Mme Esther Benbassa. À la suite de mes collègues, je veux rappeler que, il y a deux ans presque jour pour jour, notre Haute Assemblée adoptait, à l’unanimité, la proposition de loi visant à l’abrogation du délit de racolage public que je défendais au nom du groupe écologiste.
Il ne s’agissait pas d’une proposition de gauchiste écervelée, mais bien d’une mesure à la fois humaniste et pragmatique.
Supprimer le délit de racolage ne fait pas courir le risque d’une perte notable d’informations sur les réseaux. Nous avions déjà débattu de cette question en 2013, mais il ne semble pas inutile de rappeler certains chiffres.
Les infractions de proxénétisme non aggravé font l’objet d’un nombre de condamnations stable depuis 1995, soit autour de 400 condamnations par an. Depuis 2003, entre 600 et 800 infractions de proxénétisme aggravé sont enregistrées chaque année au Casier judiciaire national.
Or ce chiffre n’a pas été affecté par la baisse du nombre de faits passibles de poursuites pour racolage, qui a chuté de 1 030 en 2003 à 815 en 2011. L’instauration du délit de racolage n’a donc pas rendu la traque des proxénètes plus efficace.
En revanche, et ce point fait consensus, les conséquences de la loi de 2003 ont été terribles pour les personnes prostituées : dégradation de leur état de santé et des conditions de pratique de la prostitution, augmentation de l’isolement et de la clandestinité, elle-même propice à la multiplication des violences.
De surcroît, on a assisté à un développement de la prostitution « indoor » – en appartement, dans les hôtels, bars, salons de massage, sur internet –, facteur d’isolement et de vulnérabilité supplémentaires, et qui coupe les personnes prostituées des associations de prévention et d’aide.
Il est tout bonnement impensable, mes chers collègues, de rétablir le délit de racolage public qui aura, en douze ans d’existence, fait toute la preuve de son inutilité en matière de lutte contre les réseaux et de sa dangerosité pour les personnes prostituées.
M. le président. La parole est à Mme Maryvonne Blondin, sur l’article.
Mme Maryvonne Blondin. L’amendement de suppression de l’article 13 répond à une logique de sanction des victimes, qui se voient ainsi infliger une double peine.
Le délit de racolage passif, en vigueur depuis plus de douze ans maintenant, n’a cessé de montrer ses limites et son caractère paradoxal.
Il a été créé dans le but, à l’époque, de lutter contre la visibilité de la prostitution de rue – cela ne faisait pas bien ! – et relevait d’une logique sécuritaire et du souci de la tranquillité publique.
Les pratiques décrites par les policiers et les magistrats entendus lors des auditions ne sont pas homogènes sur l’ensemble du territoire national, de sorte que les victimes de ce délit de racolage peuvent être jugées et même condamnées. Elles sont donc considérées comme coupables et menacées de poursuites.
Je rappelle que ce retour au délit de racolage est contraire à la CEDAW, la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, ainsi qu’à la Convention de Varsovie relative à la lutte contre la traite des êtres humains, conventions que la France a signées et qui posent comme exigence que les personnes prostituées ne soient pas doublement victimes, et de la situation que leur imposent les trafiquants, et de la pénalisation de leur activité.
Je suis donc d’accord avec les précédents intervenants et, en conséquence, je ne voterai pas cet amendement.
M. le président. La parole est à M. Philippe Kaltenbach, sur l’article.
M. Philippe Kaltenbach. Je commencerai par un bref rappel historique.
En 1946, la loi Marthe Richard a imposé la fermeture des maisons closes et a également fait du racolage un délit passible de peines correctionnelles.
En 1958, ces peines correctionnelles ont été supprimées au profit de simples contraventions. Ainsi, pendant des décennies, le racolage en France était passible d’une contravention.
Puis, en 2003, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, dans le but de rendre la prostitution moins visible, mais aussi de lutter contre les réseaux de prostitution, a poussé à l’instauration du délit de racolage passif.
