M. le président. La parole est à M. Aymeri de Montesquiou, pour le groupe UDI-UC.
M. Aymeri de Montesquiou. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, après une succession de Conseils européens marqués par une terrible crise des dettes souveraines ayant très fortement ébranlé et même conduit au bord de l’effondrement l’Irlande, la Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Italie, l’Europe peut enfin regarder vers l’avenir.
Le thème de l’économie numérique ouvre les portes du futur et traduit une véritable mutation du monde. L’économie numérique bouleverse tous les secteurs d’activités, et ce phénomène s’intensifiera dans les années à venir.
Nous le mesurons tous dans nos territoires, urbains ou ruraux. Désormais, la plus petite commune pourra être reliée à n’importe quel point du monde. C’est notre unique manière de concrétiser l’atout que constitue la taille de notre territoire, le plus important d’Europe et d’agir pour que l’égalité des chances soit une réalité pour tous nos concitoyens.
Ce constat, monsieur le ministre, le Sénat l’a dressé en mars dernier, au nom de la commission de la culture, lors de l’adoption du remarquable rapport d’information L’Union européenne, colonie du monde numérique ? de notre collègue Catherine Morin-Desailly. Il doit vous inspirer pour qu’à l’issue de ce Conseil européen, de par vos interventions, l’Europe fasse de l’économie numérique une priorité majeure, car sa compétitivité en dépend.
Néanmoins, l’économie numérique aura un effet très ambivalent sur notre économie à court terme. Comme toute révolution technique, la diffusion du numérique dans toute l’économie conduira à de nombreuses destructions d’activités ou, du moins, au déclin de certains secteurs.
Prenons l’exemple de l’industrie du livre. Amazon s’impose aujourd’hui comme le premier libraire du monde au détriment des librairies traditionnelles. L’achat par Internet banalise le geste et permet à chacun d’accéder à la lecture tout en privant nos librairies de leurs clients. Le livre numérique accentue ce phénomène en mettant le livre papier en concurrence avec de nouveaux supports informatiques.
La naissance de certains secteurs entraîne la disparition d’autres. Bonne ou mauvaise, la théorie de Schumpeter se révèle une réalité.
M. Jean Bizet. Exact !
M. Aymeri de Montesquiou. Le développement du numérique ne saurait ignorer autant de laissés-pour-compte. Après tant d’années d’une crise qui n’est pas encore surmontée et dont les racines n’ont pas été traitées, le numérique peut et doit constituer un espoir pour nos concitoyens.
Dans le prolongement de son rapport d’information, Catherine Morin-Desailly propose quatre thèmes de réflexion que je vous soumets, monsieur le ministre, pour que la France et l’Europe deviennent les acteurs d’avant-garde d’une véritable transition numérique.
La transition numérique doit s’appuyer sur une action européenne concertée pour financer et promouvoir les outils du développement numérique. Ce dernier englobe aussi bien le raccordement des foyers que la problématique de l’aménagement numérique du territoire. Je tiens à souligner le travail remarquable de nos collègues Hervé Maurey, sénateur à la pointe de ce sujet, et Jean-Léonce Dupont, qui a initié un mécanisme novateur de financement de la mise en œuvre d’un tissu numérique sur l’ensemble de son département, le Calvados.
La transition numérique, vitale, ne sera possible que par le financement des politiques de recherche et d’enseignement supérieur en faveur du développement des outils du numérique.
Nous perdons chaque année en France un trop grand nombre de talents, qui partent notamment aux États-Unis, où ils peuvent épanouir leur créativité. C’est cette hémorragie des savoirs qu’il nous faut endiguer à l’échelle continentale pour pouvoir faire de l’Europe un foyer mondial des technologies numériques. C’est aux pouvoirs publics, c’est à l’Union européenne de mettre en place des outils juridiques et financiers pour implanter dans les États de l’Union les clusters qui font tant défaut aujourd’hui à notre politique industrielle.
