M. le président. La parole est à Mme Valérie Létard.
Mme Valérie Létard. L’organisation des débats concernant le projet de loi relatif à la réforme de l’asile pose question. Après avoir achevé la discussion générale hier soir et abandonné le texte le reste de la semaine, nous ne commencerons l’examen des articles que le lundi 18 mai. Nous ne reprendrons la discussion du projet de loi qu’en fin d’après-midi mardi, puis nous la poursuivrons mercredi soir, puis jeudi soir, puis, éventuellement, vendredi.
Examiner un sujet aussi majeur – personne ne dira le contraire –, qui est au cœur de l’actualité et qui constitue un véritable enjeu de société, de manière décousue pose un véritable problème de lisibilité de nos travaux. Il est pourtant primordial de donner une cohérence à nos débats pour montrer l’intérêt que porte le Sénat à ce sujet et voir nos idées progresser.
Voilà pourquoi j’adresse ce message en séance publique à destination de la conférence des présidents. (Applaudissements sur de nombreuses travées.)
M. Jean-Pierre Sueur. Très justes !
M. le président. Le problème a déjà été soulevé en séance publique, au travers d’un certain nombre de rappels au règlement, et il a bien évidemment été longuement évoqué au cours de la conférence des présidents. C’est l’ordre du jour qui nous a été proposé par le Gouvernement.
Y a-t-il d’autres observations en ce qui concerne les propositions de la conférence des présidents relatives à la tenue des séances ?...
Ces propositions sont adoptées.
12
Débat sur les conclusions de la commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat sur les conclusions de la commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe, organisé à la demande des groupes UMP et UDI-UC (rapport d’information n° 388).
La parole est à Mme Nathalie Goulet.
Mme Nathalie Goulet, au nom du groupe UDI-UC. Monsieur le président, monsieur le ministre de l’intérieur, mes chers collègues, le terrorisme est l’affaire de tous et de chacun. Les affaires Merah et Nemmouche, mes différents séjours dans cet Orient compliqué que je connais un peu et la lecture du livre de David Thomson intitulé Les Français jihadistes m’ont convaincue de demander la création d’une commission d’enquête – chacun sur ces travées a cette faculté au nom de son groupe. Il me paraissait en effet nécessaire d’en savoir davantage sur ce phénomène qui semblait en progression sensible et d’évaluer l’adéquation des moyens par rapport à la menace.
En juin 2014, personne ou presque n’évoquait ces combattants étrangers. Aucune décapitation n’avait encore endeuillé l’Occident, à l’exception de celle de Daniel Pearl. En tout cas, de tels actes étaient anciens. J’avais pourtant une idée très précise du travail que je voulais mener : il s’agissait pour moi d’aboutir à une meilleure compréhension globale du phénomène et d’élaborer une stratégie pour en venir à bout. Or la commission des lois n’a déclaré recevable la proposition de résolution que nous avions déposée le 4 juin 2014 que le 16 juillet 2014. La commission d’enquête n’a donc pu entamer ses travaux qu’après le dernier renouvellement sénatorial. Bien avant ses premières réunions, l’été meurtrier de l’année 2014 m’a évidemment donné de très nombreuses occasions de m’exprimer sur le sujet et d’approfondir mes connaissances sur cette réalité.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, ma déception est grande aujourd’hui. Certes, la commission d’enquête a adopté à l’unanimité de ses membres son rapport – aucune mesure spécifique n’est vraiment mauvaise et aucune recommandation n’est vraiment inutile –, mais ce document ressemble davantage à un rapport élaboré par la commission des lois qu’à un rapport de commission d’enquête. Ce n’est pas ainsi que j’envisageais les choses. Je me trouve en quelque sorte dans la situation d’une femme accouchant de sa sixième fille, alors qu’elle attendait un garçon. En définitive, on finit par trouver quelques qualités à son bébé...
De fait, nous n’avons pas visité de banlieue, et les auditions que nous avons tenues ont été extrêmement institutionnelles, à l’exception de celles de Farhad Khosrokhavar et de Mourad Benchellali, qui ont marqué nos esprits et nous ont tirés de notre torpeur tout institutionnelle. Ces lacunes sont d’autant plus regrettables que le problème du djihadisme ne faisait l’objet d’aucun contentieux politique entre les membres de la commission d’enquête, qui tous sont absolument déterminés, comme vous-même, monsieur le ministre, à lutter contre le terrorisme ; dans ce combat, le Gouvernement et les parlementaires ne font qu’un.