Cette décision de 2003 revêt donc deux aspects : non seulement on crée un délit passible d’une peine de prison de deux mois maximum – il n’est plus question de simples contraventions –, mais en plus on introduit cette notion de « racolage passif », qui tient quand même beaucoup de l’oxymore - d’ailleurs, la Cour de cassation a bien du mal à interpréter le sens de cette expression.
C’est pourquoi, à mon sens, il ne faut en aucun cas revenir au dispositif de 2003, à la fois parce qu’on crée un délit passible d’une peine de prison, sanction bien trop lourde, et parce que cette idée de « racolage passif » ne veut rien dire.
Qui plus est, en douze ans, on a bien vu que cette mesure était complètement inefficace : elle n’a absolument pas permis de lutter contre la prostitution ni contre les réseaux. Peut-être a-t-elle rendu, dans quelques agglomérations, la prostitution moins visible en centre-ville, mais, dans ces cas-là, elle n’a fait que la déplacer vers la périphérie.
M. Roland Courteau. Eh oui !
M. Philippe Kaltenbach. Le bilan de ce qui était présenté en 2003 comme la solution miracle est donc extrêmement léger.
C’est pourquoi, comme les précédents orateurs, je crois qu’il ne faut surtout pas revenir au système mis en place par Nicolas Sarkozy.
Cela étant, comme l’a proposé notre collègue Jean-Pierre Godefroy, ne pourrait-on pas envisager un retour à la situation d’avant 2003, afin de parvenir à un équilibre entre le client, d’une part, qui peut déjà écoper d’une amende, et la prostituée se livrant à un racolage agressif, d’autre part, qui, à ce titre, pourrait également être punie d’une amende ? C’est un débat qui pourra avoir lieu dans la suite de la navette.
Quoi qu’il en soit, rétablir le délit instauré en 2003, dont tous les professionnels s’accordent à dire qu’il n’a pas été efficace, est inacceptable et serait contre-productif. Comme l’a souligné notre collègue Laurence Cohen, le Mouvement du nid a bien expliqué la situation : si le Sénat devait maintenir ce délit de racolage passif et, en plus, renoncer à pénaliser le client, il n’aurait rien changé, il aurait maintenu le statu quo sans ajouter la moindre efficacité à la lutte contre le système prostitutionnel.
M. le président. La parole est à Mme Marie-Pierre Monier, sur l'article.
Mme Marie-Pierre Monier. Je veux simplement indiquer que deux rapports, publiés respectivement par l’Inspection générale des affaires sociales, en 2012, et par le Conseil national du sida et des hépatites virales en 2010, pointent de graves difficultés d’accès aux soins pour les personnes prostituées du fait de leur méfiance envers les administrations et de leur crainte d’être jugées en raison de leur activité professionnelle.
C’est un autre argument en faveur de l’abrogation du délit de racolage : elle faciliterait l’accès aux soins des personnes prostituées.
M. le président. L'amendement n° 1 rectifié, présenté par MM. Vial et Pillet, Mme Deroche, MM. Grosdidier, Courtois et Gournac, Mmes Kammermann et Troendlé et MM. Buffet et B. Fournier, est ainsi libellé :
Supprimer cet article.
La parole est à Mme Christiane Kammermann.
Mme Christiane Kammermann. L'auteur de cet amendement est opposé à la suppression du délit de racolage institué dans la loi pour la sécurité intérieure de 2003, suppression qui fait courir le risque d'une perte notable d'informations sur les réseaux.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Michelle Meunier, rapporteur. La commission spéciale a beaucoup débattu de cet amendement.
À titre personnel, j’estime que, dix ans après l’entrée en vigueur de la loi pour la sécurité intérieure, le délit de racolage a aggravé la situation des personnes prostituées, tandis que les objectifs du législateur de 2003 n’ont été que très partiellement atteints, et je partage sur ces deux points les arguments développés par mes collègues.
Par ailleurs, du seul point de vue du droit, l’utilisation actuelle du délit de racolage n’est pas satisfaisante et constitue un détournement des règles de la garde à vue. Les personnes prostituées, quand il s’agit de lutter contre le proxénétisme, ne devraient être entendues que sous le statut de témoin.