La transition numérique, c’est aussi une volonté d’accompagnement, de soutien ou de transformation des secteurs qui seront mis en difficulté par l’essor des services numérisés. C’est avant toute chose un effort en faveur du secteur marchand.
Voici un exemple touchant à l’aménagement du territoire : l’explosion du secteur des jeux en ligne ne pourra que faire du tort à l’activité des buralistes, qui sont bien souvent les seuls commerces à faire face à la désertification de certains de nos territoires et à l’isolement de nos concitoyens en zone rurale.
La transition numérique des services conduira de manière plus générale à une recherche accrue d’informaticiens et de spécialistes des systèmes d’information. Il nous faudra donc accompagner, soutenir et former les femmes et les hommes qui verront leur emploi remis en cause, afin qu’ils puissent saisir les nouvelles possibilités offertes par l’économie numérique.
Bien évidemment, tout cela n’est envisageable que si la transition numérique prend également la forme d’une transition juridique et institutionnelle. Au plan institutionnel, l’Europe doit faire de l’économie numérique un sujet à part entière, à l’instar des problématiques commerciales ou énergétiques, par l’institution d’un Conseil numérique spécialisé.
Cette transition numérique, c’est aussi le renforcement des moyens de cyberdéfense et de prévention des risques d’attaques. C’est la protection juridique des données personnelles. C’est également la généralisation des actions de groupe à l’échelle européenne pour contrer les modifications des conditions générales d’utilisation des programmes, applications et supports de cette nouvelle économie. C’est enfin une transition dans l’équité et la justice, notamment fiscale. Le président de la commission des finances, M. Philippe Marini, nous a présenté, en janvier et en avril derniers, sa proposition de loi pour une fiscalité neutre et équitable des activités numériques. Cette initiative, si elle n’a, hélas ! pas abouti au plan national, doit absolument être relayée au niveau européen.
En effet, l’évasion fiscale offerte aux groupes du GAFA, c’est-à-dire Google, Apple, Facebook et Amazon, par la technologie du numérique ampute les recettes de nos budgets et freine en réalité l’essor de nouvelles industries dans le secteur. Le développement du numérique nous conduit à élaborer une fiscalité continentale intégrée qui pourrait financer le développement futur du secteur et le soutien à la reconversion.
Monsieur le ministre, le Sénat ne manque pas d’idées pour l’avenir. Le fruit de notre travail et de nos réflexions est à votre disposition. Nous attendons de vous écoute et mise en œuvre de nos propositions pour que ce Conseil européen constitue l’aube d’une politique nouvelle du numérique. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et de l'UMP. – M. le président de la commission des affaires européennes applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Michel Billout, pour le groupe CRC.
M. Michel Billout. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le prochain Conseil européen se tiendra les 24 et 25 octobre. Les thématiques abordées sont des enjeux essentiels pour la stratégie européenne des décennies à venir.
L’économie numérique, l’innovation et les services sont quelques-uns des points à l’ordre du jour et permettront notamment de formuler des orientations visant à l’achèvement du marché numérique d’ici à 2015.
Bien évidemment, comme à chaque Conseil, un point sera réalisé sur l’évolution de l’Union économique et monétaire. Ce sujet mérite également toute notre attention, puisque le président de la BCE présentera les progrès effectués, s’agissant notamment de la mise en œuvre du mécanisme de surveillance unique. Peut-être cela nous aidera-t-il à trouver des signaux positifs concernant le rôle joué par l’Union européenne face à la crise de la zone euro. Mais j’avoue en douter, car la question a été maintes fois traitée, et c’est toujours le même clou qui a été enfoncé.
La croissance, la compétitivité et l’emploi seront également abordés. Dans ce cadre, j’aborderai un des points de l’ordre du jour qui me paraît essentiel et qui est certainement l’un des plus déterminants pour l’avenir de l’Union européenne : le chômage des jeunes.
