M. Jean-Jacques Pignard. … mais, pour ma part, je sais très bien que cela conduit à des réflexes identitaires, à des enfermements communautaires qui font le jeu des extrémistes.
Mme Éliane Assassi. Alors, votez contre les lois Guéant !
M. Jean-Jacques Pignard. J’ai entendu tout à l'heure un collègue dénoncer avec raison les Loups gris : croyez-moi, dans la région lyonnaise, nous savons le mal que fait cette secte… Or, en ravivant ces tensions, on jette ces jeunes en mal d’identité dans les bras des extrémistes.
Le rôle de la République n’est pas de favoriser les extrémistes ; il est d’essayer de faire en sorte que l’on puisse vivre ensemble, même si cela s’avère difficile.
Pour ces trois raisons et, bien sûr, pour d’autres qui ont été évoquées tout à l'heure, je voterai cette motion d’irrecevabilité.
J’ignore s’il est anticonstitutionnel d’écrire l’histoire officielle, mais je pense que ce n’est pas républicain.
J’ignore s’il est anticonstitutionnel d’imposer la repentance, mais je pense que ce n’est pas républicain.
J’ignore s’il est anticonstitutionnel de renforcer les communautarismes, mais je pense que ce n’est pas républicain. (Applaudissements sur plusieurs travées de l’UCR, du groupe socialiste et du groupe CRC, ainsi que sur les travées du RDSE et du groupe écologiste. – MM. Gérard Larcher et Christian Poncelet applaudissent également.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?
Je mets aux voix la motion n° 1 tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité et dont l’adoption entraînerait le rejet de la proposition de loi.
J’ai été saisi d’une demande de scrutin public émanant du groupe UMP.
Je rappelle que cette motion est présentée par M. Jean-Pierre Sueur, au nom de la commission des lois, et que le Gouvernement en souhaite le rejet.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
M. le président. Voici le résultat du scrutin n° 89 :
Nombre de votants | 263 |
Nombre de suffrages exprimés | 253 |
Majorité absolue des suffrages exprimés | 127 |
Pour l’adoption | 86 |
Contre | 167 |
Le Sénat n’a pas adopté. (Applaudissements sur plusieurs travées de l’UMP.)
Question préalable
M. le président. Je suis saisi par M. Mézard et les membres du groupe du Rassemblement démocratique et social européen d’une motion n° 2 rectifié.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi (n° 229, 2011-2012).
La parole est à M. Jean-Michel Baylet, pour la motion.
M. Jean-Michel Baylet. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, avant de défendre cette motion, je veux écarter toute polémique qui n’aurait pas lieu d’être.
Les auteurs de cette motion, les sénateurs radicaux de gauche et l’ensemble des membres du groupe du RDSE, ne veulent en aucun cas minimiser l’horreur des exactions commises en Arménie au début du siècle dernier ni la souffrance des familles des disparus.
Oui, l’Empire ottoman a exterminé, en 1915, des ressortissants arméniens, et ce massacre mérite certainement la qualification de génocide. Cela ne souffre pas le moindre doute et, quand je l’affirme, c’est exclusivement sur la base de travaux réalisés par des historiens de renommée internationale, non à partir de déclarations d’élus, de ministres ou de parlementaires, qui ne sont en aucune façon habilités à dire ou écrire l’histoire, mais seulement à la « faire » par des décisions politiques.
La France doit-elle compatir à la douleur des descendants des victimes ? Bien sûr !
Incombe-t-il au législateur de pénaliser cette réalité historique ? Certainement pas ! D’autant que cette démarche se heurte à nos principes constitutionnels.
Mes chers collègues, la présente proposition de loi a pour but d’incriminer la négation des génocides « reconnus comme tels par la loi française ». Or seuls les génocides juif et arménien ont fait l’objet d’une telle reconnaissance. Ce texte, dans la mesure où la négation de la Shoah est déjà pénalement répréhensible, n’a vocation à s’appliquer qu’au drame arménien : il s’agit donc d’un texte de circonstance.