En outre, je rappelle que l’abrogation du délit de racolage ne laisse pas les pouvoirs publics démunis face aux troubles à l’ordre public parfois suscités par la prostitution : les maires peuvent notamment, au titre de leurs pouvoirs de police générale, prendre des arrêtés municipaux interdisant ou restreignant la présence de personnes prostituées sur la voie publique, là où cette présence est susceptible de créer des troubles.
Toutefois, la majorité de la commission spéciale a estimé qu’il était préférable de maintenir ce délit de racolage afin de laisser à la police un outil qu’elle juge nécessaire.
L’avis de la commission spéciale est donc favorable.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Pascale Boistard, secrétaire d'État. Je souhaiterais répondre à quelques interrogations qui se sont exprimées depuis le début de la discussion de cet article.
D’abord, oui, il est difficile, lorsque l’on est considérée comme une délinquante, d’aller vers celles et ceux qui peuvent vous apporter de l’aide. Mais c’est encore plus difficile, lorsqu’on est à la fois en situation de grave danger et aussi, statutairement, une délinquante, de franchir la porte d’un commissariat. (Mmes Maryvonne Blondin, Claudine Lepage et Marie-Pierre Monier acquiescent.)
Donc, oui, c’est extrêmement difficile, et ce statut ne permet nullement d’assurer la protection des personnes prostituées. C’est pourquoi le Gouvernement est défavorable à cet amendement.
Ce n’est toutefois pas la seule raison.
Je peux comprendre l’inquiétude qui s’est exprimée dans la discussion générale concernant les troubles à l’ordre public, mais des textes permettent déjà aux maires d’agir.
L’article 222-32 du code pénal punit « l’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public » ; l’article L. 2212-1 du code général des collectivités territoriales permet à la police municipale de réprimer les atteintes à la tranquillité publique et les pouvoirs de police générale du maire lui permettent de prendre des arrêtés municipaux afin d’interdire ou de restreindre la prostitution sur la voie publique.
Il existe donc déjà des outils. En revanche, supprimer le délit de racolage permettrait aux personnes prostituées, de délinquantes, de devenir des victimes,…
Mme Laurence Cohen. Exactement !
Mme Pascale Boistard, secrétaire d'État. … ce qui permettrait aux associations d’accompagner ces personnes dans de meilleures conditions et de les aider à sortir de la prostitution.
Je rejoins d’ailleurs les propos de Mme Benbassa : les propositions qu’elle a défendues en 2013 et qui ont été adoptées par le Sénat permettront à la fois de protéger les personnes prostituées, de les accompagner, mais aussi de donner des moyens supplémentaires à la police pour démanteler les réseaux.
Il existe en effet une corrélation entre ces deux objectifs : être efficace dans la lutte contre les réseaux et, en même temps, favoriser l’accompagnement sanitaire et social des personnes prostituées, ce qui est votre souhait à tous.
Je vous invite donc, mesdames, messieurs les sénateurs, à voter contre cet amendement si vous voulez que nous disposions réellement des outils pour lutter contre ces réseaux et aussi permettre à ces personnes de choisir une autre vie au lieu de subir le quasi-esclavage dans lequel on les maintient.
M. le président. La parole est à Mme Claudine Lepage, pour explication de vote.
Mme Claudine Lepage. Cet amendement vise à supprimer l’article 13 et donc à réintroduire la pénalisation des prostituées.
Tout ça pour ça ? C’est la première phrase qui me vient à l’esprit !
Pourtant, je pense avant tout au devoir de responsabilité des législateurs : en décembre 2011, l’Assemblée nationale adoptait à l’unanimité la proposition de résolution réaffirmant la position abolitionniste de la France.
Le 28 mars 2013, c’était au tour de la proposition de loi de Mme Benbassa d’être adoptée par le Sénat. Ce texte d’abrogation du délit de racolage se fondait sur le double constat de l’absence de contribution significative de ce délit à la lutte contre les réseaux de proxénétisme et de la stigmatisation et de la précarisation des personnes prostituées que sa création avait entraînées.
