuelles dans le rapport que nous avons présenté devant la commission des lois le 4 avril dernier, propositions à l’ensemble desquelles, il faut y insister à cette tribune, un accueil favorable ou très favorable a été réservé. Notre rapport fait consensus ou quasi-consensus à tous les niveaux, même si, bien sûr, quelques points font, mais de façon modérée, discussion.
La proposition de loi d’orientation et de programmation comprend un volet de programmation des crédits budgétaires et des emplois sur la période quinquennale 2018-2022, des réformes d’organisation et de structures, ainsi qu’un rapport annexé précisant, sur la même période, l’ensemble des réformes à mener, qu’elles soient législatives ou réglementaires, concernant l’évolution de l’organisation et les pratiques administratives.
La proposition de loi organique concerne notamment la loi organique relative aux lois de finances et le statut de la magistrature.
La principale mesure proposée, qui se trouve à la base de l’ensemble des autres propositions, vise à sanctuariser les crédits de la justice dans la LOLF afin de la préserver de ce que l’on appelle le gel budgétaire, parfois même le « dégel », et des annulations de crédits en fin d’année. Il s’agit d’une mesure essentielle, parce qu’elle permet d’inscrire et d’engager la réforme dans la durée.
La progression des crédits de la mission « Justice » de 8,7 milliards d’euros en 2018 à 10,9 milliards en 2022 inclut la création de 15 000 places de prison, ainsi que la progression du nombre d’emplois, qui passe de 85 700 en 2018 à près de 97 000 en 2022, et du nombre de conciliateurs.
Un dispositif plus précis en matière d’open data judiciaire et d’encadrement des sites internet est proposé. Il s’agit d’une mesure très importante qui constitue un élément substantiel de modernisation de notre justice et de son accès. La protection de cet open data judiciaire est évidemment un enjeu majeur.
En matière budgétaire, nous proposons le retour à l’aide judiciaire et, en particulier, le rétablissement de la contribution pour l’aide juridique, à un niveau modique et modulable, de 20 à 50 euros, pour abonder le budget de l’aide juridictionnelle en maintenant l’exemption pour les personnes éligibles à celle-ci.
Autre élément tout à fait nouveau : la consultation préalable obligatoire d’un avocat, financée par le budget de l’aide juridictionnelle, avant toute demande. Il s’agit de s’assurer de façon effective de la pertinence de la demande du justiciable. C’est une question essentielle en termes d’efficacité et de gestion des flux. Disons les choses telles qu’elles sont : il y a de la quantité ; il faut lui adjoindre désormais de la qualité pour avoir de l’efficacité.
À côté de la création d’un tribunal départemental de première instance, dont Jacques Bigot parlera dans quelques instants, nous proposons de transformer les tribunaux de commerce actuels en tribunaux des affaires économiques et d’en élargir la compétence, de façon cependant volontairement limitée, aux procédures relatives aux difficultés des entreprises. Les nouveaux tribunaux se verraient confier les compétences qui sont actuellement celles des TGI pour le monde associatif et les professions libérales.
Telles sont les quelques avancées et précisions apportées par la commission.
Si la réinstauration d’un droit de timbre ne fait pas forcément l’unanimité au sein de la commission des lois et de notre assemblée, elle demeure un élément budgétaire essentiel puisqu’elle rapportera plus de 55 millions d’euros par an, ce qui n’est pas négligeable en période de disette, sans priver du bénéfice de l’aide juridictionnelle ceux qui en ont besoin pour faire valoir leurs droits.
Le tribunal des affaires économiques, quant à lui, aura l’occasion de montrer sa grande compétence dans des affaires extrêmement techniques. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste et du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
Mme la présidente. La parole est à M. le corapporteur.
M. Jacques Bigot, corapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la commission, auteur de ces deux propositions de loin, mon cher collègue corapporteur, mes chers collègues, ce fut un plaisir pour moi d’accompagner le président de la commission des lois dans le cadre de la mission.
Nous avons effectué de nombreux déplacements et de nombreuses auditions.
Ce fut également un plaisir de constater que nous parvenions à un accord sur énormément de points, nous inspirant du travail déjà réalisé lors des états généraux portés par Mme Taubira, lorsqu’elle était garde des sceaux, et de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle.
