Sommaire

Présidence de M. Jean-Léonce Dupont

Secrétaires :

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, M. Gérard Le Cam.

1. Procès-verbal

2. Candidatures à une commission mixte paritaire

3. Débat sur le droit à l’eau

M. Christian Favier, au nom du groupe CRC.

MM. Ronan Dantec, Christian Cambon, Henri Tandonnet, Mme Évelyne Didier, MM. André Vairetto, François Fortassin, Mme Hélène Masson-Maret, MM. Philippe Kaltenbach, Raymond Couderc, Mme Marie-Françoise Gaouyer, M. Félix Desplan.

Mme Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée chargée de la décentralisation.

4. Nomination de membres d'une commission mixte paritaire

Suspension et reprise de la séance

5. Mise au point au sujet d'un vote

MM. André Vairetto, le président.

6. Débat sur les violences sexuelles faites aux femmes du fait des conflits armés

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.

MM. Alain Gournac, Jean-Marie Bockel, Mmes Michelle Demessine, Maryvonne Blondin, M. Robert Hue, Mmes Corinne Bouchoux, Michelle Meunier.

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, porte-parole du Gouvernement.

Suspension et reprise de la séance

PRÉSIDENCE DE M. Jean-Claude Carle

7. Débat sur l'avenir de l'exploitation cinématographique indépendante

M. Pierre Laurent, au nom du groupe CRC.

Mme Françoise Férat, M. Michel Le Scouarnec, Mme Danielle Michel, M. Philippe Esnol, Mme Marie-Christine Blandin, M. Jean-Pierre Leleux.

Mme Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication.

8. Ordre du jour

compte rendu intégral

Présidence de M. Jean-Léonce Dupont

vice-président

Secrétaires :

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx,

M. Gérard Le Cam.

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à quatorze heures trente.)

1

Procès-verbal

M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

2

Candidatures à une commission mixte paritaire

M. le président. J’informe le Sénat que la commission des affaires économiques m’a fait connaître qu’elle avait procédé à la désignation des candidats qu’elle présente à la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové.

Cette liste a été affichée et la nomination des membres de cette commission mixte paritaire aura lieu conformément à l’article 12 du règlement.

3

Débat sur le droit à l’eau

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat sur le droit à l’eau, organisé à la demande du groupe CRC.

La parole est à M. Christian Favier, au nom du groupe CRC.

M. Christian Favier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en préambule de mon propos, permettez-moi de citer Platon, qui, dans son ultime réflexion sur l’art de vivre ensemble, écrivait : « L’eau est, de tous les aliments du jardinage, assurément le plus nourrissant, mais elle est facile à corrompre : ni la terre, en effet, ni le soleil, ni les vents, qui nourrissent les plantes, ne sont faciles à perdre. »

Platon nous transmettait ainsi un message séculaire : l’eau est une chose simple, tout à la fois essentielle et fragile. Sa réflexion soulignait toute la légitimité d’un débat permanent sur le sujet, nourri, notamment, de l’expérience des politiques publiques engagées depuis plusieurs années.

À l’échelle planétaire, on estime que plus d’un milliard de personnes n’ont pas accès à l’eau potable aujourd'hui. En Europe, l’accès à l’eau en quantité et en qualité suffisantes est considéré comme une condition nécessaire à une vie digne et décente. Il est pourtant loin d’être une réalité pour plusieurs millions d’habitants, parmi lesquels figurent les 80 millions de pauvres enregistrés dans l’Union européenne par Eurostat. Aujourd’hui encore, près de 40 % des Européens ne bénéficient pas d’un système d’assainissement de base.

On peut s’étonner de cette situation après des décennies de politiques publiques et d’édiction de normes dans ce domaine, aussi bien locales que nationales ou européennes.

La première directive-cadre européenne sur l’eau, adoptée par le Parlement et le Conseil européens, date d’octobre 2000. Elle avait pour principal objectif d’atteindre le « bon état écologique » des eaux en Europe en 2015, par la mise en place d’un système de gestion des eaux centré sur trois éléments clefs : l’adoption du bassin hydrographique en tant qu’unité de base de la gestion des eaux ; l’introduction du modèle économique de financement de l’eau selon lequel « l’eau paie l’eau », axé sur le principe du recouvrement des coûts totaux, profit compris, par un prix de l’eau au consommateur ; la promotion de la participation des citoyens à la politique de l’eau.

À la source de la conception et de l’organisation de la politique de l’eau en Europe s’expriment deux exigences majeures : une politique environnementale de développement durable et la réalisation du marché unique intérieur par la libéralisation des services publics. Chemin faisant, ces deux exigences ont été réunies sous un impératif commun, dans le cadre de la stratégie Europe 2020.

La directive-cadre européenne sur l’eau est régulièrement complétée par de nouvelles directives, qui ont pour effet de multiplier les normes environnementales de type qualitatif et d’élargir le domaine concerné, en y incluant, par exemple, les eaux pluviales.

Force est de constater que cet empilement de mesures préconisées par la Commission européenne n’a guère prouvé son efficacité.

Ainsi, l’objectif d’un « bon état écologique des eaux » en Europe ne sera pas atteint en 2015. En effet, à cette date, seulement 50 % environ des eaux respecteront les normes. Aussi, la Commission a proposé de reporter à 2027, c’est-à-dire de douze ans, l’échéance pour parvenir à cet objectif, alors qu’il s’agit, on le sait, d’un domaine essentiel, pour lequel les attentes des populations, que ce soit en matière de garantie d’accès, de sécurité ou de coût, sont très fortes.

En effet, s’il est un sujet qui, je crois, fait l’unanimité dans la population, c’est bien celui de l’eau. Dans l’imaginaire collectif, cette dernière est considérée comme un bien commun, non comme une marchandise.

Chaque fois que les citoyens sont interrogés à ce sujet, la majorité d’entre eux dit considérer l’eau comme relevant d’un service d’intérêt général et devant rester, en tant que telle, sous la responsabilité intégrale des pouvoirs publics, notamment des collectivités territoriales.

Ainsi, lors du dernier congrès des maires de France, le baromètre du service public municipal, réalisé notamment par l’Institut d’administration des entreprises de l’université de Lille-I, indiquait que seules 26 % des personnes interrogées se prononçaient en faveur de la délégation du service de l’eau à des organismes privés.

Je rappelle également que, lors d’un référendum tenu en Italie en juin 2011, 27 millions des habitants de ce pays ont plébiscité la gestion publique de l’eau. Par ailleurs, il convient de souligner l’initiative citoyenne européenne Right2water, la première de ce genre à avoir atteint le million de signatures, le 10 février 2013. Cette campagne citoyenne vise à « transposer le droit humain à l’eau et à l’assainissement dans la législation européenne ». Huit mois plus tard, près de deux millions de signatures étaient réunies lors de la clôture de la collecte.

J’ai acquis la conviction que, pour répondre à ces préoccupations majeures et pour tendre vers l’indispensable efficacité des politiques publiques de l’eau, il fallait s’intéresser au cycle de l’eau dans sa globalité, et pas seulement aligner, comme des tuyaux d’orgue, les dispositifs, les règlements ou les lois.

Ainsi, le premier défi réside dans l’usage efficient des ressources hydriques. D’une manière générale, les prélèvements d’eau demeurent excessifs, notamment pour les usages agricoles et énergétiques. Les activités humaines impriment encore trop leur marque.

Les modes de production agricole et certaines activités industrielles génèrent une hyper-exploitation de la ressource. Les modes de consommation qui leur sont associés et la gestion des déchets qui en résulte sont des facteurs aggravants. Leurs effets se conjuguent et se traduisent souvent par des rejets dans le milieu naturel, qui sont autant de facteurs de pollution et de contamination.

Il y a urgence à transformer les logiques productivistes agricoles et industrielles, qui ignorent le respect des équilibres environnementaux : c’est une condition essentielle pour une bonne qualité des eaux en Europe. Loin d’être un frein, ce serait un moteur puissant de modernisation de la production. Pour l’agriculture, notamment, ce serait l’occasion d’investir massivement le terrain des productions de qualité, tout en apportant une réponse à l’attente des populations, qui désirent être sûres de la qualité, justement, et de la sécurité de leur approvisionnement alimentaire.

Ce sujet, d’ailleurs, a été abordé de façon plutôt encourageante à l’Assemblée nationale, lors des débats sur le projet de loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt.

Une autre source de gaspillage de la ressource aquatique réside, on le sait, dans le mauvais état des réseaux, dont le rendement diminue régulièrement. Ce phénomène, lié le plus souvent à leur trop grande vétusté, traduit un sous-investissement, qui devient préoccupant. Il conviendrait d’offrir aux collectivités un accompagnement spécifique pour ces investissements à longue durée d’amortissement.

Toutefois, cette trop grande empreinte écologique entre aussi en résonance avec d’autres problématiques particulières, comme la protection des fleuves, par exemple, qui mériterait un nouvel élan, ou encore la salinisation des nappes phréatiques à proximité des côtes marines, qui augmente.

Je pense également à l’étalement urbain et à ses corollaires, comme l’imperméabilisation ou la dégradation des sols. Les drames du Var ou de la Vendée ne peuvent être réduits à de simples catastrophes naturelles, à de pures conséquences des aléas météorologiques : ils sont aussi le résultat d’une urbanisation irréfléchie. Si l’on n’agit pas de façon adéquate et spécifique pour dimensionner les réseaux d’évacuation, si l’on ne prend pas en compte les eaux de pluie, au besoin en dissociant les réseaux, on expose la population à des dangers.

Une autre faiblesse environnementale, plus propre à notre pays, est l’insuffisance de la captation des eaux de pluie, qui continuent à ne pas être suffisamment utilisées. Les procédés novateurs de récupération et d’utilisation des eaux de pluie, à usage non domestique par exemple, restent très marginaux et laissés au bon vouloir de chacun.

Il est urgent de faciliter la réutilisation des eaux usées traitées et la récupération des eaux de pluie, en s’appuyant notamment sur l’analyse des retours des expériences menées par certaines collectivités en France ou à l’étranger, comme en Allemagne.

Pour apporter des réponses efficaces à chacun de ces problèmes, il convient de donner des traductions concrètes à certains chantiers prioritaires, comme la préservation et l’amélioration de la qualité de l’eau et des milieux aquatiques, objectifs évoqués lors de la Conférence environnementale qui s’est tenue en septembre dernier.

Je pense, notamment, au renforcement de la lutte contre les pollutions liées aux nitrates et aux produits phytosanitaires, qui devrait se faire en mobilisant tous les leviers d’action et en encourageant le passage au « zéro phyto » dans toutes les collectivités.

Je pense également à l’amélioration de la connaissance de la ressource aquatique et à la promotion des économies d’eau, notamment via des pratiques agricoles moins consommatrices d’eau.

Je pense, enfin, à la mise en place de la gestion par bassin hydrographique, notamment par des comités de bassin regroupant l’ensemble des acteurs de l’eau, dont les collectivités territoriales, l’État et ses établissements publics, les forces économiques et sociales. En attribuant à tous les acteurs de ces comités, y compris ceux qui sont impliqués dans la maîtrise d’ouvrage, une meilleure représentativité, on satisferait l’une des conditions de la bonne mise en œuvre des schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux, les SDAGE.

Il serait donc utile de dresser le bilan des actions concrètes prises à la suite de la Conférence environnementale. Dans le cycle de l’eau, la distribution au domicile des consommateurs domestiques et industriels et l’assainissement de leurs rejets revêtent, au regard de la maîtrise tant économique que technique qu’ils requièrent, une place particulière.

Ces deux aspects ont connu dans notre pays une évolution parallèle. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de grandes entreprises se sont constituées pour investir le domaine de l’eau. Des parts de plus en plus importantes du secteur ont été confiées, via des délégations de services publics, à ces groupes privés, qui distribuent et dépolluent ce bien commun.

Ces activités requièrent des compétences de haute technicité et des investissements lourds, qui ont conduit de nombreuses communes à déléguer ce pouvoir. Les entreprises privées se sont vu confier, parfois par facilité, la gestion de l’eau, via une délégation de service public, un affermage ou des contrats encore plus complexes.

Or force est de constater que, au regard des enjeux collectifs évoqués et de l’intérêt des usagers, le bilan de cette gestion par le privé fait l’objet de nombreux réexamens et de questionnements.

Ainsi, de nombreux conseils municipaux ont décidé d’accroître leur maîtrise en ce domaine. Certains contrats jugés trop favorables au prestataire ou sans réelle contrepartie ont poussé de nombreuses collectivités à reprendre en main ces activités, jusqu’au retour, parfois, à la régie directe.

Dans le même temps, des formes de mutualisation ont été développées par les collectivités territoriales, entre les communes, bien sûr, mais aussi, parfois, entre les communes et les départements. Je pense par exemple à la région d’Île-de-France, où une structure comme le Syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne, le SIAAP, dont l’action s’étend de Paris à la petite couronne, occupe une place originale en matière de maîtrise publique de l’assainissement. Ce secteur de très haute technologie requiert des investissements extrêmement lourds, par conséquent mieux mutualisés à cette échelle. L’expertise dont il dispose est également un atout pour des coopérations internationales, dans un domaine où les attentes et les besoins sont immenses.

À présent, il nous faut, je le pense, élaborer les outils législatifs pour favoriser cette mutualisation, qui se fera sous la maîtrise des collectivités territoriales. Tous les acteurs, dans leur diversité, devront être associés, pour mieux nous diriger vers la constitution d’un grand service public national de l’eau.

Tout ceci devra être accompagné d’une forte volonté de transparence, que nous devons à l’usager comme à ses représentants, et qui devra porter aussi bien sur la constitution du prix de l’eau que sur les plans d’investissements consentis pour pérenniser les outils techniques donnés en gestion ou récupérés à l’issue des contrats. La question de la transparence se pose donc autant pour notre patrimoine en la matière que pour la gestion de la ressource, ainsi que, au final, pour l’usager et le prix qu’on lui demande.

Je rappelle à ce sujet que de nombreux locataires, par exemple ceux qui vivent en HLM, n’ont aucune visibilité sur le coût de l’eau, parce que celui-ci, en l’absence de compteurs individuels, est compris dans les charges locatives.

Que ce soit directement ou par le biais de syndicats intercommunaux, la boussole des collectivités, au travers de cette maîtrise publique, doit être dirigée vers l’objectif de protéger le pouvoir d’achat de l’usager et de garantir et de faciliter l’accès du citoyen à des données sur l’eau aisément compréhensibles.

Au croisement de ces enjeux, il est un domaine qui, bien qu’il soit essentiel, reste toujours problématique. Je veux parler, monsieur le ministre, des laboratoires publics d’analyse et de contrôle, qui, faute de décisions claires, sont livrés au secteur privé, voire promis à une disparition rapide.

L’une des missions des collectivités publiques est d’assurer la sécurité et la santé publique alimentaire et environnementale. Il s’agit d’enjeux touchant à la veille et à la sécurité sanitaire de l’eau de consommation humaine et de loisirs ou à l’atteinte au bon état écologique des eaux naturelles. Il s’agit aussi de veille en matière de sécurité alimentaire, avec leurs conséquences en matière économique, notamment dans le secteur agroalimentaire et dans la restauration.

Ces missions de contrôle et d’analyse qui protègent les populations s’élargissent dans le domaine de l’environnement au contrôle de l’air ambiant et de l’air intérieur, à la gestion des déchets, ainsi qu’à la détermination de l’état du sol, domaines qui, d'ailleurs, ne sont pas sans conséquence non plus sur la sécurisation de projets en matière d’opérations d’aménagement.

Chacun a pu mesurer, à l’occasion des crises sanitaires, combien était essentiel le maintien de l’ingénierie publique en matière de sécurité sanitaire et environnementale. Néanmoins, force est de constater que la mise en concurrence par l’État des analyses officielles du contrôle sanitaire de l’eau potable et des eaux de baignade introduit par la loi sur l’eau et les milieux aquatiques, dite « LEMA », de 2006 a déjà conduit à la fermeture de 25 % des laboratoires publics départementaux et à l’affaiblissement de tous les autres, au point que leur survie est engagée.

En raison de leur forte incidence humaine et économique, que l’on peut constater au quotidien, les enjeux de sécurité sanitaire et environnementale doivent attirer notre attention.

Je pense aux analyses mandatées par l’État permettant de suivre la qualité des eaux naturelles ou des eaux des rejets des stations d’épuration, qui ont révélé la présence dans ces eaux de molécules émergentes, dont l’intime imbrication avec la santé est aujourd’hui plus que suspectée. Or ces analyses font également l’objet d’une mise en concurrence, qui ne saurait échapper à la logique du moindre coût, du profit maximal et de la baisse de vigilance scientifique et sanitaire que celui-ci risque d’entraîner.

Je pense, par exemple, aux défaillances révélées en 2012 par l’affaire Eurofins, qui a vu la mise en cause de la fiabilité des analyses de micropolluants effectuées par ce laboratoire pour la région Languedoc-Roussillon. Cet épisode a donné lieu à la production d’un rapport très critique du LNR, le laboratoire national de référence, qui a souligné le caractère particulièrement sensible du sujet.

A-t-on évalué les conséquences économiques et sociétales d’une possible crise sanitaire ou environnementale dans le domaine de l’eau ? Celles-ci seraient sans aucun doute bien supérieures au coût du maintien d’un service public d’analyse de proximité, mobilisable aujourd'hui à tout instant.

Les crises que notre pays a traversées ces dernières années en matière de scandales alimentaires à répétition sont là pour nous alerter sur les conséquences économiques, sociales et sanitaires d’un tel abandon de ses outils de contrôle par la puissance publique.

Comment, dès lors, peut-on dissocier les enjeux de suivi de la qualité des eaux et ceux de la santé, en livrant les analyses et leurs interprétations au domaine concurrentiel, avec parfois d'ailleurs des risques de conflit d’intérêts ?

Au contraire, les laboratoires publics et départementaux sont des outils fiables de contrôle. Ils répondent à la demande formulée par l’assemblée générale des gouvernements locaux du 5e Forum mondial de l’eau d’Istanbul, auquel participait notre pays et qui a souligné le besoin et la nécessité d’un plus grand contrôle de l’eau par les organismes publics.

Je rappelle à cet effet les nombreux efforts entrepris ces derniers mois par les laboratoires départementaux pour atteindre une plus grande efficience économique et technique, notamment par des formes de mutualisation.

Cette démarche, accompagnée par l’ADF, l’Association des départements de France, est également suivie avec attention par différents ministères, dont celui de l’agriculture. Elle est reconnue pertinente pour définir un périmètre de droits exclusifs répondant aux besoins de l’État et des collectivités territoriales, dans le cadre des compétences de droit public qui leur sont conférées en matière de sécurité. Il serait donc justifié d’œuvrer à la reconnaissance de leur caractère de service économique d’intérêt général, au sens des directives européennes, afin de pérenniser leurs missions.

En tant que représentants des collectivités, nous avons une légitimité toute particulière pour établir de nouveaux droits environnementaux et citoyens. Il pourrait en être ainsi avec l’instauration d’un droit à l’eau reposant sur des garanties collectives fortes et des principes simples.

En premier lieu, ce droit suppose, en raison du caractère vital de cette ressource pour la vie et l’activité humaine, de considérer l’eau non plus comme une simple marchandise, mais comme un bien commun inaliénable. De ce fait, nos concitoyens pourraient être assurés d’une permanence d’accès à une eau potable d’une qualité préservée et garantie.

En second lieu, il revient au Gouvernement et au législateur d’exclure l’approvisionnement en eau et la gestion des ressources hydriques des « règles du marché intérieur », soumis aujourd’hui au régime de la libre concurrence.

En prenant une telle initiative, la France, ses élus et son gouvernement enverraient un signal fort, en réponse à des attentes citoyennes largement partagées dans l’opinion publique nationale et européenne.

En prenant appui sur le principe de précaution environnementale, nous serions à même de pouvoir porter concrètement l’ambition de faire respecter l’eau comme ce bien commun de l’humanité. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Ronan Dantec.

M. Ronan Dantec. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’accès généralisé à l’eau courante fut l’un des progrès considérables qui marqua la France du XXe siècle. Ce progrès semblait être définitivement acquis, mais, aujourd’hui, le mal-logement et la précarisation le remettent en cause.

Je remercie donc le groupe CRC d’avoir pris l’initiative de ce débat, tant il est évident que le droit à l’eau est aujourd’hui fragilisé dans notre pays. C’est notamment le cas pour les 85 000 personnes identifiées par la Fondation Abbé Pierre comme vivant dans des habitations de fortune.

Pour faire face au retour inimaginable des bidonvilles – on en compterait aujourd'hui environ 400 en France –, la ministre du logement Cécile Duflot a d’ailleurs annoncé le lancement d’une Mission nationale pour résorber les bidonvilles, confiée à l’opérateur public Adoma, afin d’intervenir dans les territoires les plus touchés et de mobiliser et coordonner les acteurs locaux.

Je souhaitais donc souligner en introduction que le droit à l’eau recoupe le droit à un logement décent.

L’accès à une eau de qualité constitue un autre droit essentiel. Il faut d’ailleurs noter que, d’après l’enquête annuelle de l’ADEME, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, publiée à la fin du mois de janvier dernier, la pollution de l’eau arrive en tête des préoccupations environnementales citées par les Français en 2013, quelque 43 % des sondés considérant qu’il s’agit d’un enjeu majeur.

Les enjeux de santé publique sont donc très importants. Aussi, nous ne pouvons que déplorer les retards accumulés pour lutter contre les contaminations aux nitrates, qui ont d’ailleurs valu à la France plusieurs condamnations européennes pour la mauvaise application de la directive « Nitrates ». Quand les gens achètent de l’eau minérale en bouteille parce que les niveaux autorisés de teneur en nitrates sont dépassés dans l’eau du robinet, comme c’est le cas notamment en Bretagne, il s'agit aussi d’une remise en cause de l’accès à l’eau pour tous !

La présence accrue dans les masses d’eau de perturbateurs endocriniens, notamment liés aux résidus médicamenteux qui se retrouvent dans les eaux usées, est également préoccupante aujourd'hui. Je pourrais encore citer le problème des anciennes canalisations en plomb, et la liste n’est pas exhaustive.

Cela étant, nous pouvons au moins nous réjouir de l’adoption définitive par l’Assemblée nationale de la proposition de loi déposée par notre collègue Joël Labbé, qui permettra de limiter les pollutions liées aux pesticides utilisés par les collectivités territoriales et les particuliers. J’en profite pour remercier de nouveau M. le ministre de l’environnement de son soutien pour l’adoption de cette loi.

Reste aussi l’urgence de la gestion économe de la ressource. En effet, certaines régions de France se trouvent déjà dans une situation de stress hydrique très préoccupante et vouée à s’aggraver avec l’accélération du dérèglement climatique. Le plan national d’adaptation au changement climatique 2011-2015 intègre un objectif d’économies d’eau, en prévoyant la réduction de 20 % des prélèvements d’ici à 2020 pour tous les usages. Toutefois, pour tenir cet objectif, des efforts importants seront indispensables, en termes d’investissements et de sensibilisation. Il faudra aussi examiner l’incidence des tarifications progressives ou « éco-solidaires », qui peuvent être un outil efficace pour inciter au changement de comportements.

Depuis la LEMA de 2006, plusieurs villes en France ont déjà instauré une tarification progressive, avec laquelle le prix de l’eau augmente par tranche de consommation, dans une démarche d’incitation à un usage économe de la ressource, en facturant plus cher les sur-utilisateurs. D’autres villes ont mis en place des systèmes de tarification sociale, notamment par le biais d’un « chèque eau ».

La ville de Dunkerque a réalisé en quelque sorte une synthèse de ces dispositifs, avec une tarification « éco-solidaire » : trois tranches de prix fixées en fonction des usages et un tarif préférentiel pour la tranche de consommation dite « essentielle » pour les bénéficiaires de la CMU-C, la couverture maladie universelle complémentaire, qui ont vu le prix au litre réduit de 70 % par rapport au tarif antérieur.

Néanmoins, ces politiques innovantes restaient relativement fragiles juridiquement. La loi du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l’eau et sur les éoliennes, dite « loi Brottes », en précisant, dans son article 27, que les ménages peuvent constituer une « catégorie d’usagers » et en ouvrant, dans son article 28, la possibilité d’une expérimentation sur la tarification sociale, permet non seulement de renforcer la sécurité juridique, mais aussi d’encourager le développement de ces expériences.

Les collectivités ont jusqu’à la fin de l’année pour se porter candidates à l’expérimentation, et plusieurs d’entre elles l’ont déjà fait, comme les villes de Lille, Brest et Grenoble. Je pense que l’État aurait avantage à étudier avec attention les résultats de ces expérimentations, monsieur le ministre.

Je souhaite aussi souligner que la préservation d’une véritable maîtrise publique de l’eau est un enjeu majeur, comme l’a souligné Christian Favier. Les élus écologistes y sont très attachés et ont milité dans de nombreuses villes pour le retour en gestion publique. Je relèverai par exemple la bataille que Raymond Avrillier a menée avec succès à Grenoble.

Je peux aussi citer le cas de Nantes, que je connais bien, où nous avons trouvé un équilibre entre le public et le privé, ce qui permet de comparer en permanence les prix et les qualités des prestations.

Les écologistes appellent également à une meilleure gouvernance de l’eau, au plus près des territoires et des citoyens. Il y a un vrai enjeu à associer davantage les usagers et les associations de protection de l’environnement aux instances de décision. Nous portons ainsi la création d’un quatrième collège « société civile » dans les comités de bassin, une mesure qui a été proposée par le député Michel Lesage dans son rapport d’évaluation de la politique de l’eau en France de juin 2013 et qui a été également évoquée lors de la dernière conférence environnementale.

Enfin, mes chers collègues, je conclurai par un mot sur deux initiatives récentes que les écologistes ont soutenues.

Il s’agit, tout d’abord, du dépôt à l’Assemblée nationale d’une proposition de loi de Jean Glavany, qui vise notamment à faire du droit à l’eau et à l’assainissement un droit de l’Homme garanti par l’État, démarche transpartisane qui montre que nous pouvons dépasser nos désaccords sur certains enjeux majeurs.

Il s'agit ensuite de l’initiative citoyenne européenne Right2Water, qui demande à la Commission européenne de légiférer afin que le droit à l’eau et à l’assainissement constitue un droit humain au sens de l’ONU et de promouvoir la fourniture d’eau et l’assainissement en tant que services publics essentiels pour tous. Je pense que cette question reviendra dans le cadre du débat mondial sur les objectifs de développement durable qui doit se conclure en décembre 2015 et qui fait suite au sommet de « Rio+20 ».

Comme notre collègue Christian Favier l’a rappelé, cette initiative a recueilli plus de 1 880 000 signatures de citoyens issus de tous les pays d’Europe. Elle témoigne de cette mobilisation européenne sur les questions de l’eau. Il y a donc bien un enjeu mondial d’accès à l’eau. C’est un combat que nous devons porter, mais aussi un enjeu fort des coopérations européennes et mondiales à tous les échelons, entre États et entre collectivités territoriales.

En conclusion, il me semblerait intéressant d’établir un lien fort entre cette problématique de l’accès à l’eau et l’accueil, à Paris, de la conférence Climat 2015. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Christian Cambon.

M. Christian Cambon. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, ayant eu l’honneur de faire voter, en février 2011, une proposition de loi relative à la solidarité dans les domaines de l’alimentation en eau et de l’assainissement, je suis particulièrement attentif à la mise en œuvre d’un droit d’accès à l’eau pour tous, et en particulier aux plus démunis.

Si nous devons nous battre, tous, pour faciliter l’accès à l’eau potable du milliard d’êtres humains qui n’en bénéficient pas encore, force est de constater que, dans notre pays, de plus en plus de familles rencontrent des difficultés, non pas à accéder à l’eau potable, mais à en assumer le coût.

Le constat est aujourd’hui largement partagé : il est nécessaire d’apporter, conformément aux recommandations de l’OCDE, une aide aux ménages dont la facture d’eau dépasse 3 % des revenus.

La question porte donc davantage sur les moyens à mettre en œuvre pour assurer cet accès à l’eau pour tous. Comment cibler au mieux les usagers en difficulté ? Quel doit être le montant de l’aide ? Comment assurer une gestion efficace de cette aide tout en maîtrisant les coûts de gestion ?

En effet, il est essentiel de disposer d’une vision claire de l’efficacité et du coût de gestion des différents dispositifs qui pourront être mis en place par les collectivités et leurs groupements.

À la suite de la reconnaissance d’un droit à l’eau par la LEMA, deux lois prévoient différents types de dispositifs.

Je pense d’abord à la loi du 7 février 2011, issue de la proposition de loi que je viens d’évoquer. Entrée en vigueur le 1er janvier 2012, elle met en place un dispositif curatif et permet aux services d’eau et d’assainissement d’allouer 0,5 % de leurs recettes hors taxe aux fonds de solidarité pour le logement – FSL – départementaux, afin que ceux-ci puissent aider les foyers dont la facture d’eau excède 3 % des revenus à régler leurs impayés.

Je pense ensuite à la loi du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre, dite « loi Brottes ». Ce texte permet aux collectivités qui le souhaitent d’instituer une première tranche de consommation gratuite ou de moduler la progressivité du tarif en tenant compte des revenus ou du nombre de personnes composant le foyer. Là, on est plutôt dans le domaine préventif.

Une proposition de loi a été récemment déposée par le député Jean Glavany pour compléter ces textes.

Ces premières initiatives peuvent être distinguées selon qu’elles contiennent des mesures préventives ou des mesures curatives ; c’est toute l’importance de ce débat.

Je souhaiterais examiner le sujet à la lumière de l’expérience du syndicat des eaux d’Île-de-France, le SEDIF, dont j’assure une vice-présidence et qui est, avec 4,5 millions d’usagers et 1 milliard de litres d’eau fabriqués chaque jour, le plus important service d’eau d’Europe.

Avant d’adopter un dispositif curatif d’aide aux abonnés, nous avons examiné différentes solutions préventives en constatant qu’elles ne répondaient pas ou qu’elles répondaient mal aux objectifs visés.

Ainsi, la mise en œuvre d’une première tranche de consommation gratuite, dès lors qu’elle est applicable à tout abonné du service public, pose problème : elle bénéficie autant aux abonnés en difficulté financière qu’à ceux qui ne connaissent pas ce genre de problèmes.

En outre, la gratuité d’une première tranche de consommation d’eau applicable à tous a des conséquences sur l’équilibre économique du service ; de ce fait, elle peut rendre nécessaire l’augmentation du tarif d’autres catégories de consommateurs ou de celui des tranches de consommation supérieure. Dans cette hypothèse, l’augmentation du tarif pourrait, le cas échéant, pénaliser des abonnés vivant en immeuble ou en copropriété, mais aussi des familles nombreuses susceptibles de connaître des difficultés financières.

Par ailleurs, l’eau distribuée a un coût, qui doit être répercuté sur les usagers, même de manière réduite, afin de les responsabiliser.

La gratuité de l’eau est très difficile à envisager.

Nous vivons une période où les réflexions nationales et locales tendent plutôt vers des solutions pour financer le nécessaire renouvellement des installations et des réseaux des services publics d’eau. Or cela va représenter un poste de dépense considérable et croissant dans les années à venir.

Que faut-il alors penser d’une tarification progressive ? Elle n’est pas toujours adaptée et n’a pas systématiquement une vertu sociale. Certains services d’eau mettent en place des tarifs « grands consommateurs », dégressifs, dont les bénéficiaires sont notamment de grands ensembles sociaux, immeubles ou copropriétés, lorsque les abonnements ne sont pas individualisés.

Le tarif dégressif avantage donc en priorité les familles résidentes dans ces grands ensembles, et le passage à une tarification progressive serait source de renchérissement, d’abord, pour ces usagers ou pour les établissements publics.

La tarification progressive est également susceptible de poser des difficultés d’application, comme le rappelait le rapport du Gouvernement au Parlement sur la mise en place d’une allocation de solidarité eau. En effet, en habitat collectif la répartition du bénéfice de l’aide dans le calcul des charges devient complexe à mettre en œuvre et très peu visible pour la plupart des ménages.

Quant à l’option de la tarification sociale, nous-mêmes n’avons pu la retenir eu égard à l’impossibilité de calibrer un tarif en fonction des revenus de centaines de milliers d’abonnés.

La mise en œuvre d’un tarif social est encore plus difficile pour les usagers précaires : quel montant de la facture d’eau peuvent-ils individuellement accepter compte tenu de leur maigre budget ?

Le message qu’il importe de retenir, c’est qu’il ne peut pas y avoir de réponse uniforme au niveau national en matière de tarification sociale. On doit se fonder sur la réalité locale : caractéristiques sociales et économiques de la population, types d’habitat, prix des services d’eau, état des ressources, etc....

Pour notre part, nous avons mis en place un programme d’aide essentiellement curatif, pour aller là où se situe la difficulté. En l’occurrence, l’objectif des élus du SEDIF était, et de manière unanime, d’assurer l’accès à l’eau de tous les usagers en difficulté, qu’ils soient directement abonnés ou consommateurs en immeuble collectif, notamment ceux qui n’ont pas de compteur, en mettant nos communes au cœur du dispositif. Aujourd'hui, 1 % des recettes de vente d’eau, soit 2 millions d’euros, est consacré à ce dispositif.

Plusieurs types d’aides financières sont alors proposés.

Il y a ainsi des chèques d’accompagnement, c'est-à-dire des chèques prépayés d’un montant de 10 euros, 20 euros ou 30 euros, qui permettent de payer la part eau de la facture dépassant les 3 % du revenu. Ces chèques dématérialisés sont mis à la disposition des centres communaux d’action sociale – CCAS –, pour être distribués aux abonnés confrontés à des difficultés.

Les communes doivent jouer un rôle important, car elles sont plus à même de juger la situation des ménages. Les CCAS attribuent souvent un montant d’aide lié au reste-à-vivre : entre 100 euros et 200 euros en moyenne.

À ce jour, le public visé est l’abonné au service public de l’eau dont la facture totale annuelle excède 3 % des ressources du foyer.

Ce dispositif permet d’apporter une aide immédiate aux abonnés en incapacité de régler leur facture d’eau. Souple et rapide, il paraît bien adapté aux besoins urgents des bénéficiaires.

Au total, entre 2011 et 2013, 6 000 dossiers auront été traités, pour près d’un million d’euros d’aides distribuées.

Une étude est en cours pour étendre le dispositif au bénéfice des usagers non abonnés.

Après trois ans de mise en œuvre, nous enregistrons une très forte montée en puissance de cette aide solidaire. Cela traduit une excellente appropriation du dispositif par les CCAS et son bien-fondé auprès des abonnés en difficulté des services de l’eau.

Ainsi, en trois ans, sur une population desservie de 4,5 millions d’habitants, ce sont déjà près de 16 000 familles qui ont été aidées par l’ensemble des dispositifs FSL et chèques services, pour un montant d’aide de plus de 2 millions d’euros.

Les leçons que nous pouvons tirer de cette expérience conduite à grande échelle nous le montrent : plutôt que d’imposer un système unique et compliqué de solidarité à toutes les communes et à toutes les populations, mieux vaut inciter les collectivités à choisir entre les dispositifs préventifs ou curatifs qui correspondent le mieux aux besoins de leur population.

La réalité sociale vécue dans les grands ensembles urbains est souvent différente des problèmes ressentis en milieu rural, ne serait-ce que par le prix de l’eau, qui n’est pas identique partout.

L’autre conclusion est qu’il convient de maintenir et de systématiser le principe d’une contribution des distributeurs d’eau à ces dispositifs d’aide. En effet, pour que la solidarité soit décisive, il faut qu’elle puisse reposer sur une collecte de fonds substantielle. Or la solidarité ne peut pas reposer que sur les seuls usagers.

Mes chers collègues, l’accès à l’eau est un droit imprescriptible, que nous avons tous le devoir de faire respecter. La coopération internationale et la coopération décentralisée sont un des moyens les plus efficaces pour le faire vivre dans les pays qui en sont privés. Mais nous avons aussi le devoir de prendre les mesures nécessaires pour que, sur notre territoire national, chaque famille puisse faire face à ses dépenses d’eau. C’est notre mission de mettre en œuvre les mécanismes d’entraide ; c’est notre honneur de faire vivre cette solidarité ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)

M. le président. La parole est à M. Henri Tandonnet.

M. Henri Tandonnet. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, réuni à Stockholm à la fin du mois de septembre 2013, le GIEC, le groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat, annonçait une hausse des températures comprise entre 0,3°degré Celsius et 4,8°degrés Celsius d’ici à 2100. Ses estimations prévoient également une hausse du niveau de la mer de 26 centimètres à 82 centimètres au cours de la même période.

Se fondant sur des scénarios du GIEC, un rapport de l’ONERC, l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique, de 2009 avait déjà donné le ton. À supposer que la demande en eau reste stable, c'est-à-dire pour la satisfaction des besoins actuels de l’industrie, de l’agriculture pour l’irrigation et de l’alimentation en eau potable, on observerait en France un déficit de 2 milliards de mètres cubes par an à l’horizon 2050.

