Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d'État.
M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d'État auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, vous débattez aujourd’hui d’une proposition de loi constitutionnelle portée par deux signataires éminents : le président de la Haute Assemblée, Gérard Larcher, et le président de la commission des lois, Philippe Bas.
Comme l’a exposé votre rapporteur, la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État sur l’égalité devant le suffrage prévoit que chaque élu doit représenter un nombre équivalent de personnes et ouvre la possibilité de déroger à ce principe dans la limite de plus ou moins 20 %.
Des dérogations supplémentaires existent également dans des cas particuliers, tels ceux des zones de montagne, des enclaves ou des territoires insulaires.
Les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle estiment que cette marge de manœuvre est insuffisante et proposent plusieurs modifications.
En premier lieu, ils souhaitent inscrire le principe de représentation équitable à l’article 1er de notre Constitution.
En second lieu, ils proposent que l’existence d’un possible écart de représentation, qui résulte aujourd’hui de la jurisprudence et de la loi, soit explicitement prévue par l’article 72 de la Constitution.
En troisième lieu, ils souhaitent que l’écart maximal par rapport à la moyenne démographique pour les élus d’une même assemblée locale soit porté à un tiers du nombre moyen d’habitants par élu.
La question de la représentation des territoires les moins peuplés dans les assemblées locales s’est posée avec une acuité particulière lors de la discussion de la loi du 17 mai 2013 relative à l’élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires, et modifiant le calendrier électoral. Nombre d’entre vous se sont en effet inquiétés du sort réservé aux cantons les plus ruraux dans le cadre du redécoupage découlant nécessairement de la mise en place du mode de scrutin binominal
Je tiens à rappeler qu’au cours de ce débat Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur, avait été réceptif aux remarques de l’ensemble des sénateurs. Il avait ainsi rappelé que la loi et la jurisprudence constitutionnelle permettent d’ores et déjà des exceptions à la règle des 20 %, lorsque la géographie ou les particularités locales le justifient.
Il avait aussi souligné – et je m’associe pleinement à ces propos – que, même si des éléments territoriaux devaient être pris en compte dans les découpages de circonscriptions, chacun devait garder à l’esprit que « les élus, à n’importe quel échelon, représentent des citoyens avant de représenter des hectares ».
Je souhaiterais formuler quelques remarques en réponse aux propos tenus par Philippe Bas et par le rapporteur, et d’abord rappeler que la jurisprudence du Conseil constitutionnel n’est pas un carcan qui nous interdit de tenir compte des réalités territoriales. J’ai évoqué à l’instant la loi du 17 mai 2013, qui permet d’apporter des dérogations à la règle des 20 % lorsqu’elles sont « justifiées, au cas par cas, par des considérations géographiques ou par d’autres impératifs d’intérêt général ».
Tel est le cas, par exemple, pour le canton de l’île d’Yeu, en Vendée, qui s’écarte de 87 % de la moyenne départementale. Autre exemple : le canton de Valréas, dans le Vaucluse, s’écarte de 55 % de la moyenne de son département.
À l’inverse, pour les territoires ne présentant pas de particularité géographique, nous avons rétabli l’égalité entre les citoyens : alors que les écarts de population entre les cantons pouvaient aller de 1 à 40 dans certains départements avant la réforme, ils sont aujourd’hui compris dans le « tunnel » de 20 %. Il s’agit un progrès dont tous les démocrates peuvent se féliciter.
D’autres textes récents ont montré la volonté du Gouvernement et du législateur de prendre en compte le fait territorial. Dans la loi du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral, il a ainsi été prévu, dès le projet de loi initial, d’instituer une règle de représentation minimale de chaque département au sein des conseils régionaux.
De même, la proposition de loi d’Alain Richard et de Jean Pierre Sueur, qui devrait bientôt être définitivement adoptée, précise que chaque commune doit obtenir au moins un siège de conseiller communautaire au sein de sa communauté de communes ou de sa communauté d’agglomération.