Je renvoie ceux qui soutiendraient que l’examen de ce texte ne devrait pas nous conduire à rouvrir le débat récurrent sur les lois mémorielles à la lecture de l’article 1er. En effet, celui-ci vise à sanctionner pénalement toute personne qui conteste ou minimise « de façon outrancière » la vision de l’histoire telle qu’elle se trouve figée par la loi. Cette disposition de pur droit pénal n’est certes pas intrinsèquement « mémorielle », mais elle constitue la conséquence directe de lois déclaratives, conséquence en l’absence de laquelle lesdites lois, souvent qualifiées de « neutrons législatifs », sont privées de tout effet.
Mes chers collègues, nous ne pouvons faire l’économie de ce débat au travers duquel, je l’espère, vous comprendrez les raisons de mon opposition à ce texte et, plus généralement, à ce mouvement contemporain qui tend à donner à chaque communauté victime d’atrocités la possibilité de figer dans la loi « sa » mémoire, « sa » vérité historique, celle-ci devenant de fait une vérité légale irréfragable puisque toute tentative de démonstration de l’existence d’une réalité divergente est pénalement répréhensible.
L’emballement auquel nous assistons depuis une vingtaine d’années ne correspond en rien à l’objectif visé par les premières lois mémorielles.
La relation entre loi et histoire n’est pas récente : des lois commémoratives existent depuis la Révolution française et ont souvent été utilisées, durant le XXe siècle, pour célébrer les soldats français morts au combat. En 1915, notamment, le législateur a défini la mention « mort pour la France », tout en organisant la commémoration de nos compatriotes disparus pour défendre les intérêts de la nation.
Mes chers collègues, il ne faut pas que la volonté de célébrer et de transmettre la mémoire se transforme et se confonde en besoin d’interdire, de sanctionner et surtout de clore la confrontation historique. Voter une loi reviendrait alors à dire la vérité historique : « Cela s’est passé ainsi puisqu’une loi votée par la représentation nationale le dit. » Mais le rôle de la loi est-il de dire l’histoire ? N’est-ce pas une fonction inédite du Parlement ?
Il ne me semble pas que le besoin de judiciarisation de nos sociétés contemporaines ou, pour le dire autrement, que l’« envie de pénal » décrite par le romancier et essayiste Philippe Muray doive entrer dans nos livres d’histoire.
Je n’insisterai pas sur les tentations électoralistes qui poussent des parlementaires – nous l’avons déjà vu en 2001 avec l’adoption de la loi reconnaissant le génocide arménien, puis en 2006 avec la première tentative de pénalisation de sa négation – à toujours déposer ce type de textes à quelques mois d’échéances électorales, nationales ou locales… comme par hasard !
En se comportant ainsi, le législateur ne rend pas service à l’histoire ; la vive émotion et la forte mobilisation des historiens l’attestent. Comme toute science, l’histoire se nourrit de débats, de confrontations et d’échanges. Je vous renvoie à la lecture complète de la pétition rédigée par le collectif d’historiens « Liberté pour l’histoire ». L’inquiétude légitime qu’elle exprime a été relayée avec force par la mission parlementaire d’information sur les questions mémorielles, présidée par l’actuel président de l’Assemblée nationale. Cette question relève bien plus du débat public et de la morale collective que de la loi.
La tendance grandissante aux victimisations sélectives et communautaristes engendre nécessairement des effets néfastes pour notre cohésion sociale nationale et affaiblit jusqu’aux fondations de la République. Indubitablement, nous avons plus à gagner en rassemblant les différentes composantes de la nation française autour de la commémoration et d’un réel effort d’enseignement de l’histoire qu’en les opposant comme c’est le cas aujourd’hui.
C’est pourquoi, à l’échelle internationale, la France doit apporter son concours au dialogue entre les peuples turc et arménien, elle doit favoriser des initiatives dépassionnées et des rencontres d’historiens pour permettre à la Turquie de reconnaître sa responsabilité. Mais notre rôle n’est pas de jeter de l’huile sur un feu dont le foyer n’a pas à s’étendre jusqu’à nous.
La France, mes chers collègues, n’est en rien responsable des événements dramatiques de 1915 : elle n’était pas partie prenante à ces actes de barbarie et aucun de ses ressortissants n’en a été victime. Que diriez-vous si un Parlement étranger se saisissait de notre histoire – car il y aurait beaucoup à dire aussi sur ce sujet – pour voter des lois mémorielles à notre encontre ?