Cela se traduirait par une multiplication des conflits d’usage, par une dégradation de la qualité des eaux ou encore par la perturbation des écosystèmes aquatiques ou dépendants de la ressource en eau.

Le droit à l’eau devient donc une question primordiale, pour assurer la continuité de l’ensemble des activités humaines.

Ce droit est aujourd’hui reconnu par l’article L. 210-1 du code de l’environnement, qui dispose : « Dans le cadre des lois et règlements ainsi que des droits antérieurement établis, l’usage de l’eau appartient à tous et chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous. »

Le droit à l’eau est, à mes yeux, un enjeu à plusieurs dimensions. Le temps qui m’est imparti m’oblige cependant à concentrer mon propos sur deux défis qui me paraissent essentiels.

Le premier défi est social et domestique : sur notre territoire, chacun doit pouvoir disposer du droit à l’eau, avec une attention particulière portée aux ménages les plus modestes ou en difficulté.

Le second défi est celui d’une politique de l’eau à long terme. Si nous voulons préserver le droit à l’eau, nous devrons répondre aux enjeux du réchauffement climatique, aux conséquences de celui-ci sur l’agriculture et, à plus large échelle, aux conflits d’usage que suscite la rareté de l’eau.

Je souhaite tout d’abord évoquer l’accès à l’eau sur notre territoire.

La facture « eau et assainissement » représente aujourd’hui environ 1,25 % du revenu disponible moyen d’un ménage, soit une facture annuelle de l’ordre de 430 euros pour une famille composée de deux adultes et de deux enfants.

Alors que le prix moyen de l’eau augmente, qu’il est fortement variable d’un département à l’autre, voire d’un service à l’autre, il convient de s’intéresser aux outils facilitant l’accès à l’eau pour les foyers les plus modestes.

À ce titre, le groupe UDI-UC s’est félicité de la mise en place d’une expérimentation, en vue de mettre en œuvre une tarification sociale de l’eau.

Engagée pour une période de cinq années, la mesure figure dans loi du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre, adoptée sur l’initiative de M. Brottes ; nous nous souvenons tous qu’elle a été largement vidée de sa substance initiale !

Quoi qu'il en soit, cette loi a mis en place, jusqu’au mois d’avril 2018, une expérimentation sur la tarification sociale de l’eau dans les communes, régions et autres collectivités territoriales qui souhaitent participer au dispositif.

Les collectivités participantes seront autorisées à prévoir une facturation progressive de l’eau potable, avec possibilité d’instaurer une première tranche de consommation gratuite pour les abonnés en situation de précarité énergétique.

La définition des tarifs pourra être modulée en fonction du nombre de personnes ou des revenus du foyer, de l’attribution d’une aide au paiement des factures d’eau ou d’une aide octroyée pour l’accès à l’eau.

Je suis tout particulièrement attentif à ce sujet, étant membre du Comité national de l’eau, qui est chargé du suivi et de l’évaluation de l’expérimentation. Le Comité devra remettre au Gouvernement, avant la fin de l’année 2015, un rapport décrivant les actions engagées dans le cadre de l’expérimentation et, avant la fin de l’année 2017, un rapport d’évaluation et de proposition.

Le droit à l’eau passe également par plus de souplesse dans l’accessibilité aux services d’eau et d’assainissement.

Comme plusieurs études ont pu le démontrer, plus les clients sont en situation financière difficile, plus le coût de services essentiels tel celui de l’eau pèse lourd, par comparaison aux prix payés par les autres clients, compte tenu de la part de l’abonnement fixe, lequel a évidemment une incidence sur le prix moyen du mètre cube consommé.

En outre, les frais supplémentaires créés par l’utilisation de moyens de paiement de substitution au prélèvement automatique constituent un obstacle supplémentaire et ils sont mal vécus par les ménages précaires.

Très attaché au principe d’équité, le groupe UDI-UC a présenté et fait adopter un amendement sur ce sujet dans le cadre du projet de loi relatif à la consommation, amendement aux termes duquel le délégataire du service public d’eau et d’assainissement sera désormais obligé de proposer, parmi les modes de paiement utilisables, le chèque et une modalité de paiement en espèces. De plus, il sera tenu d’offrir gratuitement à tous ses clients la possibilité de payer ses factures par mandat compte.

Une telle mesure me semble intéressante en ce qu’elle contribue à renforcer le droit à l’eau. Je veillerai à ce qu’elle puisse être définitivement adoptée, demain matin, lors de la réunion de la commission mixte paritaire sur le projet de loi relatif à la consommation.

Les enjeux liés à l’eau ont considérablement évolué. À une échelle plus globale que l’aspect social que je viens d’évoquer, les défis sont immenses : disponibilité et qualité de l’eau – l’une ne saurait aller sans l’autre –, multiplicité des usages, réchauffement climatique, protection de la ressource et des milieux, sécheresse, inondations ou encore santé publique…

Le temps de l’eau abondante est révolu. L’eau est désormais une ressource fragile.

Comment garantir à chaque secteur d’activité une eau de qualité, en quantité suffisante ? C’est le défi auquel nous serons tous confrontés.

Comme a pu l’écrire M. Philippe Martin, lorsqu’il était député, dans son rapport sur la gestion quantitative de l’eau en agriculture de juin 2013, « une gestion équilibrée de la ressource en eau suppose de conjuguer la protection des milieux, les usages économiques et un partage équitable de l’eau ».

Il est donc primordial de ne pas opposer les usages agricoles aux autres usages et aux exigences des milieux naturels.

Je pense que les conflits d’usage peuvent être réglés par des approches territoriales à l’échelle du bassin hydrographique, car elles permettent à l’ensemble des acteurs de partager le diagnostic et d’établir des solutions durables, équitables entre tous les usages.

L’existence de tels projets territoriaux, s’appuyant sur une démarche de concertation associant tous les acteurs du territoire, permettrait de dépassionner le débat sur l’achèvement des évolutions réglementaires et sur les retenues de substitution, notamment dans le domaine agricole.

L’agriculture absorbe aujourd’hui plus de 70 % de l’eau consommée, à travers l’élevage, l’irrigation ou encore l’accroissement de la production de plus grandes quantités de denrées alimentaires.

Le droit à l’eau est donc essentiel pour sécuriser les activités des agriculteurs et relever le défi alimentaire dont il est question dans le projet de loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt.

De plus, le réchauffement climatique, tout particulièrement dans ma région du Sud-Ouest, fait craindre des conditions climatiques de plus en plus méditerranéennes, et donc des périodes de sécheresse plus longues. Dans une telle situation, comme certains spécialistes de la question l’ont souvent souligné, soit on subit, soit on anticipe !

La sécurisation des cultures spécialisées, mais aussi la contractualisation agricole et le maintien des exploitations ne peuvent s’opérer sans garantie de la ressource en eau.

Je reste convaincu que nous devons encourager la création de réserves de substitution gérées collectivement ; elles pourraient soulager la pression sur les fleuves tels que la Garonne.

Madame la ministre, cela fait vingt ans qu’il est question du projet de barrage de Charlas.

Mme Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée. C’est vrai !

M. Henri Tandonnet. Le dossier est peut-être abandonné aujourd'hui, mais il faudra tout de même trouver une solution. La population de la métropole de Toulouse s’accroît de 15 000 personnes par an. Le problème monte donc en puissance : il serait bon d’anticiper sur la gestion des stocks, notamment par la création de réserves de substitution. Je ne pense pas forcément à la construction de barrages, car il existe d’autres moyens.

Nous devons en effet réfléchir aux manières de stocker de l’eau de pluie abondante en hiver et au printemps pour l’utiliser tous ensemble en été, quand les précipitations sont plus rares.

Dans le département de Lot-et-Garonne, les nappes de surface sont un vaste réservoir aujourd’hui insuffisamment exploité. Cette eau pourrait continuer à irriguer des champs et des cultures spécialisées sous contrat. En garantissant un revenu attractif, elle est de nature à maintenir une population rurale qui est indispensable à la vie de nos territoires, avec des exploitations de taille familiale liées aux productions contractualisées.

Pourquoi aller dans la seule direction de la réduction de l’usage agricole de l’eau en été et ne pas chercher une solution plus « méditerranéenne », qui satisferait davantage d’usagers ? Cela nous préserverait d’une accélération du réchauffement climatique : l’évaporation provoquée par le processus de photosynthèse est le meilleur moyen de faire baisser la température.

L’articulation entre les politiques, notamment en matière d’urbanisme, d’agriculture, d’énergie ou d’aménagement des territoires, est la question clé de la politique de l’eau de demain, pour un droit à l’eau préservé.

Sans un partenariat entre ces politiques, qui ont un impact sur l’eau et les milieux aquatiques, les progrès seront limités. Il est donc de notre devoir d’anticiper les effets du réchauffement climatique, de comprendre le lien étroit qui existe entre l’eau et l’adaptation à ce changement, et de favoriser une meilleure adéquation entre les besoins et les ressources. (MM. Ronan Dantec, François Fortassin et Jean-Jacques Lasserre applaudissent.)

M. le président. La parole est à Mme Évelyne Didier.

Mme Évelyne Didier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, notre groupe, sur l’initiative de notre collègue Christian Favier, a souhaité débattre dans cet hémicycle du « droit à l’eau ».

Ce sujet, important pour la vie de nos concitoyens, constitue une préoccupation majeure des élus locaux.

L’eau, élément vital, devient malheureusement, de plus en plus, un poids dans le budget des familles, et ce de manière particulièrement inégalitaire puisque de fortes disparités territoriales font varier le prix de l’eau du simple au triple.

Alors que, selon l’OCDE, la facture d’eau ne doit pas représenter plus de 3 % du budget des ménages, cette limite est souvent franchie. L’émergence de cette question dans le débat public s’est traduite par la montée en puissance d’un « droit d’accès à l’eau ».

Je voudrais donc revenir sur ce que nous entendons concrètement par cette notion de « droit à l’eau », dont les contours sont aujourd’hui bien trop flous.

Lorsque l’accès à un service essentiel est rendu difficile parce qu’il ne se fait plus dans des conditions financièrement acceptables, comme cela se voit trop souvent, l’exigence d’un droit individuel émerge et semble constituer la meilleure garantie pour les usagers. Il en a été ainsi de l’énergie, du logement et, plus récemment, de l’eau.

La loi sur l’eau et les milieux aquatiques adoptée en 2006 a ainsi proclamé en son article 1er que « chaque personne […] a le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous ». C’est très bien ! Cependant, même si la définition d’un droit à l’eau à portée universelle est un progrès incontestable, nous estimons qu’elle reste fondamentalement insuffisante : aujourd’hui, ce principe est inopérant.

En individualisant la question de l’accès à un droit, on opère un raccourci qui permet d’éviter soigneusement le sujet des conditions de la réalisation de ce droit et de la responsabilité des pouvoirs publics en vue de le garantir.

Pour me faire comprendre, je prendrai l’exemple du logement.

Depuis les années soixante-dix, et à mesure que baissaient les aides à la pierre, les aides personnelles au logement ont pris une place de plus en plus importante dans le budget de l’État, comme dans celui des ménages : la responsabilité de la puissance publique n’a plus été de bâtir, mais d’apporter aux plus précaires une aide leur permettant d’être solvables sur un marché laissé aux mains du privé. De l’État acteur, nous avons progressivement glissé vers un État correcteur des dérives de marchés libéralisés.

Malheureusement, dans le contexte actuel de crise économique, la tâche s’avère de plus en plus difficile puisque les tarifs ont augmenté alors que le pouvoir d’achat de nos concitoyens baisse inexorablement.

Le même raisonnement s’applique au sujet de l’accès à l’eau.

Depuis plusieurs années, nous avons de grands débats pour savoir comment caractériser le droit à l’eau. Faut-il garantir financièrement les personnes dont les ressources ne leur permettent pas d’avoir un accès à l’eau dans des conditions acceptables ? Ne faut-il pas plutôt se poser la question de la responsabilité publique en la matière et garantir la définition au niveau national de l’intérêt général et d’un droit à l’eau ?

Nous avions déposé en 2009 une proposition de loi qui prévoyait l’instauration d’une allocation « eau » sur le modèle de l’aide personnalisée au logement, l’APL. Une telle proposition est partagée au plus haut niveau, au sein du Comité national de l’eau, mais elle n’a toujours pas vraiment abouti, ce que nous regrettons.

Nous défendons cette proposition parce qu’il s’agit d’une mesure d’urgence sociale. Toutefois, elle ne peut résumer à elle seule notre approche politique de cette problématique.

La nécessaire solvabilisation ne doit pas cacher l’importance d’une maîtrise publique du secteur. Nous le voyons aujourd'hui, beaucoup de collectivités, à l’approche des futures échéances électorales, se posent la question des modes de gestion de l’eau, témoignant d’une aspiration à un meilleur contrôle des prestations et à une meilleure protection de la ressource. Elles sont de plus en plus nombreuses à être tentées par l’idée de revenir sur les délégations de service public au profit de régies. Pour autant, le débat reste insuffisant.

En déléguant, comme c’est souvent le cas, le service public de l’eau, les communes, au motif d’économies budgétaires, ont supprimé les services municipaux correspondants, trouvant par ailleurs un intérêt fort et justifié dans la mutualisation intercommunale. Elles ont, par conséquent, perdu le savoir-faire technique et se sont placées en situation de dépendance devant les majors de ce secteur.

Les collectivités, notamment en milieu rural, disposent aujourd’hui d’un choix extrêmement limité au regard de la complexification des normes en matière environnementale. Elles n’ont plus ni les moyens ni les capacités d’expertise pour assumer de nouveau un mode de gestion public.

En outre, le plus souvent, l’état des infrastructures est dégradé. Dès lors, une telle réappropriation nécessiterait des investissements que les collectivités ne sont pas en mesure de consentir. Seront-elles obligées de socialiser les déficits après avoir subi une privatisation des profits ? Demain, au regard de la baisse dramatique des dotations qui impose aux communes de prendre des décisions extrêmement difficiles en matière de gestion, la marge de manœuvre des collectivités sera encore plus étroite qu’aujourd’hui.

Au final, le choix est souvent simple : soit le périmètre du service public est réduit, soit le service est confié intégralement au privé.

L’offre privée n’est pas porteuse, on le sait aujourd’hui, d’une concurrence bénéfique aux usagers puisque, en réalité, il s’agit d’un quasi-monopole partagé entre quelques majors, qui réalisent de confortables profits. Or ces grands groupes ne font aucun effort pour réinvestir ces profits dans le secteur économique, notamment dans les réseaux, préférant distribuer l’essentiel des bénéfices à leurs actionnaires.

Certes, les grands groupes ont accepté d’instituer « une tarification sociale », mais en faisant reposer cette solidarité uniquement sur les autres usagers. Cette tarification sociale leur permet, par ailleurs, de s’acquitter à bon compte de ce qu’ils qualifient de responsabilité sociale, tout en solvabilisant les plus précaires, ce qui limite les impayés.

Pour ces raisons et afin de sortir par le haut de ce débat, nous misons, pour notre part, sur la création d’un service public national de l’eau.

La mise en place d’un service public national décentralisé permettrait à l’État d’assurer son rôle de garant de la préservation de la ressource et rendrait possible le soutien technique et financier des collectivités, tout en garantissant une péréquation au niveau national, seul gage possible de solidarité et d’accès au droit à l’eau.

C’est d’ailleurs dans ce cadre que doit se poser la question de la gratuité des premiers mètres cubes d’eau. Une telle mesure de justice sociale n’a de sens que si elle relève de la solidarité nationale, justement parce qu’il s’agit d’un droit fondamental.

L’État, pour remplir auprès des élus des collectivités locales des missions de conseil et d’expertise, pour promouvoir une utilisation économe de la ressource, doit permettre la création d’un corps de fonctionnaires formés. Il est inacceptable que, aujourd’hui, la connaissance et l’expertise se situent quasi exclusivement au sein des entreprises privées de l’eau. Mon collègue Christian Favier a d’ailleurs soulevé très justement la question des laboratoires départementaux.

Non seulement il faut garantir à tous le droit d’accès à l’eau, mais il faut aussi permettre que s’exerce un contrôle citoyen. Pour cela, il est impératif de garantir aux collectivités les moyens techniques et humains de choisir réellement les politiques qu’elles mettront en œuvre et pour lesquelles elles seront élues.

À défaut, on pourra toujours évoquer un droit à l’eau sans que celui-ci soit jamais réellement garanti, et ces questions seront laissées, au fond, au bon vouloir des opérateurs privés. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste. – M. Ronan Dantec et Mme Nathalie Goulet applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. André Vairetto.

M. André Vairetto. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le droit d’accès à l’eau est un sujet majeur parce qu’il est un préalable au respect des autres droits fondamentaux.

La France a activement œuvré à la reconnaissance de ce droit. Déjà, cela a été rappelé par Mme Didier, dès 2006, notre pays avait instauré, aux termes de l’article 1er de la loi sur l’eau et les milieux aquatiques, le « droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous ». Ce texte a institué un droit individuel à un bien essentiel et a inscrit dans notre législation une dimension sociale de l’eau, jusque-là pratiquement oubliée.

Notre pays a également œuvré pour la promotion de ce droit au niveau international et a soutenu l’adoption en juillet 2010 de la résolution de l’Assemblée des Nations unies, qui a proclamé pour la première fois dans son enceinte le droit à l’eau potable et à l’assainissement.

Il existe ainsi aujourd’hui un « droit à l’eau et à l’assainissement », défini comme un « un approvisionnement suffisant, physiquement accessible et à un coût abordable, d’une eau salubre et de qualité acceptable pour les usages personnels et domestiques de chacun ». Le droit à l’eau inclut l’assainissement, sujet tout aussi crucial, mais qu’on a souvent tendance à ne pas prendre en compte dans les débats sur le droit à l’eau.

Certes, des progrès ont été enregistrés. Dans ce domaine, la communauté internationale affirme avoir atteint, bien avant l’échéance de 2015, la cible des Objectifs du Millénaire pour le développement : réduire de moitié le pourcentage de la population mondiale privée d’accès à l’eau.

Cependant, il faut noter que le critère retenu pour cet accès à l’eau concernait l’accès à une source d’eau dite « améliorée », c’est-à-dire protégée des contaminations animales. Nous sommes loin de l’objectif ambitieux du droit à l’eau, qui fait référence à une eau saine et potable, disponible à une distance de moins de 1 kilomètre et accessible en continu.

Si l’on considère donc cette notion du droit à l’eau, qui va beaucoup plus loin que le simple « accès amélioré » des Objectifs du Millénaire pour le développement, il ne serait pas mis en œuvre pour environ 3 à 4 milliards d’individus, soit la moitié de l’humanité. 

Concernant l’assainissement, la situation est encore plus dramatique. Seulement 67 % des habitants de la planète auront accès en 2015 à des services d’assainissement améliorés, soit un niveau bien inférieur à l’objectif des 75 % prévus par les Objectifs du Millénaire pour le développement.

À l’heure actuelle, 2,5 milliards de personnes manquent encore de services d’assainissement améliorés, et la question des eaux usées peine à être pleinement intégrée dans les débats internationaux.

La mise en œuvre effective du droit à l’eau est un défi majeur que devra relever la communauté internationale dans les années à venir. Or, à ce jour, l’eau ne figure pas dans les thèmes retenus pour la définition des objectifs onusiens 2015-2030. C’est une question sur laquelle une mobilisation politique forte est nécessaire.

Dans les pays développés, notamment en France, la question se pose de manière différente. Chez nous, l’accès à l’eau existe dans les faits puisque près de 99 % de la population est connectée aux réseaux d’alimentation en eau, que 81 % bénéficient de l’assainissement et que très peu de coupures d’eau sont pratiquées. La mise en œuvre du droit à l’eau passe donc surtout par la question de l’accessibilité économique de l’eau pour les ménages en situation de précarité, tout particulièrement dans le contexte actuel de crise sociale et économique.

Les chiffres de l’INSEE parus le 13 septembre 2013 ont révélé que les inégalités et la pauvreté ont continué de progresser l’an dernier dans notre pays. Il n’est dès lors pas surprenant que certains ménages rencontrent des difficultés pour payer leurs factures d’eau. Pourtant, la France reste dans la moitié des pays européens où l’eau est le moins chère. La facture « eau et assainissement » représente en moyenne 1,25 % du revenu disponible moyen d’un ménage. La facture annuelle pour un ménage de quatre personnes est de l’ordre de 430 euros.

Malgré ce prix modéré, à l’heure actuelle, on évalue à 2 millions le nombre de ménages dont la facture d’eau dépasse 3 % de leurs revenus, un seuil jugé critique par les experts de l’OCDE et des autres organisations internationales.

Cette question est d’autant plus cruciale que le prix moyen de l’eau est appelé à augmenter en raison des nouveaux enjeux liés aux services d’eau : augmentation de la part de l’assainissement, besoin de renouvellement, nouveaux enjeux liés à la qualité de l’eau.

Enfin, la question des personnes non raccordées au réseau – SDF, gens du voyage – reste souvent posée. Dans ce contexte, la proposition de loi déposée à l’Assemblée nationale par Jean Glavany et des membres de différents groupes vise à mettre en œuvre concrètement le droit à l’eau. Il s’agit d’une initiative louable qui mérite d’être saluée, d’autant qu’elle est porteuse de mesures pertinentes.

La première partie de cette proposition de loi concerne l’inscription dans notre droit national du droit à l’eau et à l’assainissement et l’obligation pour les communes d’installer et d’entretenir, selon leur taille, des points d’eau potable, des toilettes publiques et des douches publiques pour les personnes vulnérables non raccordées au réseau. La question du droit à l’eau pour les personnes non raccordées est primordiale et nous nous devons d’y trouver une solution rapide.

Sur la partie abordant la tarification, la proposition de loi mentionne que « le montant de la facture d’eau est calculé en fonction de tranches de consommation, […] avec la possibilité d’une première tranche de consommation gratuite ou à prix réduit » et qu’« au-delà de cette première tranche, l’eau potable est facturée de manière progressive ».

Dans ce domaine, il convient de rester circonspect, et cela pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, modifier le système tarifaire du service de l’eau pour favoriser l’accès à l’eau pour tous entraîne nécessairement un changement dans la structure des ressources et donc une transformation de l’équilibre économique du service. Il existe plusieurs risques concernant la pérennité du système et il importe de bien prendre en compte l’équilibre économique du service, qui doit également faire face à des enjeux environnementaux – enjeux liés à la qualité de l’eau – et économiques – renouvellement des réseaux.

Par ailleurs, les expériences déjà menées nous montrent que la tarification progressive, qui a pour premier objectif, d’ordre environnemental, la réduction des consommations, doit être maniée avec prudence. Elle peut avoir des effets contre-productifs sur le plan social, pour les familles nombreuses ou équipées d’un électroménager ancien, et des effets économiques négatifs, avec un risque pour l’équilibre économique du service en cas de déconnexion des gros consommateurs.

La loi visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre, dite « loi Brottes », permet aux collectivités qui le souhaitent d’expérimenter une tarification sociale fondée, non pas sur la consommation, mais sur les revenus et la composition des ménages. Elle donne un cadre juridique à la tarification sociale et doit permettre au Comité national de l’eau de tirer des conclusions et de faire des propositions concrètes d’ici à 2018. Laissons le temps à l’expérimentation plutôt que de légiférer sur un domaine encore complexe et pour lequel nous disposons de trop peu de retours d’expérience à ce jour, sans remettre en cause la liberté d’organisation des autorités locales dans ce domaine.

Rappelons également qu’il existe de nombreux dispositifs hors tarification, qui, bien que perfectibles, se sont révélés de bons outils dans le domaine de l’accès à l’eau pour tous. Je pense notamment au Fonds de solidarité pour le logement, qu’il nous faut promouvoir et étendre aux départements qui ne disposent pas encore de volet « eau ».

L’accès à l’eau doit être garanti à chaque individu. L’eau, comme l’air, est un bien essentiel, indispensable à la vie humaine. Si l’eau est bien dans la sphère marchande, économique, car il faut la traiter et l’acheminer, en revanche, elle ne doit pas faire l’objet de spéculations.

La gestion publique de l’eau est logique. La France doit viser l’exemplarité dans l’accès à l’eau comme dans la gestion de cette ressource, dont l’abondance, très inégalement répartie sur la planète, impose donc une grande éthique à tous les acteurs. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. Henri Tandonnet applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. François Fortassin.

M. François Fortassin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les orateurs qui m’ont précédé ont évoqué un certain nombre de points sur lesquels je ne reviendrai pas. Pour ma part, je fonderai mon intervention sur mon expérience de dispositifs existants : je ne ferai qu’évoquer pour mémoire le tribunal des eaux de Valence, qui, depuis le XVe siècle, siège sur les marches de la cathédrale et règle oralement tous les conflits d’eau (Sourires.) et je prendrai essentiellement l’exemple du syndicat des eaux de la Barousse, du Comminges et de la Save, que je connais bien et qui concerne les départements des Hautes-Pyrénées, de la Haute-Garonne et du Gers.

La notion majeure qui est au cœur du fonctionnement de ce syndicat est celle de partage de l’eau ; elle relève plus d’une mentalité que d’un traitement législatif.

Ce partage des eaux s’est réalisé dans les Hautes-Pyrénées et dans le Gers. Or, j’en suis persuadé, il ne serait plus possible de le mettre en œuvre aujourd’hui. Ainsi, la création du canal de la Neste, qui prend son eau dans la haute vallée d’Aure, permet d’alimenter les rivières qui descendent du plateau de Lannemezan, faute de quoi ces rivières seraient à sec à certaines périodes, en été aussi bien qu’en hiver. On fait passer par ce canal 13 mètres cubes d’eau alors qu’il n’en passe plus que 3 mètres cubes dans la Basse-Neste, sans pour autant que ce soit une catastrophe écologique. Je le disais à l’intention de nos amis écologistes, mais je constate qu’il n’y en a plus dans l’hémicycle.

Mme Sylvie Goy-Chavent. C’est dommage !

M. Henri de Raincourt. Nous leur rapporterons vos propos ! (Sourires.)

M. François Fortassin. Je leur en ferai moi-même part afin de savoir s’ils approuveraient une telle réalisation !

J’ajoute que, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on a obligé EDF à livrer gratuitement – je dis bien : gratuitement – 50 millions de mètres cubes d’eau pour alimenter ce canal.

Voilà ce qu’est un véritable partage de l’eau !

Permettez-moi maintenant de faire quelques préconisations.

Chaque fois qu’on le peut, il faut prévoir un système gravitaire. Pourquoi ? La durée de vie d’une canalisation est d’environ cinquante ans. Pendant vingt-cinq ans, du fait des investissements qu’il suppose, un système gravitaire coûte beaucoup plus cher que les pompages, mais, ensuite, ses coûts de fonctionnement sont quasiment inexistants. Malheureusement, la plupart du temps, ce n’est pas le système pour lequel on opte, car il est beaucoup plus facile de creuser un puits de quelques mètres.

Autre avantage très important du système gravitaire : il permet d’obtenir une eau de grande qualité, car c’est l’eau des sources qui est captée.

Par ailleurs, je pense que les collectivités locales doivent, quand elles le peuvent, se dégager des sociétés fermières.

Pour autant, il ne faut pas laisser croire que cela permettra de faire baisser le prix de l’eau de manière significative. Ce serait pure démagogie, car, que l’on ait affaire à une société fermière, à une régie ou à une société publique locale, il est évident qu’on doit faire des provisions pour réparer les réseaux lorsque c’est nécessaire.

M. François Fortassin. Je sais de quoi je parle car le syndicat dont je viens de parler et dont je suis membre gère un réseau de 8 000 kilomètres.

Si l’eau est plus chère dans les zones rurales que dans les zones urbaines, ce n’est pas en raison d’une mauvaise gestion, comme certains ont tendance à le dire. L’explication est toute simple : en zone rurale, il y a un abonné à peu près tous les cent mètres, voire beaucoup plus, alors qu’en zone urbaine, ce sera un abonné tous les vingt mètres, voire beaucoup moins. Il est bien évident que, dans ces conditions, le prix des canalisations rapporté au nombre d’habitants est beaucoup plus élevé en zone rurale qu’en ville.

Quant aux économies d’eau, bien sûr, il faut en faire, mais ce n’est pas parce qu’on économisera l’eau dans les vallées pyrénéennes qu’on réglera le problème de l’eau au Sahara ! (Sourires.)

M. Henri de Raincourt. Très juste !

Mme Nathalie Goulet. Ça, c’est pertinent ! (Nouveaux sourires.)

M. François Fortassin. Je vois que vous souriez, mais je ne crois pas inutile de rappeler ce fait.

Autre évidence : si l’on ne fait pas payer l’usager, c’est le contribuable qui devra être sollicité. Malheureusement, cette évidence ne transparaît guère dans les textes de loi, et c’est encore, incontestablement, une manifestation de démagogie. Je ne suis pas opposé au fait que l’usager paye beaucoup moins, mais l’honnêteté oblige à dire que des ressources devront alors être trouvées ailleurs. Une société, qu’elle soit privée ou publique, doit faire des provisions et, à partir de là, il faut faire payer ce qu’on pourrait appeler le « juste prix ».

Enfin, j’insisterai sur la nécessité de faire des réserves, et pas seulement pour l’agriculture.

Néanmoins, s’agissant de l’agriculture, je rappelle qu’un grain de blé nécessite autant d’eau qu’un grain de maïs, à ceci près que l’un et l’autre n’ont pas besoin d’eau à la même période.

M. François Fortassin. Le blé captera l’eau en hiver, le maïs, au cœur de l’été !

La réalisation de réserves est une attitude relevant de la plus élémentaire prudence. On reconstitue les réserves lorsque l’eau est en excédent – actuellement, un certain nombre de régions en ont même franchement trop ! –, puis on restitue cette eau au moment où l’on en a besoin.

Voilà, mes chers collègues, ce que je souhaitais vous dire. J’ai le sentiment d’avoir émis des idées qui sont plus de bon sens que strictement législatives, mais, comme ceux qui m’ont précédé à la tribune se sont chargés de traiter les aspects législatifs et l’ont fait de façon très pertinente, j’ai souhaité faire entendre une musique un peu différente. Je ne sais si j’y suis parvenu…

Mme Nathalie Goulet. Mais oui ! Le Sahara est rassuré ! (Sourires.)

M. François Fortassin. En tout cas, je vous remercie de m’avoir écouté ! (Applaudissements sur les travées du RDSE et de l'UDI-UC.)

M. le président. La parole est à Mme Hélène Masson-Maret.

Mme Hélène Masson-Maret. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le droit à l’eau est un sujet d’autant plus vaste qu’il a changé de dimension, la question du droit fondamental de tout individu à une eau potable mettant désormais en jeu la problématique de la préservation de cette ressource vitale et celle, encore plus large, de la prise en compte du développement durable.

J’ai choisi d’aborder ici la question de la mise en œuvre de ce droit à l’eau par les collectivités territoriales, car elle est des plus actuelles.

Je voudrais tout d’abord insister sur le droit de chaque être humain à disposer de suffisamment d’eau pour satisfaire ses besoins fondamentaux. Car le problème se pose encore en France, qui est pourtant un pays développé, notamment pour les personnes défavorisées.

Je souhaite également souligner le lien indissociable entre le droit à l’eau et le droit à l’assainissement, c’est-à-dire la possibilité de jouir d’équipements d’assainissement garantissant à chaque individu l’hygiène, la santé et la salubrité.

Quelle est la situation actuelle ?

On peut considérer qu’aujourd’hui, en France comme dans l’ensemble des sociétés développées, l’accès à une eau de qualité et le fait de disposer d’un système d’évacuation des eaux usées sont deux composantes normales de la vie quotidienne.

Accéder à l’eau est donc une question non plus d’infrastructures, comme cela a pu l’être dans le passé, mais de moyens financiers, particulièrement pour les populations les plus démunies.

Face aux difficultés rencontrées par ces personnes qui sont dans l’impossibilité de régler leurs factures, les collectivités – car l’accès à l’eau est en grande partie leur problème – ont mis en place des solutions pour leur venir en aide.

Notre collègue Christian Cambon a évoqué la loi relative à la solidarité dans les domaines de l’alimentation en eau et de l’assainissement, issue d’une proposition de loi dont il était l’auteur. Ce texte a permis de renforcer la solidarité des communes à l’égard des personnes en situation de précarité.

Je le rappelle très brièvement, la loi permet aux services publics d’eau et d’assainissement d’attribuer une subvention au fonds de solidarité pour le logement pour financer des aides relatives au paiement des fournitures d’eau.

Néanmoins, tout n’est pas résolu. C’est pourquoi des dispositifs novateurs doivent également voir le jour. C’est le cas de la tarification « éco-solidaire », qui permet de mettre à la disposition des consommateurs des mètres cubes à bas prix pour leurs besoins vitaux, puis d’augmenter progressivement ce tarif.

À ce titre, la ville de Dunkerque, déjà évoquée par Ronan Dantec, est assez exemplaire, avec un prix de l’eau qui n’est pas le même selon l’usage. Cette tarification éco-solidaire s’accompagne d’une « allocation eau » pour les ménages à faibles revenus.

Cette démarche de tarification éco-solidaire présente en outre l’intérêt de favoriser un comportement économe.

Il faut le savoir, les usages et niveaux de consommation varient de façon très importante, y compris dans les pays développés, alors qu’on pourrait supposer que les consommateurs ont les mêmes besoins en eau et en font des usages similaires. Or un Américain utilise 400 litres d’eau en moyenne par jour, contre 150 à 300 litres pour un Français. Il est donc tout à fait possible de proposer une taxation par paliers pour encourager les comportements économes.

Par ailleurs, madame la ministre, peut-on parler du droit à l’eau sans prendre en compte l’augmentation sans cesse croissante des sans-abri ?

Le problème des personnes n’ayant pas accès à un point d’eau et non abonnées au service de distribution est un thème peu traité par le législateur. Je vous pose donc la question : n’est-il pas nécessaire d’envisager que les collectivités mettent en place, pour les milliers de personnes sans-abri, pour les populations vivant dans des logements non alimentés en eau, des structures leur assurant l’accès à l’eau et à des sanitaires publics décents ?

Il convient de souligner que ce type de démarche est d’ailleurs préconisé par la Fédération professionnelle des entreprises de l’eau, qui s’est prononcée sur ce sujet en 2013.

Un dernier point mérite d’être soulevé. Dans une étude publiée en 2013, la Confédération générale du logement dénonce la « jungle » des prix de l’eau en France : « La disparité et le niveau élevé d’un grand nombre de prix sont devenus la règle, ils entraînent de grandes injustices entre les consommateurs. »

C’est pourquoi il me semble nécessaire de demander au Gouvernement comment il compte lutter contre cette inégalité des territoires en matière de prix de l’eau, qui induit une inégalité entre les citoyens.

Avant de conclure, je voudrais revenir sur le rapport du Conseil d’État de 2010 consacré à l’eau et à son droit, qui date certes d’il y a trois ans, mais qui est toujours d’actualité. En effet, ce rapport soulève certains « vrais problèmes », dont le législateur devrait rapidement s’emparer.

Tout d’abord, il constate que les collectivités territoriales n’investissent pas suffisamment pour le renouvellement de leurs réseaux d’assainissement.

Il met ensuite l’accent sur le fait que ce sous-investissement est à l’origine d’un taux de perte excessif en eau potable par les réseaux publics, estimé à 20 %.

Il dénonce enfin le manque de prise en compte de la problématique du réchauffement climatique, qui nécessiterait la modification de certaines normes techniques concernant les réseaux de collecte des eaux pluviales ou d’assainissement.

Je tiens à conclure mon intervention en soulignant à quel point le sujet du droit à l’eau est au cœur de l’actualité.

En effet, quatre ans après la déclaration des Nations unies, le Parlement européen s’engage lui aussi pour le droit à l’eau. Il va tenir le 17 février prochain, c'est-à-dire dans quelques jours, sa première audition officielle portant sur l’initiative citoyenne relative à « l’eau, un droit humain ».

Madame la ministre, nous constatons que le droit à l’eau est une préoccupation de plus en plus présente parmi toutes celles qui ont trait au respect des droits de l’homme. Il est essentiel de savoir comment le Gouvernement entend s’y prendre afin de défendre le droit à l’eau pour tous nos concitoyens et, surtout, pour aider les collectivités territoriales à mettre en place des mesures permettant de faire respecter ce droit. (Applaudissements sur les travées de l'UMP. – MM. Henri Tandonnet, François Fortassin et Ronan Dantec applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Kaltenbach.

M. Philippe Kaltenbach. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, consacré dans le cadre d’une résolution des Nations unies du 28 juillet 2010, l’accès à une eau de qualité est désormais considéré par la communauté internationale comme un droit humain.

En France, ce droit est également consacré et plusieurs initiatives gouvernementales ont déjà été prises qui tendent à le garantir.

La loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains, dite loi SRU, de décembre 2000 a reconnu comme un droit social essentiel celui à un logement décent, lequel comprend le droit à l’évacuation des eaux usées.

La loi du 30 décembre 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques dispose que « toute personne physique a droit, pour son alimentation et son hygiène, à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables pour tous ».

En dépit de la consécration de ces droits, qualifiés de fondamentaux, force est de constater que leur concrétisation n’est aujourd’hui que partielle. Il est pourtant essentiel que ces droits ne demeurent pas incantatoires et qu’ils prennent consistance pour chaque usager.

La représentation nationale doit donc œuvrer à leur effectivité. Au demeurant, de nombreux mécanismes qui permettent de la garantir ont d’ores et déjà été institués ou sont en voie de l’être.

Grâce à la loi relative à la solidarité dans les domaines de l’alimentation en eau et de l’assainissement, adoptée en 2011, le gestionnaire du service peut désormais opérer un prélèvement sur les recettes afin de l’attribuer à un fonds départemental de solidarité pour le logement, qui gère les aides aux familles en difficulté, notamment en cas d’impayés d’eau.

Plus récemment, en septembre dernier, le bureau de l’Assemblée nationale a enregistré le dépôt d’une proposition de loi dont notre collègue député Jean Glavany est le premier signataire. Celle-ci, ambitieuse, tend à « la mise en œuvre effective du droit humain à l’eau potable et à l’assainissement ».

Moi-même, dans le cadre des débats entourant la l’examen de la proposition de loi de François Brottes, portant notamment sur la tarification de l’eau, j’ai déposé en 2013 une proposition de loi visant à assurer l’effectivité du droit à l’eau.

Afin d’atteindre cet objectif, j’ai proposé une méthode pragmatique créant un système de tarification sociale. Eu égard à la structure des tarifs de l’eau et de l’assainissement, j’ai privilégié la méthode consistant à instituer une tarification progressive du service par tranches ainsi qu’un dispositif de proportionnalité des tarifs applicables à un foyer bénéficiaire de l’aide sociale. Cette méthode permet de coupler tarification sociale et tarification progressive de l’eau, à l’image de celle qu’a mise en place le syndicat mixte pour l’alimentation en eau de la région de Dunkerque le 1er octobre 2012.

Cette tarification permet de réduire les tarifs des premiers mètres cube d’eau consommés au sein d’une première tranche de consommation de base et à augmenter les prix des volumes des tranches de consommation élevées.

Au sein des premières tranches de volume d’eau consommée, est en outre appliquée, jusqu’à un certain plafond, une proportionnalité du tarif pratiqué pour les bénéficiaires de la CMU.

Il faut cependant être conscient des limites de ces mécanismes, et c'est sur ce point que je souhaite maintenant insister.

La véritable problématique de l’accès à l’eau en France porte sur les tarifs et leur inégalité sur le territoire, en fonction des lieux, des modes de gestion et des contrats conclus entre les gestionnaires.

C’est pourquoi, au-delà de la progressivité du prix et des autres systèmes d’aide apportés aux personnes les plus fragilisées, vers lesquels nous devons aller – et nous le faisons –, la question du niveau de la tarification aux usagers de l’eau en France doit aussi être posée. En effet, on constate que, d’une région à l’autre, les disparités, plus ou moins justifiées, sont très importantes. En novembre dernier, le magazine Que choisir ? a d’ailleurs publié des tableaux comparatifs éloquents.

Maire d’une commune des Hauts-de-Seine, je me suis impliqué au sein du syndicat des eaux d’Île-de-France, le SEDIF, pour dénoncer le caractère exorbitant des tarifs facturés aux usagers.

Le SEDIF délègue depuis 1923 la gestion du service à un même prestataire privé – j’en tairai le nom, mais tout le monde l’aura reconnu ! – dans le cadre d’un contrat représentant un chiffre d’affaires annuel de 350 millions d’euros, soit le plus important d’Europe, contrat sur lequel ce prestataire a longtemps pratiqué d’importantes surfacturations. Avant la renégociation du contrat, en 2010, l’association UFC-Que Choisir avait évalué ces surfacturations à 80 millions d’euros par an. Selon les études réalisées par le SEDIF lui-même, elles s’élèveraient à environ 40 millions d’euros.

En dépit d’une importante mobilisation citoyenne en faveur d’un retour à une régie publique, le choix du recours à un délégataire privé a été reconduit en 2008, par la volonté de la majorité des membres du SEDIF, certes, mais à l’issue d’un vote qui s’est déroulé à bulletin secret. On voit par là que les élus manquent parfois un peu de courage ! (Murmures sur les travées de l'UMP.) À la clé, il y avait un appel d’offres : il a été remporté par l’entreprise déjà délégataire du marché depuis près d’un siècle… Celle-ci a d’ailleurs fait un véritable aveu, car, dans le cadre du nouveau contrat négocié avec le SEDIF, elle a consenti à offrir des prestations de services similaires tout en diminuant les tarifs de la part « eau potable » de plus de 10 % !

Un peu partout en France, le mouvement de remunicipalisation des services de l’eau s’amplifie. Il constitue, à mes yeux, la seule garantie d’une véritable maîtrise des coûts et du meilleur tarif pour les usagers.

Conscientes de cette nouvelle dynamique, les multinationales de l’eau revoient largement, dans une majorité de cas, leurs prix à la baisse, dévoilant ainsi, en creux, l’ampleur des marges réalisées pendant de très nombreuses années.

L’exemple le plus éloquent nous vient des Alpes-Maritimes. En 2012, la renégociation du contrat de délégation d’Antibes Juan-les-Pins, qui n’a été obtenue qu’à l’issue d’âpres discussions, a fait passer le prix du mètre cube d’eau de 3,47 euros à 1,50 euro pour les cent premiers mètre cube. Cela donne une idée de la surfacturation qui existait auparavant !

Aujourd'hui, les élus tendent à privilégier le retour en gestion publique. Sinon, ils font habilement jouer la concurrence ou la menace d’un retour en régie pour obtenir une meilleure tarification. Les exemples montrent, en effet, combien l’effectivité du droit à l’accès à l’eau ne peut être garantie que par la puissance publique, la gestion privée obéissant à d’autres objectifs : ceux de la rentabilité.

Le groupe socialiste est favorable au retour en régie publique ainsi qu’à une meilleure transparence de la tarification et des prestations des délégataires privés. Il soutient les initiatives parlementaires visant à mettre en place des systèmes garantissant l’effectivité du droit à l’eau. En effet, nous voulons une plus grande justice sociale et une meilleure garantie du droit fondamental que constitue l’accès pour tous au service public de l’eau.

Sur ces objectifs, nous sommes en parfait accord avec le Gouvernement et je suis impatient d’entendre quelles initiatives celui-ci envisage de prendre pour en assurer l’effectivité. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Raymond Couderc.

M. Raymond Couderc. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, c’est un lieu commun : l’eau est un élément essentiel à la vie. C’est tellement vrai que les hommes, pour leur consommation ou leurs activités, ont toujours cherché à s’installer à proximité de l’eau, depuis les oasis jusqu’aux abords des sources, des fleuves et des rivières, ou ont utilisé leur génie pour construire des barrages ou des aqueducs.

Dans les régions du globe où l’eau est rare, les sociétés humaines ont mis en place des systèmes, plus ou moins compliqués, plus ou moins égalitaires, pour assurer l’accès de chacun à la ressource, notamment pour les activités agricoles.

En revanche, dans nos pays tempérés, l’abondance de l’eau n’a pas contraint à une régulation par la puissance publique avant le XXe siècle ! Ce n’est que dans la seconde moitié du siècle dernier, avec l’accroissement de la demande et la concurrence renforcée entre les utilisateurs, notamment l’industrie lourde et l’agriculture intensive, avec l’irrigation, que l’État a dû s’intéresser de près à la protection de la ressource et à la régulation de son utilisation.

Au-delà de ses frontières, la France a activement œuvré à la reconnaissance du droit à l’eau pour les populations, soutenant, en juillet 2010, la résolution de l’Assemblée des Nations unies qui proclamait pour la première fois au niveau international le droit à l’eau potable et à l’assainissement.

Une fois ce droit reconnu, encore faut-il préciser de quelle façon il peut être mis en œuvre…

Certains font l’erreur de comparer l’eau que nous buvons à l’air que nous respirons. L’air est inépuisable, il n’a besoin ni d’être acheminé vers nous ni d’être traité ou conditionné pour être inhalé – même s’il faut, de temps en temps, prendre des mesures pour éviter qu’il ne soit trop pollué.

Au contraire, les ressources en eau sont limitées et nécessitent, pour parvenir aux consommateurs, des réseaux et des traitements impliquant un niveau de technicité de plus en plus élevé, en particulier quand il est nécessaire de dépolluer. Il ne suffit plus de prendre l’eau à la source et de la conduire au lieu de consommation comme le faisaient les aqueducs de l’Antiquité : il faut désormais mettre en œuvre des processus physico-chimiques et biochimiques toujours plus complexes, surtout pour l’assainissement, afin d’assurer la protection de la santé des consommateurs.

Les pouvoirs publics ont un devoir de veille quant à la qualité de l’eau livrée aux consommateurs.

En particulier, les élus communaux et intercommunaux ont des responsabilités importantes dans le dispositif. Ils doivent superviser la distribution de l’eau potable, la collecte et le traitement des eaux usées, les investissements nécessaires – avec le soutien des agences de l’eau et des collectivités territoriales – et le choix du mode de gestion, qui peut aller de la régie à la délégation de service public, la DSP.

Sur cette question, ceux qui estiment qu’il n’y a de salut que dans la gestion publique directe de l’eau potable me semblent défendre des positions dogmatiques. (Mme Évelyne Didier et M. Philippe Kaltenbach protestent.)

Les solutions choisies par les élus locaux sont très diverses, quelle que soit leur appartenance politique !

MM. Henri de Raincourt et Christian Cambon. Très bien !

M. Raymond Couderc. Il n’y a pas de solution modèle qui pourrait être généralisée à tout le pays.

Plusieurs sénateurs du groupe UMP. Voilà !

M. Raymond Couderc. L’examen des chiffres ne permet pas non plus d’affirmer que la régie serait plus ou moins chère que la DSP.

M. Christian Cambon. Bien sûr !

M. Raymond Couderc. Il faut également rappeler que certaines régies sont des DSP déguisées, à travers la passation de contrats de prestation de services. Ce sont des faux-nez !

M. Christian Cambon. Comme à Paris, où la Ville a de nouveau conclu un contrat avec Veolia !

M. Philippe Kaltenbach. C’est moins cher !

M. Raymond Couderc. Enfin, la possibilité de choix entre plusieurs modes de gestion et plusieurs délégataires permet la mise en œuvre d’une vraie concurrence.

M. Philippe Kaltenbach. Lisez Que choisir !

M. Raymond Couderc. Certes, il y a une bonne décennie, les grandes sociétés du monde de l’eau n’avaient pas véritablement la possibilité ni, d'ailleurs, la volonté d’engager une vraie concurrence susceptible d’aboutir aux prix et aux conditions les plus favorables aux consommateurs et de recourir aux techniques les plus pointues pour le traitement et pour la distribution. Mais, aujourd'hui, la situation a changé !

N’oublions pas non plus que la France, à travers ses grandes entreprises de l’eau, jouit d’un savoir-faire reconnu dans le monde entier, grâce au haut niveau de technicité mis au point sur le territoire national.

M. Christian Cambon. Très bien !

M. Philippe Kaltenbach. Ce n’est pas à l’usager de payer !

M. Raymond Couderc. Au vu de l’importance vitale que revêt cet élément indispensable, nous devons laisser une large marge de manœuvre aux collectivités locales dans l’appréciation du mode de gestion de l’eau le plus adapté à leur territoire, en fonction, notamment, des critères de coût et de qualité de service.

M. Christian Cambon. Très bien !

M. Raymond Couderc. Ne soyons pas dogmatiques sur ce sujet !

M. Philippe Kaltenbach. C’est pour vous que vous pouvez dire cela !

M. Raymond Couderc. Ne cherchons pas à appliquer une solution unique à une multitude de situations.

Au contraire, les élus tant nationaux que locaux doivent prendre leurs responsabilités et s’adapter à la diversité des territoires, afin de fournir les réponses de distribution et de traitement de l’eau adéquates. (Applaudissements sur les travées de l'UMP. – MM. Henri Tandonnet et François Fortassin applaudissent également.)

M. Christian Cambon. Très bien !

M. Henri de Raincourt. Discours très raisonnable !

M. le président. La parole est à Mme Marie-Françoise Gaouyer.

Mme Marie-Françoise Gaouyer. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous prenons chaque jour un peu plus la mesure des enjeux environnementaux auxquels doit faire face notre société contemporaine. Dans notre quotidien d’élus locaux, nous en éprouvons les complexités multiples et prenons conscience d’interconnexions dont nous ne pouvons plus faire l’économie.

Il est pourtant un sujet qui reste relativement confidentiel, au regard de ce qu’il devrait être et de la place qu’il est appelé à prendre dans un avenir plus proche que ce que nous imaginons : le droit à l’eau.

C’est pourquoi je me réjouis que notre assemblée ait pris la décision d’organiser ce débat, qui, bien que limité dans le temps, permettra de resituer un certain nombre d’éléments de compréhension et de pistes de réflexion.

Une des raisons pour lesquelles la question du droit à l’eau reste si souvent secondaire tient peut-être à la difficulté d’isoler les problèmes et de répertorier les enjeux. Derrière son apparence simple, l’énonciation du droit à l’eau dissimule une réalité complexe où tout se tient.

En effet, finalement, l’eau est partout : elle fait partie de notre environnement quotidien.

Nous avons évoqué le petit cycle, celui qui débouche sur sa distribution chez les particuliers pour une utilisation domestique et qui soulève, notamment, la question de la tarification sociale, que mes collègues n’ont pas manqué d’évoquer. Mais, dans le cadre du débat d’aujourd'hui, nous devons tout autant nous préoccuper du cycle, plus grand, des fleuves et des rivières.

C'est la raison pour laquelle je souhaite évoquer cette eau qui nous entoure, que nous oublions parfois de voir, mais qui nous est si essentielle.

Dans son rapport intitulé « Les efforts de surveillance de la qualité des cours d’eau », l’Office national de l'eau et des milieux aquatiques, l’ONEMA, dénombrait, en 2010, 11 500 masses d’eau de surface sur le territoire – métropole et outre-mer –, dont 10 800 cours d’eau.

Les cours d’eau constituent l’un des premiers maillages naturels de notre pays, si ce n’est le premier. Ils sont autant de traits d’union qui relient les citoyens de l’amont et ceux de l’aval. Ils rendent possibles nos activités, qu’il s’agisse des échanges commerciaux, de l’agriculture, du tourisme ou encore de l’industrie.

Ils sont aussi de véritables remparts écologiques, qui peuvent nous protéger. En effet, un cours d’eau dont le rythme et les équilibres initiaux sont optimaux a moins de risques d’être ou en crue ou asséché ; il retient ses berges, stabilise les sols, favorise la biodiversité et la photosynthèse.

Le plus souvent, on parle – à juste titre, du reste – de l’influence des hommes sur les cours d’eau. Il serait tout aussi pertinent de s’intéresser à l’influence des cours d’eau sur la vie et les activités des hommes.

En effet, les nombreux bénéfices que nous tirons, individuellement et collectivement, de ce maillage naturel sont à la fois nécessaires et fragiles, car ils portent en eux les germes de leur propre destruction. À cet égard, je suis convaincue que ces bénéfices sont d’autant plus importants que les cours d’eau sont gérés de manière équilibrée et économe.

C’est pourquoi il est tout à fait opportun et nécessaire de parler du droit à l’eau à grande échelle : le droit à l’eau, c’est aussi le droit à des cours d’eau de bonne qualité, dont les rythmes naturels sont respectés et les activités humaines qui s’y croisent le sont aussi. Pourtant, notre connaissance du grand cycle demeure insuffisante, ainsi que l’a constaté le Conseil d’État, dans son rapport annuel de 2010 – rapport de référence – intitulé « L’eau et son droit ».

Nous manquons de visibilité sur l’ampleur de la ressource en eau exploitable, maîtrisons encore mal les conséquences du réchauffement climatique, devons progresser dans l’amélioration de la qualité, la lutte contre les pollutions diffuses et dans la connaissance des milieux aquatiques et de la continuité écologique. La gestion du grand cycle est aussi largement perfectible : des problèmes quantitatifs demeurent pendant les périodes d’étiage à cause des besoins d’irrigation importants. En ce qui concerne la lutte contre les inondations, nous avons récemment fait un grand pas en avant, mais notre marge de progression peut être encore importante.

Les faiblesses que je viens de décrire constituent un sérieux handicap lorsqu’il s’agit de rendre effectif ce droit de chacun à bénéficier, dans la limite d’un usage durable et responsable, de tous les bienfaits offerts par les masses d’eau de surface. Ce droit est radical en ce qu’il doit bénéficier autant aux habitants de l’aval qu’à ceux de l’amont. Or tout ce qui se fait en amont a des répercussions sur l’aval ! Nous ne pouvons ni ne devons décréter que les cours d’eau concernés appartiennent à une activité plutôt qu’à une autre.

Il est donc indispensable de réguler, de gérer, de connaître et de protéger. Pour ce faire, il faut des instances compétentes, à double titre : d’une part, en matière de savoir-faire, d’expérience, d’expertise et, d’autre part, sur une unité géographique pertinente, c’est-à-dire, ici, le bassin versant hydrographique. Cette double compétence est la seule à même d’améliorer nos outils de gestion et de prévenir les conflits d’usage.

Permettez-moi de citer l’exemple de l’établissement public territorial de bassin – EPTB –, dont j’ai été présidente : l’EPTB de la Bresle, fleuve qui sépare la Haute-Normandie de la Picardie.

Dans le cadre de l’aménagement du territoire, cet établissement propose aux élus locaux une ingénierie de qualité permettant de lutter contre les érosions et contre le ruissellement. L’EPTB intervient à la bonne échelle pour trouver des solutions à des problèmes d’eau qui n’ont rien à faire des limites administratives. Cette échelle permet de faire exister la notion de continuité écologique, que nous nous devons de prendre en compte.

Notre territoire est pour le moins hétérogène en ce qui concerne sa couverture par des instances de gestion et de régulation des cours d’eau.

Les EPTB, au nombre de trente-six en France, sont de taille et d’importance extrêmement variées ; un peu plus de 50 % du territoire est couvert par un schéma d’aménagement et de gestion des eaux, ou SAGE. Enfin, les six agences françaises de l’eau assurent une présence à l'échelle de très grands bassins versants.

Les EPTB présentent de bons résultats, et nous en connaissons les mérites. Il est donc absolument nécessaire de renforcer les EPTB déjà existants et d’encourager leur développement. Il est indispensable de disposer, même si ce n’est pas toujours simple d’instances locales, car on ne peut tout centraliser.

Certaines zones où il y aurait un grand intérêt à créer un EPTB et à établir un SAGE en sont dépourvues. Or ces outils permettent de répondre à un double objectif de qualité, en respectant les critères de la directive-cadre sur l’eau avec le moins de retard possible et en instaurant un dialogue démocratique autour de cette richesse commune via les commissions locales de l’eau.

Mais les résistances politiques locales sont parfois tenaces. Il est vrai que le principe de la gestion concertée par bassin versant des EPTB et leur structuration en syndicat mixte ou en institution interdépartementale peuvent être déroutants. C’est un type particulier de coopération.

Cette échelle est pourtant la plus à même d’assurer la solidarité de bassin, c’est-à-dire la cohérence de l’intervention de chaque acteur local sur son territoire, pour éviter les actions redondantes ou contradictoires.

Mes chers collègues, s’il y a un objet de l’action publique pour lequel la notion d’intérêt général doit s’appliquer avec encore plus de rigueur, c’est bien l’eau. C’est le sens de mon intervention d’aujourd’hui, et je sais que nous sommes nombreux, ici, à partager ce point de vue.

Le mode de gouvernance que nous choisissons pour la gestion du grand cycle de l’eau nous dit quelque chose de notre façon d’envisager la gestion de nos territoires. En d’autres termes, la qualité du droit de jouir durablement des bénéfices offerts par les réseaux de notre grand cycle de l’eau dépend de notre capacité à gérer collectivement cet enjeu.

C’est une grande opportunité pour nos territoires et nos collectivités car, si la problématique de l’eau, malgré son importance, n’est pas encore ressentie comme essentielle par la plupart de nos concitoyens, c’est à n’en pas douter leur préoccupation de demain. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC. – MM. Ronan Dantec et Henri Tandonnet applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. Félix Desplan.

M. Félix Desplan. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l'histoire prête à la Guadeloupe un second nom que lui donnèrent les Indiens Caraïbes en hommage à sa considérable richesse naturelle : Karukéra, ce qui signifie « l’île aux belles eaux ».

Quelle ironie quand on connaît les problèmes liés à l’eau en Guadeloupe ! Certes, la ressource y est abondante. Mais sa disponibilité connaît une répartition spatiale et temporelle très inégale, qui engendre des inadéquations entre besoins, disponibilités et moyens mobilisables.

La Basse-Terre, qui représente 70 % de la ressource, est le château d’eau de la Guadeloupe. Mais c’est en Grande-Terre que les usages sont principalement localisés.

En saison sèche, l’eau est plus rare alors que la demande est plus forte. De nombreuses communes connaissent alors de longues périodes de coupures.

Les volumes disponibles pour l’irrigation sont insuffisants et des tours d’eau sont organisés presque chaque année, avec des dégâts importants pour les cultures.

À ces deux inadéquations naturelles viennent s’ajouter d’autres problèmes mettant à nu l’état actuel de la distribution de l’eau et de l’assainissement en Guadeloupe.

Pour les trente-deux communes que compte le département, pas moins de douze collectivités ont la compétence pour assurer ce service public, avec une importante disparité géographique des prix de l’eau. On estime aujourd’hui que 40 % de la population est raccordée au réseau collectif, contre 90 % dans l'Hexagone. Les volumes de stockage d’eau actuels ne permettent qu’une autonomie de 0,65 jour, bien inférieure aux valeurs préconisées, comprises entre un et deux jours.

L’insuffisante interconnexion du réseau est telle que les différentes unités de distribution ne peuvent se secourir en cas de crise. Même si la qualité bactériologique des eaux distribuées est globalement satisfaisante, certaines sources présentent des pollutions diffuses d’origine agricole, majoritairement liées au chlordécone.

Les équipements datent, pour la plupart, des années soixante, voire du XIXe siècle, et ne sont plus adaptés. Ce mauvais état général se traduit par un faible rendement des réseaux d’adduction et de distribution, avec des pertes de l’ordre de 50 %.

Régulièrement, les médias se font les relais de ces abonnés sans eau d’un service public qui devrait pourtant leur en fournir…

Des familles privées d’eau plusieurs jours consécutifs doivent s'approvisionner quotidiennement à l’aide de jerricanes et se lever dans la nuit pour aller chercher l’eau nécessaire aux usages domestiques. Et il ne s’agit pas de cas isolés puisque toute une partie de la population de la Côte-sous-le-vent, du nord Basse-Terre et du nord Grande-Terre est concernée. La situation est telle que certains ont choisi d’unir leurs voix, à l’instar du collectif de défense des intérêts de la population de Port-Louis, qui n’a de cesse de multiplier les actions.

Égrener cette liste, aussi incomplète qu’elle soit, des problématiques liées à la question de l’eau permet de mettre en perspective une ultime inadéquation : celle du prix rapporté au service rendu.

Avec un prix moyen de l’ordre de 3,61 euros par mètre cube en 2006 – ce qui recouvre la fourniture d’eau potable et l’assainissement –, le poids de la facture dans le revenu des ménages guadeloupéens, bien supérieur à celui de la France hexagonale, est aussi le plus élevé des départements d’outre-mer.

Le prix de l’eau poursuit sa progression alors même que l’usager limite sa consommation. Ainsi, le rapport annuel de l’institut d’émission des départements d’outre-mer de 2012 faisait état d’un repli de 10,6 % de la consommation globale d’eau potable en 2011 par rapport à l’année précédente. Cette situation peut laisser perplexe...

Mon intention n’est nullement, ici, de faire le procès de la gestion de l’eau potable et de l’assainissement en Guadeloupe, dont on ne peut nier qu’elle a enregistré de réels progrès. L’analyse de la situation, au travers du schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux, a mis en évidence huit orientations constituant le socle de la stratégie à mettre en place pour améliorer l’existant d’ici à 2015. Du reste, le conseil général et l’office de l’eau de la Guadeloupe viennent de lancer un avis d’appel public à la concurrence pour une étude de faisabilité sur la mise en place d’une structure unique de production d’eau potable. À terme, le prix de l’eau pourrait ainsi être harmonisé.

Nonobstant son caractère vital, le droit à l’eau a été codifié tardivement, en décembre 2006. En dépit de cette consécration, l’état des lieux dont j’ai présenté un résumé nous aura aussi permis de constater le caractère encore abstrait de ce que le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a érigé en droit fondamental. Un droit concédé au goutte-à-goutte… (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée auprès de la ministre de la réforme de l'État, de la décentralisation et de la fonction publique, chargée de la décentralisation. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, c'est avec un grand plaisir que je me trouve aujourd'hui devant vous, car j’attache une importance particulière à la problématique de l'eau.

Cependant, j’en appellerai à votre indulgence. Chacun sait l'intérêt que mon collègue Philippe Martin, ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie, porte à cette problématique, notamment au regard des études qu’il a menées dans son propre département, le Gers, et je puis vous assurer qu’il aurait souhaité répondre lui-même à vos interventions. Néanmoins, je m’efforcerai de répondre, autant que je le pourrai, à vos interventions.

Ces interventions, je les ai toutes trouvées fort intéressantes, en mesurant le pas que nous avons accompli depuis les aqueducs, sans oublier le tribunal des eaux de Valence sur les marches de sa cathédrale, jusqu’à l'EPTB de la vallée de la Bresle – que je connais bien – ou aux problèmes spécifiques de la Guadeloupe, que M. Desplan vient d’exposer avec beaucoup de pertinence.

Je tiens à remercier tous ceux qui sont intervenus, à commencer par vous, monsieur Favier, qui avez ouvert ce débat sur le sujet essentiel qu’est le droit à l'eau, droit à portée universelle s’il en est, ainsi que l’a souligné Mme Didier.

Le dossier du droit à l’eau a plusieurs dimensions : sociales, sanitaires, environnementales, économiques. Vous avez, les uns et les autres, parfaitement mis en lumière les enjeux de la qualité, de la tarification et de la gestion publique, et nous avons bien compris que le devoir essentiel des gestionnaires publics était de garantir, d’une manière ou d’une autre, le service rendu au citoyen.

Je note également que plusieurs d’entre vous n’ont pas manqué d’insister sur le problème récurrent des non-abonnés à la distribution de l'eau et des solutions qu’il convenait d’y apporter.

Voilà tout un ensemble de problématiques sur lesquelles j’essaierai de vous apporter quelques informations, même si, bien entendu, je ne le ferai sans doute pas aussi bien que Philippe Martin l’aurait fait.

Tous les orateurs ont rappelé que l'eau est un bien commun de l'humanité, une ressource indispensable, une préoccupation quotidienne, pour les Français comme pour tous les peuples. Les chiffres concernant l'eau sont bien connus : l’eau couvre 71 % de la superficie de la planète, mais 1 % seulement de cette ressource est utilisable et consommable. C’est donc aussi un bien précieux, rare, auquel nous devons accorder une attention particulière.

L’un d’entre vous évoquait tout à l'heure la nécessité de mesurer sa consommation personnelle. Eh bien, je crois que c’est un point essentiel, qui mérite toute notre vigilance.

Compte tenu de l’importance du sujet, le Gouvernement a lancé une évaluation de la politique de l’eau dans le cadre de la modernisation de l’action publique, évaluation à laquelle Philippe Martin avait lui-même participé, en tant que parlementaire élu du Gers, avec toute l’attention que justifie la situation de ce département.

Les conclusions de cette évaluation ont été présentées lors de la table ronde consacrée à l’eau à l’occasion de la Conférence environnementale des 20 et 21 septembre 2013, et des décisions résultant de ces conclusions ont été retranscrites dans la feuille de route rendue publique le 27 septembre.

Je signale tout particulièrement à votre attention, monsieur Desplan, que, parmi ces décisions, figure un plan pluriannuel qui devra être décliné dans les départements et collectivités d’outre-mer. C’est là, monsieur le sénateur, un élément de réponse à la spécificité de votre territoire.

Un constat s’impose, tout d’abord. Avoir accès à l’eau potable et à l’assainissement est essentiel pour vivre dans la dignité et garantir les droits de l’homme. Sans accès à une eau de bonne qualité et à des infrastructures d’assainissement, personne ne peut espérer disposer des droits fondamentaux que sont l’hygiène ou la salubrité.

L’accès à l’eau participe au développement de nos sociétés ; il est l’une des conditions de la santé et du bien-être des populations. Des centaines de millions de personnes dans le monde ne jouissent toujours pas de ces droits et six millions de personnes meurent, chaque année, à la suite de maladies liées à l’absence ou à la mauvaise qualité de l’eau.

C’est pourquoi l’inscription, au mois septembre 2000, de l’accès à l’eau et à l’assainissement parmi les huit objectifs du millénaire adoptés lors du Sommet du millénaire de l’Organisation des Nations unies est si importante. L’objectif est clair : réduire de moitié, d’ici à 2015, le pourcentage de la population qui n’a accès ni à un approvisionnement en eau potable ni à des services d’assainissement de base.

Depuis 2000, des progrès ont été accomplis, mais ils restent encore très insuffisants. Ainsi, 11 % de la population mondiale, soit plus de 780 millions de personnes, ne disposent toujours pas d’un accès à l’eau potable. La situation est particulièrement critique en Afrique subsaharienne, et les disparités régionales restent fortes et peuvent être sources de tensions entre les populations.

Malgré la reconnaissance du droit à l’eau comme un droit humain par les Nations unies en 2010, le chemin est encore long pour réduire les inégalités et permettre aux populations défavorisées d’accéder enfin à des conditions de vie et d’hygiène acceptables.

Face à l’immense défi posé au niveau mondial, la France, parce qu’elle est la patrie des droits de l’homme, a une responsabilité particulière dans la recherche des solutions pour mettre en œuvre efficacement le droit de l’eau pour les populations les plus défavorisées à l’échelle mondiale.

La France a été pionnière dans la reconnaissance d’un droit à l’eau, que vous avez à nouveau essayé de définir, mesdames, messieurs les sénateurs.

Dès 1992, le législateur a affirmé : « L’eau fait partie du patrimoine commun de la nation. Sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, sont d’intérêt général. »

La loi sur l’eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006, à laquelle plusieurs d’entre vous ont fait référence, a consacré le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous.

Toutefois, chacun d’entre vous en est conscient dans cette enceinte, il reste beaucoup à réaliser pour rendre ce droit à l’eau effectif. La mise en œuvre de ce droit ne peut se faire que si elle s’appuie sur une gouvernance forte, transparente, permettant les initiatives locales et la participation de toutes les parties prenantes.

Vous le savez, la France promeut la gestion par bassin versant, associée à une planification, une instance de concertation et un recouvrement des coûts. L’affirmation du rôle des autorités locales dans la gestion de l’eau et de l’assainissement est une certitude partagée ; elle est indispensable pour la résolution des conflits, le développement des compétences et la planification financière.

À cet égard, je me permets de rappeler que le Sénat a été à l’origine d’une disposition particulière sur la gestion des milieux aquatiques introduite dans la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles qui vient d’être promulguée. Je pense à la mise en place des établissements publics territoriaux de bassin et des établissements publics d’aménagement et de gestion de l’eau, afin de mieux valoriser les schémas d’aménagement et de gestion des eaux. C’était un point important.

Mettre en œuvre le droit à l’eau, c’est aussi garantir le financement de l’eau pour tous. Cela ne signifie pas la gratuité totale : si la ressource en eau est un bien public inaliénable, l’accès à ce bien repose sur l’engagement de lourds investissements qui ne sauraient s’accommoder du principe de la gratuité.

M. Christian Cambon. Très bien !

Mme Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée. La mise en place d’un assainissement parfait suppose des dépenses régulières pour assurer le renouvellement des infrastructures liées à l’eau. Vous avez tous cité les réseaux et la nécessité de veiller à leur entretien avec un soin particulier.

Dans le même temps, on ne saurait accepter que les personnes et les familles à revenus modestes ou en situation précaire soient privées d’eau, au motif qu’elles ne pourraient pas payer le coût de ce service.

En France, l’eau potable, qui est généralement de bonne qualité, reste certes globalement peu chère au regard des autres biens essentiels. Pourtant, chaque année, des milliers de foyers se retrouvent confrontés à des difficultés pour payer leur facture d’eau.

Le poste de dépense relatif à l’eau et à l’assainissement ne représente, en moyenne, que 1 % du revenu disponible d’un ménage, mais, selon les ressources des ménages, la fraction consacrée aux dépenses d’eau varie bien entendu considérablement.

C’est pourquoi plusieurs dispositifs, en partenariat avec les centres communaux ou intercommunaux d’action sociale ou le gestionnaire du fonds de solidarité pour le logement, existent et facilitent l’accès à l’eau. Par ailleurs, des remises gracieuses ou des abandons de créance peuvent être consentis par les gestionnaires des services publics d’eau et d’assainissement. Nous encourageons d’ailleurs ce type de démarche. Nous sommes nombreux à être saisis afin de donner notre avis sur certaines situations particulièrement fragiles ou dramatiques.

Mais il s’agit là de systèmes curatifs d’urgence. Ces mesures, pour utiles qu’elles soient, ne permettent pas la mise en œuvre d’un véritable droit à l’eau.

Mme Évelyne Didier. Très bien !

Mme Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée. Ce dispositif d’aides est perfectible, mais il ne permet pas de toucher tous les foyers défavorisés ; surtout, il est trop souvent mis en œuvre lorsque les familles rencontrent déjà des difficultés pour régler leur facture. Or le traitement a posteriori est toujours beaucoup plus compliqué. Les solutions préventives doivent donc être développées. Au moment où les Français sont de plus en plus frappés par les difficultés économiques, il fallait une initiative vigoureuse afin de développer ces solutions.

Je tiens à souligner tout particulièrement l’initiative parlementaire qui a conduit à la promulgation de la loi du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l’eau et sur les éoliennes. À cet égard, je salue MM. Philippe Kaltenbach, Christian Cambon et Mme Évelyne Didier, qui ont travaillé à cette loi.

Cette législation nouvelle ouvre la possibilité pour les collectivités de s’engager dans une expérimentation pour une tarification sociale de l’eau. D’une durée de cinq ans, cette expérimentation rend possible une tarification progressive de l’eau selon la situation des ménages que plusieurs d’entre vous ont évoquée au cours du débat.

Pour satisfaire les besoins essentiels au regard de la salubrité et de la dignité humaine, une première tranche gratuite peut être instaurée. Cette expérimentation permet également d’augmenter le plafond maximal des subventions versées au fonds de solidarité pour le logement, montant actuellement fixé à 0,5 % des redevances perçues et qui pourrait atteindre 2 %.

Pour participer à cette expérimentation, les collectivités exerçant les compétences relatives à l’eau ou à l’assainissement devront se porter candidates auprès du représentant de l’État dans leur département, au plus tard le 31 décembre 2014. Je crois savoir que des collectivités ont d’ores et déjà fait acte de candidature.

Je signerai dans les prochains jours, avec mes collègues Philippe Martin et Marylise Lebranchu, une circulaire d’instruction ministérielle à l’intention des préfets pour lancer officiellement l’expérimentation sur la tarification sociale de l’eau. Mesdames, messieurs les sénateurs, ce document devrait donc arriver dans vos départements respectifs dès la semaine prochaine.

Cette expérimentation est une véritable opportunité de renforcer la démocratie sociale au sein de notre pays et de lutter plus efficacement contre l’exclusion.

Afin d’assurer la transparence que vous appelez de vos vœux, il faut d’abord mener un travail sur le cadre des factures d’eau. Qui sait aujourd’hui combien il paie pour son approvisionnement en eau potable ? J’essaierai de vous apporter quelques éléments de réponse sur le prix de l’eau. D’une manière générale, les données sur l’eau doivent être non seulement accessibles et publiques, mais également compréhensibles pour les différents usagers et diffusées de façon adéquate.

Enfin, pour garantir une gestion pérenne des ressources en eau, il faut limiter les conflits d’usage. Cela suppose l’implication de tous les acteurs, au premier rang desquels les collectivités locales, afin de sécuriser la ressource tout en recherchant les économies partout où elles sont possibles.

Avant de conclure cette intervention, dont vous voudrez bien pardonner les éventuelles maladresses dans la mesure où j’ai remplacé au pied levé Philippe Martin, je voudrais apporter quelques éléments de réponse aux questions que vous avez posées.

Je souligne la nécessité d’améliorer la qualité de l’eau. C’est un enjeu important pour maintenir le prix de l’eau à un niveau acceptable. Vous avez évoqué les problèmes de pollution.