De surcroît, l’actualité a quasiment siphonné, au sens propre, le rapport que nous préparions. En effet, de la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme jusqu’à l’après-Charlie, le Gouvernement n’a eu de cesse, fort légitimement, de faire des annonces et de prendre des mesures qui, à mesure qu’elles sont intervenues, ont dégonflé le travail que la commission d’enquête se proposait d’accomplir. Les éléments du débat ont peu à peu été rendus publics, comme il est tout à fait normal dans des situations dramatiques, de sorte que le dossier a fini par devenir entièrement public. Il n’est pas un journal qui n’ait fait ses gros titres sur le terrorisme ni consacré à ce sujet des articles de fond. Le terrorisme est ainsi devenu l’affaire de chacun et de tous.
Tel est le contexte dans lequel la commission d’enquête a travaillé et mis au point ses 110 propositions.
Le rapport qu’elle a adopté est, à mon sens, frappé d’une carence grave, qui explique ma déception : nous n’avons pas entendu une seule famille touchée par le terrorisme, et il a même fallu lutter un peu pour entendre des spécialistes de géostratégie, alors que l’importance des aspects géostratégiques pour comprendre le djihadisme n’échappe à personne ; quant aux auditions plus inédites, nous n’en avons pas tiré les conséquences dans nos propositions.
Les propositions qui ont été adoptées n’en forment pas moins un catalogue intéressant, et j’espère que le Gouvernement donnera suite à un certain nombre d’entre elles ; du reste, plusieurs ont déjà été mises en place ou sont à l’étude au ministère de l’intérieur.
Je déplore que la question de la prévention n’ait fait l’objet, après négociation, que d’un simple encadré en fin de rapport, sous le prétexte que le président du Sénat allait remettre au Président de la République son rapport intitulé La nation française, un héritage en partage. Il est regrettable que celui-ci ait servi d’alibi pour écarter l’ensemble des amendements visant à inclure dans le rapport des mesures de prévention.
De même, nous avons manqué une occasion d’aborder le problème de l’islam de France, de l’islam en France, des islams de France – enfin, vous m’avez comprise. Personne n’a envie de stigmatiser, encore moins de procéder par amalgames. Reste que les personnes qui partent faire le djihad ou qui se convertissent avant de partir en Syrie n’agissent pas au nom de Bouddha, mais d’un islam totalement dévoyé. Or il me semble que nous n’avons pas suffisamment travaillé sur cette question.
Comment prévenir la radicalisation, comment concevoir un contre-discours et le rendre crédible et accessible, ce qui est un objectif capital sur lequel M. le ministre et l’ensemble du Gouvernement travaillent sans relâche, si nous n’avons pas de partenaire ? Chacun d’entre nous sait que le Conseil français du culte musulman n’est pas considéré comme représentatif. Dès lors, avec qui discuter ? Dire que la commission d’enquête n’a même pas entendu un imam !
Faut-il que l’État intervienne dans l’organisation de l’islam de France ? Faut-il seulement un islam de France ? Autant de questions qui, si nous nous les étions posées, auraient probablement ouvert le débat. Au demeurant, ouvrir un débat n’est pas arrêter des solutions, et poser des questions n’est pas définir des réponses. De la même façon, nous aurions dû lancer le débat sur la Fondation pour les œuvres de l’islam de France.
Ces lacunes expliquent que le groupe UDI-UC, d’accord avec le groupe UMP, ait déposé une motion divergente pour faire valoir l’importance de ces questions, qui auraient dû être davantage abordées.
Les Américains et les Britanniques ont su trouver des ponts et des relais. Ainsi, aux États-Unis, la communauté musulmane dispose d’un représentant spécial, comme toutes les communautés. Quant au Home Office, il a engagé au sein de ses services plusieurs responsables religieux. Évidemment, notre société n’est pas fondée sur le communautarisme ; reste que nous aurions pu nous interroger sur ces pratiques.
Monsieur le ministre, notre pays si prompt à organiser des états généraux de tout et de rien serait bien inspiré d’organiser au niveau national, et sûrement aussi au niveau régional, des états généraux destinés à faire émerger de la société civile des associations désireuses d’œuvrer, à l’instar de Mourad Benchellali, en faveur de la déradicalisation et à les mettre en réseau.