Il n’y a donc pas de contradiction entre la démographie et la géographie, entre les habitants et les hectares, entre la représentation et les territoires.
Je voudrais mettre en avant un autre point essentiel. Actuellement, l’écart maximal de 20 % n’est pas inscrit dans la Constitution ; comme je l’ai dit au début de mon intervention, il résulte de la loi et de la jurisprudence. C’est justement parce qu’il n’est pas inscrit dans la Constitution que cet écart n’est pas un droit absolu pour celui qui découpe les circonscriptions. C’est une simple possibilité, qui n’existe que pour permettre la conciliation entre deux impératifs : l’égalité des électeurs devant le suffrage et la prise en compte des particularités locales.
C’est pourquoi, en l’état de notre droit, le Conseil d’État peut annuler un découpage présentant un écart de 10 % ou 15 % dès lors que cet écart n’est pas justifié par l’intérêt général.
La proposition de loi constitutionnelle que vous examinez aujourd’hui remettrait en cause cet état de fait. Si ce texte était adopté, l’écart maximal par rapport à la moyenne démographique ne serait plus une faculté, mais un droit acquis pour le pouvoir réglementaire, lequel pourrait en faire usage sans aucune justification d’intérêt général. Voilà qui ouvrirait la voie à tous les excès, à toutes les injustices, aux découpages les plus arbitraires.
Ma dernière remarque portera sur la représentation des citoyens au sein des assemblées locales. Déjà aujourd’hui, la règle des 20 % peut entraîner une distorsion dans la représentation des électeurs. Prenons un exemple simple : dans l’hypothèse où le nombre d’habitants dans une circonscription est supérieur de 20 % à la moyenne d’une collectivité, tandis que le nombre d’habitants d’une autre circonscription est inférieur de 20 % à la même moyenne, l’élu de la première circonscription représente 1,5 fois plus d’habitants que son collègue. On atteint donc un écart de représentation de 50 % entre deux élus, qui vont pourtant siéger pendant cinq ou six ans dans la même assemblée.
On peut se livrer au même exercice avec un écart d’un tiers, tel qu’il est proposé dans le texte de Gérard Larcher et de Philippe Bas. Prenons une hypothèse identique : une circonscription où le nombre d’habitants est supérieur d’un tiers à la moyenne et une seconde où il serait inférieur d’un tiers. Dans un tel cas, l’élu de la première circonscription représenterait deux fois plus d’habitants que celui de la seconde.
Ce constat m’amène à poser deux questions. Premièrement, comment pourrions-nous justifier, auprès de nos concitoyens, que la voix d’un électeur pèse deux fois moins que celle de son voisin ? Deuxièmement, comment pourrions-nous soutenir une règle dont le corollaire est non pas l’égalité entre les territoires, mais l’inégalité entre les citoyens ?
J’ajouterai une troisième question : si l’écart peut aller du simple au double dans une zone ne présentant aucune particularité géographique, qu’en sera-t-il dans les zones de montagne et dans les zones enclavées ? Pourra-t-on aller du simple au triple, au quadruple ? Pourra-t-on aller encore plus loin, sous prétexte que la représentation « équitable » des territoires l’impose, au mépris de l’égalité entre les électeurs ?
La notion d’équité, que l’on trouve dans le dispositif de la proposition de loi constitutionnelle à deux reprises, est certes une notion importante et digne d’intérêt. Toutefois, elle ne saurait faire échec à la justice et à l’égalité. Or force est de constater que, sous couvert d’équité, vous proposez la mise en place d’un système injuste, d’une démocratie à deux vitesses.
Mesdames, messieurs, notre attachement aux territoires structure notre action ; il s’agit là d’un point de convergence entre le Parlement et le Gouvernement. Mais cet attachement ne doit pas nous faire oublier le principe essentiel qui fonde la démocratie représentative et que l’on peut résumer ainsi : les élus de la République, au niveau national comme au niveau local, tirent leur légitimité d’une seule chose, le suffrage de leurs concitoyens.
