M. Roland Courteau. C’est vrai !
M. Philippe Kaltenbach. Ce fut le cas, pour la reconnaissance officielle du génocide arménien comme ce fut aussi le cas pour la reconnaissance des traites et des esclavages comme crimes contre l’humanité.
M. Roland Courteau. C’est vrai aussi !
M. Philippe Kaltenbach. Les socialistes ont, cependant, toujours refusé que le Parlement vote des textes qui portaient un jugement de valeur comme la loi du 23 février 2005, qui tend à reconnaître « le rôle positif de la présence française outre-mer ». L’UMP voulait imposer aux enseignants une lecture de l’histoire sur la colonisation qui était loin de faire consensus, bien au contraire. Les socialistes ont toujours refusé cela.
Je sais que certains de mes collègues éprouvent des réserves, car ils craignent que ce type de dispositif législatif n’entrave le travail des chercheurs.
Je crois qu’il faut préciser, tout d’abord, qu’une telle loi tendant à réprimer la contestation de l’existence des génocides présentera l’immense avantage de libérer le champ d’investigation des historiens des faussaires et des manipulateurs.
Je voudrais aussi rappeler que la loi Gayssot du 13 juillet 1990, votée pour protéger du négationnisme la mémoire des victimes de la Shoah, n’a jamais gêné le travail des historiens.
M. Roland Courteau. C’est vrai !
M. Philippe Kaltenbach. Il faut surtout souligner que la proposition de loi sur laquelle nous nous prononçons aujourd’hui vise à incriminer la contestation ou la minimisation d’un génocide quand elle est faite de façon outrancière.
Le fait d’ajouter par rapport au texte de mai dernier l’élément intentionnel, fondamental en droit pénal, permet au législateur de démontrer qu’il ne vise pas tant la contestation du génocide en tant que telle que l’incitation à la haine raciale dont elle est porteuse.
Pour ce qui serait une atteinte à la liberté d’expression, personne ne saurait contester que dans tout État démocratique la liberté d’expression connaît des limites. Ces limites ont ici, pour objet de prévenir toute incitation à la haine induite par le négationnisme.
Par ailleurs, cette proposition de loi ne transformera pas le Parlement en tribunal.
En effet, alors que la précédente proposition rejetée le 4 mai dernier était muette sur les éléments constitutifs du génocide contesté, l’actuelle proposition incrimine la contestation ou la minimisation d’un crime de génocide tel qu’il est défini par l’article 211-1 du code pénal. Le fait de renvoyer à une définition pénale du génocide lève le grief d’inconstitutionnalité relatif à une violation du principe de légalité des délits.
On ne peut donc plus accuser le Parlement de vouloir se muer en tribunal ; c’est seulement le juge qui, sur le fondement de l’article 211-1 du code pénal, sera amené à qualifier juridiquement les faits.
Rappelons qu’existent les verdicts des cours martiales de Constantinople en 1919 et en 1920 à l’encontre des principaux responsables et organisateurs du génocide. C’est précisément au cours de ces procès qu’a été reconnue la nature des crimes « contre la conscience de l’humanité » et « contre les normes universelles ».
La France ne sera pas, en outre, comme j’ai pu le lire dans le rapport de la commission des lois, le premier pays à mettre en place un tel dispositif législatif. La Slovaquie dispose d’une telle législation et la Suisse a déjà condamné un négationniste en considérant que la négation du génocide arménien était un motif qui appartient à la catégorie des « mobiles racistes et nationalistes qui ne relèvent pas du débat historique ».
Un autre argument employé contre ce texte serait que le vote de cette proposition de loi pourrait conduire à l’inconstitutionnalité de la loi de 2001. Ce fut, notamment, un des motifs avancés par Robert Badinter lorsqu’il vota l’exception d’irrecevabilité le 4 mai dernier contre la précédente proposition de loi. Je veux le remercier de la précieuse contribution qu’il continue d’apporter à nos débats, même hors du Sénat.
Cependant, je le souligne une nouvelle fois, le texte que nous examinons aujourd’hui diffère substantiellement de celui qui a été rejeté le 4 mai dernier. La présente proposition de loi vise à amender la loi de 1881 sur la liberté de la presse en y insérant un nouvel article, l’article 24 ter, alors que la précédente proposition exposait la loi de 2001, en l’amendant, à un risque de censure.
Certains considèrent que la France ne devrait pas intervenir faute d’avoir été directement impliquée dans les crimes perpétrés en 1915.