Enfin, je voudrais remercier François-Noël Buffet de la manière dont nous avons travaillé, alors que nous n’appartenons pas à la même famille politique, l’un étant de gauche, l’autre de droite. Nous avons ainsi montré, madame la ministre, que nous avons écouté, pour partie, le Président de la République. (Sourires.)
Dans le cadre du travail sur le redressement de la justice, nous avons, pour l’essentiel, trouvé des accords – ils concernent notamment le financement et l’organisation –, mais aussi mis en lumière des points de discussion, qui relèvent toutefois du détail.
Notre souhait en tant que corapporteurs est de vous donner, madame la ministre, la possibilité de vous battre, au sein du Gouvernement, pour avoir les moyens de redresser la justice. Je le sais, tous les gardes des sceaux l’ont dit, c’est une tâche difficile ! Elle est néanmoins indispensable. Il suffit, comme vous le faites, d’écouter les magistrats et les personnels pour se rendre compte qu’ils sont au bord du burn-out. Il est urgent d’avoir de nouveau des magistrats et des greffiers en nombre, ainsi que des conditions d’incarcération conformes à celles d’un État de droit digne de ce nom.
Le financement évoqué par MM. Bas et Buffet doit faire l’objet d’une programmation pluriannuelle et être accompagné d’une réforme organisationnelle. Cette dernière ne relève pas, pour l’essentiel, de la loi, mais des domaines administratifs et réglementaires. L’ensemble des réformes nécessaires a été décrit dans le rapport et repris de manière synthétique dans l’annexe à la proposition de loi.
Si les dispositions prévues par les deux textes sont importantes, elles demeurent toutefois insuffisantes. S’agissant du numérique, l’évolution envisagée est relativement légère et plutôt protectrice, notamment à l’égard des officines qui pourraient se créer. Bien qu’importantes, ces dispositions n’amélioreront pas le fonctionnement, car vous le savez, mes chers collègues, si la justice est en retard pour ce qui concerne le numérique, les efforts à réaliser sont essentiellement organisationnels.
La création du tribunal de première instance apparaît à nos yeux comme une formule organisationnelle souhaitable. D’abord, il faut abolir les distinctions de compétences entre tribunal d’instance et tribunal de grande instance, les tribunaux d’instance ayant vu la compétence du tribunal de police transférée vers le tribunal de grande instance. Par ailleurs, le juge des tutelles est dorénavant le juge aux affaires familiales, lequel appartient lui-même au tribunal de grande instance. À un moment donné, il est plus simple, pour les justiciables, d’arriver à une organisation de type tribunal de première instance, comme cela se fait dans d’autres pays européens.
En revanche, les problèmes relatifs au nombre de tribunaux par département perdureront. Nous souhaitons qu’il y ait un tribunal de première instance par département, tout en conservant à l’esprit l’idée selon laquelle tous les lieux de justice n’ont pas besoin d’être regroupés. Au demeurant, ces questions relèvent plus de l’organisation que des principes.
Pour notre part, nous posons le principe, dans la loi, d’un tribunal de première instance, principe qui fait consensus.
S’agissant de la conciliation, il est important, dans le droit fil de la réforme de modernisation de la justice du XXIe siècle, ou J21, de poursuivre les évolutions.
Pour ce qui concerne la question pénale, nous avons été très étonnés, François-Noël Buffet et moi-même, de l’insuffisance des liens entre justice et administration pénitentiaire. Il n’est plus possible que des magistrats, dans des tribunaux correctionnels, prononcent des peines en se déchargeant – de par la loi ! – de la question de l’application de la peine sur le juge de l’application des peines, sans se préoccuper de savoir comment les maisons d’arrêt peuvent fonctionner. Les responsables des prisons doivent pouvoir dire qu’il est impossible, pour des raisons de sécurité, d’accepter davantage de détenus. Les articles 27 et 28 de la proposition de loi permettent d’ouvrir, sur cette question, un débat, à mes yeux urgent, qui sera approfondi par la discussion des amendements déposés sur ces articles.
