Mme Éliane Assassi. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je me félicite de la tenue de ce débat, organisé sur l’initiative de la commission des lois du Sénat pour faire suite à l’important rapport, qu’elle a approuvé, cosigné par mon amie Nicole Borvo Cohen-Seat et Yves Détraigne. Ils ont accompli un travail complet et remarquable.
Durant ses dix-sept années de mandat sénatorial, Nicole Borvo Cohen-Seat s’est attachée, avec toute la force de ses convictions, au travers de ses écrits, de ses interventions, de ses amendements et parfois de ses interpellations, à combattre toute forme d’entrave à l’accès à la justice pour tous, sans lequel il n’y a plus de droits fondamentaux. Ceux-ci ne sont en effet pas effectifs si leur non-respect ne peut être sanctionné par un juge.
Le titre choisi par nos deux rapporteurs – « La réforme de la carte judicaire : une occasion manquée » – est révélateur, me semble-t-il, du peu de cas dont la majorité d’hier, sous la houlette de Nicolas Sarkozy, a fait de ce principe.
D’ailleurs, la réforme de la carte judiciaire n’est qu’un exemple parmi d’autres de la destruction méthodique du service public de la justice. Menée dans la précipitation, sans concertation réelle avec les organisations syndicales, elle a visé un objectif exclusivement comptable, qu’elle n’a même pas atteint, du fait de son coût. Elle a bel et bien entraîné, en revanche, une dégradation des délais de traitement des affaires et de l’accessibilité de la justice. Le rapport d’information cosigné par Nicole Borvo Cohen-Seat et Yves Détraigne le montre parfaitement. Il démontre en outre comment cette réforme a abouti à une suppression nette de postes de magistrat ou de greffier. Au nom de la sacro-sainte RGPP, 80 postes de magistrat et 428 postes de fonctionnaire ont été supprimés entre 2008 et 2012, sous couvert d’économies. C’est un choix politique qui vise selon nous à casser le service public.
Ce rapport montre également que la concentration des tribunaux s’est faite de manière aveugle. En général, le niveau d’activité a été le seul critère retenu pour décider du maintien ou de la fermeture des juridictions. Il n’a été tenu aucun compte, ou presque, du critère d’éloignement géographique ou de l’existence de difficultés de communication, qui auraient pourtant dû être déterminants.
Cette concentration a été aveugle et aussi parfois incohérente, puisque certaines juridictions qui présentaient des chiffres d’activité nettement supérieurs aux minima requis par la garde des sceaux de l’époque ont tout de même été supprimées.
C’est ainsi que s’est opérée la suppression de près du tiers des implantations judiciaires, alors que, en parallèle, l’activité judiciaire s’est accrue, notamment en raison de la multiplication des réformes pénales.
Cette situation est d’autant plus préjudiciable que les structures concernées sont principalement des juridictions de proximité. L’éloignement des juridictions compétentes pour les petits litiges décourage le justiciable de saisir le juge. Le principal effet négatif est donc d’entraver l’accès à la justice.
Le rapport envisage des pistes de réflexion en vue de pallier ces nombreux dysfonctionnements. Chacune d’entre elles comporte des inconvénients.
Ainsi, l’organisation d’audiences foraines pose des problèmes d’ordre matériel et nécessite le déplacement de nombreux auxiliaires de justice. Or ces derniers ne sont pas en nombre suffisant et leur charge de travail est déjà très lourde.
De même, la création ou le maintien, à la place du tribunal supprimé, d’une structure plus légère – une maison de justice et du droit, une antenne juridique ou une borne de visioconférence permettant d’échanger ponctuellement avec un représentant du greffe – ne règle que partiellement le problème.
Ces pistes peuvent donc être envisagées, mais seulement le temps d’aboutir à des solutions pérennes, qui devront être élaborées en totale concertation avec les professions judicaires, quelque peu malmenées sous l’« ère Sarkozy ». Les professionnels de la justice auditionnés par nos rapporteurs ont d’ailleurs souligné à quel point ils se sont sentis négligés, voire méprisés.