S’agissant des nitrates, le Gouvernement a finalisé la réforme des programmes d’action « nitrates » au niveau national. De nouveaux programmes renforcés sont en cours d’élaboration à l’échelle régionale. Un recensement national a été effectué pour arrêter la carte relative aux nitrates et un très important travail a été réalisé dans chaque région.

S’agissant des pesticides, je voudrais saluer l’initiative de nos amis du groupe écologiste dont le travail a permis d’aboutir à la loi visant à mieux encadrer l’utilisation des produits phytosanitaires sur le territoire national, laquelle interdit aux collectivités l’usage des pesticides d’ici à 2020, monsieur Dantec.

Par ailleurs, l’adoption du plan Écophyto devrait encourager les agriculteurs à s’engager dans des démarches plus économes. Il s’agit là de l’agro-écologie, que défend bec et ongles mon ami Stéphane Le Foll, ainsi que le Gouvernement de façon générale, dans le projet de loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt.

Quant à l’irrigation, mon collègue Philippe Martin est en train de promouvoir des projets de territoire, accompagnés par l’État. Il s’agit de projets de retenues d’eau, dont le financement reposera sur l’agence de l’eau et qui devront, comme cela a été rappelé cet après-midi, se conjuguer avec la recherche d’économies de cette ressource.

La loi Brottes, quant à elle, ouvre la voie à des expérimentations sur tous les sujets que vous avez évoqués. Au fur et à mesure des évaluations – deux rendez-vous, voire trois, auront lieu d’ici à 2018 –, des évolutions législatives et réglementaires pourront voir le jour.

Aujourd’hui, il n’est pas possible d’arrêter un tarif unique : la ressource en eau varie selon les territoires et son coût peut dépendre de l’usage de puits, de rivières ou de cours d’eau. Dès lors, il est de la responsabilité de chacun de rechercher le plus juste prix.

M. Raymond Couderc. C’est le bon sens !

Mme Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée. Le prix moyen de l’eau et de l’assainissement collectif est de 3,95 euros, toutes taxes comprises, par mètre cube, soit 39,50 euros par mois sur la base d’une consommation annuelle de 120 mètres cubes.

Le prix moyen de l’eau, au 1er janvier 2013, s’élève à 2 euros, toutes taxes comprises, par mètre cube, soit une facture annuelle de 240 euros, sur la base d’une consommation annuelle de 120 mètres cubes.

Le prix de certains services avoisine 0,50 euro par mètre cube, tandis que d’autres coûtent plus de 5 euros. De telles disparités traduisent des situations différentes, qu’il s’agisse de l’exploitation des services, de l’état de la ressource en eau utilisée et des traitements nécessaires qui en découlent, de la densité de population et de ses conséquences en matière de longueur de réseau à entretenir, ou encore de la stratégie des renouvellements des infrastructures. Tous ces facteurs doivent être pris en compte afin de veiller à ce que les opérateurs arrêtent le plus juste prix.

Le prix moyen de l’assainissement collectif, quant à lui, au 1er janvier 2013, est de 1,90 euro, toutes taxes comprises, par mètre cube, soit une facture annuelle de 228 euros sur la base d’une consommation de 120 mètres cubes. Le prix minimal observé est proche de 1 euro, alors que le prix le plus élevé dépasse 3 euros. Comme pour l’eau potable, les disparités traduisent des situations différentes.

Mesdames, messieurs les sénateurs, vous l’avez compris, le Gouvernement, notamment mon collègue Philippe Martin, est mobilisé sur la question du droit à l’eau. Le lancement de l’expérimentation sur la mise en place d’une tarification sociale de l’eau et la mise en œuvre des dix mesures de la feuille de route de la conférence environnementale sont autant de chantiers devant nous permettre de favoriser l’accessibilité de l’eau pour tous.

L’urgence d’agir doit plus que jamais s’articuler avec la préservation de la ressource, sur le plan tant qualitatif que quantitatif. L’eau appartenant à tous, elle doit être préservée et garantie par tous, à tous les niveaux.

Nul doute que ce débat aidera le Gouvernement à trouver les solutions les plus équitables, les plus performantes, les plus justes pour mettre en œuvre cette solidarité indispensable dans le cadre de la gestion de l’eau. (Applaudissements.)

M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur le droit à l’eau.

4

Nomination de membres d'une commission mixte paritaire

M. le président. Il va être procédé à la nomination de sept membres titulaires et de sept membres suppléants de la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové.

La liste des candidats établie par la commission des affaires économiques a été affichée conformément à l’article 12 du règlement.

Je n’ai reçu aucune opposition.

En conséquence, cette liste est ratifiée et je proclame représentants du Sénat à cette commission mixte paritaire :

Titulaires : MM. Daniel Raoul, Claude Dilain, Claude Bérit-Débat, Mmes Mireille Schurch, Élisabeth Lamure, MM. Jean-Claude Lenoir et Daniel Dubois ;

Suppléants : Mme Aline Archimbaud, MM. Gérard Bailly, Michel Bécot, Gérard César, Mme Marie-Noëlle Lienemann, MM. Jacques Mézard et René Vandierendonck.

Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à seize heures cinquante, est reprise à dix-sept heures.)

M. le président. La séance est reprise.

5

Mise au point au sujet d'un vote

M. le président. La parole est à M. André Vairetto.

M. André Vairetto. Je souhaiterais faire une mise au point au sujet du scrutin n° 133 sur les amendements identiques nos 66 et 71 rectifié, tendant à rétablir l’article 84 ter du projet de loi, adopté avec modifications par l’Assemblée nationale en deuxième lecture, pour l’accès au logement et un urbanisme rénové : M. Jeanny Lorgeoux a été déclaré comme ne prenant pas part au vote, alors qu’il souhaitait voter pour, étant lui-même cosignataire de l’amendement n° 71 rectifié.

M. le président. Acte est donné de cette mise au point, mon cher collègue. Elle sera publiée au Journal officiel et figurera dans l’analyse politique du scrutin.

6

Débat sur les violences sexuelles faites aux femmes du fait des conflits armés

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat sur les violences sexuelles faites aux femmes du fait des conflits armés et l’application par la France de la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies, à la demande de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.

La parole est à Mme la présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, à la fin de l’année dernière, la délégation que je préside s’est saisie de la question des violences sexuelles dont les femmes sont victimes du fait des conflits armés.

C’est pour moi une satisfaction particulière que cette séance nous donne l’occasion d’évoquer dans notre hémicycle ce sujet aussi grave qu’important et d’en débattre avec vous, madame la ministre.

Les évolutions récentes en Libye, en Syrie et en Centrafrique ont souligné la tragique et révoltante actualité du phénomène des viols de guerre et ont confirmé que, hélas, les violences sexuelles sont véritablement des armes de guerre, notamment quand elles servent à propager de manière intentionnelle le virus du sida.

Il nous a aussi semblé que le moment était venu de faire un bilan des conséquences du conflit en ex-Yougoslavie, pendant lequel le viol de guerre a été utilisé de manière systématique, dans un but d’épuration ethnique. À l’époque, voilà maintenant vingt ans, la communauté internationale était longtemps restée incrédule devant les témoignages de ces horreurs et devant ce déchaînement de barbarie...

C’est un lieu commun, les conflits armés affectent les femmes d’une manière particulière : ils rendent encore plus vulnérables les femmes enceintes ou chargées de jeunes enfants ; on sait aussi, entre autres conséquences des guerres, le fardeau que constitue pour les femmes la responsabilité de la subsistance de leurs proches dans un environnement de pénurie généralisée.

Il faut aussi souligner le défi particulier que représente le fait de porter les armes pour les femmes qui participent aux combats : cette difficulté est fréquemment rappelée à la délégation dans le cadre de la réflexion qu’elle conduit actuellement sur le rôle des femmes dans la Résistance contre l’occupant allemand, dans la perspective de l’organisation d’un colloque sur ce sujet le 27 mai prochain.

Mais parmi toutes les violences auxquelles les femmes sont confrontées du fait des guerres, les violences sexuelles occupent une place particulière, en raison tant de leur ampleur que de la barbarie inacceptable qui les sous-tend. Et le fait qu’elles soient aussi vieilles que les guerres, au point que, depuis l’enlèvement des Sabines, elles semblent faire partie de notre inconscient collectif, ne doit en aucun cas nous conduire à valider une vision fataliste d’un problème contre lequel on ne pourrait pas lutter...

Les statistiques, même imparfaites, sont éloquentes : entre 20 000 et 40 000 viols perpétrés en ex-Yougoslavie ; 400 000 viols commis au Kivu entre 2003 et 2008 ; plus de 10 000 patients par an soignés pour des pathologies liées aux viols par Médecins sans frontières depuis 2007.

Et pourtant, ces statistiques sont certainement très en deçà de la réalité, compte tenu de toutes les victimes que la honte a contraintes au silence. Une raison supplémentaire pour ne pas rester indifférent !

La délégation a commencé ses travaux – cinq tables rondes et auditions – sur les violences sexuelles faites aux femmes lors de conflits armés à une date, le 21 novembre, proche de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes fixée au 25 novembre : ce symbole était important.

Tout aussi symbolique était le choix de la date de publication du rapport, le 18 décembre, à deux jours du vingtième anniversaire de la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes du 20 décembre 1993, qui reconnaît la particulière vulnérabilité des femmes dans les zones de conflits armés.

Ces travaux nous ont convaincus, s’il en était besoin, que la lutte contre les violences sexuelles subies pendant les conflits armés s’inscrit de manière générale dans la lutte contre toutes les violences faites aux femmes : or cette lutte, en temps de paix comme en temps de guerre, est un élément essentiel du combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes dans lequel notre délégation est tout particulièrement engagée.

L’une de nos intentions, lorsque nous avons décidé de lancer ces travaux, était de donner un signal fort de notre implication aux associations et ONG qui viennent en aide aux victimes, dans des conditions souvent périlleuses, dans les pays ravagés par des conflits.

Les témoignages que nous avons entendus ont tous été bouleversants, certains même insoutenables.

Ces violences sexuelles détruisent les victimes, à tout jamais marquées dans leur chair et dans leur esprit : c’est une évidence.

Je retiens notamment ces mots très perturbants d’une participante libyenne à notre première table ronde : « il faut voir le regard de ces femmes : c’est un regard mort », ou cette remarque de Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée chargée de la francophonie, au retour d’un déplacement en République démocratique du Congo : « Les petites filles sont transformées en poupées de sang. »

Par-delà les témoignages intolérables de ces horreurs, ce qui nous a frappés, c’est l’ampleur des dévastations que causent ces violences, car elles affectent non seulement les victimes, mais aussi des familles entières, voire des villages, qui sont parfois contraints d’y assister, impuissants. L’objectif des violeurs n’est pas uniquement de détruire leurs victimes, c’est aussi d’humilier leurs proches et toute une communauté. Au point que l’on se demande si l’objectif n’est pas aussi d’avoir une incidence sur le rétablissement de la paix en rendant toute réconciliation impossible.

Comme l’ont relevé divers témoins et observateurs, les violences sexuelles n’épargnent pas les hommes ; il est cependant évident que les grossesses imposées aux femmes, contraintes de porter et d’élever « l’enfant de l’ennemi », de même, inversement, que les stérilisations forcées, sont une dimension spécifique de ces violences pour les femmes.

Enfin, la stigmatisation des victimes, bannies par leurs familles, voire menacées de mort par des proches soucieux de laver la souillure, ajoute une violence sociale insupportable aux épreuves physiques et morales qu’elles ont déjà subies.

Autre cause d’aggravation de ces souffrances : internet et les techniques modernes de communication, qui font peser sur les victimes un risque supplémentaire, celui que les images de leur humiliation, filmées sur les téléphones portables des bourreaux, soient rendues accessibles à tous et les privent de l’anonymat de leur silence.

Selon un témoin, la menace de divulguer ces images serait même devenue un élément de chantage contre les victimes et une source de revenus pour les criminels : c’est un martyre qui n’a pas de fin !

Un autre aspect extrêmement perturbant des violences sexuelles liées aux conflits armés est l’impunité des bourreaux, par contraste avec la souffrance infinie des victimes.

Or cette souffrance demeure longtemps après la fin du conflit, comme le montre le cas de l’ex-Yougoslavie où elle est toujours présente, et elle perdure sur tous les plans, physique, psychologique et aussi matériel, car ces femmes survivent souvent dans le plus grand dénuement...

La délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a constaté que la communauté internationale avait véritablement pris conscience du problème, si l’on en juge par la constitution au fil du temps d’un arsenal juridique complet, constitué par un ensemble de résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU dites « Femmes, paix et sécurité ».

Permettez-moi de dire un mot du contenu de ces textes, plus particulièrement de la résolution 1325 du 31 octobre 2000, emblématique, en quelque sorte, de cette construction juridique.

Ces résolutions affirment la nécessité de protéger tout particulièrement, pendant les conflits armés, les victimes de ces violences sexuelles, femmes et petites filles.

Elles appellent à mettre en place – c’est particulièrement important, j’y reviendrai dans un instant – une formation spécifique des personnels participant aux opérations de maintien de la paix, prenant en compte les besoins des femmes et des enfants.

Le Conseil de sécurité de l’ONU recommande enfin aux États de mettre fin à l’impunité des coupables et d’exclure ces crimes des mesures d’amnistie.

Un autre aspect de ces résolutions est le rôle qu’elles reconnaissent aux femmes comme actrices à part entière des processus de paix, nous invitant donc à considérer les femmes certes comme des victimes, mais également comme des atouts pour la reconstruction de ces pays.

Plus récemment, au mois d’avril 2013, le G20 de Londres a adopté une déclaration rappelant le niveau de brutalité terrifiant atteint par les viols de guerre et appelant les participants à prévoir les financements appropriés pour soutenir non seulement les femmes, mais aussi les enfants victimes de ces viols.

Dans le même esprit, le traité sur le commerce des armes, ouvert à la signature le 3 juin 2013 – c’est tout récent – engage les États exportateurs à s’assurer que les armes classiques ne peuvent servir à commettre des actes de violence fondés sur le sexe ou des actes graves contre des femmes et des enfants.

L’adoption de cet ensemble juridique cohérent peut être perçue de deux manières.

On peut y voir un signe positif de la détermination de la communauté internationale à lutter contre le fléau des viols de guerre.

Mais on peut aussi y voir, et c’est moins rassurant, le signe de son impuissance, dont témoignent à la fois la poursuite sans fin de ces violences et le fait que leurs auteurs soient bien peu nombreux à avoir été punis...

Permettez-moi de m’attarder un instant, mes chers collègues, sur l’insupportable impunité des bourreaux.

Certes, et c’est là un motif de satisfaction, les viols systématiques, la prostitution contrainte, les grossesses imposées et la stérilisation forcée sont considérés par les statuts des juridictions internationales spécialisées comme des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre.

Mais cette satisfaction reste à bien des égards théorique, en raison du faible nombre de personnes effectivement condamnées pour ces crimes. Dans ces conditions, comment peut-on espérer que la justice puisse contribuer à apaiser les victimes de ces horreurs et leur permettre de se reconstruire ?

J’en viens maintenant au plan national d’action instauré par la France pour assurer la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité.

Ce plan a été adopté en 2010 pour la période 2010-2013. La France a été, semble-t-il, plutôt en avance par rapport aux autres pays.

Le plan français comporte, entre autres mesures, le renforcement de la participation des femmes aux opérations de maintien de la paix et aux opérations de reconstruction. Cet axe passe par la nomination de femmes au sein de composantes civiles et militaires.

Dans le cadre de ce plan d’action, le ministère de la défense a mis en place un programme de formation des personnels extrêmement efficace.

Ses représentants, dont je salue l’implication, ont exposé à la délégation l’intérêt de faire participer des femmes aux opérations de maintien de la paix, par exemple dans les pays où il est difficile aux hommes, a fortiori étrangers, d’entrer en contact avec des femmes, même dans un contexte médical. Parmi les effets du facteur « genre » dans la planification des opérations a aussi été citée la réduction des violences liée tout simplement – encore fallait-il y penser ! – au changement d’horaire des patrouilles pour privilégier leur passage au moment où les femmes et les enfants circulaient.

Le plan d’action français 2010-2013 est venu à échéance à la fin de l’année dernière et je pense, madame la ministre, que vous allez nous dire quel bilan peut en être tiré et comment se présente le suivant.

Un rapport annuel aux deux commissions parlementaires compétentes en matière de défense était prévu par ce plan. Je suggère que la présentation au Parlement du prochain plan associe à ces commissions les deux délégations aux droits des femmes, particulièrement sensibilisées aux sujets traités par les résolutions « Femmes, paix et sécurité ».

Au cours de ses réunions, notre délégation a acquis la certitude que les viols de guerre ne sont pas une fatalité et que le viol et les violences sexuelles peuvent cesser d’être des armes de guerre.

Notre rapport esquisse donc des pistes susceptibles d’être prises en compte pour que les choses évoluent à l’avenir.

Ainsi, il est important de veiller au renforcement des moyens matériels des institutions judiciaires dans les pays en situation de post-conflit. Trop de témoignages ont souligné les obstacles souvent très concrets qui découragent les victimes d’avoir affaire à la justice, par exemple, l’obligation de subir un contact avec leurs bourreaux, faute d’espaces de circulation séparés entre victimes et prévenus. Ces obstacles renforcent de fait l’impunité des bourreaux.

Or l’accès des victimes à la justice est une condition essentielle de leur apaisement : il est donc indispensable d’aider ces pays à recueillir dans les meilleures conditions possibles les plaintes des victimes.

De plus, il est nécessaire de s’assurer que les victimes ont accès à toute l’aide médicale, psychologique, économique et juridique dont elles ont besoin. À cet effet, notre délégation veillera à ce que les moyens des ONG et des associations présentes sur le terrain pour venir en aide aux victimes soient portés à un niveau cohérent par rapport aux besoins.

M. Roland Courteau. Très bien !

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente de la délégation aux droits des femmes. Il nous a aussi semblé pertinent d’essayer d’intégrer, comme nous en a convaincus Yasmina Benguigui, les institutions de la francophonie à la lutte contre l’impunité des auteurs des violences en faisant pression sur les pays concernés pour que ces crimes ne demeurent pas impunis.

Il est important que notre pays milite pour une entrée en vigueur rapide du traité sur le commerce des armes par lequel les États s’engagent à s’assurer que les armes classiques ne peuvent servir à commettre des violences contre des femmes et des enfants.

Notre délégation souhaite que soient encouragées et poursuivies les mesures très prometteuses mises en œuvre par le ministère de la défense pour faire progresser la place des femmes, notamment dans l’encadrement des écoles militaires et par la création d’un observatoire de la parité. Nous avons considéré que ces mesures étaient de nature à participer à la déconstruction des stéréotypes indispensable à la lutte contre toute violence de genre.

Dans le même esprit, notre délégation a été convaincue que la participation des femmes militaires aux opérations extérieures doit être encouragée par l’affectation de ces personnels à des postes où leur présence peut permettre de contribuer à la prévention de ces violences et de mieux aider les femmes et les personnes vulnérables qui en sont victimes.

Telles sont, monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les réflexions et propositions qu’a inspirées à notre délégation ce sujet si grave. Non, les viols et les violences sexuelles commis pendant les conflits ne sont pas une fatalité ! Oui, la France a un rôle décisif à jouer pour que ces violences cessent d’être des armes de guerre ! (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à M. Alain Gournac.

M. Alain Gournac. Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la délégation aux droits des femmes, mes chers collègues, le sujet du débat de cet après-midi est aussi grave que complexe. Au nom du groupe UMP, je me félicite qu’il puisse être abordé dans notre hémicycle.

Je tiens à saluer le travail de notre délégation qui, depuis le mois de novembre, a organisé des réunions et des tables rondes au cours desquelles nous avons pu auditionner aussi bien des responsables d’organisations humanitaires que des chercheurs ou des professionnels du corps médical.

Je dois le dire, lors de certaines auditions, des témoignages bouleversants et difficilement soutenables ont été apportés.

M. Roland Courteau. C’est vrai !

M. Alain Gournac. Les violences faites aux femmes sont de toutes les époques, et le viol en temps de guerre n’a cessé de ponctuer l’histoire humaine. Ce dernier est un moyen d’humilier le vaincu ou de provoquer un adversaire pour que le conflit éclate.

Au début du Ve siècle, Saint-Augustin, dans La Cité de Dieu, fut le premier à noter que le viol était une pratique habituelle lors des pillages de villes, au même titre que le massacre des hommes. De ce point de vue, notre monde n’est pas plus civilisé aujourd’hui qu’hier. Et aucun continent n’échappe à cette barbarie.

S’il y eut peu d’évolution dans les faits, il y en eut dans la loi et dans le droit international. Et de cela, il faut se réjouir !

La France a véritablement œuvré en faveur de l’adoption des résolutions « Femmes, paix et sécurité » au Conseil de sécurité des Nations unies.

Entre les années 2008 et 2010, ce ne sont pas moins de cinq résolutions qui ont été défendues par notre pays. Deux supplémentaires l’ont été depuis le mois de juin 2013. Mes chers collègues, la législation internationale existe et s’adapte aux réalités et aux atrocités des conflits.

Toutefois, aussi étendue et prolixe qu’elle puisse être, la législation onusienne ne pourra véritablement s’appliquer que lorsque les conditions de son exercice seront réunies. C’est à cet instant seulement qu’elle prendra tout son sens, notamment pour les victimes qui verront enfin les auteurs de ces crimes barbares condamnés dans des instances et structures pénales internationales reconnues par tous les États membres de l’ONU.

C’est à cette seule condition et à ce moment précis que le symbole sera dépassé par la réalité et que le travail mené par tous sera enfin récompensé.

Les documents sur le sujet sont aussi abondants qu’édifiants. Ils le sont jusqu’à la nausée ! Du récit d’une jeune Berlinoise qui a tenu un journal du 20 avril au 22 juin 1945, jusqu’à ceux des femmes du Rwanda, en passant par les comptes rendus du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, les faits sont les mêmes et à des échelles géographiques proportionnellement comparables.

Malgré les moyens d’information et les aides au développement, la folie humaine fait toujours autant de ravages et les femmes en paient le très fort prix, atteintes au cœur même de leur vie, à la racine de tout épanouissement possible !

Les témoignages sur la République du Congo, sur la Libye et sur la Syrie démontrent que, au XXle siècle, l’humanité est toujours capable du pire et même de ce que jamais notre imagination n’oserait envisager, sauf à se découvrir souffrant d’une pathologie grave…

Tout d’abord, il me semble important de bien comprendre que les violences faites aux femmes ne sont en aucune situation excusables ni compréhensibles ! Elles doivent être dénoncées et combattues en temps de paix comme en temps de guerre !

M. Roland Courteau. Très bien !

M. Alain Gournac. Bien que les chiffres de la maltraitance demeurent trop élevés – ils le demeureront toujours, quel qu’en soit le niveau –, nous devons nous réjouir de constater que la mobilisation nationale et internationale ne faiblit pas.

Pourtant, il reste encore beaucoup à faire quand des jeunes filles subissent des viols collectifs en Inde ou que, dans certains pays, c’est le fait d’être violé qui est condamné par la justice, non celui de commettre un viol !

Pour ce qui concerne les actes de viol commis en temps de guerre ou de conflit ethnique et religieux, il est impératif que la France et la communauté internationale réagissent beaucoup plus vivement et plus efficacement.

Mes chers collègues, je ne prétends pas que rien en ce domaine n’est fait. Comme je l’ai dit, les progrès réalisés en matière de législation internationale sont tangibles. Il faut les concrétiser. Et la délégation aux droits des femmes du Sénat, à laquelle je suis fier d’appartenir, peut véritablement se féliciter du travail qu’elle accomplit. Le rapport de notre collègue Brigitte Gonthier-Maurin, qui la préside, constitue un véritable état des lieux. C’est une formidable synthèse qui a su conjuguer témoignages accablants et analyses. La tâche n’était pas aisée. Nous ne sommes, en effet, ni des juges internationaux, ni des géopoliticiens, ni des médecins.

Aussi la démarche renferme-t-elle en elle-même plusieurs problématiques. Cet excellent rapport est une première pierre. Nous nous sommes attachés à l’ensemble des enjeux propres à cette question. Il convient désormais– la tâche n’est pas simple – d’esquisser des pistes pour aboutir à des propositions concrètes.

Quel rôle la France peut-elle tenir face à ces atrocités et à quel niveau ? Pour cette raison, je pense que ce rapport doit dépasser le cadre de notre hémicycle.

Aussi je ne puis que regretter que les ministres des affaires étrangères et du développement n’aient pas été auditionnés. Certes, nous avons reçu la ministre déléguée chargée de la francophonie.

Je souhaite rappeler en cet instant à quel point l’audition relative à la République démocratique du Congo fut l’une des plus pénibles pour la délégation. Les exactions commises sur les nourrissons au Kivu, une région située à l’Est du pays, limitrophe de l’Ouganda, du Rwanda et du Burundi, sont terrifiantes !

Pour que notre cause progresse, il faut une diplomatie plus active, qui dépasse le strict cadre de la francophonie. Je fais cette remarque en dehors de toute considération politique, car le sujet concerne ce qu’il y a de plus vital physiquement et moralement chez l’être humain. Aussi ne saurait-il en aucune façon être politisé, ce qui serait une insulte de plus faite aux victimes. On ne saurait tolérer aucune polémique lorsqu’on aborde des sujets aussi graves que le viol sur des nourrissons. Ce serait le comble de l’indignité !

M. Roland Courteau. Tout à fait !

M. Alain Gournac. Face à l’horreur, il n’y a pas de majorité politique qui tienne, seul le consensus est de mise !

Je travaille dans la délégation aux droits des femmes depuis assez longtemps pour savoir que ces sujets, aussi tragiques soient-ils, ont du mal à trouver dans les agendas la place qui, de droit, leur revient.

Mme Michelle Meunier. C’est vrai !

M. Alain Gournac. Mais si nous sommes là aujourd’hui, c’est pour regarder devant nous, pour aller de l’avant, pour mobiliser nos concitoyens, les pouvoirs publics, nos partenaires européens et internationaux, et pour proposer, car c’est notre rôle de parlementaire !

Le rapport de la présidente de la délégation est très riche et très dense. Il retrace notamment les auditions des responsables du monde associatif, qui se sont exprimés avec beaucoup de franchise, avec des accents de vérité, éprouvant parfois des difficultés à parler tant les choses étaient graves ! Ils regardent l’horreur droit dans les yeux, continuent sans relâche un formidable travail, qui est une véritable promesse d’espoir : Amnesty international, Gynécologie sans frontières, l’UNICEF, le Comité international de la Croix-Rouge, d’autres encore ont répondu aux sollicitations de notre délégation.

Je tiens également, après Mme Gonthier-Maurin, à me réjouir que des représentants du ministère de la défense aient aussi participé à nos auditions. Cela démontre bien la pluralité des enjeux et l’ampleur du sujet.

Je ne peux revenir sur tous les aspects de la question. En revanche, je souhaite insister à cette tribune sur quelques aspects essentiels.

Tout d’abord, si le viol de femmes, d’enfants et de personnes âgées est un phénomène inhérent aux conflits armés, il ne faut surtout pas pour autant le banaliser. Il faut s’en émouvoir, s’en alarmer au plus haut point, le dénoncer vigoureusement, le punir.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, notre pays connaît ce bien précieux entre tous qu’est la paix. Notre conscience en est presque émoussée par l’habitude, au point que pour beaucoup, notamment pour les jeunes générations, la guerre n’est plus qu’un spectacle dont on suit les épisodes à la télévision. Ses effets, ses conséquences, les atrocités qu’elle charrie virent à la fiction, quand il faudrait que les médias les explicitent plus souvent pour attiser une prise de conscience générale.

Le viol, cet acte ignoble, part, chez le guerrier, d’une volonté de souiller l’ennemi afin de nuire, par une descendance au sang mêlé, à son unité ethnique. Il entend également avilir la femme comme telle, en en faisant un objet sexuel, un exutoire pour la soldatesque. C’est insupportable ! Nombre de pages du journal de cette jeune Berlinoise dont je vous ai parlé au début de mon intervention, sont littéralement glaçantes d’effroi.

Force est de le constater, la barbarie a ouvert une nouvelle porte dans l’enfer lors de la guerre en ex-Yougoslavie. Le viol y a été théorisé et combiné avec une volonté génocidaire.

L’organisation de camps de « femmes-à-violer » – entendez-vous, mes chers collègues ? – auxquelles on a imposé des grossesses est une tragédie épouvantable. Ces camps étaient des « usines » à enfants, destinées à servir une politique démographique ethnique.

Oui, mes chers collègues, les termes peuvent choquer, mais ce fut la réalité. C’était hier !

Trente ans après ces terribles événements et à l’heure où l’Union européenne s’apprête à mettre en place des processus et des mécanismes préalables à l’intégration de certains pays de l’ex-Yougoslavie, il importe de connaître la réalité historique et humaine. Que sont devenues ces femmes ? Que sont devenus ces enfants ?

Il en est de même pour ce qui se passe aujourd’hui en République démocratique du Congo, où des viols sont commis sur des femmes et des enfants. Ce sont des escadrons entiers qui bafouent les droits de l’homme et ceux de l’enfant.

C’est pour cela, mes chers collègues, que ce sujet doit trouver un relais diplomatique fort. A-t-il été abordé lors du sommet de l’Élysée pour la paix et la sécurité en Afrique au mois de décembre dernier, alors que bon nombre de chefs d’État africains étaient présents ? Hélas, non ! C’est à travers des programmes d’aide au développement, axés aussi sur l’éducation, que la France pourra œuvrer et aider ces femmes meurtries.

De plus, il me semble très important que ces femmes puissent se reconstruire tant psychologiquement que physiquement. Madame la ministre, dans le domaine de la chirurgie réparatrice, la France a un savoir-faire spécifique. Il serait très intéressant que des coopérations universitaires et médicales puissent être mises en place entre les pays où les viols ont eu lieu et notre pays.

Je pense notamment au docteur Pierre Foldes et à l’Institut de santé génésique qu’avec d’autres il a créé à Saint-Germain-en-Laye. Cet expert international prodigue ses conseils depuis des années auprès de certaines ONG.

Il est du devoir de la France de mettre ce savoir et cette expérience au service de toutes ces femmes ; c’est également sa vocation. Ce sera le meilleur moyen d’endiguer l’horreur et de redonner un tant soit peu à ces femmes le goût de la vie qu’elles ont perdu.

En tant que membre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, je pense que les politiques de coopération doivent être multiformes et innovantes ! Pourquoi alors ne pas aller de l’avant et sortir des coopérations classiques ? Pourquoi ne pas adapter notre coopération aux besoins des pays à qui nous la destinons ? La coopération médicale peut être un formidable moyen de retour à la vie pour ces femmes. Sachons saisir cette opportunité !

Pour conclure, madame la ministre, je forme le vœu que la diplomatie de notre pays puisse se faire mieux entendre sur ce sujet des violences sexuelles faites aux femmes du fait des conflits armés. Pour cela, qu’elle décide de hausser le ton en rappelant des principes intangibles, dont aucun relativisme culturel ne doit nous faire douter ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'UDI-UC, ainsi que sur les travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Bockel.

M. Jean-Marie Bockel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, s’exprimait en ces termes en 2009 : « Les violences sexuelles contre les femmes sont un crime contre l’humanité. Elles vont à l’encontre de toutes les valeurs défendues par l’Organisation des Nations unies. [Elles] sont donc autant d’agressions à l’encontre de nous tous, qui sapent les fondements mêmes de la civilisation. »

Si les violences sexuelles faites aux femmes, qu’il s’agisse du viol, de l’esclavage sexuel, de la grossesse ou de la prostitution forcées, ont accompagné toutes les guerres de l’histoire, cette réalité dramatique a pourtant longtemps été passée sous silence.

C’est la découverte, au début des années quatre-vingt-dix, des atrocités sexuelles commises pendant la guerre en ex-Yougoslavie qui a provoqué une prise de conscience de la communauté internationale. En effet, selon les estimations des Nations unies, près de 50 000 femmes ont subi des violences sexuelles en Bosnie-Herzégovine. Quelques autres exemples tragiques existent. Ainsi, on avance le chiffre de 500 000 femmes violées lors du génocide au Rwanda ; plus de 50 000 femmes ont subi des violences sexuelles durant le conflit en Sierra Leone ; près de 40 viols seraient commis chaque jour dans la région du Nord-Kivu, en République démocratique du Congo...

Alors que les civils restent les principales victimes des conflits contemporains, force est de constater que ces actes de violence sexuelle ne se produisent pas de manière sporadique. Ils sont conçus comme de véritables stratégies de la terreur, s’inscrivant dans le cadre d’attaques systématiques ayant pour finalité de détruire, terroriser, humilier ou faire déplacer des communautés entières, au-delà de la douleur infligée aux femmes victimes. On peut donc très clairement parler de la violence sexuelle comme d’une arme de guerre.

La principale difficulté à laquelle nous nous heurtons pour appréhender ces violences dévastatrices est le silence des victimes dû en partie à la crainte que celles-ci ont d’être stigmatisées et à la peur de représailles et qui explique le faible nombre des dénonciations et l’impunité des responsables de ces crimes. C’est notamment ce qui ressort du travail réalisé par notre collègue Brigitte Gonthier-Maurin, au nom de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes à la fin de l’année 2013, travail que je tiens à mon tour à saluer.

Ce sentiment d’impunité est également alimenté par les dysfonctionnements du système judiciaire des pays concernés, qui laissent les victimes face à leur souffrance et nient leur droit à la justice et à la réparation.

Au Tchad, par exemple, les auteurs de viols et d’autres actes de violences perpétrés contre des réfugiées sont rarement traduits en justice, comme le rapporte Amnesty International. La faiblesse du cadre juridique tchadien, le manque de personnel judiciaire compétent et l’absence d’une réelle volonté politique de la part des pouvoirs publics expliquent cette situation, que l’on retrouve malheureusement dans de nombreuses zones de conflit...

Des progrès judiciaires importants ont toutefois été accomplis ces dernières années. Ainsi, le droit pénal international prend progressivement en compte les violences sexuelles faites aux femmes au cours des conflits armés. Aussi, les statuts des tribunaux internationaux ad hoc ainsi que ceux de la Cour pénale internationale incriminent explicitement les actes de violence sexuelle comme des crimes contre l’humanité ou crimes de guerre, même si très peu de condamnations ont été prononcées à ce jour par rapport au nombre de victimes.

Le Conseil de sécurité des Nations unies s’est également saisi de cette problématique à travers un corpus de résolutions intitulé « Femmes, paix et sécurité » fondant son action sur la résolution 1325. Celle-ci prévoit l’accroissement du rôle des femmes dans les opérations des Nations unies et appelle les parties à un conflit armé à prendre des mesures particulières pour protéger les femmes contre les actes de violence sexuelle.

Madame la ministre, mes chers collègues, nous ne pouvons que nous réjouir de l’existence de ce cadre juridique, dont l’élaboration a été rendue possible notamment grâce au soutien de la France. Dans la lignée des résolutions « Femmes, paix et sécurité », la France a d’ailleurs adopté, comme une trentaine de pays dans le monde, un plan national d’action.

Alors que l’armée française est l’une des plus féminisées au monde, ce plan d’action a permis, sous l’impulsion du haut fonctionnaire à l’égalité des droits au ministère de la défense, de renforcer l’égalité entre les hommes et les femmes au sein des armées, d’une part, la place des femmes au sein des opérations extérieures, d’autre part. Madame la ministre, au moment où le plan d’action français arrive à échéance, quels seront les principaux axes de sa mise à jour ? Êtes-vous en mesure de nous apporter quelques précisions à ce sujet ?

Quoi qu’il en soit, la plus-value liée à la présence de femmes sur le terrain est indéniable, comme en attestent les retours d’expérience qui nous parviennent de théâtres extérieurs, en Afghanistan ou ailleurs. Il faut désormais développer ces bonnes pratiques, qui facilitent les échanges avec les ONG et les acteurs locaux. Quid, par exemple, d’une présence féminine accrue dans les structures judiciaires post-conflit et les camps de réfugiés qui pourrait permettre de nouer un dialogue de confiance avec les femmes victimes de violences ?

Par ailleurs, il est impératif que la France apporte un soutien plein et entier aux efforts du Secrétaire général des Nations unies et de sa représentante spéciale. Je pense à la politique de « tolérance zéro » pour les actes d’atteinte sexuelle commis dans le cadre des missions de maintien de la paix, qui doit être poursuivie. Sur ce sujet, nous attendons aussi beaucoup de l’Europe. L’Union européenne devrait accroître le nombre de femmes travaillant dans ses propres institutions et nommer un représentant de haut niveau pour les questions « Femmes, paix et sécurité ».