Je rappelle qu’un génocide est un crime contre l’humanité tout entière et non simplement un crime contre le groupe de personnes visées. Nous sommes donc tous concernés !
M. Roland Courteau. C’est vrai !
M. Philippe Kaltenbach. Il ne s’agit aucunement de faire ingérence dans les rapports entre la Turquie et l’Arménie, mais il s’agit de veiller à préserver les valeurs de respect et de tolérance à l’intérieur de nos frontières.
Cette proposition de loi ne fera pas non plus obstacle à ceux qui s’emploient à une réconciliation arméno-turque. Ce n’est certainement pas en nous taisant que nous aiderons la Turquie à faire un travail de mémoire. Le mouvement de reconnaissance internationale du génocide arménien, qui est en marche depuis une vingtaine d’années, contribue fortement à influencer la société civile turque. Surtout, c’est pure naïveté ou cynisme de s’en remettre au seul dialogue des autorités turques et de la communauté arménienne pour que la Turquie reconnaisse enfin ce crime. Le sociologue et historien turc Taner Akçam nous exhorte au contraire à réveiller ce « fantôme » qui « hante » la Turquie pour mettre fin à la grande « solitude » des chercheurs, historiens et journalistes.
Hrant Dink, la veille de son assassinat disait justement : « Les seuls moments où on se souvient, c’est quand il y a une pression extérieure. »
Et le droit turc fait encore, je le rappelle, obstacle à ce dialogue, car tout débat est sanctionné ou risque de l’être au nom du délit de « dénigrement de la turcité ». Cette incrimination, insérée à l’article 301 du code pénal, fait pourtant l’objet de condamnations régulières par la Cour européenne des droits de l’homme, comme ce fut encore le cas le 25 octobre dernier sur saisine de Taner Akçam.
Enfin, certains estiment qu’il s’agit d’une loi à visée électoraliste. Un tel reproche ne peut être adressé aux socialistes, car nous sommes constants dans notre action. Mais il est vrai qu’on peut légitimement se poser la question pour le Chef de l’État, compte tenu de ses volte-face depuis 2007.
Nous aurions dû disposer de plus de temps pour mener un débat serein. Mais, je l’ai dit, seul le résultat compte, et il faut parfois profiter de ces moments particuliers que sont les campagnes électorales pour obtenir des soutiens auxquels on ne croyait plus. C’est le miracle de la démocratie !
Mes chers collègues, j’espère avoir démontré qu’aucun argument ne s’oppose finalement à l’adoption de cette proposition de loi.
Il y a un siècle, sidéré par le déchaînement de violence qui frappait les populations arméniennes de la Turquie ottomane, Jean Jaurès déclarait : « Nous en sommes venus au temps où l’humanité ne peut plus vivre avec, dans sa cave, le cadavre d’un peuple assassiné. » Cette phrase est toujours d’actualité.
Serge Klarsfeld nous a rappelé, le 18 janvier dernier, lors de son audition, combien la négation d’un crime contre l’humanité est toujours porteuse d’oubli et donc source de malheurs futurs.
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. Philippe Kaltenbach. Adolf Hitler, qui tenta d’exterminer l’ensemble des populations juives d’Europe, n’avait pas manqué de déclarer, à l’aube des ténèbres qui allaient s’abattre sur notre continent, pour faire taire les derniers scrupules de son entourage : « Qui se souvient encore du massacre des Arméniens ? »
M. le président. Concluez, mon cher collègue.
M. Philippe Kaltenbach. À cet instant, son raisonnement fut aussi simple qu’effrayant : personne ne nous le reprochera, car personne ne s’en souviendra.
Nous affirmons avec force aujourd’hui le contraire.
Nous nous souvenons de la tragédie du génocide des Arméniens et, si quiconque entend nier le droit aux descendants des victimes d’entretenir la mémoire de leurs morts, il devra s’en expliquer devant la justice.
Monsieur le président, mes chers collègues, le Parlement n’outrepasse pas ses prérogatives en votant cette loi. Bien au contraire, il les assume, et nous pouvons en être fiers ! (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste, du groupe CRC et de l’UMP.)
M. le président. La parole est à M. Luc Carvounas.
M. Luc Carvounas. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en 1915, avec la Grande-Bretagne et la Russie, la France lançait déjà un appel contre les crimes de « lèse-humanité » qui étaient perpétrés par les autorités ottomanes à l’encontre des Arméniens.