Le rapport rend hommage à ces personnes qui ont rempli leur mission tant bien que mal, en dépit des atteintes portées à leurs conditions de travail, parfois même à leurs conditions de vie, et ainsi montré leur dévouement. Je voudrais m’associer à cet hommage.
Il est aujourd’hui de la responsabilité du Gouvernement de s’approprier les conclusions de ce rapport, qui a été adopté à l’unanimité par la commission des lois. Nous veillerons, dans un premier temps, à ce qu’elles trouvent un prolongement dans la loi de finances pour 2013. Si la création de 500 postes est confirmée, nous nous en réjouirons, même si cela ne saurait suffire au regard de l’ampleur des besoins. Ensuite, une réflexion globale devra être menée sur les thèmes de la proximité judiciaire, de l’organisation judiciaire ou de la spécialisation des magistrats.
Tous les moyens devront être mis en œuvre, car, en matière de justice, on ne saurait faire d’économies ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard.
M. Jacques Mézard. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, s’il fallait certes réformer la carte judiciaire, nous ne pouvons aujourd’hui que constater que cette réforme a été conduite dans de mauvaises conditions, à la hussarde, avec un simulacre de concertation dans les ressorts de cour d’appel. Je le dis d’autant plus simplement que je l’ai vécu. En réalité, nous avons assisté à une déclinaison de la RGPP dans le domaine de la justice.
La justice, nous le savons tous, s’adresse aux citoyens. Elle est faite pour eux, c’est un des socles de notre société républicaine. La justice est rendue au nom du peuple français, par des magistrats, avec le concours des greffiers.
Le peuple français a-t-il trouvé son compte dans la nouvelle carte judiciaire ? Non ! Les magistrats pas davantage, non plus que les greffiers. Quant aux avocats, on peut dire qu’ils ont été aux « abonnés absents » après la création des pôles d’instruction, qui a eu des conséquences graves dans un certain nombre de territoires ruraux en termes de proximité. En outre, certains barreaux ont purement et simplement disparu. L’accès à la justice pénale devient donc de plus en plus difficile pour nos concitoyens.
Les Français ont besoin d’une justice de proximité, de magistrats, d’auxiliaires de justice, de professionnels au fait de leurs problèmes et accessibles. La proximité permet, de manière privilégiée, de régler rapidement les conflits, souvent de les éteindre ou en tout cas d’en atténuer le feu.
Il est possible de fusionner des cours d’appel, comme l’a fait M. Migaud, premier président de la Cour des comptes, pour les chambres régionales des comptes. En effet, on plaide une ou deux fois dans sa vie devant une cour d’appel : il n’est pas insupportable de devoir faire 100 kilomètres de plus pour s’y rendre.
En revanche, supprimer des tribunaux d’instance –hormis le cas de ceux qui n’avaient presque plus d’activité – revient à priver le citoyen de l’accès naturel à la justice. Souvenons-nous que la procédure civile devant le tribunal d’instance constitue une tentative de conciliation : le premier des médiateurs, c’est le juge d’instance.
Par ailleurs, on a oublié que les dossiers de tutelle se multiplient, du fait que nos concitoyens vivent de plus en plus vieux. À cet égard, il est catastrophique d’éloigner le citoyen de la juridiction de base.
Ce fut une politique de Gribouille. Après la création des juridictions de proximité sous la présidence de M. Chirac, l’ère du Président Sarkozy a vu la suppression de 178 tribunaux d’instance, soit presque 40 % d’entre eux, donc de la proximité. Voilà quelques mois, nous avons assisté à la suppression de la juridiction de proximité, les juges de proximité étant transformés en supplétifs de la juridiction correctionnelle, dans laquelle on a ensuite tenté d’introduire des citoyens assesseurs. Tout cela n’est pas raisonnable, et je l’avais dit à l’époque. Ce n’est pas là une politique judiciaire, et les effets sont négatifs, notamment au travers de l’expansion de ce que l’on a appelé les déserts judiciaires.