Nous avons souhaité ajouter un article additionnel pour prévoir, madame la ministre, la rédaction d’un rapport par les chefs de juridiction sur la situation de l’exécution des peines au regard de celle des maisons d’arrêt du ressort.
S’agissant de la proposition de loi organique, nous avons été sensibles, au cours de nos visites, à la question du turn-over, trop fort dans certaines juridictions, des magistrats. Nous souhaitons que ceux-ci restent au moins trois ans, quatre ans si ce sont des juges spécialisés, en poste et au maximum dix ans. Nous savons que c’est une pratique du CSM, le Conseil supérieur de la magistrature, mais nous pensons qu’il faut l’inscrire dans la loi organique.
En guise de conclusion, je rappelle que nous avons eu un vrai débat, qui demeure, sur la possibilité d’avoir des magistrats entourés et aidés qui ne statuent pas seuls. Tel est le sens d’une réforme qui a choqué la magistrature, mais pas le Sénat, puisqu’il y reviendra au cours de l’examen des amendements. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur des travées du groupe Union Centriste et du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je me réjouis d’être aujourd’hui devant vous pour débattre des deux propositions de loi que viennent de présenter M. Bas, leur auteur, et les deux rapporteurs. Je me dois de saluer d’emblée le travail considérable qui a été mené sous l’égide de son président par votre commission des lois.
Permettez-moi d’évoquer une anecdote personnelle. Vous m’avez remis, cher Philippe Bas, le rapport de la mission d’information très exactement – je l’ai daté – cinq jours après ma nomination. (Sourires.) Il a constitué un élément puissant de mon acculturation avec le milieu de la justice, et de cela aussi je vous remercie.
Que ces textes soient inscrits à l’ordre du jour du Sénat témoigne, s’il en était besoin, de l’intérêt soutenu et constant porté par la Haute Assemblée à la justice. Ce faisant, vous vous inscrivez résolument dans la grande tradition sénatoriale.
Le rapport de la mission d’information de la commission des lois, présenté le 4 avril 2017, dont ces textes se veulent la traduction, constitue un socle important. Il montre que l’objectif d’améliorer le fonctionnement de la justice dépasse largement tous les clivages partisans. Le débat d’aujourd’hui donnera l’occasion à chacun des groupes qui constituent le Sénat de démontrer que l’on peut s’accorder sur des propositions consensuelles en la matière. J’y vois la confirmation que la transformation de la justice ne doit pas seulement relever d’un enjeu idéologique. C’est pour moi une conviction profonde.
Qu’on ne s’y trompe pas ! Cela ne signifie pas que je ne suis pas attentive aux impératifs de l’État de droit et que je ne mesure pas les exigences constitutionnelles ou conventionnelles de protection des libertés publiques et individuelles.
Je ne veux pas signifier que des débats de cette nature seraient illégitimes ou inutiles. Ce serait absurde et contraire à toute idée démocratique. Je pense simplement qu’en tant que responsables politiques, que nous soyons parlementaires ou membres de l’exécutif, nous devons aussi apporter à la justice des solutions concrètes, opérationnelles, qui améliorent vraiment les choses, et non pas des idées préconçues qui se grefferaient sur une réalité qui serait tout autre.
Je partage en grande partie les orientations mises en avant par la mission d’information et reprises dans le rapport annexé à la proposition de loi.
Je ne peux que souscrire à la volonté qui y est exprimée de « renforcer les capacités de pilotage du ministère de la justice », de « moderniser le service public de la justice en innovant et en maîtrisant la révolution numérique », de « rendre l’institution judiciaire plus proche des citoyens », d’« améliorer l’organisation et le fonctionnement des juridictions en première instance et en appel », d’« accroître la maîtrise des dépenses » ou, enfin, de « redonner un sens à la peine d’emprisonnement ».
Je partage bien entendu toutes ces ambitions et je tiens d’ailleurs à remercier M. le président de la commission des lois d’être venu m’en présenter l’économie et la portée.
Dans le rapport de la mission comme dans les deux propositions de loi, l’accent est tout d’abord mis sur les questions budgétaires. Vous avez raison sur ce point, et le Gouvernement sait qu’il est nécessaire de donner, sur la durée, des moyens supplémentaires à la justice.