En décembre 2013, l’Assemblée nationale, en adoptant le texte que nous examinons aujourd’hui, renouvelait cette position abolitionniste.
Cet amendement représente donc un coup d’arrêt à la possible amélioration des conditions de vie des personnes qui se prostituent. C’est bien cette mesure qui les met en danger, les condamnant à la clandestinité et à l’isolement, en les éloignant, cela a été dit, des structures de prévention et de soins.
Comment à la fois reconnaître que la prostitution est une violence et traiter les personnes prostituées comme des délinquantes, et non comme des victimes que la société doit protéger et accompagner, ce qui permettrait d’instaurer un lien de confiance avec elles ?
Comment laisser perdurer cette mesure inique en dépit de la quasi-unanimité recueillie par l’annonce de la suppression du délit de racolage passif ? Je pense, par exemple, aux personnes qui se prostituent, aux associations qui travaillent à leur côté, aux élus et à nombre d’institutions sociales et sanitaires, mais aussi aux rapports de l’Inspection générale des affaires sociales, de 2011, du Conseil national du sida, et de la Commission nationale consultative des droits de l’homme.
Comment poursuivre dans cette voie, alors que cette disposition a démontré son inefficacité en un peu plus de dix années d’application ? La proportion de prostituées étrangères a explosé, les réseaux sont donc de plus en plus puissants et nombreux. Christiane Taubira l’a encore souligné lors de son audition par la commission spéciale, la pertinence du délit de racolage comme outil de détection et de remontée des réseaux n’est pas avérée.
De surcroît, vous l’avez dit, madame la secrétaire d’État, deux moyens non spécifiques à la prostitution sont utilisés depuis longtemps pour limiter les troubles à l’ordre public et garantir la sécurité publique : la sanction de l’exhibition sexuelle et la possibilité pour les maires, au titre de leur pouvoir de police générale, de prendre des arrêtés municipaux interdisant ou restreignant la présence, la circulation, le stationnement de personnes prostituées sur la voie publique, là où cette présence est susceptible de créer des troubles à l’ordre public.
Au regard de tous ces éléments, le groupe socialiste votera contre le présent amendement. Je vous invite d’ailleurs, mes chers collègues, à faire de même.
M. le président. La parole est à M. le président de la commission spéciale.
M. Jean-Pierre Vial, président de la commission spéciale. Le débat que nous avons sur l’article 13, mes chers collègues, relève par moments d’une démarche schizophrène.
Madame Benbassa, vous qui évoquez la position « unanime » qu’aurait eue le Sénat sur ce sujet en 2013, je vous invite à faire preuve de plus de prudence : je vous rappelle en effet le faible nombre de sénateurs présents dans l’hémicycle le jour du vote dont vous faites mention, ainsi que les réserves qui avaient alors été exprimées. Il suffit de se rapporter au compte rendu intégral pour disposer d’éléments extrêmement précis à ce sujet.
Par ailleurs, je rejoins Jean-Pierre Godefroy quand il se demande s’il n’aurait pas été opportun de se prononcer sur les articles 13 et 16 de manière globale. La procédure est ce qu’elle est, mon cher collègue ! Cela dit, je crois que vous en conviendrez, notre débat porte bien sur les deux articles. Défendre tout à la fois l’abrogation du délit de racolage passif de l’article 13 et maintenir la suppression de l’article 16, cela reviendrait à adopter une position abolitionniste, position que je n’ai entendu personne défendre dans cet hémicycle. Nous en sommes bien conscients, mes chers collègues : c’est l’un ou l’autre.
Néanmoins, je suis assez étonné de constater qu’à la détermination manifestée pour l’abrogation du délit de racolage public répond la légèreté avec laquelle est abordée la question de la pénalisation du client. (Protestations sur les travées du groupe CRC.)
Mme Chantal Jouanno. Ce n’est pas vrai !
M. Jean-Pierre Vial, président de la commission spéciale. Je vous suggère, mes chers collègues, de vous rapporter aux propos tenus sur ce sujet par une personne qui devrait faire consensus dans cet hémicycle : Robert Badinter.