En ce qui concerne les magistrats, 80 postes ont été supprimés, dont 76 dans la loi de finances pour 2011, alors qu’on en manque cruellement, nous le savons tous. Quant aux greffiers, 447 postes ont été supprimés en trois ans ; on sait la dégradation du fonctionnement de nombre de nos greffes.
Je conclurai ma courte intervention en soulignant que le vrai problème, aujourd’hui, c’est celui de l’accès à la justice, particulièrement prégnant dans nombre de départements ruraux. Madame la garde des sceaux, épargnez-nous les audiences foraines : nous ne sommes plus au Moyen Âge !
Quant au projet de tribunal de première instance, la mise en place d’une telle juridiction peut faciliter l’organisation, le travail des magistrats et des greffiers, mais il convient de veiller à ce qu’elle n’aggrave pas le problème d’éloignement de nos concitoyens de la justice que j’évoquais à l’instant.
Madame la garde des sceaux, la justice a besoin de davantage de moyens, et non pas d’une accumulation de nouveaux textes ! (Applaudissements sur certaines travées du RDSE et de l’UCR, ainsi que sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à Mme Hélène Lipietz.
Mme Hélène Lipietz. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je voudrais saluer à mon tour la qualité du travail accompli par les rapporteurs. Je formulerai un seul petit regret : il n’y a pas, dans leur rapport, de comparaison du coût de fonctionnement de la justice entre les pays ; j’y reviendrai.
La réforme de la carte judiciaire a été purement matérielle, sans doute parce que raisonner en termes de bâtiments est plus facile, plus rapide que prendre de la hauteur pour repenser le rôle des tribunaux, l’organisation judiciaire et la répartition des contentieux.
Certes, une réforme partielle de la répartition des compétences a été engagée, mais postérieurement à la réforme de la carte : on a ainsi mis sur l’ossature de la répartition des tribunaux dans l’espace des habits qui n’étaient pas à sa taille, soit trop grands soit trop courts.
De même, l’adéquation entre la carte judiciaire civile et la carte judiciaire administrative n’a pas été repensée : ainsi, en matière de justice civile, l’Yonne relève de la cour d’appel de Paris, alors qu’elle dépend de celle de Dijon en matière de justice administrative !
La méthode choisie, quant à elle, ressortit davantage à une course de vitesse qu’à une réflexion posée et partagée.
Certes, le mot « concertation » a été prononcé par la ministre de l’époque, mais plus comme une incantation contre un éventuel reproche de jacobinisme que comme l’expression d’une volonté sincère, tant a été chichement mesuré le temps qui lui était imparti.
Les chefs de juridiction, auxquels il convient de rendre hommage, procédèrent malgré tout à une concertation, mais la réforme n’a pas tenu compte de toutes leurs propositions.
Cette réforme aurait dû avoir pour unique objectif de réorganiser les moyens et les services afin de permettre une meilleure prise en compte géographique et territoriale des besoins de justice. Or votre rapport, monsieur Détraigne, montre clairement que les considérations quantitatives, voire financières, ont primé sur les impératifs qualitatifs. La justice n’est pas fille de peu de vertu ; on ne peut s’accommoder de réorganiser ses palais en ne prenant en considération que les coûts de ceux-ci.
La réforme de la carte judiciaire, dans sa conception même, est donc passée à côté des objectifs qui doivent guider une politique ambitieuse du service public de la justice : assurer une justice de proximité, simple, rapide, efficace, compréhensible par tous et indépendante. Ces objectifs ont été mis à mal au nom d’« impératifs » de coûts ou de sécurité.
Cette réforme a eu pour conséquence de créer des déserts judiciaires : ainsi, il faut plus d’une heure pour se rendre en voiture au TGI de Melun depuis Provins, alors que le tribunal de commerce et celui d’instance de cette ville ont été supprimés, et il faut plus de deux heures et demie pour faire ce trajet en train, en passant par Paris… Le train est pourtant encore, me semble-t-il, un mode de déplacement quelque peu « couru ».