En remettant en cause les bases démographiques de l’élection, vous pensez défendre les territoires. Je ne doute pas de votre sincérité, mais il est de mon devoir de souligner que cette proposition de loi constitutionnelle ne pourra, à terme, que mettre à mal la légitimité des élus. Ce faisant, loin d’aider les territoires fragiles, elle risque au contraire de les desservir.
En conséquence, le Gouvernement est défavorable à l’adoption de la proposition de loi constitutionnelle.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Dommage !
Mme la présidente. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour débattre d’une véritable proposition sénatoriale.
En effet, la proposition de loi constitutionnelle tendant à assurer la représentation équilibrée des territoires est présentée par le président de la Haute Assemblée et par le président de la commission des lois. Elle est inscrite non pas dans un espace réservé, mais à l’ordre du jour d’une semaine d’initiative du Sénat et concerne, comme son titre l’indique, la représentation de nos territoires.
Je veux ici saluer cette initiative, qui montre, en ces tristes temps de « Sénat bashing », que notre institution est capable de se réunir et de débattre de manière transpartisane de ce qui est notre raison d’être : nos territoires.
La proposition de loi de MM. Larcher et Bas vise deux objectifs : d’une part, introduire la notion de territoire dans notre Constitution, et ce dès l’article 1er, dont le premier alinéa, une fois révisé, serait ainsi rédigé : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. La République garantit la représentation équitable de ses territoires dans leur diversité. » ; d’autre part, modifier, l’article 72 de notre Constitution, premier article consacré aux collectivités territoriales, afin d’assurer à ces dernières une représentation équitable en introduisant une nouvelle limite maximale d’écart de représentation égale au tiers de la moyenne de représentation constatée pour l’assemblée concernée, au lieu des 20 % imposés par le Conseil constitutionnel.
Ce bref préambule permet malgré tout de mesurer tout l’enjeu de cette proposition de loi constitutionnelle, qui mêle les questions fondamentales de l’égalité devant le suffrage, de la représentation et de la démocratie.
À première vue, le principe d’égalité devant le suffrage, bien connu de nous tous, peut paraître très simple à envisager. Comme l’écrivait Hans Kelsen dans sa Théorie générale du droit et de l’État, « l’influence qu’un électeur exerce sur le résultat de l’élection doit être égale à celle qu’exerce chacun des autres électeurs : chaque suffrage doit avoir un poids égal à celui de tous les autres » ou, comme l’exprime encore plus simplement l’adage : « un homme, une voix » – il faudrait plutôt dire : « un homme ou une femme, une voix ». (Sourires.)
Si le principe est simple, il se heurte à une réalité qui l’est nettement moins. En pratique, lorsque deux circonscriptions élisent un même nombre d’élus, alors qu’ils n’ont pas le même nombre d’habitants, le poids du vote des électeurs de chacune des deux circonscriptions sera différent et l’égalité sera ainsi rompue.
Fort de ce constat, le Conseil constitutionnel a souvent invité le législateur à corriger le désajustement résultant des évolutions démographiques. On peut ainsi lire, dans sa décision du 6 juillet 2000 : « les dispositions combinées de l’article VI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et des articles 3 et 24 de la Constitution imposent au législateur de modifier la répartition par département des sièges de sénateurs pour tenir compte des évolutions de la population des collectivités territoriales dont le Sénat assure la représentation ».
Depuis, la Constitution a bien été modifiée, et encore récemment par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République.
Cependant, la représentativité démographique est parfois concurrencée par la représentativité des territoires. Ainsi, dans la saisine qui précéda la décision du 6 juillet 2000, les requérants soutenaient que la loi déférée, relative à l’élection des sénateurs, était contraire à la Constitution en ce que notamment « l’abaissement à 300 habitants du seuil pour désigner les délégués des communes bouleverse complètement la représentation des collectivités territoriales : les petites communes sont écrasées, tout comme les départements et les régions ».
Le seuil de 300 habitants leur apparaissait arbitraire et n’était justifié, à leurs yeux, par aucun autre argument que celui de la démographie.
