M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés. Monsieur le président, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, nous examinons cet après-midi la proposition de loi visant à punir d’une peine d’amende tout premier usage illicite de l’une des substances ou plantes classées comme stupéfiants. Ce texte est le fruit d’une réflexion menée dans le cadre d’une mission commune d’information de l’Assemblée nationale et du Sénat sur les toxicomanies.
Coprésidée par François Pillet et Serge Blisko, cette mission est revenue sur le texte fondateur, la loi du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l’usage illicite des substances vénéneuses.
Vous avez pu constater que les toxicomanies sont plurielles et connaissent une progression alarmante, pour ce qui concerne tant les produits consommés que les pratiques des usagers de drogues et les risques qu’ils encourent, qui semblent croissants.
Comme vous l’avez souligné, il est nécessaire que chacun, en particulier parmi les pouvoirs publics, tienne un discours clair et univoque réaffirmant la dangerosité des drogues et le caractère illicite de leur consommation.
Ainsi, pour entrer dans le vif du sujet, il ne peut être envisagé de dépénaliser leur usage, car cela constituerait une impasse éthique et juridique. Il convient, au contraire, de garantir une réponse pénale plus immédiate et donc plus efficace. Monsieur Barbier, je reconnais bien volontiers que vous ne proposez pas la dépénalisation des drogues. Si nos points de vue divergent sur certaines questions, nous sommes au moins d’accord sur ce point essentiel.
En la matière, vous l’avez souligné, monsieur le rapporteur, nous disposons d’un arsenal législatif très complet.
Aux termes de l’article L. 3421-1 introduit dans le code de la santé publique par la loi du 31 décembre 1970, « l’usage illicite de l’une des substances ou plantes classées comme stupéfiants est puni d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende ».
L’usage de stupéfiants peut en outre être une circonstance aggravante d’autres infractions. Il en est ainsi lorsqu’il accompagne des violences, des faits de viol, d’agressions sexuelles et d’atteintes sexuelles sur un mineur de quinze ans.
La réponse pénale est très diversifiée. Elle présente non seulement un aspect répressif, mais aussi une dimension sanitaire.
Le premier de ces deux volets, outre le prononcé d’une peine d’emprisonnement ou d’amende, se décline selon trois autres modalités d’une sévérité croissante : le rappel à la loi, la composition pénale et – sa mention fera plaisir à M. le rapporteur – l’ordonnance pénale. Fort de son pouvoir d’appréciation de l’opportunité des poursuites, le parquet choisit la voie qui lui paraît la plus adaptée à la situation de l’intéressé.
La réponse sanitaire peut s’articuler à la réponse pénale par deux biais : le stage de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants et l’injonction thérapeutique.
Les circulaires d’application qui se sont succédé depuis l’adoption de la loi du 31 décembre 1970 ont toutes préconisé un emploi modulé de cette large palette de dispositions. Ainsi, et vous l’avez très clairement rappelé, monsieur le rapporteur, s’agissant des majeurs, la circulaire Perben du 8 avril 2005 recommande un certain nombre de mesures que je n’énumérerai pas.
Plusieurs indicateurs soulignent d’ailleurs que cette politique porte ses fruits. La consommation de drogue en France reste très inférieure aux niveaux constatés dans les pays voisins, comme l’Espagne, l’Italie ou le Royaume-Uni. Ainsi, la cocaïne compte un million d’usagers réguliers en Grande-Bretagne, contre 250 000 en France, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, l’OFDT.
De même, la consommation de cannabis semble avoir atteint son point culminant dans notre pays et tend désormais à régresser, comme le souligne le même organisme. L’important fonds « drogue », alimenté par les biens saisis et confisqués, a ainsi cru de 1,2 million d’euros à 21 millions d’euros de 2007 à 2011 : c’est la preuve de l’efficacité de la lutte contre le trafic de drogue,…
M. Gilbert Barbier. Mais cela ne réduit pas le trafic pour autant !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. … qui frappe au point sensible, à savoir les profits suscités par cette activité.