M. Jean-Jacques Hyest. Il y a le réseau Seine-et-Marne Express !
Mme Hélène Lipietz. Certes, mais ce n’est pas le train !
Ainsi, faire valoir ses droits en Seine-et-Marne alourdit le bilan carbone de la France et le budget de transport des plus pauvres.
Le maillage des moyens de transport ou les spécificités géographiques et naturelles des territoires n’ont pas été pris en compte pour la détermination des tribunaux supprimés. Les justiciables peuvent donc parfois en venir, comme le montre excellemment le rapport, à renoncer à faire valoir leurs droits. Ce résultat est certes intéressant pour faire baisser le nombre de contentieux, mais était-ce bien là le but de la réforme ?
Le justiciable peut, s’il le souhaite, prendre un avocat : en quatre ans, le nombre d’avocats à Avallon, dans l’Yonne, est passé de deux à six. Pourtant, les avocats n’étaient pas nécessairement demandeurs de tels déplacements, notamment parce qu’eux-mêmes rencontrent le problème de transport que j’évoquais : faut-il rappeler que la rémunération de la garde à vue et l’aide juridictionnelle ne prennent pas en compte des frais de transport pour aller d’un bout à l’autre du département ? Un recours a d’ailleurs été déposé devant le Conseil d’État contre le décret sur l’indemnisation de la garde à vue précisément pour cette raison.
Ces « trous » dans le maillage judiciaire de notre territoire créent de fait une rupture d’égalité entre les citoyens. Cette situation, qui renvoie à la période prérévolutionnaire, ne doit pas être tolérée dans notre pays.
Des « palliatifs » ont été imaginés pour donner à croire qu’il n’existerait pas de déserts judiciaires, notamment les points d’accès au droit et les maisons de justice et du droit, dont le fonctionnement dépend, sur le plan financier, de la bonne volonté des territoires.
L’État se décharge ainsi de sa mission régalienne de justice sur les échelons locaux, et souvent sans leur déléguer les moyens financiers et humains afférents : en Seine-et-Marne, un projet de maison de justice et du droit est resté plus de deux ans dans les cartons, car les maires concernés ne savaient pas se mettre d’accord. Là encore, il y a un risque manifeste de rupture d’égalité entre les citoyens sur le territoire !
La situation actuelle mérite donc bien de faire l’objet d’une évaluation comme celle que présente le rapport, et il faudra que le ministère de la justice et notre assemblée, plus particulièrement sa commission des lois, se saisissent pleinement de ces sujets, afin de rétablir une véritable justice de proximité dans notre pays.
Il faudrait aussi que l’organisation des juridictions administratives soit revue ; elles souffrent des mêmes maux que les institutions judiciaires.
Enfin, il est heureux que le ministère de la justice ait des fonctionnaires à la hauteur : à une époque où leur nécessité est souvent remise en cause, il convient de saluer leur dévouement. Je tiens pour ma part à les remercier, puisque le rapport souligne que la réforme n’aurait pu être mise en place aussi vite s’ils étaient moins efficaces.
Le rapport cosigné par Mme Borvo Cohen-Seat et M. Détraigne vient conforter celui de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, organisme indépendant du Conseil de l’Europe : ce rapport sur l’état des systèmes judiciaires européens, paru le 20 septembre dernier, fait apparaître que la France ne consacre à la justice, hors budget pénitentiaire, que 60,50 euros par an et par justiciable, soit moitié moins que les Pays-Bas. En matière de charge de travail, il suffit de rappeler que les procureurs et les substituts français doivent en moyenne traiter 2 533 affaires par personne et par an, la moyenne européenne étant de 615 ! Les procureurs français classent donc 87 % des procédures, alors que ce taux n’est que de 44 % aux Pays-Bas, par exemple.