La commission d’enquête n’a pas non plus tiré les conséquences de l’audition extrêmement intéressante de M. El Alaoui Talibi, aumônier national musulman des prisons. Vous connaissez, monsieur le ministre, les dégâts de la radicalisation en prison, et vous savez que nous manquons d’aumôniers. Or il ne suffit pas de dire qu’il en faut trois ou quatre fois plus ; il faut encore les former, leur donner un statut et les payer.
Il se trouve que M. El Alaoui Talibi nous a suggéré une piste que j’aurais voulu voir suivie : elle consiste à assurer une plus grande transparence des réseaux de produits halal. Ce n’est pas nous qui avons avancé cette idée, mais l’aumônier national musulman lui-même. Il a fait valoir que ce flux financier devrait probablement être rendu plus transparent et qu’un prélèvement opéré sur lui pourrait servir à la formation et à la rémunération des aumôniers, que la loi de 1905 empêche absolument l’État de financer.
Je répète que nous avons, selon moi, manqué une occasion d’examiner certaines questions, liées en particulier aux radicalisations et, surtout, à la prévention. Ouvrir un débat n’est pas le trancher, et une commission d’enquête a vocation à enquêter pour ouvrir un certain nombre de pistes. Je regrette que nous ne l’ayons pas fait.
Le Président Sadate avait l’habitude de dire : « Je préfère me brûler en essayant d’allumer une flamme que de rester dans le noir à maudire l’obscurité ». Ce rapport est, à mon avis, un bon rapport de la commission des lois ; malheureusement, ce n’est pas un rapport de commission d’enquête. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC.)
M. le président. La parole est à M. André Reichardt.
M. André Reichardt, au nom du groupe UMP. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, pas un jour ne passe sans que l’actualité nous rappelle la nécessité du débat de ce soir. Le terrorisme est assurément une guerre du troisième type : invisible au sein de nos sociétés, il peut frapper à tout moment n’importe qui et n’importe où ; ses agents sont des individus le plus souvent organisés, mais quelquefois isolés et parfois même échappant à tout contrôle. Si la menace à laquelle nous devons faire face est totalement différente des guerres menées naguère par des États nations, elle pèse aussi gravement sur la paix et la sécurité de nos sociétés.
Désormais mondialisé, le phénomène terroriste n’a pas de frontières. Il frappe de manière éparse, tantôt au Danemark, tantôt au Royaume-Uni, tantôt en France, mais aussi sur d’autres continents : les États-Unis sont directement visés, mais aussi l’Australie et l’Afrique.
Les réseaux djihadistes sont complexes à appréhender, tant leurs ramifications sont internationales et variées. Si certaines organisations sont identifiées et « surveillables », des individus surgissent aussi qui ne sont rattachés à aucune obédience et se sont radicalisés seuls, parfois dans nos campagnes ; nous avons tous à l’esprit certains exemples, notamment en Normandie profonde.
Comment connaître et combattre cet ennemi sans queue ni tête, qui peut frapper à tout instant ? Toute la difficulté tient à l’équation éminemment complexe que la France et les pays associés à la lutte contre le terrorisme doivent résoudre.
En France, la solution se trouve au carrefour des compétences de plusieurs ministères : le ministère de l’intérieur, bien évidemment, mais aussi ceux de la défense et de la justice, sans oublier celui de l’éducation nationale. Un important travail de coordination et de transversalité est donc nécessaire pour éviter que chacun n’agisse dans son coin. À cet égard, il est clair qu’il y a eu ces dernières années quelques lacunes, auxquelles il faudra remédier.
Par ailleurs, nous ne pouvons plus agir de manière isolée. La donne étant internationale, les réponses doivent être au moins européennes. Or les moyens dont disposent les différents pays en lutte contre le terrorisme sont extrêmement variables ; on ne peut naturellement pas comparer ceux des pays africains avec ceux des pays occidentaux. À cet égard, monsieur le ministre, vous vous souvenez peut-être que, lors des rencontres internationales des magistrats antiterroristes, organisées par le ministère de la justice à Paris à la fin du mois d’avril dernier, les représentants africains se sont plaints principalement de dysfonctionnements dans leurs lignes téléphoniques.