Contrairement à la « loi Gayssot », cette proposition de loi vise à sanctionner la négation d’un génocide qui n’a jamais été reconnu par une juridiction nationale ou internationale. La qualification de génocide de la Shoah a revêtu l’autorité de la chose jugée à l’issue du procès de Nuremberg : sa réalité aussi bien juridique qu’historique ne souffre plus aucune contestation. Par conséquent, les deux textes ne sont en rien comparables, comme l’ont déjà dit et expliqué d’autres orateurs.
Le dispositif de cette proposition de loi, bien que ses défenseurs se prévalent de celui de la loi de 1990, est différent en ce qu’il nous propose de sanctionner toute négation des génocides reconnus seulement par la loi, sans corrélation avec aucune décision de justice.
Tout comme la loi de 2001 reconnaissant le génocide arménien, sur laquelle elle se fonde, cette proposition de loi entre en contradiction avec les dispositions de l’article 34 de la Constitution, qui découle du principe de la séparation des pouvoirs. Il ne peut en aucun cas revenir au Parlement de se prononcer sur l’existence et la qualification juridique d’un quelconque fait ou événement en lieu et place des juges.
La Cour de cassation impose une définition claire et précise du génocide cible du négationnisme. Faute d’une telle définition de la catastrophe de 1915 par une loi qui se borne à le reconnaître, l’inconstitutionnalité du texte que nous examinons ne semble faire aucun doute, comme l’a très bien exposé notre rapporteur, que je salue et félicite. C’est d’ailleurs en ce sens que s’est exprimé Robert Badinter, avec la force et le talent que nous lui connaissons, le 4 mai dernier, à cette tribune.
De surcroît, le principe constitutionnel de la légalité des délits et des peines et son corollaire, la stricte interprétation de la loi pénale, ont pour but de lutter contre l’arbitraire des juges, arbitraire que l’imprécision de la lettre de cette proposition de loi alimentera, hélas !
La définition de l’élément matériel de l’infraction est ici bien trop vague. La « contestation » peut, sans réfuter la réalité du génocide, viser des éléments de temps ou de lieux. Mais c’est surtout la notion de « minimisation de façon outrancière » qui ouvre la porte à l’interprétation extensive de ce texte par les juges. Historiens turcs et arméniens, mais aussi du monde entier, divergent sur l’estimation du nombre exact de victimes de cette catastrophe. Que devra alors faire le juge chargé de déterminer si une personne renvoyée devant lui s’est rendue coupable de ce délit ? Cette insécurité juridique ne manquera pas de toucher des historiens restant pourtant dans le strict cadre de leurs recherches.
Mes chers collègues, l’incompatibilité de cette proposition de loi avec le principe constitutionnel de la liberté d’opinion et d’expression tel qu’il est défini par l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, mais aussi avec le principe de la liberté de la recherche qui en découle, est manifeste. Les restrictions légales à ces principes sont envisagées très strictement par la Cour européenne des droits de l’homme, notamment en matière de négationnisme.
L’incrimination pénale de la négation des génocides apparaît, de surcroît, dénuée d’une véritable utilité pratique, tant le droit positif regorge de voies permettant de sanctionner ceux qui porteraient atteinte à la mémoire des victimes ou à la douleur de leurs descendants. Pour ne citer que les principales, la loi du 29 juillet 1881 définit plusieurs délits de presse comme l’apologie des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes ou délits de collaboration avec l’ennemi ou bien encore la contestation de l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité. Ces barrières à l’ignominie négationniste remplissent déjà pleinement leur rôle : vous l’avez d’ailleurs confirmé vous-même, monsieur le ministre, le 22 décembre, lors de la discussion de ce texte à l’Assemblée nationale.
Alors, avant même que la pénalisation ne soit appliquée, l’autocensure découlant des lois mémorielles simplement déclaratives pèse déjà lourdement sur les épaules des chercheurs en sciences sociales, des intellectuels, des journalistes et de tout un chacun. Ce sentiment de prudence et de retenue, contraire à l’idée même de recherche scientifique et de liberté, s’est grandement accru depuis que MM. Lehideux et Pétré-Grenouilleau ont fait l’objet d’actions en justice.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, après le droit, qui est sans appel en la matière, après l’histoire, qu’il ne nous appartient pas d’écrire ou de réécrire, je conclurai en invoquant la politique, et plus exactement la politique internationale et la diplomatie, domaines dans lesquels nous, parlementaires, avons en revanche le devoir de nous exprimer.