Finalement, dans le domaine normatif, le traité sur le commerce des armes, ouvert à signature au mois de juin dernier, revêt une importance particulière dans la mesure où son article 7 vise explicitement les violences faites aux femmes et engage les États exportateurs à s’assurer que les armes classiques ne puissent servir à commettre des actes de violence graves contre des femmes ou des enfants. Les membres du groupe UDI-UC appellent la France à tout mettre en œuvre pour encourager sa ratification en vue de son entrée en vigueur dans les meilleurs délais.

En dépit de ces diverses initiatives, l’action internationale reste défaillante et les violences sexuelles sont encore très présentes dans les zones de conflit, République démocratique du Congo, Syrie, Centrafrique, Darfour, Sud-Soudan, etc.

M. Jean-Marie Bockel. La fin de l’impunité reste un but à atteindre et, le plus souvent, la communauté internationale se trouve incapable d’agir.

Pour conclure, j’évoquerai quatre aspects sur lesquels nous devons, selon moi, concentrer notre action.

Premièrement, il faut accroître la prévention. La société civile a joué un rôle crucial pour porter le débat au sein de la communauté internationale, tout en agissant localement dans des conditions difficiles aux côtés des victimes de violences sexuelles. Les moyens des ONG et associations devraient donc être confortés, en mettant particulièrement l’accent sur les programmes d’éducation à l’égalité entre hommes et femmes.

Deuxièmement, il faut renforcer la protection. L’ONU devrait prendre des mesures pour permettre aux missions de maintien de la paix, dans le respect de leur mandat, de protéger les femmes contre toutes formes de violence, de faciliter le travail de la justice, d’identifier et d’évacuer les victimes lorsque de tels actes surviennent. L’octroi du statut de réfugié pour des motifs humanitaires aux femmes victimes de violences pendant un conflit devrait être systématisé.

Troisièmement, il faut développer l’assistance. L’un des éléments les plus fondamentaux consiste à restaurer la dignité des femmes victimes, car elles ont souvent un sentiment de honte et de culpabilité après de telles agressions. Au-delà de l’aide d’urgence, les services de soutien devraient inclure les besoins plus complexes et à plus long terme des victimes et de leur famille : soins médicaux, soutien psycho-social, logement, assistance juridique, services liés à l’emploi, etc. La déclaration du G8 de Londres sur la prévention des violences sexuelles en 2013 s’inscrivait dans cette démarche, mais quid des mesures concrètes ?

Quatrièmement, il faut intensifier les poursuites. Afin que la victime ne porte plus le stigmate du crime qu’elle a subi, il faut en finir avec l’impunité. Les gouvernements nationaux portent la responsabilité première de poursuivre et de punir les responsables de ces crimes. Pourquoi ne pas utiliser de nouveaux outils, comme les institutions de la francophonie, pour sensibiliser les États à la nécessité de sanctionner les auteurs de ces violences, via un renforcement de leur système judiciaire ? Sur ce point, je rejoins la suggestion de notre collègue Brigitte Gonthier-Maurin.

En définitive, nous sommes face à un paradoxe. Malgré un engagement de la communauté internationale et une montée en puissance normative, les violences sexuelles perdurent dans les zones de guerre. Ce sentiment d’impuissance appelle une réponse globale, qui nécessite volonté politique, ressources adéquates et engagement concerté et durable des multiples acteurs.

Il est urgent d’agir, car, pour reprendre les mots de Ban Ki-moon, les « conséquences [de ces violences faites aux femmes] dépassent de loin ce qui est visible et immédiat ». C’est finalement un véritable enjeu de civilisation...

Le débat qui a lieu aujourd'hui doit contribuer à accélérer la prise de conscience dans notre pays. La France est présente sur les théâtres de conflits et ne reste pas égoïstement repliée sur elle-même. Sa tradition la conduit, plus que d’autres pays peut-être, à se sentir concernée par ce qui se passe sur la scène internationale. En tant que pays des droits de l’homme, c'est-à-dire aussi des droits de la femme, elle a une responsabilité particulière.

Le plaidoyer vibrant et convaincant de notre collègue qui m’a précédé à cette tribune et le travail de Mme la présidente de la délégation sont une contribution remarquable à cette démarche. Nous devons tous apporter, modestement, mais avec beaucoup de force et de conviction, notre pierre à l’édifice. Madame la ministre, je vous remercie de nous y encourager. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme Michelle Demessine.

Mme Michelle Demessine. Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la délégation, mes chers collègues, dans les conflits armés qui font aujourd’hui la une de l’actualité, en Syrie, au Sud-Soudan ou en Centrafrique, les violences sexuelles dont sont victimes les femmes, malheureusement trop souvent passées sous silence, s’ajoutent au chapitre des atrocités. Elles ont pris une dimension insoutenable et insupportable.

L’un des grands mérites du rapport de la délégation aux droits des femmes est de nous permettre de débattre de ce sujet – je félicite Mme Gonthier-Maurin d’avoir choisi de mettre plus spécialement en lumière ces atrocités – à partir d’éléments précis et concrets, afin de dépasser les faciles condamnations morales, les vœux pieux, et de proposer des solutions pour éradiquer ce fléau.

Ce rapport dresse notamment un état des lieux qui est, pour reprendre l’expression choisie, proprement « bouleversant ».

Mais il met aussi heureusement en évidence la prise de conscience croissante de la communauté internationale sur ce sujet, laquelle s’est traduite par de nombreuses résolutions du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies, et par la construction d’un cadre juridique, en particulier après 2008, à la suite du regain de violence au Kivu, qui s’est exprimé par le viol de 30 000 femmes en une seule année.

Ces résolutions constituent une étape importante, car on ne peut efficacement combattre ces drames par les seules condamnations morales, aussi unanimes et solennelles soient-elles.

Il faut nécessairement que les engagements des États et des institutions internationales soient concrets, publics, et surtout assortis d’obligations.

Ainsi, pour appuyer avec détermination la lutte contre les viols et violences sexuelles commis lors des conflits armés, il nous faut apprécier à leur juste valeur les évolutions, mais aussi les insuffisances de ces diverses résolutions du Conseil de sécurité.

À cet égard, le rapport de la délégation aux droits des femmes nous donne des informations très utiles pour prendre la mesure des responsabilités des États en la matière.

Même si, la plupart du temps, ils ont des effets limités, ces textes, qui contribuent au droit international, sont toujours le reflet et la traduction d’âpres discussions, d’échanges et de la volonté de trouver des solutions.

Ils nous incitent en cela à observer avec un certain optimisme des relations internationales trop souvent conflictuelles, parce qu’elles sont fondées uniquement sur la défense d’intérêts contradictoires. La résolution 1325, adoptée au mois d’octobre 2000 par le Conseil de sécurité, à l’application de laquelle ce rapport nous invite à réfléchir et en faveur de laquelle il nous incite à nous mobiliser, participe de ce mouvement encourageant.

Cette résolution a pu être qualifiée de « véritable révolution » par la représentante française d’ONU Femmes, Fanny Benedetti, que votre délégation a auditionnée, madame Gonthier-Maurin.

En effet, un pas décisif a été franchi, puisque désormais toutes les institutions chargées de la paix et de la sécurité internationales à l’ONU ont la compétence pour s’emparer des questions de viols et de violences sexuelles commis en temps de guerre.

De manière solennelle, je reprends à mon compte ce mot de « révolution », car j’estime que l’acte le plus marquant de la résolution 1325 est de reconnaître les viols et violences sexuelles perpétrés lors des conflits comme un véritable crime contre l’humanité.

En outre, cette résolution souligne clairement le lien qui doit être établi entre les violences subies par les femmes dans ces situations et le rôle qu’elles peuvent jouer en général en matière de reconstruction et de rétablissement de la paix dans les pays concernés.

Dans cette perspective, la résolution exige donc des pays qu’ils mettent en œuvre des mesures concrètes lorsqu’ils participent à des opérations militaires de maintien de la paix, comme cela peut être le cas de la France dans le cadre des OPEX, les opérations extérieures, au Mali, en République démocratique du Congo ou en Centrafrique.

Pour ce faire, le rapport de la délégation rappelle très justement que les mesures de la résolution 1325 doivent être déclinées en un plan national d’action, autour des « 3 P » : prévention des violences, protection et participation accrue des femmes au règlement des conflits.

Il y a là, me semble-t-il, une traduction fidèle des exigences de la résolution, puisque, selon le dernier point, il s’agit non plus seulement de penser les femmes comme des victimes, mais surtout de prendre en considération, sur les théâtres d’opération, le rôle décisif que peuvent jouer les femmes de ces pays en tant qu’acteurs de règlement pacifique des conflits.

Ce programme national prévoit également le renforcement de la participation des femmes militaires aux missions de maintien de la paix et aux opérations de reconstruction, ainsi que la sensibilisation au respect du droit des femmes au travers des formations spécifiques pour les personnels, hommes et femmes, militaires et civils envoyés en opérations extérieures.

Il faut vraiment considérer comme un important changement de mentalité cette vision du rôle des femmes.

Je voudrais dire, en tant que membre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, que j’ai particulièrement apprécié la précision des informations et les explications fournies par les deux représentants de l’état-major de nos forces armées lors de leur audition par la délégation, ainsi que leur exposé des difficultés de mise en œuvre de ces mesures.

Comme l’a d’ailleurs relevé, au cours d’une audition, Mme Castagnos-Sen, représentante d’Amnesty International, le ministère de la défense serait le seul à avoir véritablement tiré les conséquences de l’application du plan d’action national de la France, notamment à travers l’élaboration d’un programme de formation de ses personnels composant les forces de maintien de la paix.

Ces efforts, méconnus, destinés à introduire des principes éthiques et moraux dans nos interventions militaires à l’étranger, méritent vraiment d’être notés et popularisés, notamment lors des auditions effectuées par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, à laquelle plusieurs d’entre vous appartiennent également, mes chers collègues. Celle-ci accorde une grande attention à tous les aspects des opérations extérieures. (M. Alain Gournac approuve.)

Je propose – vous en êtes les témoins aujourd’hui – que le sujet qui nous occupe aujourd’hui soit davantage placé au cœur des préoccupations de notre commission. (Marques d’approbation sur plusieurs travées.) Nous aurions alors le sentiment d’avoir mieux accompli notre devoir sur cette question. D’ailleurs, nous inscrirons ce thème à l’ordre du jour des questions que nous poserons lors de la prochaine visite que nous rendrons à nos soldats en mission en Centrafrique. Pour ma part, je profiterai de cette occasion pour m’informer des dispositions qui sont prises par nos forces pour traiter de ces diverses exactions. En l’absence d’informations précises, je crains malheureusement que les exactions commises au cours de cette guerre civile ne soient particulièrement atroces.

C’est aussi par le biais d’un cas concret comme celui-ci que je conçois le contrôle parlementaire sur l’application de cette résolution par notre pays.

Au plan international, parmi les avancées dans la prise de conscience de l’horreur des violences sexuelles faites aux femmes, je voudrais également mentionner le traité sur le commerce des armes, dont nous avons voté ici même la ratification au mois d’octobre dernier.

L’article 7 de ce texte vise explicitement les violences faites aux femmes et engage les États exportateurs à s’assurer que les armes classiques ne puissent servir à commettre des actes de violences sexuelles ou des actes graves contre des femmes et des enfants. Voilà encore une tâche à laquelle nous pourrions nous atteler dans le cadre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

Le rapport de la délégation aux droits des femmes note enfin qu’il reste bien entendu beaucoup à faire, au plan tant international que national, pour lutter efficacement contre ces phénomènes inhumains et les éradiquer, en particulier s’agissant du traitement de l’impunité, quasi totale, dont bénéficient aujourd’hui encore les auteurs de ces violences.

De ce point de vue, l’apport d’une aide importante au renforcement des moyens de fonctionnement des institutions judiciaires des pays concernés après les conflits préconisé par le rapport me paraît essentiel.

À cet égard, le procès qui s’ouvre aujourd’hui devant la cour d’assises de Paris à l’encontre d’une personne accusée d’avoir commis voilà plusieurs années des crimes contre l’humanité au Rwanda mérite d’être suivi avec attention et pourrait avoir valeur d’exemple. Nous devons y prêter une attention particulière.

Par ailleurs, je souscris totalement à la nécessité d’un plus grand soutien aux ONG et aux associations qui, sur le terrain, au plus près des populations, jouent un rôle considérable de prévention puis aident les victimes à l’issue des conflits. D’ailleurs, si nous pouvons aujourd’hui dénoncer avec force certaines situations, c’est en grande partie grâce au travail efficace d’alerte qu’elles ont mené.

Les ONG agissent donc bien souvent comme lanceurs d’alerte, et sont ensuite plus facilement acceptées par les victimes que les États en tant que tels.

Telles sont les principales réflexions que m’inspire ce rapport de grande qualité. Pour ma part, j’en soutiens les préconisations et je veillerai, dans l’exercice de mes responsabilités, à ce qu’elles puissent être rapidement mises en œuvre.

Ce serait ainsi une contribution éminente de notre assemblée à la lutte contre les viols et les violences sexuelles faites aux femmes à travers le monde. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme Maryvonne Blondin.

Mme Maryvonne Blondin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je remercie vivement Mme Brigitte Gonthier-Maurin de l’organisation du présent débat et je la félicite aussi pour son rapport si édifiant.

Les conflits armés sont, hélas, le théâtre d’atrocités, de viols et d’autres formes de violences sexuelles.

Ces viols méthodiques sont aujourd’hui clairement reconnus comme un crime contre l’humanité, un crime de guerre et une arme de guerre inacceptable.

Comme l’a souligné Mme Bangura, la représentante spéciale des Nations unies dans ce domaine, la violence sexuelle ne peut plus être considérée comme « un dommage collatéral malheureux de la guerre. »

Le constat est clair : la majorité des victimes des conflits armés sont des civils, et, en très grande majorité, des femmes et des enfants. Les femmes restent des cibles privilégiées, car elles représentent l’ultime garant de l’unité familiale. Les viser, c’est humilier ou anéantir l’ensemble de la communauté. Il ne faut pas oublier que ce sont elles qui en assument les responsabilités et le quotidien.

« Les violences sexuelles ont des effets dévastateurs sur les survivants et sur les communautés, car elles détruisent le tissu social », a pu justement rappeler Ban Ki-moon, le Secrétaire général des Nations unies, le 24 juin 2013.

Pour ce faire, diverses méthodes sont utilisées. Le viol sert à transmettre délibérément aux épouses, aux filles et aux mères des « ennemis » le virus du sida, à rendre les femmes incapables de porter des enfants ou, au contraire, à les « engrosser » afin de détruire l’ethnie et de les rejeter de leur communauté.

M. Roland Courteau. Exactement !

Mme Maryvonne Blondin. Un nombre substantiel des survivantes du génocide rwandais de 1994 aurait été volontairement contaminé par ce virus.

Arme de guerre très efficace, ces violences sexuelles ont de terribles conséquences physiques et psychologiques pour les victimes elles-mêmes : stigmatisées, honteuses, celles-ci se sentent humiliées, coupables et nombre d’entre elles se suicident.

Les statistiques des Nations unies ont déjà été évoquées précédemment ; je ne m’y attarderai pas.

Si la prise de conscience de la communauté internationale coïncide, dans les années quatre-vingt-dix, avec la révélation de l’ampleur des horreurs sexuelles commises en ex-Yougoslavie, l’usage des violences sexuelles en temps de conflits armés n’est pas nouveau dans l’histoire de la guerre. Il a été rappelé que, depuis l’Antiquité, le corps des femmes est perçu comme un « butin de guerre ».

Plus près de nous, la Seconde Guerre mondiale fut également le théâtre d’atrocités commises envers les femmes. L’existence de « femmes de confort », considérées comme des esclaves sexuelles pour l’armée japonaise, est clairement établie.

Plus récemment, en ex-Yougoslavie, le viol fut pratiqué de manière systématique. De même, au Rwanda, comme l’a démontré le tribunal d’Arusha mis en place pour juger les crimes de guerre, les violences sexuelles ont été utilisées pour détruire l’identité ethnique des Tutsis. Vingt ans après les faits, le premier procès jamais organisé en France d’un ressortissant rwandais accusé, notamment, de complicité de génocide et de viol s’est ouvert lundi dernier, cela a été rappelé tout à l’heure. Sa tenue a été rendue possible par la compétence universelle.

Une question s’impose : quelle réponse a apporté et continue d’apporter le droit international à ces violences sexuelles ? Ces dernières comptent aujourd'hui indéniablement au nombre des atteintes les plus graves au droit humanitaire international et au droit international des droits de l’homme.

Comme l’indique la résolution 1670 de 2009 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, assemblée dont j’ai l’honneur d’être membre, « la reconnaissance du viol et de l’esclavage sexuel comme crime de guerre et crime contre l’humanité par le traité de Rome portant statut de la Cour pénale internationale, en 1998, a été une avancée considérable, mais ce n’est qu’en 2008 – soit dix ans après – que la communauté internationale, par la résolution 1820 (2008) du Conseil de sécurité des Nations unies sur les femmes, la paix et la sécurité, a reconnu que le viol et d’autres formes de violence sexuelle peuvent constituer un crime de guerre, un crime contre l’humanité et un élément constitutif du crime de génocide. »

Vous le savez, mes chers collègues, le Conseil de l’Europe a le devoir de s’assurer que les droits de la personne humaine sont garantis sur le territoire de ses États membres. Il a l’obligation morale de contribuer à diffuser, au-delà de ses frontières, ses valeurs fondatrices : droits de l’homme, état de droit, démocratie.

La prévention des violences sexuelles commises au cours des conflits armés relève par conséquent tant du respect des droits humains universels que du maintien de la sécurité internationale. Dès lors, la Charte des Nations Unies ayant conféré au Conseil de sécurité la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationale, celui-ci a beaucoup œuvré ces dernières années pour aider à sensibiliser et à déclencher une action contre la violence sexuelle en période de conflit.

Les cadres normatifs existent et sont établis en vertu de trois résolutions initiales – les résolutions 1261, 1325 et 1612 –, suivies de nombreuses autres concernant toujours les violences faites aux femmes pendant les conflits armés. Encore faut-il qu’elles soient appliquées et effectives ! La dernière en date, la résolution 2106 sur la violence sexuelle en zones de conflit, a été votée à l’unanimité par le Conseil de sécurité le 24 juin 2013.

En mettant l’accent sur la volonté de la France de déployer une diplomatie active en matière de promotion des droits des femmes, vous indiquiez, à cette occasion, madame la ministre, que « les quatre objectifs de la France en matière de violences sexuelles se déclinaient en quatre “P” : prévention, protection, poursuites et participation des femmes aux processus de paix et de reconstruction ». Vous précisiez ainsi « que la meilleure façon de protéger ces femmes était d’en faire des acteurs et non plus seulement des sujets ». Elles doivent ainsi participer activement à la vie politique, sociale et économique de leur pays, à égalité avec les hommes, et s’impliquer dans les actions visant à mettre un terme aux violences sexuelles, comme dans les processus de prévention et de règlement des conflits.

Votre intervention à New York, au cours de laquelle vous avez rappelé les ambitions de la France et l’action du Gouvernement, s’ancre parfaitement dans l’esprit et la lettre de la résolution 1325 qui nous intéresse tout particulièrement. Le Conseil de sécurité a en effet appelé les États membres à accroître la participation des femmes à la prévention et à la résolution des conflits, ainsi qu’au maintien et à la promotion de la paix et de la sécurité. Il a demandé à toutes les parties à un conflit armé de respecter pleinement le droit international applicable aux droits des femmes et des filles en tant que personnes civiles et d’incorporer dans leur législation les politiques et procédures qui protègent les femmes des crimes sexistes tels que le viol et l’agression sexuelle.

Si l’action du Conseil de sécurité a participé à l’établissement du droit international, elle a aussi permis la mise en place, en 1993, de la première juridiction pénale internationale, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Les différentes juridictions de cette nature créées ont toutes contribué à la répression des violences sexuelles commises pendant les conflits armés. Malheureusement, cette redoutable arme de guerre n’a rien perdu de son efficacité !

De leur côté, les États sont tenus de mener des actions contre ces violences sexuelles et doivent rechercher et traduire en justice toute personne, quelle que soit sa nationalité, soupçonnée d’avoir commis ou ordonné une violation grave des règles internationales. Cependant, il est évident que dans les situations de conflit et post-conflit, un nombre limité de criminels est poursuivi, du fait de la faiblesse des systèmes judiciaires nationaux.

Notons également que sur certains théâtres d’opérations militaires, il est absolument nécessaire que les États adaptent la formation des membres de leur armée et de leur police, ainsi que les instructions qu’ils leur donnent, afin que ces personnels appréhendent au mieux les conséquences des violences sexuelles commises, d’un point de vue juridique bien sûr, mais aussi en termes de soutien médical et psychologique aux victimes. Une coopération internationale peut à ce niveau s’avérer également indispensable entre forces armées, notamment à destination des plus déficientes.

À l’échelon régional européen, la réglementation normative relative au phénomène de violence envers les femmes est bien présente et s’est traduite notamment par l’adoption, sous l’égide du Conseil de l’Europe, de la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains, signée à Varsovie et entrée en vigueur en 2008.

De plus, le 14 mai 2009, lors de sa réunion d’Istanbul, la commission sur l’égalité des chances pour les femmes et les hommes du Conseil de l’Europe a approuvé à l’unanimité un projet de recommandation sur les violences sexuelles contre les femmes dans les conflits armés. Elle a proposé que « l’Assemblée invite le Comité des ministres à charger le comité ad hoc pour prévenir et combattre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique à inclure dans la future convention du Conseil de l’Europe les formes les plus répandues et les plus sévères de la violence à l’égard des femmes, y compris les violences sexuelles contre les femmes dans les conflits armés ». Ce fut chose faite dans la convention du Conseil de l’Europe rédigée à Istanbul en 2011, puisque cette recommandation figure dans son préambule.

Aujourd’hui, des milliers de victimes sont privées du droit d’obtenir justice et réparation. Dans un plaidoyer, l’envoyée spéciale du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Mme Angelina Joli, a ainsi rappelé le Conseil de sécurité à son devoir en indiquant que « le viol en tant qu’arme de guerre est une agression contre la sécurité » et que « les rescapés sont victimes d’une culture de l’impunité : c’est la réalité troublante, triste et honteuse d’aujourd’hui. » C’est la double peine, chers collègues ! C’est la raison pour laquelle les États doivent s’engager à adopter des mesures afin que cessent ces violences et que justice puisse être rendue ! C’est également ce que prévoit la résolution.

En 2004, le Conseil de sécurité enjoignait tous les États membres d’élaborer leur propre plan national d’action. La France a adopté le sien pour répondre à cette injonction et promouvoir une mise en œuvre cohérente des résolutions « Femmes, paix et sécurité », dans le cadre de son action internationale. Ce plan vise à favoriser, à l’échelon international, la protection des femmes contre toutes les formes de violences, le respect de leurs droits fondamentaux, ainsi que leur égale participation aux processus décisionnels dans le cadre de la consolidation de la paix, de la reconstruction et du développement.

Dès lors, force est de le constater, en dépit des efforts déployés par les États, les Nations unies, le Conseil de l’Europe, la société civile, les ONG, l’ampleur et la répétition des violences sexuelles pendant les conflits actuels restent considérables et intolérables. Nous ne sommes pas encore parvenus au bout du chemin, hélas !

Nous pouvons cependant légitimement placer nos espoirs en la Cour pénale internationale pour assurer une répression des violences sexuelles. Pour cela, il convient de lui donner les moyens de ses ambitions et d’assurer une meilleure diffusion de ses travaux ! (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à M. Robert Hue.

M. Robert Hue. Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la délégation, mes chers collègues, certains d’entre nous ont lu, voire entendu, avec effroi les témoignages bouleversants de femmes, et même d’enfants, victimes des violences sexuelles les plus barbares durant les conflits en Bosnie, en République démocratique du Congo et au Rwanda, ce dernier pays étant revenu dans l’actualité depuis hier à l’occasion du procès à Paris de l’ancien chef de milice Pascal Simbikangwa. Plus récemment, nous sont parvenus les mêmes récits, insoutenables, de jeunes Libyennes ou Syriennes violées dans un contexte de guerre civile.

Bien entendu, personne ne peut rester indifférent à ce fléau, qui n’a rien d’inexorable, à condition que le droit international en matière de protection des femmes puisse s’appliquer fermement sur le terrain. La délégation aux droits des femmes l’a rappelé dans son rapport, dont je salue la qualité : « Les violences sexuelles du fait des conflits armés ne sont ni une fatalité ni un phénomène culturel ».

Un phénomène culturel, certainement pas ! Car si l’Afrique focalise souvent l’attention, compte tenu des drames qui s’y sont récemment déroulés, on trouve, hélas, sur tous les continents et dans toute l’histoire des luttes armées, la trace de viols de guerre. Aux États-Unis, au XIXe siècle, Abraham Lincoln s’inquiétait des viols perpétrés durant la guerre de Sécession.

Aujourd’hui, en Amérique du Sud, les jeunes Colombiennes sont encore très exposées à la violence.

En Asie, les témoignages sur les exactions commises à l’encontre des femmes sous le régime de Pol Pot se sont multipliés au cours de ces dernières années.

En Europe, on sait que le viol collectif a existé pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pour ma part, il me semble que la perception d’un fléau essentiellement africain tient à la multiplication contemporaine des conflits sur ce continent qui donne à la question des sévices sexuels une dimension notable. J’ajouterai que nombre de pays africains sont jeunes d’un point de vue institutionnel et donc potentiellement fragiles. Les guerres s’accompagnent souvent d’un délitement très rapide des structures locales et de l’État de droit, ce qui facilite malheureusement les exactions commises à l’égard de civils dépossédés de tout recours sécuritaire ou judicaire.

Mes chers collègues, quels que soient les pays et quelles que soient les époques, les crimes sexuels peuvent constituer une arme de guerre et même s’inscrire dans une démarche stratégique pour « nettoyer » une ethnie.

Je ne reviendrai pas en détail sur la chaîne de souffrances ainsi engendrée. Mes collègues membres de la délégation, en premier lieu sa présidente, Brigitte Gonthier-Maurin, ont fait état, avec justesse, du processus de déshumanisation qui découle du viol. Cet acte abominable entraîne des séquelles sanitaires et des problèmes psychologiques qui anéantissent la victime. Dans certaines sociétés, la stigmatisation s’ajoute à la douleur physique et morale, de surcroît lorsqu’un enfant est né du viol. La réponse médico-sociale, dans nombre de cas, peut, hélas !, se révéler vaine. Il est donc nécessaire de s’attaquer à la racine du mal et de tout mettre en œuvre pour que le viol cesse d’être une arme de guerre, pour qu’il cesse tout court.

Plusieurs d’entre vous l’ont indiqué, depuis une dizaine d’années, le droit international a été enrichi pour permettre aux États de lutter contre l’utilisation du viol dans les conflits armés. Les conventions de Genève existent, bien sûr, mais il faudra attendre la jurisprudence des tribunaux internationaux pour que le viol systématique et toute autre forme de violence sexuelle grave soient considérés comme un crime contre l’humanité.

En parallèle à la consolidation fondamentale du droit pénal international, une série de résolutions adoptées par le Conseil de sécurité de l’ONU a fondé un arsenal juridique très complet pour la protection des femmes au cours des conflits. Plusieurs orateurs précédents ont évoqué ces textes, en particulier le premier d’entre eux, la résolution 1325. En effet, cette résolution, adoptée en 2000, est la première pierre onusienne de la lutte contre les violences faites aux femmes ; elle intègre la dimension du genre dans toutes les phases d’intervention en faveur de la paix.

Conformément à ses engagements, la France a été le deuxième pays, après l’Espagne, à adopter un plan national d’action pour la mise en œuvre de cette résolution. Son armée étant l’une des plus féminisées au monde, le facteur « genre » a pu être introduit sans difficulté dans les structures opérationnelles et le ministère de la défense a mené d’importants programmes de sensibilisation à la question des violences sexuelles au sein des forces de maintien de la paix.

Je partage bien sûr cet objectif, qui doit aussi consister, à mon sens, à inclure davantage les femmes au plus haut niveau des négociations de paix. À cet égard, il est intéressant de noter que le genre de Catherine Samba-Panza a été souligné lors de son arrivée au pouvoir en République centrafricaine, comme si, au-delà de ses compétences, son statut de femme symbolisait l’espoir.

La résolution 1325, acte fondateur, je le disais, a été suivie par d’autres textes également très importants, au nombre desquels la résolution 1820 qui a reconnu que les violences sexuelles étaient utilisées comme tactique de guerre.

Toutes ces avancées sont considérables, même si l’on peut regretter qu’elles n’aient été tardives au regard de la mobilisation plus ancienne des ONG.

Par ailleurs, ce droit n’a de sens que s’il a une incidence sur le terrain. Malheureusement, force est de constater que le bilan est mitigé. Selon Amnesty International, des soldats ou des groupes armés commettraient encore des viols, notamment au Tchad, au Mali, au Soudan ou en République démocratique du Congo. La sécurité des femmes et des enfants dans les camps de réfugiés est également une question très préoccupante.

C’est pourquoi, sachant toutefois que cela demandera naturellement du temps, la question de la violence sexuelle doit être appréhendée par le biais d’une politique multidimensionnelle. C’est d’ailleurs l’un des points de la dernière résolution onusienne, la résolution 2122, qui rappelle une évidence : il ne peut pas y avoir de sécurité ou de paix sans développement économique.

Dans cette perspective, il me semble fondamental que la France amplifie son aide au développement, car la pauvreté est un vrai handicap pour l’égalité des sexes. C’est par la mise en œuvre de politiques d’autonomisation des femmes que celles-ci seront moins vulnérables en cas de conflit ou en situation post-conflit. C’est le sens des actions de nombreuses ONG, qui, au lieu d’importer des solutions de l’extérieur, élaborent des projets adaptés aux conditions locales pour aider les femmes à passer du statut de victime à celui d’actrice de leur propre destin.

Nous devons également aider les pays défaillants à reconstruire un système judiciaire local capable de condamner les auteurs de crimes, car l’impunité est souvent le résultat d’un manque de moyens plus que d’une absence de volonté. Or, au-delà de la blessure individuelle non cicatrisée en raison de l’absence de procès, l’avenir de la collectivité tout entière peut être compromis par la non-réparation. La justice, mes chers collègues, est un élément clé de la réconciliation, cette réconciliation civile si chère à celui auquel le monde vient de rendre hommage, Nelson Mandela. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme Corinne Bouchoux.

Mme Corinne Bouchoux. Monsieur le président, madame la présidente de la délégation aux droits des femmes, madame la ministre, à cette heure, l’essentiel a été dit. Au cours des quelques minutes qui me sont imparties, je vais me permettre d’évoquer quelques éléments qui, je l’espère, seront utiles.

Alors qu’ont été évoqués l’ONU, les constats dressés et les recommandations faites, pour ma part, je vais vous parler du terrain et d’un cas concret.

Je ne vous donnerai pas, à dessein, le nom de la femme en cause. Mme G.A.A, soudanaise, originaire du Darfour et de la tribu des Zaghawa, a eu un parcours épouvantable : elle a été violentée, agressée. Elle s’est réfugiée en France, où, à deux reprises, vraisemblablement pour de légitimes raisons, le droit d’asile lui a été refusé.

À son arrivée en Maine-et-Loire, elle a vécu dans la rue. Puis elle a été « recueillie » par un homme qui l’a violée. Elle a accouché dans des conditions dramatiques d’un enfant mort-né.

Elle a poursuivi son parcours en Maine-et-Loire et a bénéficié de solidarités de toutes sortes, confessionnelles, non confessionnelles, associatives…

De nouveau enceinte, à la veille de Noël, elle a été menacée d’être mise à la rue. Grâce à une mobilisation in extremis de nombreux parlementaires représentant toutes les sensibilités, ainsi que de l’évêque, elle a pu échapper à cette menace. On nous a dit que cette mesure, prise à la veille des fêtes de Noël, était d’ordre compassionnel mais précaire.

À chaque instant, cette femme, qui a subi ce dont nous venons de parler dans cet hémicycle – ce n’est pas abstrait, elle vit en France ! – est menacée d’être mise à la rue, alors qu’elle est enceinte, se trouve dans une situation précaire et n’a plus rien. Mais pour aller où ?

Je me réjouis de l’organisation de ce débat et de la qualité des travaux préparatoires. Force est de le constater, il existe un lien entre ce débat et des personnes qui sont présentes sur notre territoire. Que vais-je dire vendredi aux familles qui soutiennent cette femme ? Elles m’ont informée qu’on lui avait proposé d’appeler le 115…

Indépendamment de nos bonnes intentions et de notre action en termes de politique étrangère, n’oublions pas les réalités ! Si le présent débat ne servait qu’à sauver cette personne, j’en serais ravie !

Par ailleurs, il est indispensable de mettre en place de nouvelles pratiques et formations à destination des militaires et des personnes qui prennent en charge ces victimes. À cet égard, plusieurs de mes collègues, siégeant sur les différentes travées de cet hémicycle, l’ont souligné, on a souvent préconisé d’accorder une attention très particulière lors de ces formations à la notion de genre.

Il n’aura échappé à personne que depuis une dizaine de jours, tout ce qui a trait, de près ou de loin, à la prise en compte du genre dans les relations sociales est mis à mal, soit par incompréhension, soit par hystérie.

Or il est évident que l’on ne peut pas s’attaquer aux violences sexuelles faites aux femmes si l’on fait abstraction de la question du genre.

Pourriez-vous, madame la ministre, nous délivrer un message rassurant sur ce point, notamment à l’égard des propositions formulées par un certain nombre de collègues ? C’est extrêmement important.

Cela étant, nous ne sommes pas à l’abri des contradictions. Nous sommes tous très heureux de posséder un téléphone portable, auquel nous sommes cramponnés, notamment dans cette Haute Assemblée, parce que cet appareil est indispensable à notre vie quotidienne. Or, nous le savons, dans la composition de ces téléphones sont inclus un certain nombre de matériaux rares, dont le coltan, qui sont actuellement l’enjeu de guerres économiques. Celles-ci sont différentes, bien sûr, de la Seconde Guerre mondiale, de la guerre en ex-Yougoslavie au cours de laquelle une purification ethnique a eu lieu et le viol était une arme de guerre. Quoi qu’il en soit, les femmes sont les premières victimes, les premières exposées ; elles sont utilisées comme otages ou subissent des viols. Que pouvons-nous faire ?

Enfin, la France n’est pas non plus à l’abri de ses propres contradictions – je vais tâcher d’exposer ce point très paisiblement et très pacifiquement, car c’est l’ancienne militante dans des ONG qui parle.

Notre complexe militaro-industriel est extrêmement innovant et puissant. Or la fabrication d’armes contribue certes au maintien de la paix, mais parfois aussi à la guerre, laquelle entraîne des viols, qui font partie des stratégies que nous combattons tous ! J’en conviens néanmoins, le développement de notre industrie de l’armement crée des emplois, et c’est effectivement important.

Mais comment avoir une politique étrangère cohérente, prendre en compte les intérêts de l’industrie de l’armement et, en même temps, militer sur la scène internationale en faveur des femmes victimes de viol ? Nous sommes politiquement et intellectuellement face à des considérations contraires, extrêmement difficiles à concilier.

En cet instant, je veux remercier Mme la présidente de la délégation du travail très complet effectué du point de vue tant historique qu’anthropologique, lequel nous a mis face à une réalité implacable et à nos propres contradictions. Si la majorité des victimes se trouve sur le continent africain, un certain nombre d’entre elles est en France, ici et maintenant.

En conclusion, pour toutes ces femmes qui, de façon avérée, ont été victimes de ces violences de guerre, je demande non seulement une action diplomatique au plan international, mais aussi, sur le terrain, une forme de solidarité et je souhaite particulièrement que la femme dont j’ai parlé ne se retrouve pas à la rue dans une semaine, contrairement à ce qui m’a été assuré. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme Michelle Meunier.

Mme Michelle Meunier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, à mon tour, je tiens à remercier Brigitte Gonthier-Maurin, et à travers elle l’ensemble de la délégation aux droits des femmes du Sénat, d’avoir engagé ce travail sur un sujet particulièrement difficile et trop souvent occulté.

Il s’agit de nous mettre face aux violences commises envers les filles et les femmes dans un contexte de conflit armé. Ce contexte spécifique pourrait laisser penser que, étant hors norme, il obéit à ses propres règles ou à aucune, et que nous n’y pouvons rien.

Le travail de la délégation nous a démontré l’ampleur des faits et des horreurs perpétrées contre des femmes, des enfants et, dans une moindre mesure, contre des hommes et des jeunes garçons. Les violences sexuelles, les viols, parfois nommés « viols de guerre » comptent parmi les plus graves.

Ces cruautés s’accompagnent de la transmission du sida, d’hépatites ou d’autres maladies sexuellement transmissibles, parfois de manière totalement organisée et stratégique afin de détruire l’ennemi.