Enfin, l’équation doit prendre en compte une variable humaine difficile à cerner : comment appréhender ce djihadiste déterminé, endoctriné, imprévisible, auquel l’acte terroriste confère un statut de héros, et comment évaluer la dangerosité d’un individu, entre menace et passage à l’acte ?
Notre pays n’a pris que trop tardivement la mesure de l’ampleur du phénomène. Alors que d’autres pays européens, en particulier l’Allemagne et le Royaume-Uni, ont quelques années d’avance, sans parler des États-Unis qui ont été si durement frappés en 2001, il a fallu attendre le printemps de 2014 pour qu’un plan anti-djihad soit mis sur pied en France.
M. Jean-Pierre Sueur. C’est vrai !
M. André Reichardt. Si nous ne rattraperons pas le temps perdu, il importe d’envoyer un signal fort et de donner des moyens d’action importants aux différents acteurs de la lutte antiterroriste. À cet égard, je tiens à rendre un hommage tout particulier à notre collègue Nathalie Goulet, qui, dès le deuxième trimestre de 2014, a proposé au président du Sénat de l’époque la constitution d’une commission d’enquête sénatoriale. Officiellement créée au début du mois d’octobre dernier, cette commission d’enquête a présenté, à l’issue de six mois d’intense travail, 110 propositions – excusez du peu – ordonnées autour de six grands axes. Le premier de ces axes est la prévention de la radicalisation. En effet, comment éradiquer un problème sans s’interroger sur ses origines ?
Les phénomènes de radicalisation sont extrêmement multiformes : si les lieux de radicalisation sont multiples, des mosquées aux prisons, le vecteur essentiel de la radicalisation est assurément internet. De fait, les nouvelles technologies et l’offre d’informations en libre accès rendent possible un « djihad médiatique », qui joue dans la radicalisation un rôle moteur et démultiplicateur. Ces nouvelles technologies rendent la traque difficile, car, même s’il est possible juridiquement, et peut-être même techniquement, de bloquer les sites internet contraires à l’ordre public ou diffusant des propos haineux, les personnes mal intentionnées réussissent toujours à contourner les mécanismes de blocage. Il est donc fondamental que les opérateurs prennent leurs responsabilités en coopérant avec les services de renseignement. Cette préconisation sera d’autant plus efficace si elle émane directement de la société civile.
Les raisons de la radicalisation sont aussi de plusieurs ordres : certains évoquent des frustrations d’ordre social, qui nourrissent une rhétorique fondée sur l’humiliation qui serait faite aux musulmans, tandis que d’autres parlent d’individus fragiles au plan psychologique, et d’autres encore de sensibilité au contexte international – vous voyez de quoi je veux parler.
À phénomène multiforme, réponse multiforme. Aussi le rapport de la commission d’enquête comporte-t-il, en matière de prévention de la radicalisation, des propositions allant de la formation des acteurs de terrain à l’accompagnement des familles confrontées à ce phénomène ; nous préconisons, entre autres mesures, de renforcer le rôle du Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation.
L’éducation nationale a aussi un rôle majeur à jouer : elle doit développer le regard critique porté sur les contenus d’internet, relayer des programmes de contre-discours et permettre l’enseignement du fait religieux dans un cadre scolaire, et non réservé strictement à la sphère familiale, avec bien entendu toutes les précautions d’usage dues à notre État laïque.
Il nous a semblé fondamental, avec Mme Goulet, d’aborder la question de la représentativité de la communauté musulmane en France. Nous l’avons fait en annexe du rapport, la commission d’enquête n’ayant pas voulu la reprendre à son compte. Comme l’a rappelé ma collègue, les djihadistes ne revendiquent ni des origines chrétiennes ni des origines bouddhistes, ils se réfèrent bien à l’islam, qu’on le veuille ou non. Aussi est-il essentiel de faire le lien avec cette religion, tout en étant naturellement très attentif à proscrire tout amalgame ou raccourci. Or le Conseil français du culte musulman ne semble plus remplir cette mission de représentativité. C’est pourquoi il nous paraît important qu’une réforme de l’organisation de cette instance puisse être menée, afin que l’État ait le ou les bons interlocuteurs sur ces questions.