En conclusion, la commission des lois est loin d’avoir épuisé les voies de réflexion que nous ouvre ce rapport. Je serai toujours ravie de vous retrouver, madame la ministre, pour disséquer vos textes, mais cela sera-t-il nécessaire ? En effet, je suis sûre que, pour votre part, vous ne manquerez pas l’occasion de réformer la justice ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées de l’UCR.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Jacques Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, je voudrais tout d’abord souligner que, si le rapport a été adopté à l’unanimité de la commission des lois, cela signifie simplement que celle-ci a autorisé sa publication ; nous n’avons pas discuté de certains aspects de ce document, sur lesquels nous pourrions débattre à perte de vue.
Tout le monde est d’accord : il faut réformer la carte judiciaire. Or cela fait longtemps qu’il en est question. Au Sénat, des rapports remarquables ont été établis, notamment par MM. Haenel et Arthuis, puis par MM. Fauchon et Jolibois, préconisant de réformer la carte judiciaire. Mais cela n’est pas facile !
Permettez-moi, pour illustrer mon propos, de vous rappeler que, en son temps, Lionel Jospin, alors Premier ministre, a voulu revoir la répartition des forces de police et de gendarmerie sur le territoire. Il a demandé aux préfets de consulter les élus, et il en est résulté que, alors qu’il était déterminé à mener cette réforme, il a dû y renoncer parce que chaque élu voulait garder sa brigade de gendarmerie, ce qui était absolument irrationnel ! Cette question a donné lieu à une succession de projets depuis des années.
Pour la justice, c’est encore pis. Quelques correctifs sont intervenus. Il y a ainsi eu la réforme Poincaré, qui a supprimé nombre de sous-préfectures – peut-être allons-nous encore entendre parler des sous-préfectures, il en est parfois question dans certains milieux –, et la réforme de 1958. À cet égard, un tribunal que je connais bien a failli être supprimé deux fois ; il a résisté, parce qu’il a été prouvé qu’il avait une activité considérable…
Des postes ont effectivement été supprimés : c’est l’effet de la révision générale des politiques publiques, et non pas de la réforme de la carte judiciaire. On peut dire ce qu’on veut, mais il faut être honnête : le nombre des magistrats et des greffiers a augmenté pendant un certain nombre d’années, le budget de la justice connaissant une croissance supérieure à celle du budget de l’État. Lorsque j’ai été élu député, en 1986, le budget de la justice ne représentait que 1,26 % de celui-ci. Les choses se sont un peu améliorées, mais ce n’est jamais assez.
Par conséquent, tout le monde était d’accord pour dire qu’une réforme de la carte judiciaire était nécessaire. Je cite souvent l’exemple du tribunal d’instance de Bazas, qui était l’un des très nombreux tribunaux d’instance de la juridiction de Gironde, dont la richesse en la matière est sans doute due au fait que ce territoire a vu naître Montesquieu et accueille l’École nationale de la magistrature ! Pour une raison que j’ignore, il en est exactement de même en matière de police.
Je reconnais que la concertation n’a certainement pas abouti. Les chefs de cour ont tout de même globalement été suivis. (M. Jacques Mézard manifeste son scepticisme.) Mais ce qui m’a surpris dans la réforme, c’est que l’on supprime des tribunaux d’instance, même s’il en est dont je ne pleure pas la disparition parce qu’en fait ils n’avaient pratiquement plus d’activité. Ils existaient surtout sur le papier ; il y avait une audience de temps en temps, ce n’était pas des audiences foraines parce qu’elles se déroulaient à l’intérieur du tribunal, mais c’était un peu cela. Dans ces tribunaux d’instance, que certains ont évoqués, le juge d’instance ne venait pas souvent. Voilà un point qu’il me paraît nécessaire d’avoir à l’esprit.
Ce qui m’a également beaucoup surpris, dans la réforme, c’est le faible nombre de tribunaux de grande instance ayant été supprimés. Mais ce qui m’a vraiment épaté, c’est que l’on ne s’attaque pas aux cours d’appel.