Mme Laurence Cohen. Seuls les spécialistes auraient le droit d’avoir un avis éclairé ?
M. Jean-Pierre Vial, président de la commission spéciale. Je n’ai pas dit que ses propos devaient faire l’unanimité, chère collègue. Il s’agit seulement d’un avis éclairé, tenu par un ancien membre éminent de cette chambre.
Mme Éliane Assassi. Il y a d’autres avis éclairés que le sien, dans cette assemblée !
M. Jean-Pierre Vial, président de la commission spéciale. Je respecte d’ailleurs le vôtre, ma chère collègue, mais permettez que d’autres en aient aussi ! Celui dont je parle n’est d’ailleurs pas seulement éclairé, il est motivé.
Mme Laurence Cohen. Le nôtre aussi !
M. Jean-Pierre Vial, président de la commission spéciale. Pour ce qui est de l’efficacité, Robert Badinter a montré la fragilité d’un tel dispositif. Du point de vue de la légalité, dont je ne pense pas qu’une assemblée comme la nôtre puisse faire fi, Robert Badinter évoque la position de la Cour européenne des droits de l’homme, la CEDH, pour démontrer, là encore, sa fragilité. On peut considérer que les questions posées par un ancien président du Conseil constitutionnel ont du sens, et s’interroger, avec lui, sur la constitutionnalité du dispositif.
La pénalisation du client pose donc un vrai problème. Tout le monde – en tout cas, les professionnels – en convient, l’infraction introduite par l’article 16 serait, vous l’avez plusieurs fois souligné, madame la secrétaire d’État, une contravention de cinquième classe. Peut-on sérieusement prétendre que les réseaux, les organisations mafieuses, les personnes rompues aux arsenaux juridiques, judiciaires et policiers seront le moins du monde émus par la création d’une telle contravention ?
Nous devons être la risée de ces personnes que nous prétendons ainsi bousculer, si elles nous regardent !
Vous l’avez souligné, madame la secrétaire d’État, 97 % des prostituées sont étrangères, ce qui témoigne de la puissance des réseaux, dont certains sont même mafieux. Il est donc nécessaire de s’armer contre ce fléau.
J’en viens au délit de racolage, dont je suis le premier à considérer qu’il n’est pas parfait en soi. Jean-Pierre Godefroy l’a dit, n’étant pas examiné en procédure accélérée, le présent texte fera l’objet d’une navette. À voir la précipitation avec laquelle l’Assemblée nationale s’est prononcée pour l’abrogation de ce délit, je me demande si le rétablir ne constituerait pas une interpellation forte, obligeant à se poser les vraies questions, si l’on veut effectivement perturber les réseaux et remonter les filières.
Or une question fait l’unanimité : il s’agit non pas tant de savoir s’il faut pénaliser ou non les prostituées – cela n’est, je crois, la volonté de personne –, mais bien de pouvoir remonter les réseaux.
Mais cela supposerait une réelle volonté politique, afin que les forces de l’ordre puissent entrer en voie d’action et les magistrats en voie de sanction. Combien de fois, quand on les interroge, les policiers et les gendarmes nous confient devoir mobiliser leurs forces pour constituer des dossiers qui, pourtant, n’aboutissent que très rarement ! Par « dossier », j’entends la contravention de cinquième classe pour la pénalisation du client ou le délit de racolage.
L’état actuel du droit contraint donc les forces de l’ordre à établir des filatures qui peuvent les mener à l’exhibitionnisme. Pour que le dossier puisse aboutir, elles sont donc obligées de tordre le droit !
Allons encore plus loin, mes chers collègues. Les forces de l’ordre nous expliquent que, pour remonter une filière de prostitution, il faudrait pouvoir remonter tout le réseau. Or cette chaîne compte des maillons qui, en réalité, sont des fusibles ! Une personne mettant à disposition un véhicule ou des moyens de liaison, par exemple, n’est pas poursuivie.
Je rejoins donc Jean-Pierre Godefroy sur ce point, ce texte profitera – espérons-le – de la navette parlementaire pour être enrichi. Même la question du délit de racolage peut être approfondie, complétée.