Exterminées à l’aide de procédés barbares au nom d’une idéologie nationaliste et raciste, ce qui constitue la première grande tragédie humaine du xxe siècle, les victimes des crimes de 1915 demeurent ancrées dans nos mémoires.
L’acte génocidaire vise à l’anéantissement d’un groupe, d’un peuple. Mais il ne s’arrête pas là, une fois l’horrible forfait commis. La volonté génocidaire se perpétue incontestablement à travers le négationnisme. Si le génocide est l’anéantissement des corps, le négationnisme est l’anéantissement des mémoires.
Quel rôle vient jouer le législateur dans cette affaire ? Selon certaines critiques, le Parlement se chargerait ici de délivrer une vérité historique officielle en empruntant un chemin intrusif à travers le champ de l’Histoire.
D’autres critiques s’épanchent sur le caractère répétitif de l’adoption de lois dites mémorielles ou sur le fait que nous attenterions à la liberté d’expression se manifestant à travers la recherche scientifique.
L’intention du législateur est non pas d’adopter une loi mémorielle, mais bien de mettre en place un dispositif pénal permettant, d’une part, de protéger la mémoire des victimes de génocides et, d’autre part, de sanctionner ceux qui incitent à la haine par la diffusion de messages négationnistes.
En la matière, le Parlement, s’inscrivant dans le prolongement de la loi Gayssot, reste cohérent dans sa volonté de libérer le champ de l’histoire des faussaires.
A-t-on empêché seulement un seul chercheur sérieux de mener librement à bien ses travaux sur la Shoah après le vote de cette loi ? Je récuse cette critique qui tend à faire du Parlement un « tribunal de l’Histoire ». D’ailleurs, l’Histoire n’appartient pas qu’aux seuls historiens, comme la politique n’appartient pas qu’aux seuls politiciens.
Dans cette affaire, il y a quelque chose de profond, qui mobilise bien plus qu’un simple enjeu législatif ou politique. Serge Klarsfeld affirmait avec justesse que nous sommes ici face à une problématique d’histoire de civilisation, celle qui mobilise une mémoire collective puissante, qu’elle soit ou non conscientisée.
Il rappelait, lors des auditions que Philippe Kaltenbach et moi-même avons menées, à quel point cette mémoire collective demeurait fragile. Il illustrait sa démonstration en évoquant le souvenir du camp de Nexon, implanté en Haute-Vienne pendant la Seconde Guerre mondiale, qui réussit à disparaître de notre mémoire collective pendant plusieurs décennies avant qu’une plaque commémorative du drame vécu sur place ne soit enfin posée, voilà près de vingt ans.
On l’aura compris, les « incendiaires des esprits » que sont les négationnistes participent activement à transformer ou à supprimer cette mémoire collective qui construit une partie de ce que nous sommes aujourd’hui.
Nous respectons donc notre rôle de législateur en protégeant nos valeurs, les droits d’autrui et l’ordre public.
Et nous nous honorons de partager ce qui constitue l’identité des génocides, arménien et juif, que la loi française reconnaît : la « mémoire de la souffrance ».
À ceux qui prétendent, y compris sur les travées de notre assemblée, qu’il n’y aura « jamais assez de place pour toutes les mémoires », je répondrai qu’il ne s’agit pas d’une mémoire communautarisée, sauf à considérer qu’un crime contre l’humanité ne concerne en réalité que celui qui le subit et celui qui le commet.
Mais quelle drôle d’idée ! Le génocide de 1915 ne concerne pas seulement les Turcs et les Arméniens, il concerne la communauté humaine dans son ensemble.
À ceux qui prétendent que « les négationnistes ne sont pas légion », je rappellerai que l’on a recensé au moins cinquante actes violents liés au négationnisme du génocide arménien depuis 2006 en France. Je me souviens à titre d’exemple de la marche des Loups gris, ces ultranationalistes lyonnais, et je profite de ce triste souvenir pour saluer l’action de notre collègue Gérard Collomb, qui a toujours été à nos côtés dans ce combat.
Quand bien même il ne resterait qu’un seul négationniste dans ce pays, faudrait-il l’absoudre au prétexte de son isolement ? Je réfute formellement ce point de vue.
Rappelons aussi qu’il est de notre devoir de protéger nos concitoyens d’origine arménienne de toute incitation à la haine à leur encontre.
Chacun en convient, le négationnisme est violent lorsqu’il est organisé à l’aide d’appareils idéologiques d’État. Mes chers collègues, je sais que la vérité, le dialogue et l’introspection nécessitent parfois un coup de pouce. Et je ne confonds pas le négationnisme structurel qu’un État peut maintenir avec la société civile de ce même pays, plus ouverte et riche de ses intellectuels, de ses historiens et de ses journalistes.