C’est une volonté forte qui a été exprimée par le Président de la République et par le Premier ministre, qui en a fait l’un des points essentiels de son discours de politique générale en juillet dernier.
Les paroles se sont traduites en actes : le budget du ministère augmentera de près de 4 % en 2018 à périmètre constant. Dans le contexte contraint de nos finances publiques, une telle augmentation est assez significative. La progression sera encore plus rapide dans les années à venir, puisqu’elle devrait s’élever à 4,3 % en 2019 et à 5,1 % en 2020.
En trois ans, le budget de la justice augmentera ainsi de près de 900 millions d’euros. L’un de mes prédécesseurs avait fixé l’objectif d’un accroissement d’un milliard d’euros sur l’ensemble du quinquennat. Cet objectif sera donc quasiment atteint sur les trois premières années. Sans en tirer gloire, c’est évidemment un motif de satisfaction, car c’est l’assurance que nous pourrons avoir les moyens indispensables pour soutenir les évolutions profondes que nous souhaitons mettre en œuvre en faveur de la justice.
Mais je pense aussi, comme j’ai eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises, que l’augmentation des moyens ne suffira pas à elle seule à transformer la justice. C’est d’ailleurs un constat partagé avec la commission des lois.
Depuis plusieurs années, les discours sur la justice portent essentiellement sur des questions de principe et sur des questions budgétaires. Évidemment, ces enjeux sont légitimes et importants. Mais il faut aussi s’interroger sur l’adéquation de l’organisation de la justice et de ses procédures avec les missions qui nous sont assignées. Je veux traiter ces questions, car les augmentations budgétaires ne seront efficaces que si nous nous lançons dans une transformation en profondeur de notre système.
Dès son discours de politique générale, le Premier ministre avait annoncé, je le rappelais à l’instant, un projet de loi de programmation pour la justice qui devrait être présenté au Parlement au printemps prochain.
Cher Philippe Bas, vous souhaiteriez que ce projet de loi de programmation s’appuie sur la proposition de loi dont nous discutons aujourd’hui. Permettez-moi d’avoir sur ce point une divergence de nature plus méthodologique que principielle.
L’article 34 de notre Constitution prévoit que les lois de programmation déterminent les objectifs de l’action de l’État. Même si rien ne fait naturellement obstacle à ce que le Parlement prenne des initiatives en ce domaine, il me semble logique, sur le plan institutionnel, que le Gouvernement, qui détermine et conduit la politique de la Nation en application de l’article 20 de la Constitution, soit à l’initiative d’une loi de programmation pour la justice, laquelle traduit une volonté politique et une action dans la continuité.
Comme vous, je souhaite aller vite, car la justice ne peut plus attendre, mais je veux aussi agir avec méthode et pragmatisme, deux valeurs que vous ne renierez pas.
Plus fondamentalement sans doute, je pense que l’excellente base de travail que constituent les travaux de la commission des lois doit être encore enrichie par les propositions venues des acteurs mêmes de notre justice. Je n’ignore pas que la mission d’information que vous avez conduite est allée à la rencontre d’un nombre important d’entre eux et les a auditionnés.
Cependant, j’ai souhaité aller plus loin dans la consultation de celles et ceux qui peuvent être porteurs d’idées nouvelles, efficaces et réalistes, car j’ai la conviction, après quelques mois passés place Vendôme, que ce sont les acteurs au quotidien de la justice qui détiennent les clés de sa transformation.
Sans eux, rien n’est possible. Ce sont eux qui peuvent nous apporter les solutions concrètes dont nous avons besoin pour engager les indispensables évolutions. Leur expérience, leur engagement, leur imagination doivent nous être utiles. J’ai rencontré des magistrats et des personnels qui prennent des initiatives, fourmillant d’idées pour améliorer le traitement des dossiers, aller plus vite, mieux accueillir les justiciables… C’est sur eux que je veux m’appuyer.
C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de lancer des chantiers de la justice articulés autour de cinq thèmes : la transformation numérique, la simplification de la procédure pénale, la simplification de la procédure civile, l’adaptation de l’organisation territoriale, le sens et l’efficacité des peines.