M. Jacques Mézard. Voilà !
M. Jean-Jacques Hyest. Pourquoi ? En matière de juridictions administratives, on s’est par exemple aperçu que les délais de jugement du tribunal administratif de Versailles étaient considérables. On a donc créé un tribunal administratif à l’est de la région d’Île-de-France. De même, le ressort de la cour d’appel de Paris couvre un territoire énorme : il comprend tout l’est parisien, où l’on trouve d’ailleurs les plus grands tribunaux de France – Bobigny, Créteil, Nanterre –, et va jusqu’à l’Yonne, comme l’a tout à l'heure fait remarquer l’une de nos collègues.
Un autre cas que vous connaissez bien, madame le garde des sceaux, c’est celui de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, dont les délais sont incroyablement longs. Il me semble qu’il en va de même pour celle de Douai.
Je le répète, on aurait peut-être pu s’attaquer aussi aux cours d’appel, certaines d’entre elles disposant – je ne le dis pas cela pour être méchant – de marges de productivité.
La réforme n’est pas parfaite, c’est vrai, mais elle était nécessaire et utile. Des moyens y ont été affectés, et ils ont permis d’améliorer la condition de certains tribunaux. Je voudrais rappeler les propos du premier président de la cour d’appel de Douai, qui soulignait un point important : « Une juridiction trop petite rencontre des difficultés dans la gestion quotidienne des ressources humaines. Mobilité des magistrats, remplacement des agents, temps partiel, congés de maladie sont causes de difficultés de fonctionnement nuisant à leur efficacité. »
Nous le savons tous, certains tribunaux de grande instance fonctionnaient vaillent que vaille. Ils étaient dépourvus de toute attractivité et les jeunes magistrats qui y étaient nommés essayaient d’en partir le plus vite possible…
Rappelons-nous l’affaire d’Outreau, qui a suscité de nombreux commentaires : un trop petit tribunal ne rend pas forcément très bien la justice. Nous devions en tenir compte, et c’était aussi l’un des objectifs de la réforme.
En revanche, et vous l’avez souligné, madame le garde des sceaux, tout le monde est satisfait de la réforme des tribunaux de commerce. La concertation a été de bonne qualité, les magistrats consulaires y ayant parfaitement participé. Nous voulions depuis très longtemps faire en sorte que la justice consulaire ne soit pas trop une justice de proximité pour une raison évidente : éviter le risque de conflits d’intérêts, qui existait à l’époque et qui, apparemment, a récemment ressurgi dans une affaire.
Dans mon département, qui compte 1,3 million d’habitants, deux tribunaux de commerce ont été supprimés, et il me semble que c’est une heureuse décision. Il en reste deux, ce qui est largement suffisant, d’autant qu’ils se sont mieux structurés.
La réforme s’est donc traduite aussi par des réussites. Ainsi, les choses se sont bien passées pour les conseils de prud’hommes, puisqu’aucune d’observation n’a été faite, alors même qu’un certain nombre d’entre eux ont été supprimés.
Dans la réforme de la carte judiciaire, tout n’est donc pas à jeter !
Madame le garde des sceaux, au vu des propositions du rapport, je tiens à dire que j’ai connu un certain nombre de tentatives de rationalisation. Tout le monde se souvient du parquet départemental, une idée qui avait tant fait hurler.
Quant aux pôles de l’instruction, ils n’ont pas vraiment été mis en œuvre.
M. Jacques Mézard. À moitié !
M. Jean-Jacques Hyest. Les juges d’instruction ont été supprimés dans certaines juridictions ou leur nombre a été réduit, mais les pôles de l’instruction n’ont pas véritablement été mis en œuvre. Il est vrai que des juridictions spécialisées ont été développées, de façon plutôt satisfaisante, pour certains contentieux, comme celui de la santé ou du terrorisme. De même, en matière de droit de la mer, un certain nombre de choses ont été faites.