La lutte contre le chômage des jeunes constitue un objectif spécifique et immédiat. C’est une priorité récente de l’Union européenne, affichée lors du Conseil de juin et réaffirmée lors de la rencontre des Chefs d’État et de gouvernement le 3 juillet dernier.
S’agit-il d’un tournant dans la politique européenne ? Il est certainement trop tôt pour le vérifier.
Pourtant, les chiffres parlent d’eux-mêmes : l’Union européenne compte 26 millions de chômeurs, dont 5 millions sont des actifs de moins de 25 ans, soit près d’un jeune sur quatre ; le taux de chômage des jeunes est deux fois supérieur à celui de la moyenne générale et 14 millions de 15-29 ans sont sans formation ni qualification.
Parmi les jeunes Européens qui disposent d’un emploi, 42 % ont un contrat temporaire, soit quatre fois plus que pour l’ensemble de la population active, et 32 % exercent un emploi à temps partiel, soit près de deux fois le taux observé pour l’ensemble de la population active.
Comme l’explique Jean-François Trogrlic, directeur du bureau de l’Organisation internationale du travail en France : « La difficulté est d’accéder à temps à l’entreprise avec une qualification acquise. Et plus le temps de latence entre la qualification acquise et l’entrée dans l’entreprise est important, plus les chances de trouver un emploi sont minces. […] La plus forte difficulté est pour les non-qualifiés, parce que, de plus en plus, les emplois auxquels ils pourraient prétendre sont occupés par des gens beaucoup plus qualifiés, qui d’ailleurs les prennent à contrecœur, mais les en écartent. »
Dans ce contexte, il est vrai que la mise en œuvre de fonds structurels et de la « garantie pour la jeunesse » par l’Union européenne peut permettre d’agir pour résorber en partie le chômage des jeunes.
Normalement, 8 milliards d’euros devraient être utilisés pour les pays les plus touchés, dont la France. Notre pays bénéficiera donc d’une enveloppe de 570 millions d’euros, dont une partie servira pour la « garantie pour la jeunesse », qui prévoit de proposer à un jeune une formation ou un emploi dans les quatre mois suivant la fin de ses études ou la perte de son emploi.
Dans ce contexte, la France doit mettre en œuvre cet automne une garantie pour la jeunesse à titre expérimental au sein de dix départements. Monsieur le ministre, pouvez-vous nous dire où en est ce projet ?
Toutefois, il faut mener la réflexion encore plus loin. Ces dispositifs seuls ne suffiront pas. La commission des affaires européennes du Sénat a adopté un rapport d’information intitulé La génération perdue ? L’Union européenne face au chômage des jeunes.
Elle a également adopté à l’unanimité le projet d’avis politique s’y référant. Elle propose ainsi des pistes de travail très intéressantes, en invitant notamment la Commission européenne à favoriser l’élaboration de cursus communs de formation en alternance pour différentes professions, à faciliter la reconnaissance de l’apprentissage suivi dans un autre État membre,…
M. Michel Billout. … à créer un guichet européen de l’alternance et à instaurer un véritable statut européen de l’apprenti.
M. Michel Billout. La commission des affaires européennes encourage également la fixation du montant d’une enveloppe dédiée à l’emploi des jeunes au sein du Fonds social européen. De plus, elle juge que les dépenses cofinancées par les États membres en faveur de l’emploi des jeunes ne devraient pas, provisoirement, être intégrées dans le calcul des soldes budgétaires des États membres.
Il s’agit là d’un enjeu déterminant si nous voulons que les États membres s’investissent totalement pour cet objectif de résorption du chômage des jeunes. En conséquence, j’espère que le Gouvernement soutiendra ces propositions lors du Conseil. Monsieur le ministre, il s’agit là d’un véritable « carburant », comme vous l’avez précédemment indiqué. (M. le ministre délégué sourit.)
Cela étant, j’ai plusieurs questions à vous poser.