Le Conseil constitutionnel estimait alors que, pour respecter le principe d’égalité devant le suffrage, « la représentation de chaque catégorie de collectivités territoriales et des différents types de communes doit tenir compte de la population qui y réside ». En substance, « si le nombre des délégués d’un conseil municipal doit être fonction de la population de la commune et si, dans les communes les plus peuplées, des délégués supplémentaires, choisis en dehors du conseil municipal, peuvent être élus par lui pour le représenter, c’est à la condition que la participation de ces derniers au collège sénatorial conserve un caractère de correction démographique ».
Bien que les jurisprudences du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État soient convergentes et reposent toutes deux sur des exigences essentiellement démographiques, les décisions de ces deux institutions ont pu différer.
Ainsi, le Conseil constitutionnel, en tant que juge des élections législatives, s’intéresse à l’égalité des suffrages au niveau national. Son souci constant est de veiller à la répartition des sièges en contrôlant que l’écart de population entre deux circonscriptions à l’intérieur de chaque département ne dépasse pas 20 %.
Selon les auteurs de la présente proposition de loi constitutionnelle, si cette limite « garantit [...] l’égalité de représentation des habitants et le respect du critère démographique pour l’exercice de la souveraineté nationale », dans le cadre de l’élection des parlementaires, elle est « trop étroite pour les assemblées locales ».
Le 21 octobre 2014, dans son allocution prononcée à la suite de son élection à la présidence du Sénat, M. Gérard Larcher déclarait : « Le critère démographique, mes chers collègues, est-il le critère exclusif de représentativité ? » Vous plaidiez pour une amélioration de la représentation des citoyens en combinant « la démocratie du nombre et celle du territoire ».
Combiner « la démocratie du nombre et celle du territoire », telle est donc l’ambition de cette proposition de loi constitutionnelle.
Le groupe écologiste partage tout à fait cet objectif, mais la question se pose de savoir si le présent texte constitue un moyen efficace de l’atteindre. Afin d’apporter une réponse concrète à cette question, il me semble important de rappeler certaines positions défendues de longue date par les écologistes.
Nous avons longtemps milité en faveur de la suppression du conseiller territorial et de la modification du mode de scrutin des conseils généraux pour assurer une représentation équitable des territoires et des forces politiques.
Afin de clarifier le rôle de chacun des échelons, nous préconisions qu’une « conférence régionale des compétences », réunissant dans chaque région l’État et les différents niveaux de collectivités territoriales décide de la répartition des compétences non régaliennes, autorise l’expérimentation de nouvelles compétences pour les pouvoirs locaux et permette d’assurer la qualité des services publics locaux. Ces conférences pourraient également proposer des modifications institutionnelles soumises à l’approbation du Parlement.
Nous souhaitons que la démocratisation des intercommunalités soit engagée avec la mise en œuvre d’un scrutin assurant une représentation directe de la population et garantissant celle des communes.
L’autonomie financière et de gestion des collectivités, ainsi qu’une péréquation bénéficiant aux territoires défavorisés doivent être rendues possibles par une réforme de la fiscalité locale.
Enfin, comme j’ai eu l’occasion de le rappeler il y a peu dans cet hémicycle, face aux crises politiques et institutionnelles, il faut refonder profondément nos institutions, à tous les niveaux, pour affronter démocratiquement les temps qui viennent et bâtir ensemble une nouvelle société. C’est une VIe République qu’il convient d’inventer : il ne suffit pas de « réparer » la Ve. C’est pourquoi, si nous partageons l’ambition de cette proposition de loi constitutionnelle, modifier la Constitution par petits bouts n’est pas une solution satisfaisante à nos yeux.
Parce que, nous en sommes convaincus, c’est le modèle de nos institutions qu’il faut réinventer dans son entier, c’est à la construction de la VIe République qu’il faut s’atteler maintenant. Et parce que la représentativité des territoires ne peut être envisagée uniquement en termes de population, la préservation de la nature et de la biodiversité doit être tout à fait intégrée dans les politiques publiques.