Chaque chantier est coordonné par deux chefs de file choisis pour leur expérience sur chacun des sujets. Chaque chantier sera mené selon une méthode spécifique, ajustée au mieux aux besoins de l’exercice.
Je suis persuadée que la transformation numérique est la première priorité. Le justiciable ne peut plus comprendre que la justice reste à l’écart de l’évolution numérique, qui facilite l’accessibilité et l’efficacité des services publics. Le numérique offre l’opportunité unique de rendre notre justice accessible à chacun très simplement, de rendre des décisions plus rapidement, de réduire les distances géographiques, d’introduire de la transparence sur l’avancée des procédures. Vous l’avez, cher Philippe Bas, très bien écrit.
Ce sujet irrigue en réalité tout le fonctionnement de la justice. Ainsi, il n’est pas normal que les justiciables ne puissent suivre l’état de leur procédure en ligne, comme cela se fait, toute comparaison gardée, devant la juridiction administrative depuis plusieurs années. Il n’est pas normal non plus que l’on ne puisse pas saisir les juridictions en ligne, notamment pour les petits litiges. Enfin, on ne peut accepter que les procédures pénales ne soient pas dématérialisées, de l’enquête jusqu’à l’audience, et que les magistrats et les greffes se trouvent noyés sous le papier. Le plan de transformation numérique doit être ambitieux. Les acteurs de terrain, par leurs exigences, nous aideront à fixer les bonnes priorités.
Cette réflexion autour de la numérisation doit aller de pair avec la réforme des procédures civile et pénale. C’est une question de cohérence, puisque le cœur du procès sera, dans un futur proche, je l’espère, constitué d’un dossier numérique.
C’est pourquoi nous avons lancé, avec le ministre de l’intérieur, mon collègue Gérard Collomb, un ambitieux chantier d’amélioration et de simplification de la procédure pénale. Nous souhaitons ensemble – j’insiste sur cette volonté commune, concernant notamment la phase de l’enquête – que l’on puisse alléger et rendre plus efficace et plus fluide le travail des enquêteurs, dans le respect des libertés individuelles. Il faudra également renforcer l’efficacité du travail des magistrats, en leur permettant de se concentrer sur le cœur de leur activité.
Je souhaite donc que le débat s’engage, pour évaluer l’ensemble des propositions et, surtout, celles qui sont issues des consultations effectuées auprès des professionnels de la justice, mais aussi, pour la partie qui les concerne, auprès des enquêteurs, qu’ils soient policiers ou gendarmes.
Il va de soi que ce chantier trouvera sa concrétisation et ses prolongements dans les textes que nous présenterons au printemps.
Il en ira de même pour le chantier sur le sens et l’efficacité de la peine. Notre ordre pénal républicain est fondé sur le principe de l’individualisation des peines. Cela doit demeurer ainsi. Mais la réflexion n’a pas encore suffisamment investi le champ de l’exécution des peines. Je suis pourtant convaincue que, ce qui garantit l’efficacité de la répression, c’est le caractère adapté de la peine, mais aussi sa certitude et sa promptitude.
Outre un plan de construction de 15 000 nouvelles places de prison, qui traduit un engagement présidentiel et permettra d’assurer la prise en charge des détenus dans des conditions tout à la fois de plus grande sécurité pour la société et de plus grande dignité pour eux, une réflexion doit être conduite sur le sens de la peine. Elle devra prendre en compte ses trois dimensions : sécuriser la société, punir le condamné et assurer la réinsertion sociale de ceux qui ont purgé leurs peines.
Nous travaillons sur la manière de donner aux magistrats les moyens de prononcer des peines réellement diversifiées, en ne faisant plus de la peine d’emprisonnement la seule peine de référence et en réinscrivant à son côté des peines autonomes, notamment les peines de travaux d’intérêt général et le bracelet électronique pour les courtes peines.
Dans le cadre de ce chantier sera évalué notre système d’aménagement et d’exécution des peines, devenu, vous l’avez rappelé, messieurs les rapporteurs, trop complexe. Il faut aussi nous pencher sur le parcours des détenus en détention et l’aménagement des fins de peine. C’est essentiel pour la prévention de la récidive et la réinsertion des condamnés. Tous ces points se traduiront par des modifications de notre législation.