Qu’en est-il du réseau européen des services publics de l’emploi, qui devrait voir le jour le 1er janvier 2014 ? La Banque européenne d’investissement, la BEI, a décidé d’y apporter son concours au travers de son initiative « Emplois pour les jeunes » et de son programme « Investissements en faveur des compétences ». Qu’en est-il de la mise en place de ces actions ? Nous n’avons quasiment aucune information précise à cet égard.
Certes, la BEI peut désormais lever un peu plus de 60 milliards d’euros pour financer, d’ici à 2015, de nouveaux prêts, dont une partie pourrait se concentrer sur les petites et moyennes entreprises. Pour autant, le président de cette instance lui-même craint que les attentes à l’égard de son établissement dans la lutte contre le chômage des jeunes ne soient au-delà du possible. Pouvez-vous nous éclairer sur ce sujet ?
L’emploi des jeunes est une problématique majeure et surtout transversale. Il serait illusoire de penser pouvoir combattre le chômage des jeunes sans le retour à une croissance durable en Europe, fondée sur une véritable politique de développement industriel, via la recherche et l’innovation.
Actuellement, nous savons qu’il existe un manque d’adéquation entre les formations proposées et l’avenir du marché du travail, alors même que 2 millions de postes sont vacants et que 73 millions d’emplois devraient être à pourvoir au sein de l’Union d’ici à 2020. Il me semble donc que l’Union européenne peut jouer un rôle majeur à ce niveau en coordonnant les politiques de développement et en privilégiant des formations d’avenir.
Il est nécessaire d’anticiper nos besoins. Il faut être visionnaire. Toutefois, la Commission européenne doit également assurer la cohérence de ses recommandations. À cet égard, je m’interroge sur certaines d’entre elles. Ainsi, le Conseil européen affirme qu’il veut lutter contre le chômage des jeunes. Mais il incite parallèlement les pays membres à traduire concrètement les recommandations qu’il a formulées. Or celles-ci vont plutôt dans le sens d’une restriction budgétaire grandissante, sans grandes marges de manœuvre. Il est donc difficile pour les États d’agir.
Nous voyons bien les conséquences de telles mesures sur le budget de la France : 3 milliards d’euros de dotations en moins pour les collectivités territoriales, 14 milliards d’euros d’économies en 2014, 4 % de réduction des moyens affectés aux opérateurs et maintien de l’austérité salariale dans la fonction publique.
Selon le Conseil européen, il faut améliorer encore et toujours l’efficacité des dépenses publiques en rationalisant davantage les différents niveaux et compétences administratifs, afin d’accroître les gains d’efficacité et de multiplier les économies. Mais, dans ces conditions, comment pouvons-nous proposer des services publics adaptés aux besoins des usagers et en accroître la qualité ? Comment résorber le chômage des jeunes tout en restreignant fortement l’emploi public ?
La réforme des retraites, que l’Assemblée nationale a adoptée et dont le Sénat va débattre très prochainement, fournit un autre exemple d’incohérence. Dans les recommandations concernant le programme national de réforme de la France pour 2013 et portant avis du Conseil sur le programme de stabilité de la France pour la période 2012-2017, on peut lire ceci :
« Le système de retraites sera encore déficitaire en 2018, contrairement à l’objectif d’un retour à l’équilibre à cette date visé par la réforme de 2010.
« De plus, l’annulation partielle de la réforme de 2010 va à l’encontre de la recommandation du Conseil. Le système de retraites accusera donc encore d’importants déficits en 2020. De nouvelles mesures doivent dès lors être prises d’urgence pour remédier à cette situation tout en préservant l’adéquation du système. Il pourrait notamment être envisagé de relever encore l’âge minimal de départ à la retraite et l’âge légal de départ à la retraite à taux plein, ainsi que la durée de cotisation nécessaire pour bénéficier d’une retraite à taux plein ».
La France est décidément une bonne élève en la matière !
Toutefois, comment réduire le chômage des jeunes tout en organisant l’allongement de la durée du travail ? La contradiction est de taille !