Nous souhaiterions également l’ouverture d’un débat sur la mise en place de statistiques ethniques, qui, sans stigmatisation, permettrait d’avoir une meilleure connaissance de notre population et d’adapter, par exemple, le nombre d’aumôniers musulmans dans nos prisons. Alors, nous dit-on, que la population musulmane est la plus nombreuse en prison, elle est proportionnellement la moins bien représentée en termes d’aumônerie ! N’est-ce pas l’exemple de la nécessité de statistiques ethniques ? En tant que sénateur alsacien, je peux donner l’exemple du régime concordataire, qui favorise la bonne connaissance des communautés, qui facilite leur cohabitation et qui permet de créer un dialogue interreligieux riche. La mise en place de statistiques ethniques ne me pose donc aucun problème.
Sur le plan intérieur, les services de renseignement doivent être consolidés, en particulier au niveau territorial. Leur coordination doit être améliorée et de nouvelles compétences doivent leur être attribuées de façon à leur permettre d’accroître l’efficacité de leurs actions.
En ce qui concerne les autres propositions, comme le contrôle aux frontières ou la lutte contre le financement du terrorisme, les défis dépassent très largement notre cadre national. La stratégie doit donc être au moins européenne, notamment s’agissant du contrôle aux frontières externes de l’Europe. Il faut oser le dire : nos frontières sont actuellement des passoires et les contrôles varient d’une zone à l’autre. Il est impératif que l’ensemble des pays de l’espace Schengen soient plus rigoureux et appliquent des règles identiques à chaque frontière.
Concernant notre propre pays, avec ma collègue Nathalie Goulet, nous souhaitons la révision de la loi informatique et libertés du 6 janvier 1978, dans la mesure où elle ne nous paraît plus adaptée aux nouveaux enjeux de sécurité. Pour travailler dans de bonnes conditions, les services de renseignement doivent pouvoir accéder à certains fichiers et avoir la possibilité d’opérer parfois des croisements entre fichiers et données.
Nous devons engager une véritable réflexion de fond sur notre arsenal juridique et judiciaire. Celui-ci doit être adapté et complété tout en respectant, bien sûr, le cadre de notre État de droit. En 1986, le législateur avait déjà doté la puissance publique de pouvoirs dérogatoires de droit commun en mettant en place un arsenal législatif spécifique. Même si, en trente ans, ces dispositifs ont déjà été remaniés et renforcés à plusieurs reprises, nous ressentons aujourd’hui l’urgence d’une nouvelle réflexion de fond.
Monsieur le ministre, le Gouvernement a certes déjà initié cette réflexion, mais nous devons aller plus loin d’une façon globale et plus cohérente. Le projet de loi relatif au renseignement, qui vient d’être voté à l’Assemblée nationale en première lecture et dont l’examen nous sera soumis prochainement, devrait permettre d’accroître les moyens d’investigation des agents du renseignement. Néanmoins, les dispositifs prévus dans le cadre de ce projet de loi ne seront pas suffisants, d’autres démarches et dispositifs nécessitent également d’être engagés et mis en œuvre pour conférer à cette lutte contre le terrorisme une stratégie de guerre totale, ce qui est indispensable.
Les 110 recommandations faites pas la commission d’enquête constituent assurément d’excellentes pistes d’action. Même si certains les qualifieront peut-être de catalogue à la Prévert, cette richesse de propositions permet de conférer à ce travail une cohérence horizontale nécessaire et qui fait aujourd’hui défaut. Le Gouvernement a une vraie responsabilité à cet égard. Il doit sans tarder, me semble-t-il, s’emparer de la totalité de nos recommandations et, au regard de l’unanimité que celles-ci ont recueillie au sein de la commission, veiller à leur concrétisation. Avec ma collègue Nathalie Goulet, nous souhaitons même, comme je vous l’ai dit, que d’autres mesures plus politiques et plus structurelles soient prises. En effet, nous sommes aujourd’hui au pied du mur. Nous avons trop longtemps mésestimé le problème du terrorisme islamique et celui-ci, n’en doutons pas, n’est pas prêt de disparaître. L’urgence est donc déclarée ! Nous sommes condamnés à y répondre rapidement, efficacement et dans la durée. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'UDI-UC. – M. Jean-Pierre Sueur et Mme Esther Benbassa applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.
M. Jean-Pierre Sueur. Mes chers collègues, dois-je vous demander de me pardonner d’être trop simple ? Quand je vote un rapport, je le défends. Personne n’est obligé de voter un rapport avec lequel il n’est pas d’accord !
Mme Bariza Khiari. Tout à fait !