Les conséquences diplomatiques de cette initiative parlementaire, mes chers collègues, ne peuvent être que désastreuses pour la France. Au reste, cette question ne concerne pas la seule relation franco-turque : elle déborde sur l’image que la France donne d’elle au monde. Gardons-nous de donner des leçons et de faire preuve de cette assurance, qui s’accompagne souvent d’arrogance, que beaucoup de pays nous reprochent, il faut bien le dire, à juste titre.
Mes chers collègues, la Turquie est une démocratie laïque, un partenaire économique de taille et un interlocuteur d’une stabilité exceptionnelle dans une zone empreinte de tant de conflits et de crises.
M. Jean-Louis Carrère. Très bien !
M. Jean-Michel Baylet. Il est nécessaire de rappeler qu’au mépris d’une réelle vision stratégique de la construction européenne, battue en brèche par une conception dogmatique et culturaliste, nous maintenons depuis des années la porte d’entrée dans l’Union européenne fermée à la Turquie, alors même qu’Europe et Turquie sont liées depuis 1963 par l’accord d’Ankara et que la vocation de la Turquie à intégrer l’Europe politique lui a été à plusieurs reprises confirmée depuis sa première candidature déposée en 1987, voilà vingt-cinq ans. Je me permets de rappeler que la Croatie vient d’approuver par référendum son adhésion à l’Union européenne sans que cette adhésion, et je m’en félicite, soulève de difficultés.
Car les seuls critères qui doivent décider de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne sont ceux de Copenhague, qui s’appliquent à tous les pays candidats. En fait, mes chers collègues, il s’agit tout simplement d’honorer les promesses de l’Europe et de la France. Il s’agit surtout d’œuvrer à une construction européenne fondée sur la laïcité et non sur des motifs religieux. Non, mes chers collègues, l’Europe n’est pas et ne doit pas être un « club chrétien » : telle est la position des Radicaux de gauche ! (M. Jacques Mézard, Mme Bariza Khiari et M. Jean-Louis Carrère applaudissent.)
Aussi, je regrette que le texte qui nous réunit aujourd'hui ait été inscrit à l’ordre du jour, monsieur le ministre, alors que notre pays traverse une terrible crise économique et sociale et que nous avons des problèmes bien plus aigus et surtout bien plus urgents à régler.
Je déplore qu’une certaine forme de « bien-pensance », sûre de la validité de ses idéaux, puisse nous amener à envisager de sanctionner, avant que les Arméniens eux-mêmes ne le décident, la négation d’un génocide dont seule l’Arménie a été tragiquement victime.
Encore une fois, mes chers collègues, il ne nous appartient pas de dire l’histoire, surtout quand cela n’est ni opportun ni constitutionnel ! C’est pourquoi, je vous invite à adopter cette motion tendant à opposer la question préalable déposée par les Radicaux de gauche et les membres du RDSE, seul groupe uni aujourd’hui, avec celui des écologistes, au sein du Sénat. (Applaudissements sur les travées du RDSE et du groupe écologiste, ainsi que sur plusieurs travées du groupe socialiste et du groupe CRC. – MM. Christian Poncelet et Marcel Deneux applaudissent également.)
M. le président. La parole est à Mme Natacha Bouchart, contre la motion.
Mme Natacha Bouchart. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avant tout, je voudrais vous faire part de ma fierté et de mon émoi d’être devant vous, dans cet hémicycle chargé d’histoire, qui représente à lui seul les fondements de notre démocratie à travers les mots de liberté, d’égalité et de fraternité.
Qui aurait pu penser que la fille d’un réfugié arménien prononcerait sa première intervention au Sénat à l’occasion d’un débat sur la condamnation de la négation des génocides, en particulier du génocide arménien ?
En cet instant, mon émotion est grande et j’espère que vous la comprendrez. Je me sens ce soir enfant d’Arménie et je ne puis m’empêcher, à travers le souvenir de mon père et de mes grands-parents, de penser aux souffrances de notre peuple martyr.
C’est à la fois un témoignage, un hommage et un plaidoyer que je veux vous présenter.