Quelquefois, des viols sont commis et entraînent des grossesses imposées afin d’atteindre les ennemis par l’intermédiaire de leurs femmes. Dans d’autres cas, des stérilisations de femmes sont pratiquées. Les victimes sont des populations civiles de tous âges, des bébés, des fillettes, des jeunes filles, des femmes et de très vieilles femmes. Dans tous les cas, on porte atteinte délibérément à leur intégrité, à leur dignité. On les condamne au silence, à la réclusion sociale et à la pauvreté.

Pour ma part, je reste marquée par l’intervention de Mme la ministre Yamina Benguigui, qui a évoqué la situation terrifiante qu’elle a pu découvrir sur le terrain, notamment en République démocratique du Congo. Le constat est glaçant : le silence et l’impunité règnent en maître ; le viol de masse perpétré par des porteurs du VIH peut s’apparenter à une « nouvelle arme biologique », pour reprendre l’expression de la ministre ; la situation des enfants nés de viols, dont nombre d’entre eux sont séropositifs, ou celle des jeunes filles, qui sont parfois très jeunes, est terrifiante et insoutenable ; les conséquences sanitaires, psychologiques, économiques et sociales sont effroyables et durent bien au-delà du conflit lui-même.

Ces éléments, qui ont entraîné l’indignation et la colère de la ministre, l’ont conduit, notamment, à placer la question des droits des femmes au cœur de la relance de la francophonie. Je tiens à saluer son courage et sa ténacité dans cette entreprise.

Je retiens également des auditions d’experts et de représentants d’associations et d’ONG le rôle nouveau de l’image et de la mise en scène des violences, lié aux technologies de l’information et d’internet, vous l’avez dit, madame Gonthier-Maurin. Ces scènes de viols et de supplices sont filmées puis diffusées sur des réseaux pornographiques.

Il s’agit d’une gradation supplémentaire dans l’échelle des horreurs subies par les victimes, qui vivent ensuite sous la menace de voir ces images diffusées auprès de leurs proches, ce qui les condamne un peu plus encore dans leur reconstruction personnelle. Nous devons faire reconnaître ces agissements comme criminels.

La prostitution dans les « camps de viol », où des filles et des femmes sont sacrifiées pour satisfaire les plus bas instincts des soldats – ce fut le cas en ex-Yougoslavie, par exemple –, fait aussi partie de cette affreuse liste des atrocités commises à l’encontre des filles et des femmes.

Le tableau est horrible, oui, n’ayons pas peur d’utiliser des mots que les victimes, elles, ne peuvent plus prononcer. Nous n’avons pas le droit de fermer les yeux et de nous boucher les oreilles, nous qui vivons en paix. Nous devons poursuivre ce combat universel pour les droits des femmes, car ces violences, que d’aucuns s’autorisent à commettre en temps de conflit, forment en fait un continuum tout au long de la vie des filles et des femmes, en temps de paix comme en temps de guerre.

Cette universalité des violences, des brimades, des agressions physiques et sexuelles, des privations subies par les femmes tout au long de leur vie pourrait presque laisser croire qu’il s’agit d’une fatalité réservée à cette moitié de l’humanité, du fait d’une infériorité prétendument naturelle. Nous savons bien qu’il n’en est rien, qu’il n’y a pas de fatalité, mais simplement la manifestation d’une domination des hommes sur les femmes. Dans ce combat pour l’égalité, il ne saurait y avoir de zones de non-droit, même si les zones de conflits peuvent parfois nous paraître inaccessibles. Nous ne baisserons pas les bras, bien au contraire.

Dans les négociations de fin de conflit, chaque victime de viol doit pouvoir être reconnue comme victime de guerre afin que les auteurs soient condamnés. Il faut permettre aux victimes de sortir du silence et leur donner accès à des soins post-traumatiques. Elles doivent obtenir réparation, y compris sous forme d’indemnisation financière. Ce n’est qu’à ce prix que le processus de paix peut véritablement fonctionner. Les experts auditionnés nous ont largement convaincus de la nécessité d’associer pleinement les femmes au processus de reconstruction, par la reconnaissance des crimes qu’elles ont subis, mais aussi en mobilisant leur capacité à proposer des solutions pour construire une paix durable.

Ne pas reconnaître et punir les violences commises envers les femmes, le viol notamment, en temps de guerre, revient à minimiser les crimes perpétrés et à laisser penser qu’il y a des moments où les humains peuvent laisser libre cours à leurs instincts, que la guerre a ses règles viriles et que c’est vieux comme le monde. La condamnation des auteurs vise à rappeler la règle de l’interdit du viol, en temps de paix comme en temps de guerre.

Pour reprendre la phrase de Jean-Claude Chesnais, « le viol reste le seul crime dont l’auteur se sente innocent et la victime honteuse ». (Mme Maryvonne Blondin opine.) Il convient de mettre un terme à cette absurdité. (Mme Maryvonne Blondin opine de nouveau.) C’est le pari des politiques en faveur de l’égalité entre les filles et les garçons, entre les femmes et les hommes, que vous mettez en place depuis près de deux ans, madame la ministre, afin de parvenir à déconstruire les stéréotypes qui placent les femmes en situation de soumission à la domination masculine, en temps de paix comme en temps de guerre.

Je retiens aussi de notre travail de la délégation aux droits des femmes la volonté farouche de l’ensemble des acteurs auditionnés de faire cesser le cycle infernal des violences en luttant contre l’impunité des auteurs et d’agir pour la reconnaissance et la protection des victimes. De ce point de vue, nous ne partons pas de zéro. Depuis la guerre en ex-Yougoslavie, un ensemble de textes a vu le jour sur la scène internationale, ce qui atteste une prise de conscience croissante de la communauté internationale.

Parmi les résolutions, je citerai la résolution 1325 prise le 31 octobre 2000 par le Conseil de sécurité des Nations unies, à laquelle il a été fait référence tout au long de nos travaux et dans nos interventions aujourd’hui. Elle a fait entrer les violences sexuelles commises en temps de guerre dans le champ de compétence des institutions chargées de la paix et de la sécurité internationale. C’est une première étape pour mettre fin au silence et au déni. La France n’est pas absente de ce processus. Elle a adopté il y a quelques années un plan national d’action pour la mise en œuvre effective de ces résolutions. Cependant, il nous faudra évidemment aller plus loin, encore plus loin.

Je retiens plus particulièrement deux des recommandations contenues dans le rapport. La première concerne l’accès à la justice, qui est loin d’être garanti. L’aide technique, humaine et matérielle apportée aux pays en situation de post-conflit doit intégrer de manière systématique le renforcement du fonctionnement des institutions judiciaires, pour permettre un accueil adapté et sécurisé des victimes, des enquêtes sérieuses, la condamnation des auteurs et des mesures d’accompagnement et de réparation pour les victimes.

La seconde recommandation a trait à la question plus générale des rôles et places des femmes dans nos sociétés, en particulier en temps de conflit. J’ai pris note avec intérêt des initiatives mises en œuvre pour faire progresser la place des femmes au sein du ministère de la défense. À ce titre, je salue la création de l’observatoire de la parité entre les hommes et les femmes du ministère et le renforcement de la présence des femmes dans les armées, à tous les niveaux. Ces initiatives sont positives, car elles vont dans le sens d’une meilleure attention aux victimes, mineures et majeures, et d’un meilleur accompagnement sur le terrain.

Je terminerai mon propos par deux remarques. La première est relative à l’accompagnement des femmes violées qui ont mené leur grossesse à terme par contrainte ou par manque d’accès à l’IVG. Comment travailler sur cette question avec elles ? Comment les aider à accepter l’enfant ou le fait de s’en séparer ? Comment ensuite aider les enfants issus de ces viols et grossesses non désirées afin qu’ils ne viennent pas, à leur tour, grossir les rangs des enfants violents, à l’instar des enfants-soldats de Colombie ? Comment leur permettre de s’inscrire dans une nouvelle vie ?

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. Tout à fait !

Mme Michelle Meunier. La société joue un grand rôle dans la clarification des responsabilités en cas de crimes, afin que les victimes puissent peu à peu s’apaiser, à défaut de pouvoir tout oublier.

J’en viens à ma seconde remarque. Je veux m’interroger sur notre responsabilité directe, en tant que pays d’accueil de femmes réfugiées qui ont fui un pays en guerre ; Corinne Bouchoux vient de citer un exemple concret. Ces femmes ont pu subir des violences graves pendant le conflit ou dans les camps de réfugiés, directement ou par le biais de leurs enfants. Quel accueil leur réservons-nous chez nous ? Sommes-nous véritablement en compréhension de leur histoire ? Mettons-nous tout en place pour les aider à se reconstruire et à se protéger, pour leur éviter la « sur-victimisation » ? Je n’en suis pas certaine. Des marges de progrès existent ; nous devons donc continuer à avancer sur cette question.

Je sais que le chemin sera long et semé d’embûches pour faire évoluer la situation des filles et des femmes en temps de paix comme en temps de guerre, mais je veux croire que, comme le disait Antonio Gramsci, « le pessimisme de l’intelligence n’interdit pas l’optimisme de la volonté ». C'est pourquoi, avec vous, mes chers collègues, avec vous, madame la ministre, je me déclare résolument optimiste pour faire avancer les droits des filles et des femmes ! (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, porte-parole du Gouvernement. Monsieur le président, madame la présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, le 18 février prochain, je serai avec le président de l’Assemblée nationale pour soutenir le projet de loi du ministre de la justice libyen, Salah El Merghany, visant à protéger les femmes victimes de violences sexuelles pendant la guerre qu’a connue son pays. Ce projet est exemplaire, parce qu’il prévoit un statut et des réparations, y compris financières, pour les femmes violées.

J’ai été saisie par M. El Merghany, qui a clairement besoin de l’appui de la communauté internationale. Il sera avec nous à Paris le 18 février, en compagnie d’associations de victimes. Nous enverrons ainsi un signal clair au parlement libyen, qui tarde à inscrire le projet de loi à son ordre du jour. Cette manifestation de soutien n’est pas une ingérence dans les affaires internes d’un État souverain. C’est notre responsabilité collective, en tant que ministres et parlementaires d’un pays qui a pris une part active à la libération de la Libye, sous mandat du Conseil de sécurité des Nations unies, de rappeler aujourd’hui à la Libye qu’elle a l’obligation de mettre en œuvre les résolutions « Femmes, paix et sécurité » de ce même Conseil de sécurité.

Vous comprendrez que je me réjouisse que la délégation aux droits des femmes du Sénat, dont je salue la présidente, Brigitte Gonthier-Maurin, ait décidé d’inscrire ses travaux dans cet agenda. Je m’honore de contribuer avec vous à combattre les violences faites aux femmes du fait des conflits armés.

Vous l’avez tous dit, nous vivons dans un monde où le viol est utilisé comme une arme de destruction physique, psychologique et sociale, où « le corps des femmes est devenu un véritable champ de bataille ». C’est inadmissible. C’est pourquoi, il y a quatorze ans, le Conseil de sécurité a mis en place, à travers la fameuse résolution 1325 que vous avez tous évoquée, un cadre normatif et opérationnel assez robuste qui repose sur deux priorités.

En plus de son action au sein du Conseil de sécurité, la France a lancé un plan national d’action en 2010. Ce plan arrivant à échéance, nous travaillons en ce moment à sa reconduction ; les discussions interministérielles sont en cours. Madame Gonthier-Maurin, j’ai pris note de votre proposition d’associer les délégations aux droits des femmes de l’Assemblée nationale et du Sénat à l’élaboration du prochain plan ; nous les associerons donc à cette élaboration. Je tiens à vous livrer dès à présent l’une de nos pistes de réflexion : nous envisageons de décliner le plan par zone géographique, afin de concentrer nos moyens là où les forces françaises sont engagées. En effet, la présence des forces françaises nous donne plus de possibilités d’agir et donc d’influencer dans le bon sens.

Je l’ai dit, notre action dans le cadre défini par le Conseil de sécurité repose sur deux priorités. La première est la lutte contre les violences sexuelles, qui ne doivent jamais tomber dans l’oubli ni rester impunies. C’est pourquoi la référence à la Cour pénale internationale n’a cessé d’être réaffirmée dans les résolutions « Femmes, paix et sécurité ». La procureure de la Cour pénale internationale, Fatou Bensouda, que j’ai rencontrée à plusieurs reprises, est décidée à mobiliser la Cour sur la question des violences sexuelles. La France coopère totalement avec ses services, notamment lorsqu’il s’agit de fournir des éléments de preuve dans des zones où nous sommes présents. Je ne peux que vous inviter à rencontrer Mme Bensouda ; je pense qu’elle en serait heureuse.

Quand les tribunaux nationaux font défaut, la justice pénale internationale doit jouer un rôle. Une équipe d’experts a été mise en place par la résolution 1888 du Conseil de sécurité pour lutter contre l’impunité liée aux violences sexuelles. Cette équipe est à la disposition des États. Elle a appuyé les enquêtes sur les crimes commis en septembre 2009 en Guinée, et celles des autorités de Kinshasa sur les viols de masse commis à Minova en novembre 2012. Le procès qui doit s’ouvrir à Goma pour juger les responsables de ces viols sera un test de la volonté du gouvernement congolais de mettre fin à la culture d’impunité qui règne en République démocratique du Congo. Nous devons, à notre niveau, maintenir la pression pour que cette culture de l’impunité cesse.

Il faut punir, mais également guérir, car les victimes ont besoin de soutien dans leur indicible parcours de réparation physique. Monsieur Gournac, vous avez cité le professeur Foldes. Je salue à mon tour son action décisive ; il a d'ailleurs accepté de rejoindre le comité d’orientation de la mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains, la MIPROF, qui lutte contre les violences en France et fait également passer des messages à l’étranger. Je note avec intérêt votre proposition d’engager un partenariat entre nos médecins et les pays concernés ; nous allons y travailler.

La guérison nécessite une réparation physique, mais également un parcours post-traumatique, un suivi psychologique, une réponse thérapeutique. J’ai eu récemment l’occasion de visiter l’Institut de victimologie, à Paris, qui accueille des victimes de crimes de guerre et leur apporte une réponse thérapeutique extrêmement bienvenue. C’est le type de démarche que nous souhaitons soutenir davantage.

Parce qu’il vaut tout de même mieux prévenir que guérir, la France a cherché à doter les opérations de maintien de la paix auxquelles elle participe d’un mandat de protection contre les violences sexuelles, là où elles sont les plus graves.

C’est ainsi que nous avons obtenu, comme vous l’avez évoqué, l’inclusion de dispositions fortes concernant la protection des femmes contre les violences sexuelles dans le mandat de la MINUSMA au Mali ; nous devons nous en féliciter. Je me rendrai d’ailleurs, à la fin de ce mois, dans ce pays, notamment dans le nord, où les femmes continuent à être victimes de violences sexuelles. J’y visiterai la Maison des femmes de Gao, dont la France appuie financièrement la réhabilitation dans le cadre d’un partenariat avec ONU Femmes.

La seconde priorité est la participation des femmes dans la consolidation de la paix, car, à l’évidence, aucun conflit ne peut être réglé, aucune transition ne peut être durable sans la prise en compte et l’intervention de la moitié de l’humanité.

L’activisme du Conseil de sécurité s’est appuyé sur le volontarisme affirmé des deux secrétaires généraux qui se sont succédé ces dernières années. J’en veux pour preuve la politique de tolérance zéro à l’égard des violences sexuelles commises par les casques bleus ou encore la nomination de femmes à des fonctions de représentantes spéciales du secrétaire général au Sud-Soudan ou pour la région des Grands Lacs.

Pour compléter ces dispositifs, deux résolutions ont été adoptées en 2013.

En juin 2013, j’ai participé à New York au vote de la résolution 2106, qui traite spécifiquement des violences sexuelles, en présence du secrétaire général Ban Ki-moon, de Mme Zainab Bangura, représentante spéciale pour les violences sexuelles dans les conflits et de Mme Angelina Jolie, envoyée spéciale du Haut-Commissariat pour les réfugiés.

Le 18 octobre 2013, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 2122 centrée, elle, sur le renforcement de la participation des femmes à la prévention et à la résolution des conflits.

Ces deux textes, j’y insiste, affirment l’importance de la participation des femmes dans les opérations de désarmement, de démobilisation et de réhabilitation, ainsi que dans les programmes de réforme des secteurs de la justice, de la sécurité conduits dans les pays en sortie de crise. Ils présentent de surcroît l’intérêt de se référer au traité sur le commerce des armes qui fait justement le lien entre prolifération des petites armes et violences sexuelles, comme Mme Bouchoux l’a rappelé. Ils soulignent par ailleurs l’importance pour les femmes de pouvoir accéder aux services de santé sexuelle et reproductive dans les cas de grossesse résultant de viols.

Les deux résolutions chargent enfin les Nations unies, d’associer les femmes à ses travaux, de les consulter dans leur prise de décision. Y compris le Conseil de sécurité. C’est inédit.

C’est ainsi que, le 17 janvier dernier, le Conseil de sécurité a mis ces principes en pratique en se réunissant en session informelle avec trois femmes syriennes, Mme Sabah Al Hallak, membre de la Ligue des femmes syriennes, Mme Rola Rekbi, membre de la Coalition des femmes syriennes, et Mme Sarah Abu Assali, représentante de la Ligue des femmes syriennes.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, soyez totalement assurés que la France soutient pleinement cet objectif de promouvoir la participation des femmes dans la résolution de la crise. Nous avons, chaque fois que cela nous a été possible, organisé des réunions avec les principales concernées. J’ai ainsi présidé une réunion avec des représentantes de l’opposition syrienne et des activistes, en marge de la réunion ministérielle de l’Union pour la Méditerranée qui se déroulait à Paris en septembre dernier.

Dans la foulée, mon ministère a soutenu plusieurs initiatives, notamment pour permettre aux femmes syriennes d’être entendues en Syrie. Ainsi, nous apportons désormais notre aide financière à deux radios : la radio Rozana, qui émet depuis Paris, et la radio Hiya, qui émet depuis Gaziantep.

Avec mon collègue Laurent Fabius, nous soutenons par ailleurs l’inclusion d’une part significative de femmes dans les délégations syriennes participant à Genève II, ainsi que le renforcement, au sein de l’équipe du Représentant spécial conjoint, de l’expertise sur les questions de genre.

Permettez-moi, en tant que ministre des droits des femmes, de souligner enfin qu’il importe que les droits des femmes soient respectés en temps de guerre comme en temps de paix. (M. Alain Gournac approuve.)

De ce point de vue, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’encontre des femmes, la CEDAW, est notre socle commun. Elle doit être respectée sans réserve. À côté, d’autres textes ont également leur importance, comme la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, dont le projet de loi de ratification a été soumis au Parlement et qui est le seul texte normatif à vocation universelle traitant spécifiquement des violences contre les femmes. Il est urgent que la France le ratifie.

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre. J’invite évidemment le Sénat à faire preuve de diligence quand le projet de loi de ratification, qui est actuellement en cours d’examen par l’Assemblée nationale, lui sera transmis.

Vous connaissez mon action en faveur de la participation des femmes aux instances de décision, tant en France qu’à l’étranger. C’est un message que je ne me prive jamais de porter. L’élection de Catherine Samba-Panza à la présidence de la transition en République centrafricaine a été un signal très fort, et pas simplement pour les femmes en zones de conflit.

Quand on regarde les femmes d’Afrique, soit qu’elles représentent un État, comme au Liberia ou au Malawi, soit qu’elles représentent un gouvernement, comme au Sénégal, soit qu’elles soient à la tête d’organisations régionales, comme l’Union africaine, on constate qu’elles sont de plus en plus nombreuses.

Il y en avait d’ailleurs beaucoup, autour du Président de la République, lors du sommet de l’Élysée organisé en décembre, et elles sont alors apparues comme des exemples, y compris pour nous-mêmes. À cette occasion, la question des violences sexuelles a bel et bien été abordée sous la forme d’une réunion de travail organisée par les premières dames.

M. Alain Gournac. Il n’y a eu aucun compte rendu !

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre. Les préconisations qui en ont résulté ont bien été endossées par les chefs d’État réunis à l’Élysée en conclusion du sommet.

Après avoir dit toute mon admiration envers ces femmes, je tiens à préciser que je suis très attachée à ce que la France défende sans concession les droits des femmes, tout en regardant sans arrogance les sociétés et les cultures différentes de la nôtre, lesquelles ont beaucoup à nous apporter. Nous avons toujours intérêt à rester éveillés et bienveillants sur les réalités du monde, notamment quand les femmes résistent aux difficultés, se mobilisent pour changer les lois de leur État, les mentalités de leur société.

Ces femmes en résistance sont une source d’inspiration, non pas en qualité de victimes, mais en qualité d’actrices de leur vie, comme de leur pays. La France doit les soutenir. C’est notamment ce message que nous porterons, avec ma collègue Yamina Benguigui, à Kinshasa les 3 et 4 mars prochain, lors du Forum mondial des femmes francophones organisé par le gouvernement congolais.

Notre diplomatie doit en permanence porter cette vision ambitieuse et universaliste des droits des femmes, dans toutes ses composantes, notamment l’aide au développement. Je rappelle ici que, dans le cadre de la stratégie « genre et développement », le Gouvernement s’est engagé à consacrer 50 % de son aide au développement à des projets qui bénéficient aux femmes à titre principal. Il s’agit là d’un progrès considérable.

Au plan interne, n’oubliez pas que, dans quelque temps, viendra en discussion au Parlement la transposition de la directive « qualifications », laquelle permettra une bien meilleure prise en compte des violences de genre. Je réponds ainsi notamment aux interpellations de Mme Bouchoux, ce qui n’exclut pas, évidemment, que je regarde de près le dossier qu’elle a évoqué à la tribune.

Tels sont, en quelques mots, les éléments de réponse que je voulais porter à votre connaissance. Ce travail doit bien sûr être poursuivi. En tout cas, soyez assurés de ma détermination à œuvrer dans ce sens au sein du Gouvernement, pour faire en sorte que les violences sexuelles, partout dans le monde, ne restent plus impunies. (Applaudissements.)

M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur les violences sexuelles faites aux femmes du fait des conflits armés et l’application par la France de la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies.

Mes chers collègues, l'ordre du jour de cet après-midi étant épuisé, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures trente.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-huit heures cinquante-cinq, est reprise à vingt et une heures trente, sous la présidence de M. Jean-Claude Carle.)

PRÉSIDENCE DE M. Jean-Claude Carle

vice-président

M. le président. La séance est reprise.

7

Débat sur l'avenir de l'exploitation cinématographique indépendante

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat sur l’avenir de l’exploitation cinématographique indépendante, organisé à la demande du groupe CRC.

La parole est à M. Pierre Laurent, au nom du groupe CRC.

M. Pierre Laurent. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en demandant l’inscription de ce débat à l’ordre du jour de la séance publique, nous avons voulu placer le Parlement au cœur des réflexions, et parfois des polémiques, qui agitent le cinéma français – singulièrement au cours de l’année écoulée – et dont le Parlement n’est malheureusement pas assez souvent saisi à nos yeux.

L’année 2013 a en effet été très mouvementée pour le cinéma français. Que son modèle soit attaqué, son fonctionnement critiqué, ou bien, au contraire, érigé en modèle, l’intensité de l’actualité aura au moins permis de confirmer la vivacité de l’exigence autour de la création, de l’exploitation et de la diffusion cinématographique dans notre pays.

Rien n’est jamais acquis en la matière, nous le savons. Vous connaissez la devise qui fut l’emblème des états généraux de la culture animés notamment par Jack Ralite et qu’il convient de garder à l’esprit à propos du grand écran : « le cinéma français se porte bien… pourvu qu’on le sauve ».

Je parlais des débats animés de l’année écoulée. Ce fut, par exemple, la tribune de Vincent Maraval qui, extrêmement critique, a créé la controverse et ouvert la réflexion sur le mode de financement du cinéma français et sa transparence.

Je pense également aux négociations relatives à la convention collective du cinéma dont l’extension nécessaire provoqua un choc entre la condition sociale de nombreux salariés et les conditions de production et de viabilité financière des films à budget moyen.

Je pense aussi au débat sur le mandat européen pour les futures négociations transatlantiques au cours duquel, rassemblés, tous les acteurs du monde du cinéma et de nombreux responsables politiques français ont défendu le principe d’exception culturelle face aux attaques libérales répétées tendant à assimiler le cinéma à un bien marchand ordinaire.

Oui, les mécanismes originaux de financement et la vitalité de la création du cinéma français doivent être chaque jour défendus, si nous voulons que ce dernier conserve qualité et diversité. Si sa situation reste enviée en comparaison de celle qui prévaut dans de nombreux autres pays, n’oublions pas qu’elle est due à des choix qui ont été faits à temps et qui doivent être sans cesse renouvelés et enrichis pour relever aujourd’hui de nouveaux défis afin de préserver la diversité acquise.

C’est l’un de ces défis, trop souvent ignoré, que nous avons voulu aborder ce soir, celui de l’exploitation cinématographique et, notamment, des salles les plus fragiles, au moment où le renouvellement du matériel numérique comme l’accélération des concentrations aiguisent cette fragilité. Les débats, aussi intenses et variés qu’ils aient été, ne se sont pas, ou trop rarement, consacrés à la question essentielle des salles.

Pourtant, cette question mérite d’être posée, car les salles de cinéma sont un maillon essentiel de la chaîne cinématographique. De leur nombre et de leur nature dépend l’accessibilité d’une grande variété de la production cinématographique, donc la viabilité même de cette production. Au final, c’est le principe de diversité culturelle qui est en jeu.

Bien entendu, les salles de cinéma ne sont plus, tant s’en faut, le seul moyen de diffusion. La diversité des usages numériques bouleverse tout, mais les salles restent le cœur vivant du système de diffusion, celui qui fait du cinéma un lien social et culturel à nul autre pareil.

Je voudrais donc plaider ici pour le maintien des salles de cinéma dites « indépendantes » dont l’équilibre économique et l’existence sont menacés par l’implantation de multiplexes. Quand je parle de salles « indépendantes », dont la définition reste d’ailleurs assez floue et fait parfois l’objet de débats, j’évoque les salles qui ne sont pas des filiales d’une structure industrielle ou financière, et qui n’appartiennent pas non plus à un grand groupe d’exploitation, tel que Gaumont-Pathé, UGC ou MK2.

Ces salles peuvent revêtir des formes diverses : salles de cinéma municipales, associatives, ou même privées, et sont autant de garanties d’une diversité cinématographique et d’accès. Comment assurer les conditions de leur existence et de leur maintien ? Voilà la question à laquelle j’aimerai que nous réfléchissions ensemble.

Cette question, nous en avons débattu lors d’un colloque organisé au Sénat le 14 novembre dernier à mon invitation et sur l’initiative des organisations qui ont lancé, en avril dernier, un manifeste pour la défense de l’exploitation indépendante : je veux parler du Groupement national des cinémas de recherche, le GNCR, et de l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion, l’ACID, auxquels se sont joints des élus locaux et toute une série de salles indépendantes.

En effet, un nombre important de multiplexes ont été créés ces dernières années, déstabilisant les petites et moyennes salles de cinéma, notamment celles qui font l’objet d’une exploitation indépendante.

En 1996, le Centre national du cinéma et de l’image animée, le CNC, recensait 22 multiplexes. Ils sont 181 en 2012, ce qui correspond à la création d’une dizaine de multiplexes par an en moyenne, et ce mouvement est loin d’être achevé : plus de 45 projets d’implantation, concernant majoritairement des multiplexes, ont été déposés en 2013, un record inégalé depuis 2001.

Ces multiplexes mettent en cause l’existence des cinémas indépendants, captant leurs publics, fragilisant leur équilibre économique et remettant en question leur vocation de diffusion culturelle. Ainsi, en 2012, les multiplexes représentent seulement 8,9 % des salles de cinéma, mais captent 60 % des entrées et 70 % des recettes.

Avec une approche cinématographique largement dominée par les seuls critères de rentabilité d’exploitation, les salles multiplexes font courir à la création un risque croissant : laisser en dehors des écrans un grand nombre de films et étouffer l’effort de nombreuses salles de cinéma indépendantes pour maintenir une véritable politique de programmation attentive à la qualité de l’œuvre, grâce à la diversité des films diffusés et à une forte représentation de films d’art et d’essai.

Les salles indépendantes subissent la concurrence directe, chaque année plus pesante, des multiplexes, qui diffusent d’ailleurs eux aussi de plus en plus de films classés « art et essai », mais souvent uniquement ceux qui sont jugés « porteurs », c’est-à-dire qui sont amenés à rencontrer un large succès auprès du public. Or il s’agit précisément des films qui permettent aux salles indépendantes de maintenir un équilibre financier, les aidant à mener à bien la globalité de leur projet de programmation culturelle variée et audacieuse. L’accès des salles indépendantes aux copies nécessaires est donc de plus en plus difficile, sans qu’elles obtiennent pour autant des copies de films commerciaux.

La concentration croissante de l’activité d’exploitation remet en cause, lentement mais sûrement, la pérennité de ces salles indépendantes et met en péril une diversité des salles inséparable de la diversité des œuvres proposées.

Même avec les meilleures intentions du monde – en élargissant le nombre de salles multiplexes au service de la diffusion accrue du cinéma –, le risque est de laisser s’installer progressivement une véritable standardisation de l’offre culturelle cinématographique, aggravée par des durées de vie en salle de plus en plus courtes. Seules les salles indépendantes assurent encore la diffusion et la durée de vie de certains films, supposés moins rentables : films d’auteurs, premières œuvres, etc.

Pour prendre un exemple d’actualité, L’inconnu du lac d’Alain Guiraudie rencontre aujourd’hui le succès et apporte à l’auteur la reconnaissance de son talent, avec de nombreuses nominations aux Césars. Mais quelles salles ont montré, pendant des années, les précédents films d’Alain Guiraudie ? Sûrement pas les réseaux les plus commerciaux.

L’hégémonie des multiplexes et la fragilisation des salles de cinéma indépendantes peuvent, dans certaines zones, signifier la fin d’un cinéma de proximité, entendu au sens géographique du terme, mais aussi au sens d’un cinéma ouvert aux citoyens-spectateurs. Les multiplexes sont le plus souvent implantés en périphérie des villes, quand les salles indépendantes l’étaient majoritairement au cœur des villes, même si, désormais, les multiplexes s’attaquent aussi à l’implantation en centre-ville, précisément là où ont disparu les petits cinémas indépendants.

Un seul multiplexe, par le gigantisme qui caractérise ce type de salles cinématographiques, menace l’existence de plusieurs salles indépendantes, tant sa zone d’attractivité est grande. Une des conséquences de ce phénomène peut être l’éloignement toujours plus grand du public des lieux de diffusion. Comment favoriser l’accès de tous à la culture et réduire les barrières symboliques entre certains films et les spectateurs si on augmente sans cesse la distance géographique entre les lieux de représentation et les spectateurs et si la diversité de l’offre se réduit là où l’accès à la culture devrait être démultiplié ? Cette évolution pose donc des questions en termes d’aménagement du territoire, mais aussi, et surtout, de démocratisation culturelle.

La question n’est pas d’abord quantitative. Qui dit salle indépendante dit souvent, aujourd’hui, projet éducatif et culturel. C’est même probablement dans cette direction que l’effort public et associatif devrait être encouragé pour soutenir le maintien d’un réseau original de diffusion à côté des plus grandes salles et des multiplexes.

Les salles de cinéma indépendantes sont souvent seules à mettre en œuvre des actions culturelles et des activités éducatives autour du cinéma. Elles conçoivent leur rôle au-delà de la simple diffusion des films et accompagnent ceux-ci par un véritable travail d’animation, inscrit dans la durée. Elles sont des lieux ouverts où sont organisés des débats, des séances avec les réalisateurs, des lieux de partage autour de l’œuvre.

Par ce travail, elles permettent la rencontre d’une œuvre avec son public, particulièrement pour les films à petit budget, qui sont les moins médiatisés, mais qui, contrairement aux idées reçues, deviennent alors souvent des films financièrement équilibrés. C’est d’ailleurs de ces constats qu’est née la volonté de réglementer l’implantation des salles de cinéma. Elle est apparue tardivement en France, puisqu’elle surgit pour la première fois en 1996, en réaction à l’implantation d’un multiplexe à Caen.

Le Gouvernement introduit alors un nouveau chapitre relatif aux équipements cinématographiques dans le code de commerce, complétant ainsi la loi « Royer » afin de maîtriser les conditions d’implantation. Il soumet à l’autorisation de la commission départementale d’équipement commercial et de la commission nationale d’équipement commercial siégeant en matière cinématographique la création des ensembles de salles de cinéma de plus de 1 500 places, seuil relevé à 2 000 places, afin de faire échec à certains comportements d’opérateurs qui tentaient de contourner la nécessité d’une autorisation en construisant des équipements juste au-dessous de la taille critique.

Cette procédure qui a abouti, depuis 1997, à l’autorisation de 75 % des projets, ce qui est déjà considérable, a été encore assouplie par la réforme de 2007. En effet, la conformité de la législation française de l’urbanisme commercial aux règles communautaires était contestée par la Commission européenne, dans le cadre du précontentieux qu’elle a engagé contre la France.

Il est cependant important de noter que, contrairement au régime de droit commun en matière d’équipement commercial, le principe du régime d’autorisation des salles de cinéma n’était pas contesté en tant que tel par les autorités communautaires, mais que la procédure a néanmoins été modifiée dans la loi de modernisation de l’économie.

La Commission européenne et la Cour de justice de l’Union européenne admettent, en effet, que la préservation de la diversité culturelle et du pluralisme en tant qu’objectif de politique culturelle constitue une raison impérieuse d’intérêt général pouvant justifier certaines restrictions à la liberté d’établissement prévue à l’article 43 du traité instituant la Communauté européenne, le TCE.

Enfin, la Cour de justice européenne a reconnu que certains objectifs liés à la promotion, à l’échelon national, de la culture pouvaient constituer des raisons impérieuses d’intérêt général compatibles avec les dispositions de l’article 43 du TCE.

Pour autant, les commissions départementales d’équipement commercial, les CDEC, et la commission nationale d’équipement commercial, la CNEC, ont été remplacées dans cette loi par les commissions départementales d’aménagement commercial, les CDAC, et par la commission nationale d’aménagement commercial, la CNAC. Les commissions d’aménagement cinématographique, et notamment leurs critères de décisions, qui deviennent beaucoup plus généraux, ont été réformées.

Désormais, les projets seront autorisés, ou non, au regard de deux grandes catégories d’objectifs : la diversité cinématographique, d’une part, et l’aménagement culturel du territoire, le développement durable et la qualité de l’urbanisme, d’autre part.

Les trois premiers critères, en vigueur dans la précédente loi, ont été supprimés. Il s’agissait de l’offre et de la demande globales de spectacles cinématographiques en salles dans la zone d’attraction concernée – fréquentation cinématographique observée dans la zone, situation de la concurrence, accès des films en salles, ou encore accès des salles aux films. Il s’agissait également de la densité d’équipement en salles de spectacles cinématographiques dans cette zone, mesurée par la nature et la composition du parc des salles. Il s’agissait, enfin, de l’effet potentiel du projet sur la fréquentation cinématographique, sur les salles de spectacles de la zone d’attraction et sur l’équilibre souhaitable entre les différentes formes d’offre de spectacles cinématographiques.

Au lieu de ces critères précis, la loi fait dorénavant mention, de manière très générale, de « l’effet potentiel sur la diversité cinématographique offerte aux spectateurs », en fonction des projets de programmation des salles.

En réalité, la référence explicite aux salles de spectacles cinématographiques, à leur nature et au respect d’un équilibre entre les différentes formes d’offre de spectacles en salles a disparu.

Il en résulte que le nombre de projets autorisés ne cesse de croître : 78 % d’autorisation depuis l’instauration du nouveau régime.

Ainsi, la procédure actuelle ne nous semble pas suffisante pour lutter contre le risque de concentration de l’exploitation. C’est pourquoi nous souhaitons réengager le débat sur les modalités d’une politique publique rénovée, en faveur de la diversité cinématographique.

Il nous semble indispensable de créer une procédure d’implantation cinématographique véritablement fondée sur des critères culturels, qui garantisse la diversité des lieux de diffusion. Pour ce faire, la diversité doit être affichée comme un objectif en tant que tel.

Parce que la culture n’est pas un bien commercial comme les autres et que la réglementation actuelle ne permet pas l’existence d’acteurs à même d’assurer la vitalité et la diversité de la création cinématographique, il faut prendre en considération l’effet des implantations sur les cinémas existants.

Ne devrait-on pas, pour favoriser la politique d’art et d’essai et de recherche, définir de manière précise ce que sont ces salles indépendantes ? Inscrire une définition juridique de ces dernières dans le code du cinéma et de l’image animée permettrait de mieux les reconnaître et de mieux les protéger. La question mérite d’être débattue.

Toujours est-il qu’il faudrait engager sans attendre une réforme de la procédure d’implantation des salles de cinéma, et fixer comme préalable à toute nouvelle implantation le respect de la diversité culturelle, de la diversité des offres de salles de cinéma, et le nécessaire maintien des salles de cinéma indépendantes.