Il est indispensable d’opérer un changement d’approche et d’avoir une vision tout à fait globale si nous voulons que les politiques conduites au niveau européen rencontrent un véritable écho au sein de chacun des États membres.
C’est dans cette intention que le groupe des députés du Front de gauche a présenté à l’Assemblée nationale une proposition de loi-cadre pour la jeunesse. Ce texte permettrait aux jeunes de prendre leur avenir en main, en levant les obstacles qui les empêchent de démarrer dans la vie dans de bonnes conditions.
Les revendications des jeunes ne peuvent pas être comprises comme des aspirations dispersées, sans rapport les unes avec les autres. Au contraire, elles ne font sens que si elles sont saisies dans leur globalité. Logement, études, emploi, salaires, précarité : tous ces sujets sont intimement liés. Ils doivent donc être abordés conjointement. Les mesures phares de cette proposition de loi sont de garantir l’autonomie financière des jeunes dans la formation et dans l’emploi, de rendre effectifs les droits existants, qui, dans les faits, peinent véritablement à être mis en œuvre, de mieux accompagner les jeunes vers l’emploi et d’agir contre la précarité.
J’espère que le Conseil européen puis la réunion des chefs d’État et de gouvernement du 12 novembre prochain permettront d’accélérer l’action de l’Union en faveur des jeunes citoyens européens. La jeunesse est l’avenir de l’Europe. Ne la décevons pas ! Ne la désespérons pas ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. le président de la commission des affaires européennes applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Bariza Khiari, pour le groupe socialiste.
Mme Bariza Khiari. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’ordre du jour du prochain Conseil européen a été modifié à la demande du gouvernement français, afin qu’y soit examinée la réponse européenne aux défis posés par l’immigration clandestine, à la suite des drames de Lampedusa.
À l’occasion de ce Conseil européen, il est impératif, pour reprendre les termes de Laurent Fabius, que « les chefs d’État traduisent « leur indignation en faits et en actes ».
Le mois dernier, dans le cadre d’une délégation menée par la ministre des Français de l’étranger, Hélène Conway-Mouret, j’ai visité un camp de réfugiés syriens basé en Jordanie, le camp de Zaatari. À ce titre, je me dois de saluer le travail de notre mission militaire médicale au sein de ce camp.
La Jordanie, petit pays sans ressources naturelles, offre un asile à des centaines de milliers de réfugiés syriens, tandis que plusieurs milliers de familles jordaniennes hébergent des réfugiés jusque sur leur terrasse. Le Liban accueille quant à lui près de 4 millions de réfugiés syriens. Quelque 97 % des réfugiés syriens sont actuellement dans des pays limitrophes.
Que disent ces chiffres ?
Ces chiffres disent qu’une toute petite et même une infime minorité de migrants fait le choix périlleux de s’aventurer en mer, ou par les terres, pour trouver refuge en Europe. Les termes de « déferlantes » ou d’« afflux », que l’on retrouve trop souvent, sont bien outranciers au regard de la réalité démographique.
Ces chiffres disent que la réalité de l’asile se joue en dehors de l’Union européenne.
Ces chiffres, et notamment le nombre de Syriens en Jordanie et au Liban, disent que la solidarité n’est pas avant tout une question budgétaire.
Ces chiffres, 1 500 morts en mer en 2011, disent en outre qu’il faut renforcer nos modes d’intervention maritime pour secourir les naufragés.
Monsieur le ministre, l’Europe, première puissance économique du monde, est-elle devenue si inhumaine pour laisser sombrer en mer Méditerranée ses principes moraux ?
Au cours des dix dernières années, à coup de crises financières et économiques successives, le projet européen a perdu sa force mobilisatrice. L’Europe a déjà pour partie désespéré Billancourt. Il ne faudrait pas qu’elle désespère également ceux qui n’ont pas renoncé à un projet politique humaniste.