La simplification que j’appelle de mes vœux portera aussi sur la procédure civile.
La réforme de la procédure en appel, qui vient d’entrer en vigueur, doit être pleinement assimilée par les acteurs, et il faut se donner le temps d’une première évaluation avant de la retoucher profondément. En revanche, nous pouvons aller plus loin, me semble-t-il, s’agissant de la procédure civile de première instance.
Dans le cadre de la dématérialisation, il faut simplifier les règles de saisine du juge et développer puissamment la conciliation et la médiation. Il nous faudra travailler sur la déjudiciarisation d’un certain nombre de procédures, dans le cadre de ce chantier.
Je souhaite, entre autres choses, que l’on puisse expertiser l’idée de deux « procédures cibles » – procédure avec avocat et procédure sans avocat –, au sein desquelles viendraient se fondre les particularismes qui distinguent aujourd’hui les contentieux.
Il faut aussi que l’on puisse s’interroger sur l’office du juge et le rôle des parties quant à l’objet du litige : faut-il davantage responsabiliser les parties sur la mise en état du dossier ? Faut-il instaurer une obligation pour le juge de soulever d’office un moyen de pur droit ? Un juge compétent pour soulever d’office les moyens de droit, c’est en effet une piste pour rétablir l’égalité des armes au profit du justiciable qui ne dispose pas des ressources nécessaires pour s’assurer une défense de qualité.
Je souhaiterais enfin que l’on puisse réfléchir à la revalorisation du rôle du juge de première instance : pour ce faire, faut-il revoir les cas d’ouverture de l’appel ou encore généraliser l’exécution provisoire ?
Toutes ces questions seront soumises à la réflexion ; nous ne devons omettre aucune piste et n’éluder aucune question pour apporter les bonnes réponses.
Enfin, il reste un dernier chantier, qui n’est pas le moindre, celui de l’adaptation de l’organisation judiciaire. La proposition de loi en discussion comporte un certain nombre de propositions très précises à cet égard.
Cette adaptation est une conséquence inéluctable des réformes profondes que je souhaite mener. La simplification et la numérisation des procédures ne peuvent rester sans incidence sur nos modes de fonctionnement et sur notre organisation. Les nouvelles perspectives numériques, notamment, changeront le rapport des justiciables à la justice, mais modifieront aussi profondément le travail de l’ensemble des professions du droit.
À mon sens, le statu quo n’est pas possible. On ne peut imaginer une transformation de nos procédures et de nos modes de fonctionnement sans une adaptation de notre organisation, avec une seule idée-force : rendre le meilleur service possible au justiciable, car c’est bien lui qui doit être notre préoccupation centrale.
Cela signifie en particulier que les exigences qui s’imposent à notre organisation doivent être fondées sur le respect des principes de proximité et d’efficacité.
Je le rappelais à l’instant, votre mission d’information a proposé des pistes dignes d’intérêt, et je me réjouis qu’elle soit entrée positivement dans ce débat. L’adaptation de notre organisation est toujours un sujet sensible, compliqué, où les intérêts des uns et des autres se chevauchent, se confrontent, se retrouvent ou divergent parfois profondément. Le point de vue du Sénat, assemblée de la proximité et des territoires, est en la matière tout à fait essentiel, et j’y serai très attentive.
J’ai souhaité que cette question soit étudiée dans le cadre des chantiers de la justice avec un regard neuf, en se fondant sur une ample concertation. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé que soit menée une mission de concertation avec l’ensemble des parties prenantes – professionnels du droit, magistrats, fonctionnaires, parlementaires et élus locaux – sur les principes qui doivent sous-tendre notre organisation judiciaire, tels que les principes de proximité, de collégialité, de spécialisation et de mise en cohérence avec l’action de l’État. Des propositions me seront faites par les chefs de file de ces chantiers au tout début de l’année prochaine.
Je veux cependant d’ores et déjà l’indiquer, cette réforme doit se faire en conservant le maillage actuel de nos juridictions, en maintenant les implantations judiciaires existantes. Les adaptations ne se traduiront par la fermeture d’aucun lieu de justice.