Le maintien de l’interdiction constitue l’élément principal de la prévention de consommation de drogues.
Le niveau de consommation de produits licites comme l’alcool et le tabac, qui comptent respectivement 9,7 et 11,8 millions d’usagers réguliers, est sans commune mesure avec celui des drogues illicites. Le poids de l’interdit et la moindre disponibilité du produit qu’entraîne la répression peuvent ainsi expliquer le niveau relativement faible de consommation des drogues illicites au regard d’autres substances psycho-actives. D’ailleurs, la moitié des jeunes de dix-sept ans qui ne fument pas de cannabis déclarent que cette interdiction même les en dissuade. La dépénalisation enverrait bien entendu un signal désastreux.
Certes, cette proposition de loi ne porte pas précisément sur la dépénalisation ; toutefois, si la contraventionnalisation offre en apparence les avantages de la simplicité et de la rapidité, elle présente plusieurs inconvénients essentiels que je tiens à mentionner.
Tout d’abord, elle entrerait en contradiction avec le discours de fermeté tenu jusqu’à présent, le déclassement en contravention pouvant apparaître comme le prélude à d’autres déclassements. Le choix d’une contravention de troisième classe, peine maximum de 450 euros – l’amende se limitant en fait au montant forfaitaire de 68 euros si elle est acquittée dans les quarante-cinq jours – peut laisser supposer un amoindrissement du dispositif de sanctions. La consommation des stupéfiants serait ainsi placée sur le même plan que certaines infractions banales au code de la route.
Ici encore, le risque est d’ouvrir la voie à une remise en cause plus générale du principe même de la prohibition et de la lutte contre les trafics. Les sanctions actuelles – notamment les stages de sensibilisation, qui constituent un outil de prévention essentiel – sont financièrement plus coûteuses pour les usagers. L’établissement d’une contravention de troisième classe risquerait de fragiliser ce dispositif.
En outre, le texte n’opère aucune distinction entre les drogues et conduit à occulter la dimension sanitaire du dispositif législatif actuel. En effet, la peine de contravention paraît pour le moins inappropriée pour des produits tels que l’héroïne, la cocaïne ou la drogue de synthèse, y compris en cas de premier usage. En présence d’héroïne, l’injonction thérapeutique se révèle plus adaptée. Dans le cadre d’une contravention, l’agent verbalisateur sera conduit à renseigner un simple timbre-amende, là où une orientation vers un centre de soins se serait révélée plus opportune.
L’ensemble de la politique pénale et sanitaire s’en trouverait affaibli, sans gain clair en termes judiciaires ou en matière de santé publique.
De plus, une telle disposition empêcherait un traitement équilibré des cas, différencié selon l’âge du délinquant et les substances considérées et adapté au profil récidiviste ou toxicodépendant de l’usager. (MM. Gilbert Barbier et Raymond Vall protestent.) En matière de toxicomanie, un traitement pénal spécifique aux mineurs est pourtant indispensable. De fait, ces derniers ont besoin d’une prise en charge adaptée. Or cette proposition de loi aurait pour conséquence de faire ressortir les mineurs de la compétence du juge de droit commun et non plus du juge des enfants.
Dès lors, ces jeunes perdraient une chance de bénéficier d’un suivi adapté, l’autorité judiciaire étant privée d’une possibilité d’évaluation de la situation socioéducative du mineur consommateur de stupéfiants.
M. Gilbert Barbier. Combien de cas ont été concernés l’année dernière et il y a deux ans ?
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Monsieur le sénateur, lorsque je prends la parole devant le Sénat, on me rappelle systématiquement l’importance d’un traitement différencié des mineurs et des majeurs face à la délinquance.
J’adhère totalement à ce principe. Il s’agit en effet d’un défi essentiel posé par la consommation de drogue. Or ce texte ne tient pas compte de cette distinction ! C’est époustouflant !