L’Europe ne doit pas laisser la Méditerranée, qui est le berceau de la civilisation abrahamique et l’épicentre des trois monothéismes, se transformer en cimetière des valeurs qui lui sont constitutives, et dont la première est de porter secours à ceux dont la vie est menacée.
L’émotion suscitée par les drames de Lampedusa ne parvient pas à se traduire en actes. En s’interdisant d’agir afin de ne pas alimenter électoralement les extrêmes, les États européens ne font rien d’autre que légitimer la xénophobie. Bientôt, si l’Europe persiste dans cette voie, si elle continue à se dresser en une forteresse où ses dirigeants observent à la longue-vue les migrants périr en mer, ses derniers supporters vont se faire porter pâles.
À l’occasion de ce Conseil européen, La France doit défendre une nouvelle approche européenne de l’immigration, notamment de l’immigration clandestine. Des outils existent d’ores et déjà, et la situation géopolitique de la rive sud de la Méditerranée doit inciter les États membres à adapter leur politique. La réponse développée durant les dix dernières années, essentiellement sécuritaire, a révélé non seulement ses failles techniques, mais aussi et surtout son angle mort moral.
Parmi les outils existants susceptibles de constituer une amorce de réponse au drame des réfugiés syriens figure la protection temporaire, sujet qui vient d’être évoqué.
Monsieur le ministre, vous vous en souvenez sans doute, en 2011, le groupe socialiste du Sénat a déposé une proposition de résolution tendant au déclenchement de la protection temporaire à destination des Afghans. Peut-on envisager la mise en place au niveau européen d’un programme spécifique permettant d’accueillir, pour une durée déterminée, un nombre prédéfini de réfugiés syriens, via le déclenchement de ce dispositif ?
Peut-on envisager, au niveau européen, d’harmoniser une procédure dans le cadre de l’octroi de visas humanitaires ?
Peut-on envisager de demander de nouveau, et en dépit des positions passées des autres États membres, une révision du règlement « Dublin II », afin de ne pas laisser la Grèce, Chypre, l’Italie, Malte et la Croatie supporter la majeure partie du coût de la demande d’asile ?
Quelles sont les options que la France compte défendre sur ce sujet lors du prochain Conseil européen ?
Sur le deuxième point à l’ordre du jour, l’agenda numérique, je souhaite plus précisément attirer l’attention du Gouvernement sur les questions liées à la fiscalité numérique, sujet auquel le Sénat attache une très grande importance. Les collègues qui m’ont précédée à cette tribune ont déjà abordé cette question.
La commission de la culture, de l’éducation et de la communication va prochainement se saisir, en deuxième lecture, de la proposition de loi visant à interdire, pour le livre, le cumul de la remise de 5 % et de la gratuité des frais de port. En d’autres termes, il s’agit de combattre les pratiques de dumping d’Amazon.
Si une telle mesure, que je soutiens, permettra de rétablir des règles du jeu plus équitables, il n’en demeure pas moins qu’Amazon, à l’instar d’autres sociétés déjà citées, a développé des pratiques d’optimisation fiscale lui permettant d’être particulièrement performante et compétitive. Les procédés que ces entreprises emploient sont, aux yeux de nos concitoyens, sont de plus en plus illégitimes. Ces firmes établissent leur siège social dans des États à moindre fiscalité tout en bénéficiant, en passagers clandestins, des infrastructures des pays où ils commercent. Bien sûr, ces pratiques sont légales, ou tout au moins très difficiles à sanctionner. Les États membres ne doivent pas pour autant laisser prospérer de tels usages, qui non seulement réduisent la base fiscale mais se posent en modèle pour toutes les autres sociétés à venir.
Tant que la pratique de l’optimisation fiscale ne sera pas mieux encadrée, le message sera clair : ne venez surtout pas domicilier vos entreprises en France !
Monsieur le ministre, pensez-vous qu’il soit possible d’aboutir à la définition européenne d’un « établissement stable virtuel » qui permettrait de territorialiser de nouveau l’impôt sur les bénéfices de ces multinationales ?