Œuvrer pour la réforme des dispositions législatives relatives à la procédure d’implantation permettrait de poser les premiers jalons d’une réflexion plus large sur les moyens d’une politique rénovée de soutien à la diversité cinématographique.

Bien sûr, la seule réforme de la procédure d’implantation ne peut suffire à assurer la survie des salles indépendantes face à la concurrence des multiplexes.

Plus largement, il faut donc engager une réflexion sur les politiques de soutien au cinéma, notamment sur les montants et les modalités d’attribution des aides et subventions.

La question se pose notamment de la politique de promotion de la diversité par le classement art et essai. Cette politique permet à un millier de cinémas français, soit la moitié du parc environ, d’accéder à des subventions.

Si les modalités de calcul et les critères d’appréciation du travail de programmation des cinémas méritent sans doute d’être clarifiés, il n’en demeure pas moins que cette politique qualitative favorise la diversité des œuvres proposées sur les écrans français, lesquels, en cela, se distinguent fortement des autres écrans européens.

Les moyens dévolus à cette politique sont cependant insuffisants. Ils ne permettent pas aux cinémas concernés de maintenir ces politiques volontaristes d’animation territoriale autour du cinéma face à la concurrence des établissements commerciaux, qui exploitent également les films d’art et d’essai dits « porteurs ».

Une réévaluation des moyens dévolus à la politique d’art et d’essai serait donc nécessaire pour que ces cinémas puissent mener une action pérenne. Il faudrait également revoir les critères d’attribution des aides et du classement, en réévaluant la dimension de programmation et d’animation des salles de proximité.

Dans la concurrence qui oppose les cinémas indépendants aux multiplexes des circuits nationaux, la possibilité de programmer les films d’art et d’essai trouvant un large public est, pour les salles indépendantes, une nécessité économique.

Les mesures susceptibles de permettre en priorité l’accès des salles indépendantes aux films doivent donc être favorisées. Pour préserver ces salles, il faut limiter la possibilité pour les grands multiplexes de s’assurer l’exclusivité de l’exploitation de ces films, et mieux encadrer les obligations de programmation des grands groupes.

Il me semble également nécessaire de réfléchir à l’élargissement de l’assiette de la taxe spéciale additionnelle, ou TSA.

Actuellement, cette taxe ne porte que sur les recettes des entrées de cinéma. Pourtant, les profits réalisés par les multiplexes reposent désormais sur d’autres produits, comme les achats de confiseries et les revenus publicitaires. Le cinéma est même transformé, dans certains projets d’implantation, en produit d’appel pour la consommation d’autres biens. Nous pensons donc qu’il faudrait élargir l’assiette de la TSA, pour que l’ensemble des recettes concourant au chiffre d’affaires des cinémas, y compris les revenus publicitaires, participent au financement des salles.

Ces volets d’actions sont intrinsèquement liés les uns aux autres. Ils allient la régulation du marché cinématographique pour une concurrence maîtrisée, la mise en place d’incitations fortes de politiques publiques en faveur de l’action culturelle, et la garantie pour les salles indépendantes de disposer des outils nécessaires pour faire face à la concurrence accrue que représentent les nombreuses créations, récentes ou à venir, de multiplexes.

Ces différentes actions sont nécessaires, car beaucoup de salles sont en danger.

À l’heure où les menaces pesant sur les budgets des collectivités territoriales et des associations, partenaires souvent indispensables de ces salles de cinéma, se font plus pressantes, la responsabilité des pouvoirs publics et du législateur est grande.

Pour conclure, je le répète, le cinéma français se porte bien… pourvu qu’on le sauve. Je souhaite que notre débat ne soit pas que l’occasion de prononcer de belles paroles : il doit ouvrir la porte à de nouvelles et indispensables évolutions législatives. Le groupe CRC est prêt à prendre, dès demain, toutes les initiatives nécessaires, en allant jusqu’au dépôt d’une proposition de loi, à laquelle il a déjà largement travaillé. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste. – Mme Danielle Michel applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme Françoise Férat.

Mme Françoise Férat. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi d’associer au propos qui va suivre mes collègues du groupe UDI-UC, et en particulier Catherine Morin-Desailly, passionnée par ces thèmes culturels.

Les vingt dernières années ont été marquées par des mouvements de flux et de reflux au sein de l’exploitation cinématographique française, aussi bien en termes d’ouvertures et de fermetures de salles qu’en termes de fréquentation.

Nous le savons tous, l’apparition des grands complexes multisalles au début des années 1990 est le principal élément venant éclairer ce phénomène. De 22 multiplexes dénombrés par le CNC en 1996, on est passé à 176 en 2011, soit une dizaine de plus chaque année en moyenne. Par ailleurs, 36 projets d’implantation de multiplexes ont été déposés devant les commissions départementales d’aménagement cinématographique en 2013, un record inégalé depuis 2001.

Si les implantations massives ont permis au parc en salles de se redéployer et ont favorisé une hausse de la fréquentation, ce processus s’est fait aux dépens d’une grande partie de l’exploitation cinématographique déjà en place, en particulier dans les moyennes et petites villes.

Dans ce contexte, le parc indépendant dit d’art et d’essai a réussi jusqu’alors à se maintenir grâce à son engagement dans un processus d’opposition à l’uniformisation, qui passe par une programmation particulière et une activité d’animation intense – notamment en direction du jeune public – soutenues par les instances française et européenne, ainsi que par la présence d’un public souvent très fidèle. Le goût de types de cinématographies donnés, le respect de certains principes – voir les films en version originale, par exemple – ou le sentiment de bien-être engendré par un lieu font que la plupart de ces spectateurs restent attachés à « leur » établissement.

Pendant quelque temps, l’avenir de l’exploitation cinématographique a donc semblé pouvoir se dessiner sur la base de ce duopole, avec, d’un côté, les grands complexes cinématographiques commerciaux et, de l’autre, les salles indépendantes développant des politiques d’éducation à l’image.

Mais aujourd’hui comment appréhende-t-on l’équilibre entre les deux types d’établissements ? Je défendrai ici trois objectifs.

Le premier objectif est l’éducation culturelle. Il est plutôt de l’apanage des salles indépendantes d’apporter un accompagnement plus précis à l’éducation par l’image, notamment grâce aux dispositifs « École au cinéma », « Collège au cinéma », et « Lycéens et apprentis au cinéma ».

Ensuite, le deuxième objectif, – il importe que le Sénat y soit sensible – c’est l’aménagement équilibré du territoire. La plupart du temps, les salles d’art et d’essai sont implantées au cœur des petites ou moyennes villes. Elles sont un élément structurant de l’animation culturelle et sociale, impliquées et en parfaite adéquation avec les désirs des associations, des structures ou des politiques culturelles de leur cité.

Enfin, – c’est le troisième objectif – pour un développement harmonieux à côté des multiplexes, qui répondent à un besoin et témoignent du dynamisme du cinéma, il faut préserver les artisans du cinéma, les indépendants, dont le parti pris et la passion du métier assurent une diversité culturelle à notre territoire.

Tous ces points remplissent, d’ailleurs, les critères d’un développement durable !

Ainsi, dans la continuité des politiques publiques menées depuis cinquante ans en matière de préservation de la diversité, une nouvelle politique culturelle apte à garantir la diversité des lieux de diffusion des œuvres doit être engagée.

Cette politique devrait notamment redéfinir les modalités de la régulation de l’implantation de nouvelles salles. Les commissions départementales d’aménagement cinématographique intéressées prendraient alors en considération, dans la procédure d’autorisation des établissements nouveaux, leur effet sur les cinémas existants, et particulièrement sur les cinémas qui jouent, grâce à la politique d’art et d’essai, un rôle d’intérêt général.

Cette politique devrait également renforcer la politique de promotion de la diversité que représente le classement art et essai, notamment par une clarification des modalités de calcul et des aides apportées aux salles. Ces financements devraient permettre une certaine péréquation horizontale et prendre réellement en compte la programmation et l’animation comme principaux critères d’évaluation.

Par ailleurs, s’il faut, d’une part, favoriser l’accès aux films pour les cinémas d’art et d’essai, il est nécessaire, d’autre part, de respecter les accords conventionnels qui encadrent la diffusion. En effet, les cinémas d’art et d’essai indépendants doivent avoir accès aux copies des films plus facilement. Certaines salles sont pénalisées par le circuit de distribution actuel. En outre, les accords entre les indépendants et les géants nationaux doivent être confortés. Il faut affirmer cet équilibre.

Ainsi, la multidiffusion d’un même film au sein des multiplexes doit être encadrée. Par exemple, la pratique dite du « cealsing » – pratique qui consiste à diffuser un même film à partir d’une seule copie sur plusieurs écrans en simultané – ne doit être qu’exceptionnelle.

Une politique ambitieuse en la matière devrait se saisir d’un autre sujet fondamental : le renouvellement du matériel numérique. Si des dispositifs et des financements ont pu être élaborés pour l’équipement des salles, rien n’a été prévu concernant le renouvellement du matériel, alors que l’obsolescence de ces technologies est très rapide.

Il m’apparaît donc comme urgent de réfléchir collectivement, puissance publique et organisations professionnelles, aux modalités d’une aide pérenne pour la mutation numérique de ces salles. Sans cela, nous risquons de voir le parc de salles se scinder en deux avec, d’un côté, les salles qui seront toujours équipées des nouvelles technologies, les technologies dernier cri, et, de l’autre, les salles ne pouvant pas, dans certains cas, diffuser certains films en raison d’un équipement vétuste.

Enfin, madame la ministre, de façon plus large, et même si je sais que c’est difficile d’un point de vue financier, l’État devrait pouvoir réfléchir, dans le cadre de ses compétences, à la mise en place d’aides spécifiques à la diffusion culturelle cinématographique, en concertation avec les collectivités territoriales volontaires.

Et, comme vous le savez, le président du Centre national du cinéma et de l’image animée, ou CNC, a chargé notre ancien collègue Serge Lagauche d’une mission d’évaluation de la nouvelle procédure d’autorisation et de ses impacts au regard de la diversité de l’offre et de l’aménagement du territoire. Le rapport, qui doit être rendu dans les prochains jours, fait état des auditions menées. Toutes concluent au caractère indispensable du maintien de la procédure d’autorisation préalable d’aménagement cinématographique.

Mes chers collègues, le cinéma est un art, et pas seulement une industrie ! La reconnaissance par les pouvoirs publics d’une telle affirmation implique que des politiques culturelles claires et efficaces protègent cette industrie artistique toute particulière.

Car, ne l’oublions pas, au-delà même du rôle de diffusion culturelle, de diffusion des arts, des cultures et des savoirs, les salles de cinéma indépendantes sont des lieux de débats et d’échanges dans nos villes, des lieux de partage entre nos concitoyens, que nous avons le devoir de défendre et de promouvoir.

La situation de concurrence frontale et profondément inégale que subissent les cinémas indépendants trouvera-t-elle une issue par l’organisation d’une énième table ronde sous l’égide du ministère ou par le retour d’une politique culturelle à la ligne claire et précise ?

Je souhaite que l’ambition politique soit au rendez-vous, au service du cinéma français, de l’exception culturelle et de la préservation de l’importance que nous avons de tout temps prêtée à la culture.

M. le président. La parole est à M. Michel Le Scouarnec.

M. Michel Le Scouarnec. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le débat qui nous réunit ce soir aurait mérité un coup de projecteur plus lumineux que cette heure tardive, certainement choisie pour nous rappeler le plaisir de plonger dans les salles obscures. (Sourires.)

Mme Françoise Férat. Ça, c’est vrai !

M. Michel Le Scouarnec. À nous la découverte de nouvelles réalisations, de nouvelles créations artistiques ! Néanmoins, je constate que la dernière séance n’attire pas forcément la foule. (Nouveaux sourires.)

Car, dans ce débat, il s’agit avant tout du plaisir de découvrir certaines œuvres dites « plus confidentielles » que n’offrent pas toujours de grands multiplexes, qui n’ont pas l’audacieuse idée de proposer à leurs spectateurs ces films, en raison de la recherche prioritaire de la rentabilité financière.

Madame la ministre, les temps de crise ne sont hélas pas « le temps des cerises » pour la culture ! (Sourires.) Le budget continue de baisser régulièrement. Parent pauvre, la culture souffre ; elle ne va pas très bien. De l’enthousiasme, même si vous en avez, il en faudrait sans doute beaucoup plus de la part du Gouvernement pour insuffler un vrai souffle progressiste, à savoir considérer la culture comme un outil d’émancipation humaine et de progrès social. Il nous faut des actes majeurs, afin d’être à la hauteur des ambitions d’André Malraux.

Pourtant, depuis une vingtaine d’années, le manque d’implication dans les affaires culturelles est criant. Les structures perdurent tant bien que mal, alors que les moyens diminuent en continu. L’exemple des cinémas indépendants ou municipaux illustre parfaitement cette situation, comme l’a rappelé Pierre Laurent.

Les directions régionales des affaires culturelles, les DRAC, avaient pour projet de porter une politique nationale dans chaque territoire. Malgré tout, la culture subit de plein fouet la disparité des situations d’un territoire à l’autre. L’État, censé être garant d’égalité de traitement, devrait remplir son rôle de subsidiarité auprès des collectivités locales, afin de réduire les charges financières ; mais il ne le fait pas ! Et que dire de la situation du spectacle vivant, de la création artistique, de la presse et des salles de cinéma indépendantes, tant l’obscurité du tunnel semble épaisse ?

L’art et la culture à l’école ne se limitent pas à l’enseignement de l’histoire-géographie. Ils répondent plutôt à des enjeux d’éducation : acquisition d’une culture commune et d’une ouverture d’esprit, formation à la citoyenneté ou à la lutte contre les inégalités… Ils constituent un véritable instrument de réussite scolaire, un vrai tremplin pour la vie.

Les différents projets d’école ou de collège au cinéma témoignent de l’importance des actions de médiation en faveur du jeune public, qui, bien souvent, n’a pas un accès évident aux salles culturelles dans nos territoires ruraux.

Je suppose que pratiquement tout le monde connaît Auray, dans le Morbihan. (Sourires.)

M. Michel Le Scouarnec. Dans cette commune, un cinéma indépendant, engagé dans ces initiatives et porteur d’une programmation exigeante mais abordable par tous, a eu maille à partir avec l’implantation de multiplexes aux alentours dans nos grandes villes – quand je dis « grandes », cela vaut pour le Morbihan ; elles le seraient peut-être moins en région parisienne –, comme Lorient, Lanester ou Vannes. Ainsi, Auray va également perdre son petit cinéma, qui ne tient même plus à un fil et qui va malheureusement disparaître d’ici à quelques mois avec sa petite salle d’art et d’essai. Ce sera une vraie perte, car ce cinéma représente un lien de proximité et un apport de qualité.

Il faut que cohabitent les « petites salles » et les multiplexes dans un aménagement raisonné du territoire. Si les petites salles proposent, certes, une offre plus diversifiée et contribuent au lien social et culturel fort, les multiplexes permettent malgré tout également d’accueillir un nombre plus important de spectateurs, ce qui est positif pour la création de films.

Mais, de grâce, ne multiplions pas les multiplexes ! (Sourires.) Aidons d’abord et avant tout les petites salles à survivre et à rayonner ; elles en ont le plus grand besoin !

Ainsi, pour faire vivre l’action culturelle, plus particulièrement cinématographique, et pour viser la diversification des publics, il faut une politique forte, passionnée et ambitieuse. Il faut tendre à une vraie démocratie culturelle par une meilleure appropriation de tous des enjeux et des valeurs.

Pour y parvenir, il nous faut un service public refondé en concertation avec les professionnels du secteur et tenant compte de leurs besoins au service de la population. Il faut intégrer les collectivités territoriales, qui se sont largement impliquées et ont beaucoup investi ces dernières années, notamment à travers la création de salles de cinéma municipales. Elles attendent un engagement fort de l’État.

Je souhaiterais également élargir le débat en rappelant la situation préoccupante des intermittents du spectacle, ces professionnels sans qui nos écrans de cinéma resteraient désespérément noirs. Du désespoir, les intermittents en sont accablés, tant la responsabilité d’un déficit imaginaire pèse sur leurs épaules.

Les annexes VIII et X, unanimement reconnues comme indispensables pour la promotion et la richesse des pratiques culturelles professionnelles de notre pays, sont arrivées à échéance au 31 décembre 2013. Il est donc urgent d’apporter des réponses à des professionnels du spectacle vivant et de l’audiovisuel qui doutent légitimement pour leur avenir.

Sans le système d’intermittence, il n’y aurait pas de droit à une juste rémunération pour eux et donc pas d’offres artistiques de qualité pour les spectateurs.

De plus, la négociation des annexes VIII et X serait l’occasion de procéder à une répartition plus juste des allocations versées aux intermittents, notamment les plus précaires d’entre eux – je pense par exemple au cas des congés maternité pour les intermittentes – et de lutter efficacement contre les pratiques abusives de certains employeurs qui usent de ces dispositions pour employer des salariés permanents.

C’est d’ailleurs souvent le cas dans les entreprises de production cinématographiques ou audiovisuelles.

Toutefois, une telle réforme ne devrait pas s’effectuer au détriment des artistes, des interprètes ou des techniciens en augmentant considérablement le nombre d’heures exigées ou en réduisant les allocations. Elle doit les accompagner au mieux dans leur profession.

Avant d’envisager une exploitation cinématographique indépendante forte, il nous faut songer à sauvegarder, à pérenniser et à développer le système de l’intermittence.

Notre regard sur l’exploitation cinématographique ne peut pas non plus s’envisager sans les prismes, d’une part, des droits d’auteurs et, d’autre part, de la reconnaissance de la spécificité des métiers d’exploitants de salles de cinéma indépendantes. Voilà deux questions qui mériteraient, elles aussi, un débat pour que l’exception culturelle française, dont nous sommes tous fiers dans cette assemblée, ne se conjugue pas au passé dans les années à venir.

Vous l’avez compris, mes chers collègues, le cinéma comme la culture ne seront jamais un supplément d’âme. Au contraire, dans ces temps d’austérité, la culture est ce qui permet de maintenir un destin individuel, mais aussi de participer à l’élaboration d’un destin collectif.

M. Roland Courteau. Très bien !

M. Michel Le Scouarnec. La culture, c’est le soleil dont nous avons tous besoin par mauvais temps. Et, comme je suis Breton, le mauvais temps, je sais ce que c’est ! (Sourires.)

C’est tout le sens de l’engagement du groupe CRC en faveur de la relance des politiques publiques de l’art et de la culture et pour la refondation d’un grand service public de la culture permettant de rendre accessibles à toutes et à tous les œuvres de l’humanité sur l’ensemble du territoire.

Jean Vilar en rêvait ; à nous de le concrétiser, à nous de le partager ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et du groupe écologiste. – M. Philippe Esnol applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme Danielle Michel.

Mme Danielle Michel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, président du Festival de Cannes en 2009, Quentin Tarantino avait poussé un cri du cœur que je reprends à mon compte ce soir, en guise de propos liminaire : « Vive le cinéma ! »

Oui, vive le cinéma ! Et vive sa diversité ! En France, le cinéma est comme une « évidence » !

Et à Paris, capitale historique en ce domaine, c’est le cas plus que n’importe où ailleurs. Ici, chaque semaine, plus de 400 écrans, dont près d’une centaine labélisée « art et essai », diffusent plus de 500 films. Des grands complexes côtoient les salles indépendantes. Des films à gros budget partagent l’affiche avec des réalisations plus anonymes.

Un tel succès trouve ses racines non loin d’ici, rue de Rennes, là où les frères Lumière décidèrent d’organiser la première diffusion publique. C’était en 1895.

Et, 120 ans après, des chiffres témoignent du dynamisme du secteur en France. Le nombre d’entrées enregistrées en 2011 atteint 217 millions, un niveau inégalé depuis près de 50 ans. La fréquentation a fortement progressé depuis le début des années quatre-vingt-dix. La France est aussi le premier des vingt-huit pays de l’Union européenne en part de marché de son cinéma national, avec 30 % à 40 % en moyenne, contre 5 % à 20 % chez nos voisins. Il y a un rayonnement culturel non seulement du cinéma en France, mais également du cinéma français lui-même.

Je salue alors les victoires essentielles que notre gouvernement et vous-même, madame la ministre, avez remportées en 2013 pour l’exception culturelle !

Le septième art représente également pour notre pays une activité économique de premier plan. C’est un secteur stratégique qui mobilise directement des dizaines de milliers d’emplois sur notre territoire !

En définitive, notre cinéma conjugue performance et expression d’une immense diversité, de toutes les diversités.

Il s’agit d’abord d’une diversité de la programmation. Que les films répondent à un registre codifié, partagé par un large public ! Qu’ils soient plus confidentiels ! Qu’ils bousculent les formes établies par le sujet choisi et/ou par leur construction esthétique !

C’est aussi une diversité des publics et des types d’établissements : multiplexes ou salles labélisées « Art et essai », qui répondent à un cahier des charges spécifique.

Enfin, le maillage territorial répond à une ambition d’aménagement culturel du territoire et permet aux cinémas d’être présents en centre-ville, en zone périurbaine ou dans les territoires ruraux !

Cette offre probante, inégalée dans le monde, est le fruit d’un long combat politique qui fait vivre une diversité de lieux et d’œuvres ! Elle est le résultat d’un modèle de financement vertueux dans lequel ce sont les marchés de la diffusion eux-mêmes qui, sous presque toutes leurs formes et tous leurs supports, contribuent directement au renouvellement de la création grâce aux taxes affectées !

Ce modèle redistributif, de l’aval vers l’amont, est historiquement celui de la politique de soutien au cinéma et à l’audiovisuel, et ce depuis la création du Centre national du cinéma et de l’image animée – CNC –, établissement public garant de cet écosystème.

Mais ce combat doit aujourd’hui se poursuivre ! Parce que l’évolution du cinéma est aujourd’hui marquée par des incertitudes.

Rappelons des données récentes.

Depuis 2009, les 200 millions d’entrées avaient toujours été atteintes. Cela n’aura pas été le cas en 2013 ! Pour la première fois depuis dix ans, aucun film n’a dépassé les 5 millions d’entrées. Et, malgré des succès notables, singulièrement en fin d’année, il y aura eu moins de films français que les années précédentes à atteindre le million de spectateurs.

C’est donc une fluctuation à la baisse du cinéma en France ces dernières années, et du cinéma français lui-même !

Rappelons ensuite que si les résultats globaux résistent en vérité mieux qu’ailleurs, ils masquent des réalités très contrastées.

Alors que quelques grands succès ont une part essentielle dans l’évolution des entrées, de nombreux films sont réduits, en parallèle, à des parcours très chaotiques et éclairs. La part des films de budgets moyens, les « films du milieu », a, quant à elle, fortement, diminué.

Quels sont alors les risques pour l’avenir ?

Que le fossé se creuse entre les différents types d’établissements, entre les salles appartenant aux grands groupes et les salles indépendantes, qui disposent de peu d’écrans ! Ne l’oublions pas, 80 % de salles représentent 20 % des entrées.

Que cette concentration affaiblisse les logiques de solidarité, notamment territoriales.

Que cette bipolarisation remette en cause, au final, l’accès de toutes et de tous à une offre large et de qualité.

Ces déséquilibres menacent, en réalité, l’efficacité de notre modèle vertueux, qui allie diversité culturelle et prospérité économique. Ils appellent, de la part des responsables politiques, l’engagement d’un nouveau plan d’actions, qui s’inscrive une fois de plus dans la durée.

Certes, les raisons de cette baisse de fréquentation sont multifactorielles et en partie conjoncturelles : crise économique, diminution du pouvoir d’achat, absence de très gros succès en 2013.

Cependant, les nombreux défis qui s’imposent aujourd’hui au cinéma correspondent surtout à des évolutions profondes et durables : la modification des rythmes médiatiques et de leur enchaînement ; des changements technologiques considérables et rapides ; une évolution sensible des pratiques sociales en matière de consommation des images ; une logique de service dont la dématérialisation est croissante ; une « chronologie des médias » dont les fondements datent de plus de vingt ans et qui est devenue obsolète au regard des évolutions culturelles, sociales et technologiques mentionnées.

Au final, cela entraîne des perturbations non négligeables du modèle de financement du secteur !

Sur le plan technologique, le passé nous enseigne que, face aux fluctuations de la fréquentation, les discours alarmistes ont toujours existé. Ainsi, l’effondrement du nombre des entrées dans les salles depuis la fin des années soixante et jusque dans les années quatre-vingt-dix a pu être expliqué par la montée en puissance de la télévision et par la multiplication des supports de diffusion.

Le cinéma, en toute logique, était appelé à voir d’autres supports le supplanter ! Mais depuis 1992, la diversification de l’offre, qui ne s’est jamais démentie, n’aura pas empêché les entrées en salle d’augmenter de près de 90 % ! Cette remontée en puissance s’explique par un volontarisme politique, engagé sur plusieurs décennies. Là est la clé !

Une « symbolique » du cinéma entretenue au plus niveau politique en tant qu’art, en tant que média singulier et en tant que pratique sociale. Une « symbolique », qui s’est traduite dans le renouvellement et la diversification du parc des salles en France !

Oui, le dynamisme de ce secteur et ce qu’il défend – socialement et économiquement – sont étroitement liés à la gestion des salles et à leur exploitation, à tous ces entrepreneurs indépendants, salariés ou bénévoles, qui font vivre le cinéma sur tous nos territoires !

C’est à ce niveau que le débat se situe ce soir, à juste titre selon moi.

La « salle » se trouve en effet à une étape charnière : en aval de la filière cinématographique ; en amont de la chronologie des médias et d’une longue séquence d’exploitation. Elle est désormais concurrencée horizontalement par d’autres modes de diffusion dans un système audiovisuel et multimédias innovant. Sans parler de la concurrence des salles entre elles !

L’exploitant se trouve également, nous le savons, à la source du financement de la création.

En somme, aujourd’hui, comme hier, la problématique posée aux politiques publiques en matière de cinéma est la suivante : quel est le devenir des salles face aux évolutions contemporaines, qu’elles soient technologiques, économiques ou sociologiques ?

La bonne régulation de l’exploitation des salles est un levier pour maintenir ces deux caractéristiques du modèle français, à savoir la pérennité d’un tissu industriel vivant et le maintien d’une production diverse et attractive.

Or les plus petits établissements, qui sont aussi les plus nombreux, rencontrent des difficultés. J’en citerai quelques-unes.

Le déploiement de la numérisation a entraîné un coût très important. Ces efforts n’auraient pas été possibles sans un dispositif de régulation et un soutien public. Dans mon département, toutes les salles ont été numérisées grâce à des aides financières publiques, à hauteur de 80 % !

Le pouvoir de négociation semble être de plus en plus restreint pour les exploitants indépendants face aux distributeurs : se pose la question de l’accès aux copies numériques dans un système de plus en plus concentré, très favorable aux grosses structures !

Le rapport de la commission « diffusion » du CNC du 8 juillet 2013 a mis en lumière le fait que la petite exploitation connaît des conditions d’approvisionnement moins favorables.

La médiatrice du cinéma a été saisie à de nombreuses reprises sur les difficiles conditions d’accès aux films au-delà des premières semaines d’exploitation et des exigences économiques devenues trop lourdes.

Alors que les cinémas indépendants ont un très faible accès aux titres, les grands exploitants se positionnent de leur côté sur le cinéma indépendant « porteur ».

La concurrence frontale s’intensifie. Elle est d’autant plus déséquilibrée et préjudiciable que les multiplexes réagissent en termes de rentabilité, et non en termes d’aménagement du territoire et de diversité.

Dans le passé, les petits exploitants avaient su gagner du terrain afin d’accéder plus rapidement aux films. Aujourd’hui, ces notions de circulation et de partages ne sont plus valides.

Cela entraîne deux types de conséquences négatives : sur le plan économique, d’une part ; en termes de diversité de l’offre, d’autre part !

Dans les grandes villes universitaires, mais aussi dans les villes moyennes et en milieu rural, les salles d’art et d’essai, qui accueillent près de 50 millions de spectateurs par an, partagent l’ambition de défendre et de promouvoir le pluralisme dans la diffusion et la création, notamment face à l’hégémonie renforcée du modèle hollywoodien et à une concentration toujours plus forte. Cette ambition sera de plus en plus difficile à respecter en l’absence d’une régulation repensée !

Ce qui est alors demandé, c’est que les choix de programmation restent, autant que possible, de la responsabilité de l’exploitant, et non pas qu’ils soient contraints ou réalisés par défaut !

Dans ce contexte mouvant, en évolution technologique perpétuelle, et économiquement incertain, les exploitants ne restent d’ailleurs pas inactifs ! Ils développent des politiques d’action culturelle tournées vers l’accompagnement de public de proximité : festival ou avant-premières, reprises, etc.

Par ailleurs, la salle n’est plus considérée comme simple lieu de projection, elle devient également un lieu de réunion, de débat, d’exposition !

Le soutien aux salles de proximité sur nos territoires est un facteur essentiel.

Dans mon département, le conseil général, avec ses partenaires, conduit en la matière une politique dynamique et ambitieuse, et se positionne sur l’ensemble de la chaîne, de la création des films jusqu’à la projection pour le public, du producteur à l’exploitant.

Le soutien à la diffusion passe aussi par l’aide au maintien d’un parc de salles de qualité et par un accompagnement financier des communes ou groupements de communes dans leurs projets de construction, d’aménagement et d’équipement des salles de cinéma.

Actuellement, le département des Landes renouvelle, avec le CNC notamment, une convention de développement cinématographique et audiovisuel pour les années 2014 à 2016. Sans ce genre d’actions, le devenir des salles de cinéma indépendantes, qu’elles soient privées, associatives ou publiques, serait menacé.

Pour autant, un nouveau plan d’action global est nécessaire. Je le constate, c’est le sens de la politique que vous conduisez, madame la ministre. Je pense à la négociation récente menée avec la Fédération nationale des cinémas français, à laquelle tous les exploitants adhèrent, en faveur du jeune public : quatre euros la place pour les moins de quatorze ans en contrepartie d’une baisse de TVA !

Des premières réformes ont été engagées pour moderniser le financement de la création, et y associer la contribution de nouveaux acteurs et de nouveaux publics.

Vous entendez apporter des réponses pérennes !

Les assises pour la diversité du cinéma français organisées le 23 janvier 2013 à votre demande se sont inscrites dans ce cadre. Elles ont permis de rappeler la pertinence du modèle de financement de notre industrie cinématographique. Elles ont confirmé la nécessité de procéder à de nouvelles adaptations de ce système dont la réforme régulière est un gage d’efficacité.

Des études ont été menées « pour un meilleur financement du cinéma d’auteur » et sur « l’économie des films français ».

Des rapports remarqués ont avancé des préconisations : je pense au rapport de la mission « Acte II de l’exception culturelle » et au rapport, que vous a remis en début d’année M. Bonnell, sur « le financement de la production et de la distribution cinématographique à l’heure du numérique ».

Ont ainsi été proposées cinquante propositions au service de quels objectifs ?

D’abord, une meilleure répartition du risque entre les professionnels existants et à venir du secteur. Ensuite, une réorientation des financements existants vers, notamment, « des films du milieu ». Enfin, une amélioration de la diffusion des œuvres pour renforcer et diversifier les débouchés des films fragiles sur les différents marchés, en particulier dans les salles.

Sur ce dernier point, sont notamment envisagés : de nouveaux accords sur des conditions générales de location qui prévoiraient une exposition minimale des films ; un dialogue entre exploitants et distributeurs pour mieux favoriser l’accès des œuvres aux salles, en particulier d’art et d’essai ; une meilleure promotion des œuvres en salles en des termes commerciaux raisonnables.

Des réflexions sont aujourd’hui en cours et donneront lieu à des mesures au service d’un cinéma divers, exigeant et populaire !

À ce jour, madame la ministre, pouvez-vous nous apporter des précisions quant au calendrier des travaux et de la mise en œuvre de ces propositions, qui visent à favoriser notamment un meilleur accès aux copies numériques pour les salles indépendantes ?

Le projet de loi création, tant attendu, sera vraisemblablement le support pour traiter, au moins en partie, la question. Avez-vous un calendrier d’examen de ce texte à nous communiquer ? (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Esnol.

M. Philippe Esnol. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en 1988, dans le film Cinema Paradiso, Philippe Noiret nous communiquait, ainsi qu’à tant d’autres spectateurs, le goût complice du beau cinéma, le plaisir inoubliable des grands films, l’atmosphère incomparable des salles obscures.

Voilà un film qui, j’en suis sûr, sera revenu à l’esprit de beaucoup d’entre nous en abordant le débat que le groupe CRC nous propose ce soir, un débat légitime et important, pour un sujet sur lequel nous avons, je le pense, de nombreuses préoccupations en commun.

Si le titre que j’évoquais à l’instant réveille en nous un souvenir nostalgique, ce n’est pas seulement celui d’un film et d’acteurs que nous avons aimés, c’est aussi celui d’un monde du cinéma qui nous a fait rêver, avec ses projectionnistes, ses personnages, ses artisans. Aujourd'hui, ce monde s’interroge.

Nos collègues du groupe CRC, en effet, n’en appellent pas à la nostalgie : ils ont souhaité un débat sur l’avenir de l’exploitation cinématographique indépendante. Et c’est bel et bien vers l’avenir qu’il faut nous tourner !

Déjà, à l’époque de Cinema Paradiso, le cinéma de loisir, à travers les films à grand spectacle, existait et se taillait la part du lion dans ce qu’il faut bien appeler l’industrie cinématographique.

Cette dualité, c’est celle que nous retrouvons dans le domaine de la diffusion des œuvres : les grands multiplexes des grosses compagnies accueillent un public toujours plus nombreux, mais les salles indépendantes, confrontées, d’une part, à cette concurrence et, d’autre part, aux mutations, notamment technologiques, de cette activité, rencontrent des difficultés croissantes.

La première question que je souhaite évoquer dans ce débat sur l’avenir des salles indépendantes, c’est, par conséquent, celle de cette structure duale du réseau de diffusion des œuvres cinématographiques.

Si celle-ci peut s’envisager comme une pression forte de la concurrence des grands acteurs du secteur sur les petites salles, elle n’est pas pour autant exclusive de certaines vertus, à condition, et c’est le cas, que les pouvoirs publics veillent à préserver une politique de redistribution intelligente entre les deux.

La France, grâce à sa politique en faveur de la diversité culturelle, est parvenue à protéger cet écosystème dans lequel les salles d’art et d’essai permettent à un large public d’accéder à des œuvres souvent plus exigeantes, souvent aussi moins rentables, que celles qui sont diffusées par les grands distributeurs.

Les acteurs de la distribution cinématographique indépendante se caractérisent eux-mêmes par une réelle diversité : ce sont les salles privées, les salles associatives, ou encore les salles publiques, ces dernières étant souvent adossées à une politique culturelle communale très volontariste.

Ce sont aussi des festivals de cinéma, qui favorisent la découverte et l’accès à des œuvres méconnues, parfois françaises, parfois étrangères, mais très fréquemment situées hors des circuits commerciaux traditionnels.

Dans ma commune de Conflans-Sainte-Honorine, nous avons à la fois une salle indépendante, située en centre-ville et dont la programmation est d’une très grande qualité, et un multiplexe plus éloigné, bénéficiant évidemment d’une forte fréquentation.

Si la concurrence existe et que nous devons veiller à préserver un équilibre qui, bien sûr, n’est pas naturel, cette situation de dualité propre à la France fait de nous un pays en pointe dans la défense de l’exception culturelle. C’est un fait qu’en France, plus qu’ailleurs, l’accès à des œuvres originales et de qualité est possible.

Pour autant, les salles de cinéma indépendantes subissent, en raison même de leur exigence artistique, une situation commerciale complexe.

Leur taux de rentabilité n’est pas comparable et ne peut pas se comparer à celui des grands distributeurs, qui diffusent les films en fonction du nombre d’entrées escompté, et réalisent de phénoménales économies d’échelle par la taille et la concentration de leurs salles.

Il y a quelques mois, madame la ministre, le Groupement national des cinémas de recherche vous a remis le Manifeste pour une exploitation indépendante, qui a eu le mérite d’ouvrir la discussion sur un certain nombre de préoccupations.

Il faut, bien sûr, entendre ces inquiétudes, par exemple s’agissant des modalités de la régulation des implantations de salles nouvelles.

Il faut aussi intégrer les réflexions sur la façon de mieux coordonner l’action culturelle cinématographique avec les actions éducatives, tant il est vrai que l’éducation à l’image des jeunes publics est un enjeu de pédagogie immédiat et d’avenir pour les pratiques culturelles.

De manière générale, comme le soulignent avec raison les membres de l’Association pour le cinéma indépendant et sa diffusion, le soutien aux salles indépendantes est partie prenante du soutien à la création indépendante. En effet, sans la rencontre avec le public que permet le diffuseur, en salle ou en festival, les œuvres cinématographiques ne peuvent pas avoir d’existence réelle.

Or cette dualité que j’évoquais met en jeu ni plus ni moins que la coexistence de la dimension marchande et même industrielle existant dans le cinéma avec la dimension artistique, dont la rentabilité n’est qu’une considération accessoire.