Je ne suis pas naïf : je sais parfaitement que nous ne réglerons pas ici le problème des relations turco-arméniennes. Un dialogue constructif entre les deux parties est nécessaire – je le crois foncièrement possible – et la communauté internationale doit jouer incontestablement un rôle central dans cette entreprise de pacification entre ces deux grands pays.
Je crois également que c’est la méthode employée par le Chef de l’État, teintée de précipitation et de convictions à géométrie variable dans un contexte électoraliste, qui a froissé notre partenaire turc. Alors que nous devrions transcender nos clivages partisans sur ce texte et le faire avec intelligence, le Président de la République a choisi de créer une suspicion autour de ce texte, desservant ainsi la cause qu’il prétend servir.
Par ailleurs, je récuse avec force la critique tendant à faire des défenseurs de ce texte des potentats locaux soumis à des obligations communautaires électoralistes.
M. Jean-Claude Gaudin. Très bien !
M. Luc Carvounas. Dois-je rappeler que la gauche a toujours défendu cette cause, et ce depuis maintenant presque trente ans ? Dès 1984, François Mitterrand prononça un discours fondateur à Vienne, relayé par l’initiative des socialistes au Parlement européen en 1987 visant à reconnaître le génocide ; c’est encore une majorité de gauche qui fit adopter la loi de 2001 ;…
M. Jean-Claude Gaudin. Aujourd’hui, c’est la droite !
M. Luc Carvounas. … c’est toujours la gauche qui proposa celles de 2006 et de 2011 au Sénat. Je regrette d’ailleurs que nos collègues de l’UMP ne nous aient pas rejoints sur ce texte en mai dernier : que de temps perdu !
La gauche défend depuis trente ans cette cause ; alors le résultat nous importe plus que les polémiques politiciennes dont nous nous tiendrons éloignés. Ce que le Parlement est en train de réaliser, il le fait pour l’honneur de la France et de sa mémoire collective.
M. Roland Courteau. Très bien !
M. Luc Carvounas. Ce que le Parlement fait, je le dis simplement mais avec conviction, il le fait pour l’humanité tout entière car il protège notre mémoire universelle.
Soyons fiers, au fond, de ce qui fait la puissance et la grandeur même de « l’idée France » depuis le siècle des Lumières : l’universalisme.
Mes chers collègues, la Turquie est un grand pays. Nous sommes liés à lui par des liens indéfectibles – chacun le reconnaît – qui puisent leurs racines jusque dans l’Antiquité. Je suis convaincu que notre avenir est commun au sein de cette grande et belle Europe que nous sommes en train de construire ensemble. Et ce que nous faisons aujourd’hui, d’une certaine manière, nous le faisons aussi pour la Turquie et pour son avenir !
Respecter un ami, ce n’est pas éluder les vérités qui dérangent au bénéfice d’intérêts économiques ou de je ne sais quelle stratégie géopolitique.
Je ferai d’ailleurs remarquer que, en 2002, un an après le vote de la loi de 2001 et tout ce que nous avions alors pu entendre sur ce qu’il allait advenir des relations franco-turques, les échanges commerciaux entre les deux pays ont augmenté de 22 %...
Alors, monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je regrette que certains parlementaires, quelle que soit leur appartenance politique, subissent des pressions ou répondent à des recommandations politiques extérieures à notre enceinte. Je me pose ici, librement, deux questions : quelle valeur donne-t-on à notre conscience ? Quelle conscience donne-t-on à notre mémoire ?
Partageant l’avis de Serge Klarsfeld, qui estime que « reculer sur ce texte serait une défaite morale pour la France », en cohérence avec la position commune de notre président, Jean-Pierre Bel, du groupe socialiste, rappelée par son président François Rebsamen, et avec l’engagement de François Hollande, je soutiens l’adoption de cette proposition de loi.
Je citerai pour conclure ces paroles du président François Mitterrand à propos du génocide arménien : « Cela doit s’inscrire dans la mémoire des hommes et ce sacrifice doit servir d’enseignement aux jeunes en même temps que de volonté de survivre pour qu’on sache, à travers le temps, que ce peuple n’appartient pas au passé, qu’il est bien présent et qu’il a un avenir. » (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. Bruno Gilles.
M. Bruno Gilles. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur et président de la commission des lois, mes chers collègues, avec la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, le Parlement français a donné une place à celui-ci dans la mémoire collective de l’humanité.