Nous avons également évoqué les juges de proximité. Personnellement, j’y étais favorable, tout en étant opposé aux juridictions de proximité. Selon moi, leur création était une erreur, et nous l’avions d’ailleurs dit à l’époque. Mais un Président de la République, pas le dernier, voulait, paraît-il, ces juridictions. Personne n’a osé lui dire que l’idée n’était pas bonne, ce qu’il aurait très bien compris.
On aurait dû confier aux juges d’instance la responsabilité de choisir des juges qui auraient dépendu de lui et qui, en fonction de leurs compétences, auraient été chargés d’un certain nombre de petits contentieux. Il faut garder cette idée. Certains citoyens qui ont une expérience professionnelle et qui d’ailleurs sont souvent délégués du procureur auraient très bien pu rendre service à la justice.
Je me souviens très bien que l’association des juges d’instance n’était pas d’accord avec les juridictions de proximité, mais n’était absolument pas hostile aux juges suppléants à qui auraient pu être confiés un certain nombre de contentieux. L’idée, je le répète, n’est pas complètement aberrante.
Je remarque que l’institution judiciaire a une certaine capacité à rejeter les greffons ! Souvenez-vous des magistrats à titre temporaire, qui n’ont jamais réussi à passer la barre, alors que le concept aurait pu être intéressant. D’ailleurs, dans les plus hautes juridictions, tout le monde se satisfait d’avoir des conseillers référendaires…
Madame le garde des sceaux, je m’écarte du sujet de la carte judiciaire, mais je tiens à dire qu’il est dommage que l’on n’ait pas, comme dans les juridictions allemandes notamment, des assistants. Enfin, il y en a, mais pour tellement peu d’heures que le système ne marche pas aussi bien qu’il le pourrait. Ces assistants pourraient être extrêmement utiles aux magistrats pour préparer un certain nombre de jugements ou d’arrêts. Ou alors il faut accepter que les greffiers, quand ils ne sont pas chargés de tâches administratives, deviennent ces assistants.
Monsieur Détraigne, votre rapport est intéressant, mais le tribunal de première instance n’est pas facile à mettre en œuvre. Malgré plusieurs essais, l’idée n’a pas été suivie. Vous avez avancé que cela était peut-être dû à l’inamovibilité des juges, mais, pour moi, ce n’est pas la cause principale. D’ailleurs, de fait, ce tribunal ne favorisera pas la proximité ; il permettra simplement de faire tourner les magistrats d’instance. Mais cela se fait déjà lorsque les magistrats ne sont pas occupés à temps plein dans un tribunal. Aussi, cela ne me paraît pas être une voie très efficace pour améliorer le fonctionnement de la justice.
Madame le garde des sceaux, je vous remercie d’avoir écouté une voix un peu moins critique que les autres. Puisqu’il n’y avait que des procureurs, il fallait bien un avocat ! J’ai joué ce rôle, en montrant que tout n’était pas si mauvais dans cette réforme, qui comportait aussi des points positifs.
Je voudrais conclure en vous faisant part de mon inquiétude quant à la judiciarisation de notre société.
M. Alain Néri. Très bien !
M. Jean-Jacques Hyest. Nous concourons vraiment à alimenter ce phénomène. En matière de surendettement, quand on en connaît toute l’histoire depuis la loi Neiertz, on constate que, après avoir judiciarisé ce contentieux, on a été dans le sens inverse, sinon cela se serait terminé par une embolie des tribunaux d’instance !
Avec les procédures prévues pour le contentieux du surendettement, vous allez avoir de nouveau des problèmes un jour ou l’autre. En cette matière, il faut agir dans l’urgence et faire preuve de rapidité. Si les pauvres magistrats sont surchargés avec cette mission, ils ne pourront plus suivre. Il faudrait réfléchir avec d’autres ministres, car il s’agit d’une politique globale, à ce phénomène inquiétant. (Applaudissements sur de nombreuses travées.)
M. le président. La parole est à M. Henri Tandonnet.