Au cours de la Première Guerre mondiale, l’Arménie était un champ de bataille pris au milieu des affrontements entre Russes et Ottomans. Les défaites successives de l’armée ottomane contribuèrent à alimenter un sentiment de défiance de plus en plus fort envers la population arménienne. Ce sentiment s’est rapidement transformé en une profonde haine.
Dès le mois de janvier 1915, une politique répressive violente est mise en œuvre par le gouvernement ottoman des Jeunes-Turcs. Les soldats arméniens sont d’abord désarmés, puis exécutés. Le 24 avril 1915, 650 notables de Constantinople sont arrêtés et assassinés. Malheureusement, les atrocités ne font que commencer. Alors que les hommes valides sont froidement abattus à la sortie des villages, les femmes, les enfants et les personnes âgées subiront les horreurs de la déportation dans les déserts de Syrie et d’Irak.
C’est ainsi que 1 500 000 Arméniens ont été massacrés ou déportés en 1915.
Cette histoire, je l’ai apprise comme chacun d’entre vous. La pudeur, le respect et la volonté de ne pas heurter la fragilité de l’enfant que j’étais ont toujours empêché mon père de m’expliquer le drame vécu par notre famille. C’est donc au fil du temps que j’ai pu découvrir des bribes de notre histoire. J’ai longtemps ressenti chez lui le poids des souffrances, des peurs qui perturbent et rendent vulnérable. Mais, aujourd’hui, comme les 600 000 Français d’origine arménienne qui vivent et respectent leur pays, la France, je souhaite que chacun puisse trouver enfin la sérénité.
Maintenant, c’est à moi de tenter de convaincre celles et ceux d’entre vous qui ne voient dans cette loi qu’une intrusion illégitime de l’État français dans l’Histoire ou encore, comme nombre de commentateurs ont pu l’écrire, une simple manœuvre électoraliste.
L’adoption de cette loi constituerait l’aboutissement d’un processus législatif entamé voilà déjà bien des années.
De nombreuses personnalités politiques de tous horizons se sont attachées à soutenir le peuple arménien, ce peuple meurtri dans le passé et qui continue encore aujourd’hui à subir des atteintes inacceptables.
Grâce à toutes ces actions de soutien, le génocide a pu enfin être reconnu par la France avec l’adoption de la loi du 29 janvier 2001. Cette reconnaissance, si elle a contribué à apaiser les souffrances d’un peuple jusque-là privé d’une partie de son histoire, n’a malheureusement pas réussi à dissuader ceux qui osent encore nier cette tragédie et qui, par leurs actes ou leurs propos, continuent de blesser personnellement les descendants des Arméniens martyrisés.
Comment peut-on imaginer que, dans le pays des droits de l’homme, certains aient encore le droit de nier l’extermination d’un peuple alors que la France a reconnu ce génocide ?
Je vous rappelle que le génocide arménien a été reconnu par le gouvernement démocratique turc en 1919 ; certains de ses auteurs ont alors été condamnés par la cour martiale de Constantinople.
Il devient urgent de réparer une injustice dont l’ensemble du peuple arménien souffre encore aujourd’hui. Le vide juridique ne sera totalement comblé qu’avec l’adoption définitive de ce texte.
Je suis persuadée que seule la pénalisation du négationnisme prévue par cette proposition de loi offrira à toutes les victimes de ces monstruosités le meilleur moyen de reconstruire leur identité. Seule la menace d’une réelle sanction pourra empêcher les auteurs de négationnisme de continuer en toute impunité à faire souffrir des millions de personnes partout dans le monde.
De plus, si ce texte est adopté, chaque fois qu’un génocide sera reconnu par la France, la mémoire de ses victimes sera respectée sur notre territoire.
Cette proposition de loi va bien au-delà de la simple reconnaissance. Elle montre l’exemple d’un pays engagé, déterminé à combattre les atteintes contre l’humanité.
Chaque individu a le droit au respect. Ce respect, c’est aussi celui de ses origines et de son histoire.
Au travers de ce texte, mes chers collègues, ce sont les droits de l’homme qui sont défendus. Une nouvelle fois, comme elle a su le faire à maintes reprises dans le passé, la France peut prouver au monde entier sa détermination à protéger et à défendre les droits universels reconnus à chaque être humain.