Si le groupe UMP dépose cet amendement tendant à rétablir le délit de racolage, c’est que, sans lui, je vous le dis très sincèrement, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous adopterions un texte en état d’apesanteur. (Applaudissements sur certaines travées de l'UMP.)
M. le président. La parole est à Mme Chantal Jouanno, pour explication de vote.
Mme Chantal Jouanno. Tout le monde, je crois, partage l’objectif d’un texte efficace. Il me semble, monsieur le président de la commission spéciale, qu’il n’y a aucune « légèreté » dans nos débats, ni sur le délit de racolage ni sur la pénalisation des clients. M. Badinter s’est peut-être exprimé sur le sujet, mais bien d’autres personnes tout aussi sérieuses – des médecins par exemple, qui, comme M. Emmanuelli, sont sur le terrain – l’ont fait en faveur de la pénalisation.
Manifestement, les réseaux ne sont pas non plus très émus par le délit de racolage. Si la pénalisation devait être finalement votée, c’est pour « émouvoir » non pas tant les réseaux que les clients, monsieur le président de la commission spéciale. Tarir la demande, en effet, c’est lutter contre les réseaux.
Je voudrais revenir sur les dispositions de la loi de 2003 pour la sécurité intérieure ; j’ai en effet eu la chance, à l’époque, d’être la plume des discours de son promoteur. Honnêtement, chacun prête aujourd’hui à cette loi des intentions qu’elle n’avait pas alors. La loi de 2003 avait pour objet de supprimer la distinction entre le délit de racolage passif et le délit de racolage actif, distinction qui, sur le terrain, n’avait pas beaucoup d’efficacité.
Cette loi était adaptée à la réalité de la prostitution d’alors, qui était majoritairement le fait de femmes françaises, dont la plupart n’étaient pas nécessairement sous l’emprise de réseaux.
La situation a radicalement changé. La loi a donc, aujourd’hui, des effets pervers.
Elle oblige d’abord les personnes prostituées à se cacher ; elles se trouvent donc plus aisément sous l’emprise des réseaux, ce qui rend la tâche des différentes associations du secteur plus délicate.
J’indique, ensuite, qu’il faut du temps pour avoir confiance dans les institutions. Un dispositif qui autorise la personne à s’évader de ces réseaux et à entrer dans un parcours d’insertion crée un tel lien de confiance ; ce lien permettra sans doute de faire parler les personnes prostituées, de les amener à témoigner contre leur proxénète. Ce n’est pas dans le délai très contraint d’une garde à vue que nous gagnerons la confiance de ces personnes, et que nous aurons leur témoignage.
Nous sommes donc confrontés à un problème. Ne nous voilons pas la face, mes chers collègues, nous nous orientons vers le maintien de la suppression de la pénalisation du client. Si, dans le même temps, le présent texte ne contient plus aucune disposition sur le racolage, on ouvre beaucoup de portes.
M. Roland Courteau. Exactement !
Mme Chantal Jouanno. Étant personnellement favorable à la pénalisation du client, ainsi qu’à l’inversion de la charge de la preuve, je ne peux pas voter pour le rétablissement du délit de racolage. Le rapport que j’ai rédigé, le discours que je viens de tenir, montrent que je ne peux m’inscrire dans cette logique.
Il est néanmoins évident qu’adopter un texte qui ne rétablisse ni le délit de racolage ni la pénalisation du client reviendrait à faire un très beau cadeau aux réseaux.
Mme Maryvonne Blondin. Oui !
Mme Chantal Jouanno. Ce serait leur ouvrir grand la porte !
Mme Michelle Meunier, rapporteur. L’Eldorado !
M. le président. La parole est à Mme Brigitte Gonthier-Maurin, pour explication de vote.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin. À ce moment de l’examen du texte, nos débats portent sur la question du racolage passif, mais ils commencent aussi, c’est bien naturel, à faire le lien avec celle, que nous savons complexe, de la pénalisation des clients.