M. Jean-Pierre Sueur. De surcroît, quand un rapport est adopté à l’unanimité, on s’attend à ce que le travail positif qui a été mené soit défendu de façon enthousiaste et avec conviction. Je récuse cependant toute autosatisfaction. Le sujet est trop grave pour cela. La menace est terrible et nous concerne tous.
La commission d’enquête créée par le Sénat aurait évidemment pu procéder à davantage d’auditions et écrire un rapport plus volumineux. Néanmoins, je suis frappé de l’intérêt qu’il suscite. Nous en sommes déjà à la cinquième réimpression, ce qui est assez rare ; cela prouve que le sujet intéresse tout le monde.
Dois-je reprendre tout ce qui figure dans ce rapport ? Dans le temps qui m’est imparti, c’est absolument impossible, car nous avons essayé d’embrasser l’ensemble du sujet. Certes, nous n’avons pas approfondi la question des statistiques ethniques ou de la loi informatique et libertés, qui me passionne, mais il était impossible de développer tous les points. L’important, c’est de ne pas avoir fait d’impasse sur les six axes majeurs autour desquels s’articulent les propositions.
En matière de prévention, par exemple, nous proposons de renforcer les moyens du Centre national d'assistance et de prévention de la radicalisation pour parvenir à un service fonctionnant 24 heures sur 24 et de lancer une campagne de communication visant à faire connaître cet organisme. Il est en effet essentiel que tous les Français puissent faire les signalements nécessaires et disposent d’une plateforme d’écoute.
La déradicalisation n’est pas un processus simple – j’ai participé à de nombreux colloques sur cette question. Un contre-discours ne suffit pas pour faire basculer des convictions et enlever les choses terribles que certaines personnes ont dans la tête. Quand on sait que des centaines, voire des milliers de personnes se préparent à partir, sont déjà sur place ou sur le chemin du retour, on mesure à quel point le travail à réaliser est immense. À cet égard, les cellules de veille préfectorales sont essentielles. Les nombreux maires que nous avons auditionnés, comme le maire de Lunel, qui n’avait pas encore été contacté par les services de l’État, ont souligné l’importance d’un échange d’informations avec la préfecture. Il est surtout nécessaire de désigner un référent chargé de suivre les personnes en voie de radicalisation et de dialoguer avec elles.
En matière de prévention, on pourrait encore évoquer de nombreux autres sujets. Concernant les services antiterroristes, nous faisons ainsi des propositions très précises pour ce qui est du renseignement pénitentiaire. S’agissant du rapport entre la Direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI, et le Service central du renseignement territorial, le SCRT, vous connaissez parfaitement le problème, monsieur le ministre, et vous savez les moyens qui leur sont nécessaires. Les propositions nos 27, 28, 29 et 30 concernant les moyens des services de renseignement vont tout à fait dans le sens du projet de loi relatif au renseignement et suivent les recommandations de la Commission nationale de l’informatique et des libertés.
Pour contrer le djihad médiatique, nous proposons de renforcer les moyens de l’Office central de lutte contre la criminalité et de PHAROS – la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements. Nous proposons également de sanctionner la copie et la diffusion de certains contenus, de pouvoir signaler l’apologie des actes de terrorisme sur internet en un seul clic, de lutter contre les cyber-paradis. Nous faisons aussi des propositions concernant la loi pour la confiance dans l’économie numérique.
Pour tarir le financement du terrorisme, nous proposons notamment de renforcer les moyens de TRACFIN, qui compte aujourd’hui quinze équivalents temps plein affectés à la lutte contre le financement du terrorisme, ce qui est insuffisant.
En ce qui concerne l’Europe, nous demandons une évaluation de la mesure d’interdiction de sortie du territoire. Nous abordons également la question de la police de l’air et des frontières, du système PARAFE, du fichier SLTD, d’Interpol, du signalement des combattants étrangers dans le dispositif SIS II, du PNR, de la nécessité de créer des gardes-frontières européens ou de ratifier le traité franco-turc signé le 7 octobre 2011, toujours en attente à l’Assemblée nationale.
S’agissant de la réponse pénale et carcérale – je n’approfondirai pas davantage ce point, faute de temps –, alors qu’on nous dit que la question est de savoir s’il faut regrouper les personnes radicalisées ou, au contraire, les disperser, nous proposons des unités de dix à quinze personnes, avec un encellulement individuel.