Mais cette loi, en l’état, demeure incomplète puisqu’elle ne s’est pas dotée du moyen de combattre les idéologies hostiles à une telle reconnaissance en incriminant pénalement sa négation, à l’instar de ce qui a été prévu dans la loi dite « Gayssot » du 13 juillet 1990 concernant le génocide organisé par les nazis.
Deux propositions de loi visant à suppléer ce manque ont été inscrites à l’ordre du jour du Parlement ces dernières années, mais elles n’ont pas abouti : l’une, votée le 12 octobre 2006 à l’Assemblée nationale, où je siégeais alors, ne fut jamais inscrite à l’ordre du jour du Sénat ; l’autre, d’initiative sénatoriale, a été rejetée par notre Haute Assemblée le 4 mai 2011, du fait de l’adoption d’une motion d’exception d’irrecevabilité. J’avais, à titre personnel, soutenu ces deux propositions de loi.
Notre droit pénal s’inspire très largement de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU, le 9 décembre 1948.
En effet, aux termes de l’article 211-1 du code pénal : « Constitue un génocide le fait, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l’encontre de membres de ce groupe, l’un des actes suivants :
« - atteinte volontaire à la vie ;
« - atteinte grave à l’intégrité physique ou psychique ;
« - soumission à des conditions d’existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe ;
« - mesures visant à entraver les naissances ;
« - transfert forcé d’enfants. »
De tels actes caractérisent les massacres et la déportation organisés par le gouvernement des Jeunes-Turcs en 1915 qui ont abouti à la disparition des deux tiers de la population arménienne de l’Empire ottoman.
M. Jean-Claude Gaudin. Absolument !
M. Bruno Gilles. Ces faits sont assez communément admis. Ils étaient d’ailleurs reconnus officiellement par une douzaine d’États, par le Parlement européen et par l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe avant que la loi de janvier 2001 n’ajoute à la liste la reconnaissance officielle de la France.
Une nouvelle proposition de loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi vient d’être votée, le 22 décembre 2011, à l’Assemblée nationale, sur l’initiative de notre collègue députée, Valérie Boyer, et le Sénat est aujourd'hui appelé à l’adopter. Actuellement, ce texte concerne le seul génocide arménien.
Mes chers collègues, il ne s’agit pas, pour nous, de dire l’Histoire. La France, qui reconnaît officiellement l’existence du génocide arménien depuis le mois de janvier 2001, ne le reconnaîtrait pas moins demain si la proposition de loi que nous examinons n’était pas votée.
Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est non pas la liberté des historiens, mais toute idéologie de haine et d’incitation à la violence fondée sur la manipulation et la contestation des faits généralement établis et reconnus officiellement par la loi.
Ainsi, le fait de contester ou de minimiser publiquement et de façon outrancière l’existence d’un ou plusieurs crimes de génocide défini à l’article 211-1 du code pénal, et reconnus comme tels par la loi française, sera constitutif, au titre de l’article 1er de la présente proposition de loi, d’une infraction modifiant la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Toute personne qui enfreindra ce principe par des discours, des écrits, des dessins, des affiches ou par voie électronique sera punie d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. En outre, le tribunal pourra ordonner l’affichage ou la diffusion de la décision de condamnation.
L’article 2 donne la possibilité à toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits et qui se propose, par ses statuts, de défendre les intérêts moraux et l’honneur des victimes de génocide, de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de crimes ou délits de collaboration avec l’ennemi d’exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne la nouvelle infraction créée par l’article 1er.
Nous avons légiféré sur deux génocides, la Shoah et le génocide arménien. Le premier a été assorti d’un dispositif pénal, l’autre non. Cette hiérarchie de génocide est insupportable en raison de la discrimination qu’elle opère entre les victimes et à l’égard de notre conscience. Pouvons-nous admettre que soit instaurée une graduation dans la reconnaissance de semblables tragédies, dans notre compassion, selon tel ou tel génocide, et dans la condamnation de leur négation ? Comme l’a d’ailleurs très justement signalé notre collègue François Zocchetto en commission des lois, « un événement est un génocide ou il ne l’est pas ».
Il ne serait pas compréhensible que, après avoir affirmé certaines valeurs à l’occasion de l’adoption de la loi de 2001, nous renoncions aujourd'hui à sanctionner ceux qui ne les respectent pas.