Dans ce contexte, comment les pouvoirs publics peuvent-ils agir sur le marché international de l’industrie cinématographique de manière à protéger l’exception culturelle française, à laquelle nous sommes tous profondément attachés ? Il ne s’agit pas, vous l’avez bien compris dans mes propos, de déconsidérer l’industrie cinématographique en tant que telle : elle participe des loisirs et des divertissements, elle crée de la richesse et des emplois.

Tout l’enjeu consiste dès lors à ne pas sacrifier le septième art aux seules considérations économiques et aux seuls mécanismes de marché.

C’est bien là, madame la ministre, qu’intervient l’action de votre administration, dans toute sa légitimité et dans toute sa nécessité.

Il s’agit, très concrètement, d’apporter une assistance spécifique à l’exploitation cinématographique indépendante, fondée sur le constat que ces salles jouent un rôle précieux et irremplaçable dans les domaines de la diversité culturelle, de la diffusion des œuvres, de l’éducation des publics, un rôle de quasi-service public, oserai-je dire. (Sourires.)

Dans ce cadre, les défis à relever par les salles indépendantes sont nombreux et l’aide à leur apporter est diverse.

Le défi technologique est ainsi essentiel : la numérisation des salles constitue un saut à effectuer, nécessaire mais coûteux. Dans ce domaine aussi, les petites salles sont désavantagées. Le Centre national du cinéma et de l’image animée a mis en place un outil extrêmement utile, sous forme de subvention, destiné à l’aide sélective à la modernisation des salles sous-équipées. Les collectivités territoriales participent bien souvent à ce type de dispositifs.

Enfin, demeure la question de la régulation des autorisations accordées, en matière d’exploitation commerciale, par la Commission nationale et les commissions départementales en ayant la charge et relevant du ministère. C’est un vrai sujet, car ces équipements participent à l’aménagement de nos territoires sur un plan aussi essentiel que l’accès à des offres culturelles originales.

Dans ce domaine aussi existent des inégalités territoriales, qu’il revient aux pouvoirs publics de réduire. Sans doute pourrait-on réfléchir à davantage associer les acteurs locaux, notamment les collectivités territoriales, à ces décisions d’autorisation d’exploitation. C’est du moins, me semble-t-il, l’une des pistes de réflexion que certains d’entre vous ont déjà évoquées.

Au moment de conclure, chers collègues, je tiens à adresser de nouveau mes remerciements au groupe CRC, qui nous permet de parler de cinéma ce soir, ce qui n’est pas si fréquent dans cet hémicycle !

M. Roland Courteau. C’est vrai !

Mme Françoise Férat. Tout à fait !

M. Philippe Esnol. Mais le débat que nous avons montre surtout les grands enjeux relatifs à l’avenir de l’exploitation cinématographique indépendante.

Concilier visée culturelle et logique économique n’est pas chose simple, à l’évidence. Le Sénat indique aujourd’hui au Gouvernement qu’il est prêt à apporter sa contribution sur ce sujet important. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à Mme Marie-Christine Blandin.

Mme Marie-Christine Blandin. Monsieur le président, madame la ministre, chers collègues, en France, la création cinématographique est foisonnante, grâce à un outil précieux : le CNC.

Mais, pour que vive la diversité des films, il nous faut veiller à la distribution. Aujourd’hui, l’exploitation cinématographique est partagée entre les grands complexes commerciaux et les salles dites « indépendantes » proposant des films d’auteurs, des films du monde, des courts métrages…

Face à des mastodontes adossés à de grands groupes qui possèdent des équipements comptant parfois jusqu’à vingt-trois salles et 7 286 sièges – c’est chez moi !- le cinéma indépendant tente de survivre, sans obtenir les copies de films porteurs, sans offrir le clinquant des multiplexes, sans proposer de ces formules d’abonnement qui fidélisent les cinéphiles. Il est donc bien souvent menacé, face à une situation économique délicate, de devoir baisser le rideau.

Le CNC a aidé ces salles indépendantes à la numérisation et, s’il n’avait pas été écrêté par Bercy, il aurait pu soutenir la nécessaire accessibilité à tous.

Fort heureusement, il existe toujours en France des salles comme le Ciné 104, La Clef, les Majestic ou les Méliès, au cœur des villes, dans de vrais quartiers, parfois piétons, près de vrais cafés, des salles de cinéma où l’on peut voir des œuvres du monde entier.

Ces salles, notamment celles dites « d’art et d’essai », jouent un rôle moteur dans la diffusion du septième art. Elles auront encore besoin du CNC, car le numérique, c’est l’entrée dans l’obsolescence programmée. Le soutien financier de l’État et des collectivités leur sera indispensable afin qu’elles puissent continuer à faire découvrir et promouvoir des œuvres.

On est loin de la pratique des multiplexes, qui déprogramment soudainement un film en fonction de son résultat, favorisant le quantitatif au détriment du qualitatif et de la création.

L’encadrement de l’implantation de nouvelles salles de cinéma est indispensable à l’ensemble de la filière. Un maillage fort de salles indépendantes constitue une condition essentielle au maintien de la diversité de l’offre et de son exposition, particulièrement pour les films dits « exigeants », qui nécessitent un accompagnement dans la durée.

A contrario, l’envahissement des villes et périphéries par les multiplexes véhicule, hélas, les mêmes dérives que la grande distribution : bâtiment gigantesque de béton et de tôle entouré de parkings, de fast-food, canalisation industrielle des flux humains, pour ce qui est de l’aménagement ; uniformisation, écrasement de la diversité, flexibilité de la programmation, pour ce qui est de la culture. On y amène son cerveau comme on amène son caddie à l’hypermarché !

Pour toutes ces raisons, les écologistes défendent et défendront toujours l’exploitation indépendante, dont les difficultés méritent bien cette séance d’alerte. Bienvenue, monsieur Laurent !

Bien souvent, les demandes d’extension ou d’implantation de nouveaux équipements s’inscrivent dans des zones où une offre de cinéma préexiste. De plus, dans son bilan de la géographie du cinéma, le CNC indique qu’au cours des dix dernières années le nombre d’écrans a augmenté, alors que, dans le même temps, le nombre d’établissements baissait. C’est la concentration. Aujourd’hui, près de 60 % des entrées sont réalisées par les multiplexes.

L’aménagement culturel et social du territoire, dont l’implantation des salles, doit répondre à des critères comme la formation du jeune public, comme les débats ou la diversité des choix éditoriaux dans les salles d’art et d’essai.

Ce constat, nous le partageons tous, même si, chez certains, persiste un double discours qui s’accommode de la défense orale de l’exploitation indépendante et du soutien matériel à l’installation de multiplexes dans leur commune…

Il est donc nécessaire de requalifier le système d’autorisation des multiplexes en tenant compte des spécificités du secteur : projet de programmation, nature et diversité culturelle de l’offre proposée, insertion du projet dans son environnement, préservation d’une animation culturelle et respect de l’équilibre des agglomérations. Le pluralisme doit être garanti et le niveau de décision un peu plus éloigné du destinataire des éventuelles retombées économiques.

Il faut un suivi plus contraignant des engagements pris par les opérateurs au moment de l’autorisation d’implantation ou d’extension, ainsi qu’un système de sanctions dissuasives en cas de non-respect du contrat.

Je ne doute pas que notre ancien collègue Serge Lagauche, missionné pour un rapport, fera des propositions allant dans ce sens quand il remettra son travail, et nous y serons tous très attentifs. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Leleux.

M. Jean-Pierre Leleux. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, j’avais perçu que notre débat était non seulement axé sur les salles indépendantes, mais également sur la production et son financement. Après avoir entendu les précédents orateurs, je réalise que mon propos débordera quelque peu le thème central de l’avenir de l’exploitation cinématographique indépendante puisque j’évoquerai quelques sujets connexes, notamment la production et son financement. Mais, le cinéma étant à l’ordre du jour, n’est-ce pas l’occasion d’évoquer quelques sujets complémentaires, d’autant que, pour le reste, je partage largement les propos qui ont été précédemment tenus sur ce sujet assez consensuel ?

Pour aller dans le sens des orateurs précédents, je pense qu’une très grande vigilance est de mise afin que perdure notre réseau de salles, encore très capillaire sur nos territoires. Des mesures doivent être prises pour sauvegarder ce réseau, qui est une exception française et qui contribue à la diversité de l’offre culturelle et à l’accessibilité de tous les publics.

Le dispositif mis en place par le CNC à l’occasion de la loi, très réussie, sur la numérisation des salles a été, ô combien, bénéfique pour ce réseau ; je dirai même qu’il a été indispensable à son maintien.

Les mesures à prendre sont intégrées dans notre système de financement du cinéma, système très envié à l’étranger et grâce auquel le cinéma français affiche une belle vitalité.

Mais, à côté de cette vitalité, souvent liée à la réussite de quelques films phare ainsi qu’à l’émergence des multiplexes, qui ont attiré davantage de publics, le secteur connaît depuis peu quelques déséquilibres, puisqu’un tiers seulement des films affichent un résultat positif pour la production.

Le cinéma français peine également à se maintenir face à la redoutable concurrence américaine. Les films français réalisent ainsi seulement un tiers des entrées, quand plus d’un film sur deux est américain. La part de marché du cinéma américain s’est élevée l’année dernière à 54 %, contre 43 % en 2012, soit une progression de 11 %.

Le CNC a relevé à maintes reprises un manque de fonds propres du secteur, une hausse du coût de certains films, avec un problème de partage des risques et une difficulté d’exposition des films fragiles.

Ces faits sont autant de signes avant-coureurs d’un affaissement possible du dispositif de financement du modèle français, accentué par la crise économique actuelle, qui avait jusqu’ici plutôt épargné l’activité cinématographique.

Ces fractures pourraient, à terme, menacer l’avenir et l’équilibre des ressources du secteur. Elles appellent à s’interroger sur les voies à emprunter pour sauvegarder un dispositif d’intervention qui en a assuré la prospérité depuis plus d’un demi-siècle.

Le CNC a publié une étude sur l’économie des films d’initiative en décembre dernier, portant sur une période de huit ans. Cette étude a alimenté les travaux d’un groupe de suivi. À la suite de ces travaux, René Bonnell a présenté un rapport et préconise, dans ses conclusions, quelques mesures pour freiner la hausse des budgets de production : ce serait, avec une transparence accrue de la filière, une des clés de l’avenir du système

Un an après la polémique sur les acteurs trop payés, soulevée par le producteur Vincent Maraval, le rapport recommande ainsi d’afficher clairement les salaires des acteurs et réalisateurs, en les distinguant du reste des coûts de fabrication, et de respecter un certain ratio, pas encore défini. Cela passerait notamment par davantage d’audits des budgets de production et de distribution par le CNC.

Cette transparence doit également viser les recettes des films en salle, pour un partage équitable du chiffre d’affaires.

Dans son rapport, René Bonnell propose ainsi d’inciter au partage du risque commercial, en envisageant, par exemple, un intéressement calculé sur des données aisément vérifiables : les entrées en salles et les autres supports de diffusion. Il préconise d’ailleurs d’encadrer, voire de supprimer, les à-valoir sur intéressement, c’est-à-dire la fixation de la rémunération des « talents » avant de connaître la réussite du film.

En clair, il s’agit de réinstaurer de bonnes pratiques dans un système qui connaît désormais quelques excès.

En outre, il devient aujourd’hui manifestement nécessaire d’élargir les sources de financement du secteur.

Les recettes publicitaires des chaînes se tarissent depuis deux ans, et l’auteur du rapport estime que l’apport de ces chaînes pourrait diminuer de 18 % entre 2012 et 2017, ce qui représenterait une perte de 63 millions d’euros.

Afin d’élargir le financement de la production et redistribuer les ressources, plusieurs leviers pourraient être activés : d’abord, une plus grande pluralité des investissements des chaînes historiques, par exemple en instituant une obligation d’intervention dans un certain nombre de premiers ou deuxièmes films ; ensuite, une plus grande attractivité du secteur pour les capitaux privés ; enfin, une solution innovante, le développement du crowdfunding, c’est-à-dire l’appel au financement des particuliers via internet, en le dotant d’un cadre juridique précis, assorti d’un « label CNC ».

Le rapport n’évite pas les sujets sensibles ou polémiques, puisqu’il pose la question de la sortie éventuelle de films directement en vidéos et celle de l’assouplissement de la chronologie des médias, questions récurrentes ces dernières années.

En effet, si la salle doit demeurer le lieu unique de diffusion du film pendant quatre mois, il me paraît souhaitable d’aller vers un assouplissement de la chronologie des médias, en redéfinissant l’ordre et les délais dans lesquels l’exploitation d’un film peut intervenir.

Je n’entrerai pas davantage dans le détail des chantiers qui pourraient être ouverts, d’autant que je suis quelque peu hors sujet ! Mais je souhaitais les évoquer, madame le ministre, pour avoir votre sentiment sur l’ensemble de ces questions et connaître le calendrier des réformes que vous envisagez de lancer.

Je souhaiterais également profiter de votre présence dans cet hémicycle pour attirer votre attention sur un point particulier, qui est peu évoqué : le droit des procédures collectives dans les entreprises de production. Les redressements ou liquidations judiciaires présentent en effet dans ce secteur un nombre important de spécificités et sont d’une certaine complexité.

Dans l’état actuel du droit, la faillite d’une société de production est susceptible de paralyser tout ou partie de l’actif immatériel dont elle est propriétaire et, ainsi, de restreindre la communication des œuvres au public.

Les dégâts peuvent être, semble-t-il, assez importants, la faillite créant une situation juridique incertaine quant au sort des droits sur les catalogues de producteurs.

Ainsi, l’article L. 132-30 du code de la propriété intellectuelle, qui traite de l’articulation entre les revendications des multiples intervenants – auteurs, coproducteurs, créanciers privilégiés –, laisse ouvertes de nombreuses et importantes questions, s’agissant notamment des modalités de résiliation du contrat de production audiovisuelle, de l’information des ayants droit par le liquidateur, de la concurrence des droits de préemption et du déroulement de la procédure des droits de fixation de prix.

Or les difficultés résultant de ce manque de précision de la loi s’ajoutent à la situation économique détériorée de l’entreprise et conduisent à une possible dévalorisation des actifs détenus, voire à leur gel définitif.

Par exemple, lors d’une liquidation judiciaire, les auteurs peuvent, de droit, obtenir la résiliation de leur contrat de production, au bout de trois mois. Quand on sait que, avant toute cession, le liquidateur doit consulter tous les auteurs pour savoir s’ils désirent faire valoir leur droit de préemption, on voit que ce délai est manifestement trop court, d’autant que, au terme des trois mois, la valeur de l’œuvre aura fondu, faute d’être exploitable, les droits ayant été repris par l’auteur.

Sur ce simple aspect des choses, il serait, me semble-t-il, indispensable d’allonger ce délai pour le porter à dix-huit mois minimum.

La question du sort des droits d’auteur et des œuvres cinématographiques et audiovisuelles lors de la défaillance des entreprises de production mérite d’être étudiée, voire de faire l’objet d’une disposition législative, comme le préconise le rapport Gaschet, rédigé à la demande du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique et adopté le 8 mars 2012.

Madame la ministre, l’occasion nous en sera peut-être fournie par l’examen de la loi relative à la création que vous êtes en train d’élaborer.

Je conclurai en rappelant l’intérêt et l’importance du débat que nous avons aujourd’hui. Si je n’ai que peu évoqué les salles indépendantes, c’est pour vous éviter, madame la ministre, mes chers collègues, d’inutiles redites et parce que j’ai préféré profiter de mon temps de parole pour aborder quelques sujets connexes, mais importants ! (Sourires.)

Notre cinéma est le pivot d’un cinéma européen reconnu dans le monde entier, que nous devons absolument protéger. Nous serons donc très attentifs à son évolution ! (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’UDI-UC.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je souhaite à mon tour remercier Pierre Laurent de nous avoir donné l’occasion de débattre de l’exploitation cinématographique indépendante, un sujet trop peu évoqué dans la discussion politique, alors qu’elle représente un secteur important de l’écosystème du cinéma français.

L’année 2013 a été marquée par une actualité cinématographique très riche. La Vie d’Adèle a été lauréat d’une triple palme d’or lors du dernier festival de Cannes ; quant à Amour, de Michael Haneke, qui est – faut-il le rappeler – une coproduction majoritairement française, il a gagné l’oscar du meilleur film étranger.

Il nous a fallu, en 2013, réaffirmer le principe de l’exception culturelle s’agissant du mandat transatlantique entre l’Union européenne et les États-Unis. Je remercie Danielle Michel d’avoir rappelé que nous avions aussi obtenu une victoire avec le maintien de la territorialisation des aides au cinéma et à l’audiovisuel, dont vous connaissez, mesdames, messieurs les sénateurs, l’importance pour la création artistique et la création d’emplois dans nos territoires.

Je me suis fortement engagée en faveur de la réaffirmation de ces principes, car ils constituent, avec le compte de soutien géré depuis 1946 par le CNC, l’oxygène qui permet à cet art et à cette industrie qu’est le cinéma de continuer de représenter aujourd’hui 100 000 emplois en France et de produire chaque année un demi-point de la richesse nationale.

À ces victoires artistiques et économiques, il convient d’ajouter la mise en œuvre – historique, car très attendue après huit ans de négociations ! – d’une convention collective de la production signée par l’ensemble des organisations de producteurs et par une très grande partie des syndicats de salariés, autant d’avancées qui se font en faveur de la diversité de la création cinématographique ainsi que de l’aménagement du territoire.

Elles vont de pair avec l’engagement que j’ai pris en faveur de l’éducation artistique et culturelle, politique dans laquelle tous les cinémas, notamment d’art et d’essai, sont fortement impliqués.

Monsieur Laurent, vous avez posé la question du devenir de l’exploitation cinématographique indépendante. Je voudrais commencer par rappeler le paysage dans lequel elle s’inscrit aujourd’hui.

En 2013, le film français a représenté 33 % des parts de marché, avec une fréquentation totale de 193 millions d’entrées, contre 203 millions en 2012 et 216 millions en 2011 – un résultat exceptionnel cette année-là, qui s’explique notamment par le succès du film Intouchables.

Les résultats de l’année dernière peuvent paraître inquiétants, mais il faut les relativiser : il y a vingt ans, nous étions au creux de la vague avec seulement 100 millions d’entrées ! Je répondrai donc à Michel Le Scouarnec que le cinéma français se porte bien, même si 2013 a été moins bonne que les deux années précédentes.

La salle de cinéma constitue incontestablement un équipement culturel éminemment démocratique, facile d’accès et très populaire. C’est la raison pour laquelle le Gouvernement a souhaité ramener la TVA sur le billet de cinéma au taux réduit, soit 5,5 %, comme je m’y étais engagée. Je salue l’action de la Fédération nationale des cinémas français qui, en retour de cette diminution du taux de TVA, propose au public de moins de quatorze ans des billets à 4 euros chez ses membres volontaires.

La France bénéficie d’un parc de salles unique en Europe de par sa modernité, sa diversité et la densité de son maillage territorial. Ce parc de 5 508 écrans est réparti sur 1 600 communes, qui regroupent la moitié de la population française. C'est tout à fait unique au monde !

Les 118 agglomérations de plus de 50 000 habitants sont toutes équipées d’au moins une salle de cinéma. Elles abritent 41,9 % des établissements et ont réalisé 82,6 % des entrées en 2012.

Je rappelle que 75 % des cinémas font partie de la petite exploitation et que les établissements de la petite et moyenne exploitation, qui forment l’essentiel de l’exploitation indépendante, totalisent 34 % des entrées. Les 181 multiplexes – certains sont indépendants et n’appartiennent pas à un circuit national – représentent donc 66 % des entrées.

L’exploitation indépendante, parce qu’elle est un élément essentiel du maillage du territoire, joue un rôle déterminant dans la diversité de l’offre cinématographique. Pour cette raison, elle est particulièrement soutenue par les pouvoirs publics.

Pour répondre à Philippe Esnol, j’indiquerai que le système d’aide à l’exploitation du CNC est largement consacré à l’exploitation indépendante, et ce via quatre types d’aides. Ce sera mon premier point.

Il s’agit, d’abord, de l’aide à la numérisation, étant précisé que cette aide concerne l’ensemble des salles. Ainsi, 1 400 écrans ont été soutenus par le CNC, pour 100 millions d’euros. Le parc français est désormais numérisé totalement ou presque, ce qui est exceptionnel pour un pays dont le parc est aussi dense, y compris dans les zones rurales.

Le plan de soutien mis en œuvre par le CNC s’est achevé à la fin de 2013 : il a permis d’aider, avec le concours des collectivités territoriales et grâce à la loi adoptée en septembre 2010, les petites salles et les circuits itinérants. Au total, le CNC aura aidé 1 193 établissements, dont 87 circuits itinérants, soit 1 521 écrans, pour un montant total de 73,6 millions d’euros.

Les aides du CNC ont permis de couvrir 66 % des coûts de numérisation des salles, et les aides des collectivités, 18,5 % de ces coûts. Près de 68 % des établissements aidés sont situés dans des zones rurales ou dans des agglomérations de moins de 20 000 habitants.

Il s’agit, ensuite, de l’aide à la modernisation et à la création de salles, qui représente 10 millions d’euros par an. Réservée aux propriétaires ou exploitants de moins de 50 écrans, elle est strictement réservée à l’exploitation indépendante. Elle représente en moyenne 14 % du coût d’investissement ; 84 % des projets aidés sont classés « art et essai » et 58 % d’entre eux concernent des zones rurales ou de petites communes.

On le constate, les aides du CNC sont ciblées sur l’exploitation indépendante.

Dans ce contexte, l’aide sélective est très fortement sollicitée depuis 2011, avec des projets coûteux portant sur des créations, des restructurations lourdes, comme la mise en accessibilité au 1er janvier 2015, ou des déplacements d’établissements cinématographiques.

Il s’agit, en outre, des aides aux salles « art et essai ». Elles concernent 1 000 établissements classés, dont 65 % dans de petites villes ou en zones rurales, soutenus par un budget de 14 millions d’euros par an, en croissance de 31 % depuis 2008. Plus de 28 % de la fréquentation totale est réalisée dans les 1 000 cinémas classés « art et essai ». Aujourd'hui, 56 % des établissements classés sont situés dans des unités urbaines de moins de 20 000 habitants ou dans des communes rurales.

Toutes ces aides sont réservées à l’exploitation indépendante, c’est-à-dire à des sociétés qui possèdent moins de 50 écrans sur le territoire.

Au-delà des aides ciblées que je viens d’évoquer, le soutien automatique est lui-même très redistributif en faveur de l’exploitation indépendante, notamment parce que le taux d’aide, à savoir le taux de retour sur la taxe spéciale additionnelle qu’elles acquittent, s’élève à 80 % pour les petites salles, quand les grands multiplexes bénéficient, eux, d’un retour de 30 %.

Le ciblage mis en place par le CNC est donc en lui-même particulièrement efficace pour l’exploitation indépendante, mais il ne faut pas oublier l’aide automatique.

Outre les aides, et ce sera mon deuxième point, le soutien à l’exploitation indépendante passe évidemment par la réglementation.

Comme cela a été rappelé, les ouvertures de multiplexes sont toujours soumises, au titre de la législation sur l’aménagement commercial, à l’autorisation préalable d’une commission qui examine notamment l’impact du projet au regard de la diversité de l’offre de films et de l’écosystème des établissements de la zone concernée.

Entre 2009 et le milieu de l’année 2013, sur 139 demandes, 34 dossiers, déposés ou soutenus par les opérateurs importants de l’exploitation cinématographique – Kinépolis, Gaumont-Pathé, UGC et CGR –, ont été examinés. Le pourcentage de refus d’autorisation pour les opérateurs de la grande exploitation est plus important que le pourcentage global de refus sur la période : 47 % contre 22 %. Je reviendrai dans ma conclusion sur la procédure d’aménagement des équipements cinématographiques.

En parallèle, l’Agence pour le développement régional du cinéma, l’ADRC, association subventionnée par le CNC, intervient depuis trente ans pour favoriser l’accès des salles des petites villes à tous les films : elle leur permet d’accéder plus rapidement – dès la deuxième semaine d’exploitation du film – à des films dont le nombre de « copies », lesquelles sont aujourd'hui, bien évidemment, des fichiers numériques, ne permet pas au distributeur de servir les plus petites salles.

De manière générale, il serait extrêmement préjudiciable à la vitalité du cinéma en France que les films qui rencontrent un succès public, qu’ils soient commerciaux ou d’auteur, soient réservés aux seuls multiplexes et que les salles indépendantes doivent se concentrer sur des œuvres plus confidentielles.

Il est donc nécessaire que le CNC continue à veiller au maintien de ces équilibres fragiles. La problématique de l’accès des salles indépendantes aux films porteurs sera abordée dans le cadre du travail qui s’est engagé après la remise du rapport de René Bonnell, que vous avez évoqué, monsieur Leleux : l’un des groupes de travail sera ainsi consacré à la diffusion-distribution.

Enfin, vous savez que la France a su demander à tous les établissements multiplexes de prendre des engagements de programmation.

Ces engagements visent à promouvoir le cinéma européen, à maintenir un tissu diversifié d’entreprises de distribution, à limiter, au sein d’un même établissement, la multidiffusion des œuvres, que tend à renforcer le numérique, et à permettre d’examiner des offres alternatives en salle – c’est ce que l’on appelle le « hors-film » –, rendues elles aussi possibles par la diffusion numérique ; je pense à la diffusion d’opéras, à la suite d’un accord conclu avec l’Opéra national de Paris.

En ce qui concerne ces engagements, la présidente du CNC vient de recevoir le bilan qui a été présenté par la Médiatrice du cinéma. Je n’ignore pas que des propositions d’aménagement concernant l’accès aux films des salles indépendantes ont été formulées, notamment par l’Association française des cinémas d’art et d’essai, l’AFCAE : il s’agirait de demander aux opérateurs d’exploitation en position dominante, au niveau national ou au niveau local, de limiter, zone concurrentielle par zone concurrentielle, le nombre d’écrans pouvant être consacrés, lors des deux premières semaines d’exploitation, à la diffusion de films européens, de films de distributeurs indépendants et de films issus de cinématographies peu diffusées, lorsque ceux-ci sont objectivement « porteurs » au regard du plan de sortie national envisagé par le distributeur. Il s’agirait de favoriser l’exposition de ces films porteurs, mais dont l’esthétique est exigeante, dans l’ensemble du réseau d’exploitation indépendante.

Toutes ces propositions vont être examinées par le CNC et, bien sûr, discutées avec les opérateurs. En tout état de cause, il nous faut veiller aux équilibres entre les établissements ainsi qu’au sein des territoires, préserver la diversité des établissements et des offres et améliorer la visibilité des œuvres ainsi que la durée d’exposition des films en salles.

L’avenir de l’exploitation indépendante passe également par la réaffirmation de l’importance de la fenêtre de diffusion en salle et par le développement de la fréquentation. Je veux insister sur ce point.

Comme je l’ai dit, cette fréquentation a connu, en 2013, un léger repli. Nous devons donc être vigilants pour maintenir un haut niveau de fréquentation et une forte présence des films français, même si nos résultats restent très bons.

J’ai eu l’occasion d’affirmer à plusieurs reprises que la salle de cinéma constituait le premier et le meilleur écrin d’une œuvre à découvrir. Forte de cette conviction, j’ai demandé au CNC, à la suite de la réflexion engagée sur l’acte II de l’exception culturelle, que les discussions relatives à la chronologie des médias permettent de préserver la fenêtre de diffusion des œuvres en salle, tout en examinant, avec les professionnels, les conditions dans lesquelles certaines œuvres peuvent bénéficier de dérogations pour être diffusées plus rapidement sur d’autres canaux. Cela répond à votre question, monsieur Leleux.

De même, à l’heure où de grands acteurs de l’internet proposant des services de vidéo à la demande par abonnement s’annoncent plus actifs en Europe et, peut-être, en France – je pense bien entendu à Netflix –, il nous faut nous interroger sur leur place dans le champ de l’exception culturelle.

Ces acteurs doivent respecter la réglementation française et pouvoir apporter leur contribution économique au financement de la création, aux côtés des chaînes de télévision, premiers contributeurs en la matière. Ils ne sauraient donc bénéficier d’une quelconque exception, dès lors qu’ils cherchent à pénétrer le marché français.

Ces discussions sur la chronologie, entamées depuis plusieurs mois, vont reprendre maintenant à un rythme plus soutenu.

En outre, pour préserver la fréquentation cinématographique, nous devons également veiller au transfert de la réponse graduée au CSA. Je présenterai cette mesure de transfert dans le cadre de la future loi relative à la création, qui devrait, madame Michel, être présentée en conseil des ministres dans le courant de l’année 2014. J’œuvrerai pour qu’elle le soit le plus rapidement possible, son texte étant d'ores et déjà finalisé.

De la même manière, il nous faut engager une politique volontariste en matière de lutte contre la piraterie commerciale. C’est le travail actuellement réalisé par Mireille Imbert-Quaretta.

Mais, au-delà de la qualité de l’offre de films, une partie des propositions remises par René Bonnell visent à favoriser un meilleur financement et un plus grand essor de la diffusion des films dits « du milieu », ceux dont le devis est compris entre 4 millions d’euros et 7 millions d’euros. Madame Blandin, ces mesures en faveur des films « du milieu » bénéficieront à l’ensemble de l’exploitation française.

Des groupes de concertation résultant des travaux des Assises pour la diversité du cinéma français commencent à travailler dès ce mois de février. Lors de la remise du rapport, le 8 janvier dernier, j’ai déclaré publiquement que je serai attentive aux réformes qui seront proposées et qui pourront, le cas échéant, trouver une traduction législative dans la future loi relative à la création. Outre les propositions de René Bonnell, nous prendrons en compte le travail de différents groupes, dont celui qui a été constitué autour de Pascale Ferran et de Katell Quillévéré.

Depuis 1984, les pouvoirs publics – État et collectivités – se préoccupent continûment de la fréquentation des salles et de son renouvellement, à une échelle systématique, à travers, notamment, la politique d’éducation au cinéma. Madame Férat, à l’ère du numérique et compte tenu de la multiplication des écrans, l’éducation du public jeune d’aujourd’hui constitue évidemment une question clé pour la formation du public de demain.

Le rôle des cinémas, notamment celui des salles d’art et d’essai, est essentiel pour le maintien et le développement de l’éducation au cinéma. Pour l’année scolaire 2011-2012, les programmes École et cinéma, Collège au cinéma, Lycéens et apprentis au cinéma ont concerné 1 410 000 élèves, constituant ainsi le plus important dispositif d’éducation artistique et culturelle en temps scolaire.

Mesdames, messieurs les sénateurs, vous le savez, l’éducation artistique et culturelle est ma priorité. Dès lors, nous voulons permettre à ces dispositifs de continuer à réussir, en les intégrant dans le parcours d’éducation artistique, en veillant à la poursuite de l’implication des collectivités territoriales dans leur financement, en préservant leur modèle – pendant le temps scolaire, découverte des films dans les salles de cinéma – , et ce dans le cadre de la réforme des rythmes scolaires, et en pérennisant l’effort particulier de l’éducation nationale sur la formation initiale et continue des enseignants en matière de cinéma.

À partir de l’année 2014, je veux, avec le CNC, amplifier l’éducation au cinéma, en liaison avec la Fédération nationale des cinémas français, la FNCF. Je veux également confier au CNC une étude en faveur d’un développement de ces dispositifs dans un cadre européen.

De la même manière, nous devons aussi veiller à l’amélioration de l’accessibilité de nos salles actuelles aux publics en situation de handicap. Ce sont quelque 7 millions de personnes, avec les accompagnants, qui pourraient ainsi aller au cinéma chaque année. Après un travail mené par le CNC avec les associations, nous sommes aujourd'hui en mesure de prendre prochainement un arrêté en vue d’une obligation d’adaptation à l’accessibilité. Nous devrons lever certaines difficultés relatives au bâti et adapter la réglementation.

Pour les personnes souffrant d’un handicap sensoriel, l’accessibilité passe aussi par le numérique. À cet égard, le CNC a pu, depuis la fin de l’année 2012, grâce à l’avancement de la numérisation des salles, aider à la réalisation des versions sous-titrées et audiodécrites de films inédits – 13 ont été réalisées à ce jour – et aider à la numérisation des œuvres cinématographiques du patrimoine français – 300 œuvres ont, pour l’heure, été numérisées.

Le CNC prévoit aussi le développement d’une base de données sur les films offrant une version adaptée et travaille à la définition d’une signalétique qui permettra d’aider au repérage, par exemple dans la presse, des œuvres accessibles aux personnes handicapées.

Enfin, l’avenir de l’exploitation indépendante et de sa programmation en faveur d’une offre diverse de films français et européens repose également sur la capacité du secteur à réussir la transmission de ses salles.

Toute une génération d’exploitants, qui ont commencé ce métier dans les années soixante-dix et quatre-vingt, va bientôt partir à la retraite. Il s’agit souvent d’exploitants de complexes de taille moyenne – certains en ont deux ou trois – situés sur tout le territoire et souvent classés « art et essai ».

Une réflexion sur la problématique de la reprise des établissements va être engagée en associant la FNCF – la Fédération nationale des cinémas français –, l’IFCIC – l’Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles – et le CNC. Elle nous permettra de trouver les outils originaux déjà utilisés dans d’autres secteurs pour favoriser cette reprise.

En conclusion, je souhaiterais revenir sur la question de l’aménagement commercial des équipements. Vous avez abordé le sujet, chère Marie-Christine Blandin, tout comme Pierre Laurent et Françoise Férat. Je serai évidemment très attentive aux préconisations du rapport que remettra prochainement Serge Lagauche au CNC, puisque votre ancien collègue a été chargé de mener une mission d’évaluation de la procédure d’autorisation.

Pour l’heure, je me contenterai d’indiquer que les auditions menées semblent toutes conclure à un maintien indispensable de cette procédure d’autorisation préalable d’aménagement cinématographique.

Sur le fond, et sans devancer les conclusions de ce rapport, il semble que les projets présentés à l’avenir pourraient gagner en qualité, notamment grâce à des précisions relatives au projet de programmation cinématographique envisagé, afin que ces nouveaux établissements s’adaptent de manière plus fluide à l’offre cinématographique qui existe déjà sur leur zone.

Vous serez également intéressés, je pense, d’apprendre que, dès l’automne dernier, j’ai demandé au Gouvernement que la procédure d’aménagement cinématographique gagne en autonomie. Cela devrait pouvoir se concrétiser cette année, car le Gouvernement soutient un découplage des régimes juridiques respectifs de l’autorisation d’aménagement cinématographique et de l’autorisation d’aménagement commercial, et il prévoit un rapatriement du dispositif au sein du code du cinéma et de l’image animée.

Cette autonomisation est une très bonne chose. Elle devrait être transcrite dans le cadre de l’examen du projet de loi relatif à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises qui débutera prochainement à l’Assemblée nationale.

Mesdames, messieurs les sénateurs, notre réseau de salles a permis de regagner 100 millions de spectateurs en vingt ans. Veiller à l’attractivité de l’offre culturelle cinématographique, favoriser les équilibres territoriaux tant pour les salles que pour l’accès aux œuvres, veiller à la pérennité et au développement d’une offre diverse de l’exploitation et assurer les conditions de son développement économique, telles sont les missions de l’exploitation cinématographique en 2014. Ce sont aussi les préconisations que je formule en faveur d’un secteur qui connaît de profondes évolutions économiques, technologiques et sans doute sociétales et pour lequel il nous incombe de travailler, comme toujours, avec l’ensemble des professionnels de la création et de la diffusion, mais aussi avec les élus des collectivités territoriales, sans oublier l’ensemble des institutions concernées.

Monsieur Leleux, s’agissant des droits sur les catalogues des entreprises de production déclarées en faillite, le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique a produit un rapport évoquant ce problème, notamment pour ce qui concerne les délais, et je demanderai au secrétariat général du ministère de la culture de vous transmettre les informations que vous avez demandées. En tout état de cause, des dispositions figureront dans la future loi relative à la création, si cela se révèle nécessaire.

Je ne saurais terminer sans renouveler mes remerciements à Pierre Laurent et à l’ensemble de son groupe pour nous avoir permis ce débat sur l'exploitation cinématographique indépendante. (Applaudissements.)

M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur l’avenir de l'exploitation cinématographique indépendante.

8

Ordre du jour

M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée au jeudi 6 février 2014 :

À dix heures :

1. Débat sur l’évolution des péréquations communale, intercommunale et départementale après l’entrée en vigueur de la loi de finances pour 2014.

À quinze heures :

2. Questions d’actualité au Gouvernement.

À seize heures quinze :

3. Débat sur l’avenir des infrastructures de transport.

Personne ne demande la parole ?…

La séance est levée.

(La séance est levée à vingt-trois heures vingt.)

Le Directeur du Compte rendu intégral

FRANÇOISE WIART