Nous voulions que cette proposition de loi revête une dimension éducative très forte, et ce afin de travailler à une prise de conscience dans la société. Il s’agissait de faire reconnaître que la prostitution est une violence qui s’inscrit dans un continuum beaucoup plus large de violences faites aux femmes. En cela, cette question a bien à voir avec l’égalité entre les hommes et les femmes.
L’une des grandes forces du texte issu des travaux de l’Assemblée nationale était de faire reposer cette prise de conscience dans la société sur quatre piliers fondamentaux. La disparition d’un seul de ces piliers remettrait en cause tout l’exercice pédagogique que nous voulons conduire.
Le premier pilier, c’est la suppression du délit de racolage passif. Nous voulons faire reconnaître que ces femmes qui exercent la prostitution sont d’abord des victimes. Ce statut doit leur être reconnu, si l’on veut lutter contre leur fragilisation.
Le deuxième pilier est révolutionnaire : il s’agit, pour la première fois, de poser le principe d’un parcours de sortie de la prostitution, axé naturellement sur la formation, qui sera absolument nécessaire, sur la professionnalisation et l’accès à l’emploi, mais, plus largement, aussi sur un parcours de santé, afin que ces femmes puissent retrouver l’équilibre dont elles sont aujourd’hui privées.
Combien de femmes prostituées, y compris parmi celles qui affirment le faire « par choix », nous ont avoué qu’elles avaient perdu l’estime d’elles-mêmes ?
Troisième pilier, le parcours de sortie, dont nous savons qu’il s’agira nécessairement d’un processus long, aura besoin de financements.
Quatrième pilier, sans lequel l’ensemble n’aurait aucun sens, il faut pénaliser l’achat de services ou d’actes sexuels ! Il serait absurde de rétablir le racolage passif, ce qui revient à considérer la prostituée comme une délinquante, sans reconnaître que, s’il y a prostitution, c’est bien qu’il y a des acheteurs !
C’est sur ces quatre volets qu’il faut agir. À défaut, nous ne pourrons pas atteindre nos objectifs : faire reconnaître que la prostitution est une violence aussi vieille que le monde ! (Très bien ! sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d'État.
Mme Pascale Boistard, secrétaire d'État. Je souhaite rappeler quelques éléments à M. le président de la commission spéciale, qui a invoqué l’argument de la « constitutionnalité ».
D’une part, le Parlement européen a adopté une résolution soulignant que les personnes prostituées ne devaient pas « être considérées comme des criminelles » et appelant tous les États membres à « abroger la législation répressive contre les personnes prostituées ».
D’autre part, le Conseil de l’Europe a également exhorté les États membres et observateurs à « envisager la criminalisation de l’achat de services sexuels, fondée sur le modèle suédois, en tant qu’outil le plus efficace pour prévenir et lutter contre la traite des êtres humains ».
Certes, il y a un débat sur le fond. Mais, monsieur le président de la commission spéciale, vous ne pouvez pas affirmer, en vous fondant sur une déclaration qui n’était d’ailleurs pas liée à ce débat, que les deux dispositions en question seraient inconstitutionnelles !
M. Jean-Pierre Vial, président de la commission spéciale. Mais si !
Mme Pascale Boistard, secrétaire d'État. En l’occurrence, la discussion ne porte sur la liberté de disposer de son corps, qui est au demeurant limitée : on ne peut pas vendre ses organes !
Mme Brigitte Gonthier-Maurin. Ni son sang !
Mme Pascale Boistard, secrétaire d'État. En effet, madame la sénatrice.
Je pourrais également faire référence à la procréation. Aujourd’hui, dans notre pays, on ne peut pas avoir recours à certaines pratiques, même de manière provisoire et encadrée !
Monsieur le président de la commission spéciale, vous avez le droit de ne pas être d’accord, vous pouvez vous opposer aux mesures que nous prônons, mais vous ne pouvez pas prétendre qu’elles seraient inconstitutionnelles.
M. Jean-Pierre Vial, président de la commission spéciale. Vous ne pouvez pas contester une réalité objective !
M. le président. La parole est à Mme Joëlle Garriaud-Maylam, pour explication de vote.