En conclusion, mes chers collègues, le groupe écologiste ne soutiendra pas ce texte. (M. Philippe Kaltenbach applaudit.)
Mme la présidente. La parole est à M. Philippe Kaltenbach.
M. Philippe Kaltenbach. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour examiner une proposition de loi constitutionnelle présentée par M. le président du Sénat et par M. le président de la commission des lois. Celle-ci vise à « assurer la représentation équilibrée des territoires » de la République.
Vaste et ambitieux programme !
D’abord, pourquoi une telle proposition ? Comme l’a très clairement dit M. Philippe Bas, il s’agit pour les auteurs de contrer la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
En effet, dans sa décision de 1985 relative à la Nouvelle-Calédonie – et en aucun cas à un scrutin national –, le Conseil constitutionnel a affirmé la règle selon laquelle une élection doit être organisée « sur des bases essentiellement démographiques ». Il avait toutefois apporté des précisions : il ne résultait pas de cette règle l’obligation de recourir à un scrutin proportionnel non plus que l’interdiction de prendre en compte des impératifs d’intérêt général pour y déroger, ces derniers ne devant toutefois intervenir que dans une mesure limitée.
Cette limite, a statué le Conseil, c’est le fameux « tunnel » des 20 % : le nombre d’habitants représenté par un élu local ne peut donc en principe s’écarter de plus de 20 %, en plus ou en moins, du nombre moyen d’habitants représenté par chaque élu au sein de l’assemblée territoriale concernée.
Cette règle a encore été récemment rappelée par le Conseil constitutionnel à propos des accords locaux dans nos intercommunalités. En effet, saisi le 11 avril 2014 d’une question prioritaire de constitutionnalité, il a été amené à se prononcer sur l’article du code général des collectivités territoriales qui prévoit les modalités de répartition des sièges au sein des communautés de communes et des communautés d’agglomération.
Dans sa décision, le Conseil a estimé qui n’était pas suffisant qu’il soit simplement « tenu compte » de la population et il a rappelé que le critère démographique devait demeurer à la base du calcul de répartition. Il a alors censuré l’alinéa de l’article du code général des collectivités locales permettant l’accord local.
En réponse à cette censure, nos éminents collègues Alain Richard et Jean-Pierre Sueur ont immédiatement déposé une proposition de loi que nous serons amenés à examiner en seconde lecture dans deux jours. Cette proposition de loi, selon ses auteurs, « prévoit tout ce qu’il est possible de prévoir, eu égard à la jurisprudence du Conseil constitutionnel ».
Force est donc de constater, mes chers collègues, que nous devons nous inscrire dans un cadre contraint, fixé et maintenu par le Conseil constitutionnel. C’est précisément ce cadre contraint que la présente proposition de loi constitutionnelle entend assouplir.
Nous avons plusieurs fois relevé sur toutes les travées de cet hémicycle les difficultés qui découlent de ce tunnel des 20 %. Ce fut le cas lorsque nous nous sommes penchés sur le découpage des nouveaux cantons. Le groupe socialiste avait d’ailleurs formulé des propositions pour que le tunnel soit élargi à plus ou moins 30 %.
Ce fut encore le cas récemment, lors de l’examen du projet de loi relatif à la délimitation des régions, dans le but d’assurer un nombre suffisant de conseillers régionaux aux départements à la population numériquement modeste.
En chacune de ces occasions, c’est vrai, nous avons été contraints par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Pour autant, des solutions ont toujours été trouvées, et il convient les citer.
Dans le cadre du redécoupage des cantons, des dérogations sont prévues pour certains territoires de nature insulaire, pour les zones de montagne et pour les départements à la population réduite. Un nombre minimal de conseillers régionaux a été fixé à deux pour les départements de moins de 100 000 habitants – seule la Lozère est concernée – et à quatre pour les départements de plus de 100 000 habitants.