Même s’il existe un risque d’inconstitutionnalité pour les raisons évoquées, je n’en estime pas moins que nous devons laisser le processus législatif aller à son terme.
Prôner une telle position, contrairement à ce que diffusent certains lobbies et aux pressions que nous subissons depuis plusieurs semaines, ce n’est pas s’ériger contre un État ou contre un peuple. D’ailleurs, l’État et le peuple turcs d’aujourd’hui ne sont en rien responsables d’une tragédie à laquelle ils n’ont pas participé.
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. Bruno Gilles. L’Histoire, qui admet le génocide arménien, nous rappelle également les liens profonds qui existent entre nos deux pays.
Au nom des Arméniens réfugiés des massacres de 1915, que nous avons accueillis sur notre sol et dont les descendants font partie intégrante de notre nation, nous devons mettre un terme au négationnisme dont ils sont la cible.
Mes chers collègues, nous devons toujours avoir à l’esprit, dans chacun de nos choix, de nos actes, de nos votes, les valeurs qui ont motivé notre engagement dans la vie publique. Pour ma part, je ne renierai pas les valeurs de justice qui m’animent. Il est juste que le droit protège la mémoire des victimes de génocides ; il est juste qu’il préserve l’honneur de leurs descendants. Il est, par conséquent, de notre devoir d’inscrire dans la loi la sanction pénale prévue par la présente proposition de loi. C’est pourquoi je rejetterai les motions tendant à opposer la question d’irrecevabilité et la question préalable qui vont nous être soumises. (Applaudissements sur de nombreuses travées de l'UMP.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Vincent Placé.
M. Jean-Vincent Placé. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, intervenir en fin de débat permet d’apprendre beaucoup de choses et d’entendre les arguments des uns et des autres. Cela présente cependant pour moi un inconvénient, car, traditionnellement, je suis plutôt de ceux qui n’aiment pas répéter les arguments déjà avancés. Aussi vais-je essayer d’apporter des éléments de réflexion complémentaires.
M. Francis Delattre. Nous n’en attendions pas moins de votre part !
M. Jean-Vincent Placé. Les interventions de MM. Sueur et Mézard ont été exhaustives. Je tiens d’ailleurs à saluer la République universaliste évoquée par M. Mézard dans ses propos, lesquels complétaient très heureusement ceux de Mme Benbassa. On le constate, à l’occasion d’un débat, la Haute Assemblée peut conduire nos deux collègues à partager le même point de vue, ce dont je me réjouis particulièrement. (M. Jean Desessard applaudit.)
Mes chers collègues, rien n’est plus difficile pour un responsable politique que de devoir porter une appréciation, exprimer un sentiment sur la souffrance de tout un peuple. Je souhaiterais que certains membres de notre assemblée ne revendiquent pas le fait d’être plus affectés, plus touchés que d’autres par la souffrance du peuple arménien et de nos compatriotes d’origine arménienne au regard du génocide de 1915.
Au cours de ces dernières semaines, j’ai lu de nombreux écrits témoignant de la réalité des événements de 1915-1916. La souffrance vécue alors s’est perpétuée et concerne aujourd'hui toutes les générations composant la communauté arménienne.
Reconnaître l’existence du génocide arménien et, dans le même temps, voter contre la proposition de loi qui nous est soumise aujourd’hui, représente un choix difficile. Pour le comprendre, il faut considérer le rôle du sénateur. En effet, au-delà de la souffrance ressentie, y compris dans leur chair, par les Arméniens, la responsabilité de la Haute Assemblée est de se prononcer sur des considérations de philosophie du droit, comme cela a été excellemment indiqué.
Mes chers collègues, je comprends que nombre de députés et de sénateurs soient particulièrement sensibles et attentifs aux arguments défendus par des communautés présentes sur leur territoire d’élection, et ne voyez dans mes propos aucune marque d’ironie. J’en conviens, ils ressentent encore davantage la souffrance de leurs concitoyens.
Il incombe à la Haute Assemblée de définir ce qui doit être puni ou non. Le juge, lui, a pour mission de dire si une personne a enfreint ou non la loi. Quant à l’historien, son rôle est de dire, de penser l’Histoire, d’avoir un avis sur elle.
Il y a un texte fondateur qui constitue pour nous la loi suprême : la Constitution de la Ve République, même si je ne l’approuve pas dans son intégralité. Notre devoir est de la respecter, de la protéger.
Aujourd’hui nous est soumise une proposition de loi mémorielle, qui, certes, soulève un véritable enjeu, mais apporte, dans le même temps, une mauvaise solution.