Ce texte doit se comprendre comme un acte de réconciliation, d’apaisement et de dignité : telle est sa véritable dimension. Nous voulons une authentique réconciliation entre le peuple turc et le peuple arménien.
En aucun cas, il ne s’agit ici de donner à la France le rôle d’un État historien ; il s’agit uniquement de donner à tous les peuples opprimés la chance de se réapproprier leur histoire.
Donner raison au négationnisme, ce serait accepter l’inacceptable. Les peuples, et le peuple arménien en particulier, ont le droit d’être respectés, mais aussi d’être écoutés.
Nous devons combattre avec force le danger permanent du négationnisme d’État, aux effets terriblement douloureux, qui détruit lentement la mémoire de tout un peuple.
Le génocide arménien est un fait historique démontré, dont un grand nombre d’historiens ont établi l’ampleur et démonté l’épouvantable mécanisme ; nous ne pouvons pas accepter une réécriture politique de cet événement dramatique.
Si la France est aujourd’hui capable d’être à l’écoute des peurs et des incompréhensions de ces populations persécutées, c’est qu’elle a su, elle aussi, reconnaître les tragiques événements qu’elle a traversés au cours de son histoire, ce qui a permis au peuple français de se reconstruire et d’accepter les réalités de son passé.
Mon intervention, mes chers collègues, n’a pas vocation à attiser des oppositions : elle a seulement pour but de réconcilier un peuple avec son histoire.
J’approuve notre collègue député M. Pupponi lorsqu’il déclare que « l’honneur d’un élu, d’une femme, d’un homme politique, malgré les risques que cela comporte, c’est de voter en conscience et de respecter la parole donnée ».
À partir du moment où la loi Gayssot pénalise la négation de la Shoah et où la France a reconnu un deuxième génocide, il serait normal que ces deux génocides soient de la même façon reconnus comme ne pouvant être niés. Au nom de quoi le Sénat déciderait-il que la négation d’un génocide perpétré par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale est condamnable et que la négation du génocide perpétré contre le peuple arménien ne l’est pas ?
Parce que la France a été et restera toujours une terre d’accueil pour tous ces hommes et toutes ces femmes victimes, elle continuera de défendre le droit au respect de leur histoire.
Parce que la France est mon pays, moi qui suis née d’un père arménien, je veux me sentir, ce soir, respectée et fière d’être française.
L’Arménie et la France ne sont pas seulement liées par l’Histoire. Elles le sont également par ces hommes et par ces femmes qui luttent ensemble contre les privations, les humiliations et les barbaries.
Ce soir, mes chers collègues, je vous demande, avec l’ensemble du peuple arménien, de rejeter cette motion afin que la négation du génocide arménien soit enfin combattue.
Ce soir, comme les 600 000 Arméniens de France, je veux me sentir à la fois fille de France et fille d’Arménie. (Applaudissements sur plusieurs travées de l'UMP.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Je souhaite seulement préciser, monsieur le président, que la commission est favorable à cette motion tendant à opposer la question préalable.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Patrick Ollier, ministre. Le Gouvernement est, lui, défavorable à cette motion, dont l’objet est, je le rappelle, de faire décider qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération. Car le Gouvernement, monsieur Baylet, est convaincu que le débat doit se poursuivre.
Comme je l’ai longuement indiqué tout à l’heure, le vote de cette proposition de loi est indispensable afin de compléter la loi de 2001, de la rendre normative et, ainsi, de la protéger contre tout risque d’inconstitutionnalité.
Non, ce texte n’est pas inconstitutionnel. Non, il n’est pas mémoriel. Je comprends votre argumentation, monsieur Baylet, mais, si vous êtes convaincu d’avoir raison, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de votre logique et déposer un texte tendant à supprimer les lois de 1990 et de 2001 ? Or vous n’allez pas jusque-là ! Je ne sais pas qui fait de la politique dans cet hémicycle…
Contrairement à ce que vous dites, ce texte n’est pas l’expression de la bien-pensance. Il vise simplement à combler un vide juridique.
À cet instant, je tiens à remercier Mme Bouchart de son engagement et de l’émotion avec laquelle elle a évoqué son vécu familial.
Monsieur Baylet, pour les raisons que j’ai déjà indiquées, et malgré le talent avec lequel vous avez défendu votre point de vue,…
M. Francis Delattre. Il ne faut rien exagérer !