M. Jacques Mézard. Mais les départements n’existent plus !
M. Philippe Kaltenbach. Certes, de telles solutions ne sont peut-être pas satisfaisantes aux yeux de certains,…
M. Jacques Mézard. On veut nous étouffer !
M. Philippe Kaltenbach.…. mais je crois qu’elles ont montré la volonté du Gouvernement et du groupe socialiste – dans le respect, bien sûr, de la jurisprudence du Conseil constitutionnel – d’aller vers des solutions qui prennent vraiment en compte la représentation des départements, des petites communes, des territoires ruraux afin que personne ne soit oublié et que nous parvenions à une représentation équilibrée de nos territoires.
Que nous proposent le président du Sénat et le président de la commission des lois ? Comme celui-ci l’a rappelé, la présente proposition de loi constitutionnelle vise à opérer deux modifications dans le texte de la Constitution. D’une part, elle tend à compléter l’article 1er par une phrase ainsi rédigée : « La République garantit la représentation équitable de ses territoires dans leur diversité ». D’autre part, elle tend à modifier l’article 72.
J’ai déposé un amendement qui vise à dissocier ces deux modifications.
Autant le groupe socialiste considère qu’il serait utile de modifier l’article 72 de façon à ne toucher qu’à la « largeur » du tunnel – c’est une idée qui peut faire consensus –, autant nous sommes résolument opposés à la modification de l’article 1er.
Il s’agit en effet d’un article fondamental : c’est le socle sur lequel s’appuie notre Constitution.
Tout à l’heure, M. le rapporteur a cité la révision constitutionnelle de 2003 qui a vu l’inscription à l’article 1er du principe selon lequel l’organisation de la République française est décentralisée. Or, lors des débats qui se sont tenus au Sénat à l’occasion de cette révision, notre regretté collègue Pierre Mauroy, qui est pourtant le père de la décentralisation, s’était élevé contre cette modification au motif qu’il fallait être extrêmement prudent lorsqu’on touchait à cet article 1er et que, en l’espèce, une telle modification était superflue, la France étant déjà un État décentralisé. Il considérait que « le cap » fondamental – l’égalité – était fixé dans l’article 1er et qu’il ne fallait pas en « dévier » avec des modifications qui ne faisaient qu’y introduire de la confusion.
C’est pourquoi nous allons tâcher de vous convaincre que, si vous voulez que cette proposition de loi constitutionnelle ait une chance de prospérer, il faudrait la scinder, pour ne retenir que la modification de l’article 72.
En effet, je le répète, non seulement l’article 1er touche aux fondements de la République, mais la formule proposée dans le présent texte est floue et ambiguë Est-il opportun d’adjoindre aux fondamentaux de l’article 1er de la Constitution que la « République garantit la représentation équitable de ses territoires dans leur diversité » ?
Les termes de « représentation équitable » sont-ils d’une précision suffisante ou d’une clarté incontestable ? Je ne le crois pas et, d’ailleurs, le fait qu’il faille modifier l’article 72 en fixant un tunnel de 33 % montre bien que cette expression ne donne pas par elle-même les éléments suffisants au juge constitutionnel pour lui permettre d’apprécier le caractère constitutionnel ou non des textes de loi.
De surcroît, cette formule introduit un principe qui risque de nuire au grand principe républicain de l’égalité. Dans sa décision du 17 janvier 1979 relative à l’élection des conseils de prud’hommes, le Conseil constitutionnel a précisé que l’égalité devant le suffrage n’est qu’un corollaire de l’égalité devant la loi. Aucun texte constitutionnel, en effet, ne mentionne explicitement le principe d’égalité devant le suffrage, et c’est sur la seule égalité devant la loi que s’est appuyé le Conseil constitutionnel dans cette décision.
Et voilà que nous, une petite trentaine de parlementaires, après trois quarts d’heure de débat en commission et deux heures de discussion en séance plénière, nous irions modifier l’article 1er de la Constitution, article fondamental dont les principes figuraient déjà dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789…
Mme Éliane Assassi. Exactement !
M. Philippe Kaltenbach. Combien de Français se sont battus, combien de Français sont morts pour ce principe d’égalité de tous devant la loi ?