Pensez-vous qu’il soit possible de réduire le calendrier d’application de la directive TVA, notamment afin de mettre un terme aux distorsions de concurrence liées à ce dumping fiscal ?
Les défis de l’agenda numérique européen dépassent largement la seule question fiscale. Cela étant, l’élaboration d’un cadre fiscal commun me paraît essentielle à la bonne information des acteurs.
Mme Bariza Khiari. Le troisième point à l’ordre du jour est la communication de la Commission européenne sur la dimension sociale de l’Union économique et monétaire. Cette communication était très attendue, mais le document présenté n’est pas à la hauteur des enjeux.
Certes, la mise en place de cinq nouveaux indicateurs sociaux – taux de chômage, taux de chômage des jeunes, revenu brut réel des ménages, taux de risque de pauvreté et indicateur d’inégalités – permettra de comparer les performances économiques et les données sociales d’un même État.
Je ne conteste pas l’avancée que ces nouveaux indicateurs sociaux peuvent représenter. Mais peut-être peut-on rêver à l’instauration d’un produit de bonheur brut, un PBB, au niveau européen ?
Mme Bariza Khiari. Tout à fait, monsieur le ministre ! On peut rêver ! (Nouveaux sourires.)
Quoi qu’il en soit, un tableau de bord social doit se lire à partir de seuils définis politiquement. En effet, tandis que les indicateurs macroéconomiques, déficit public et dette publique, peuvent et même doivent déboucher sur des mécanismes contraignants pour les États, les indicateurs sociaux préconisés par la Commission n’ont qu’une valeur indicative.
Il s’agit peut-être d’un très grand pas aux yeux de M. Barroso, mais cela reste encore bien timide pour tous ceux qui souhaitent voir l’Europe se doter de politiques sociales plus ambitieuses. Les socialistes et les socio-démocrates européens militent pour que ces indicateurs puissent infléchir les recommandations par pays de la Commission.
Quelle est la position du Gouvernement quant à la communication de la Commission ?
Voilà quelques mois, le Premier ministre belge, Elio Di Rupo, préconisait de se saisir du moment politique dans lequel il percevait une « sorte de culpabilité morale de certains dirigeants » afin d’avancer politiquement sur les dossiers liés à la fraude fiscale.
Monsieur le ministre, le prochain Conseil européen doit être considéré comme une fenêtre politique à saisir, non en misant sur la culpabilité, car cela ne suffit pas, mais en pariant sur la lucidité, sur l’esprit de responsabilité des dirigeants des États membres et, surtout, sur la nécessité donner la priorité à des valeurs susceptibles de mobiliser autour du projet européen. Il n’est pas trop tard !
La convergence fiscale, qui n’est ni plus ni moins que le pendant de la concurrence libre et non faussée, doit faire l’objet d’une bataille politique continuelle. L’entrée de la question numérique à l’ordre du jour de prochain Conseil européen doit être l’occasion d’obtenir des avancées sur cette question.
Le renforcement de la dimension sociale de l’Europe serait également de nature à réconcilier les opinions avec l’idée européenne.
Enfin, tous ceux qui considèrent que le salut de l’Europe en tant que projet exige désespérément de renouer avec des valeurs humanistes attendent que l’émotion née à Lampedusa se transforme en feuille de route politique.
L’opinion regarde l’Europe et les institutions européennes avec une méfiance de plus en plus manifeste. Or l’Europe, comme objet de cristallisation des mécontentements, ne parvient plus à être le paratonnerre politique des États.
Monsieur le ministre, le groupe socialiste connaît et soutient l’engagement résolument européen du Gouvernement. C’est pourquoi il nous semble indispensable de redonner de l’âme à l’Europe, afin d’en faire à nouveau une idée fédératrice, autour de projets mobilisateurs, notamment en direction des jeunes. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)