J’insiste sur ce point : peut-être est-il nécessaire de travailler davantage, de réfléchir à cette question, de modifier les textes en vigueur. Toujours est-il que, ainsi rédigée, cette proposition de loi aurait pour première conséquence de traiter les majeurs et les mineurs de manière indifférenciée. (M. Gilbert Barbier proteste.) À mon sens, il s’agit d’un argument capital contre son adoption.
De surcroît, ce texte soulève des difficultés d’ordre juridique et pratique. M. le rapporteur a répondu par avance à ces objections. Je tiens cependant à les évoquer.
La contraventionnalisation n’apporte aucune possibilité nouvelle par rapport à l’ordonnance pénale, introduite par la loi du 5 mars 2007.
À ce titre, l’excellent rapporteur de la présente proposition de loi a cité un certain nombre de responsables politiques, et avec raison : monsieur Mézard, vous êtes sur la bonne voie, et je ne veux pas vous décourager. Vous progressez, c’est l’essentiel ! (Sourires sur les travées de l’UMP et de l’UCR. – M. le rapporteur s’exclame.) Néanmoins, les propos que vous avez cités ont été prononcés avant 2007, donc avant que n’apparaisse l’ordonnance pénale, qui a profondément changé la situation,…
M. Jacques Mézard, rapporteur. C’est un argument spécieux !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. … vous le savez bien, monsieur le rapporteur, pour avoir ensuite exprimé tout le mal que vous pensiez de cette procédure.
Au contraire, la contraventionnalisation permet de traiter les infractions pour usage de stupéfiants à grande échelle et de manière plus souple et efficace.
D’ailleurs, le recours à l’ordonnance pénale s’est accru d’année en année : ce dispositif aboutit ainsi au résultat que vous souhaitez atteindre, monsieur Barbier…
M. Gilbert Barbier. Combien d’ordonnances pénales en 2010 ?
M. Gilbert Barbier. Non, 5 000 ! (Exclamations.)
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Mesdames, messieurs les sénateurs, je rejoins M. le rapporteur sur un point : dans ce domaine, nous pouvons tous brandir des statistiques à l’appui de nos positions. D’après les chiffres cités par M. le rapporteur, le nombre de condamnations s’élèverait à 17 000 en 2010. Les sources dont je dispose les évaluent quant à elles à 53 000 ! J’ignore lequel des deux chiffres est le bon ; sans doute l’un et l’autre sont-ils justes d'ailleurs !
M. Jacques Mézard, rapporteur. C’est exact !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Voilà tout le mystère de la statistique. Monsieur Barbier, connaissant votre culture politique historique large et bien établie, je me permets de vous répondre en citant le mot de Disraeli : la statistique est l’instrument le plus raffiné du mensonge... (Sourires.)
M. Jacques Mézard, rapporteur. C’est pourquoi le Gouvernement en use et en abuse !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Monsieur le rapporteur, vous avez une telle hâte d’arriver au pouvoir que vous serez encore plus acharné que les autres lorsque vous serez en place ! (Nouveaux sourires.)
Ainsi, tout en préservant la possibilité du recours à la garde à vue, l’ordonnance pénale du 5 mars 2007 ouvre un éventail de sanctions plus large et mieux différencié selon les types de consommateurs : on ne peut pas traiter de la même manière les consommateurs de cannabis et d’héroïne. Or c’est le résultat auquel aboutirait votre texte !
M. Gilbert Barbier. Le premier usage de l’héroïne est extrêmement rare !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. En outre, l’ordonnance pénale du 5 mars 2007 autorise des sanctions pécuniaires plus lourdes que la contravention, car les amendes appliquées peuvent être plus élevées, en deçà du seuil de 3 750 euros précédemment évoqué.
Monsieur Barbier, votre proposition de loi a pour objet le premier usage constaté : c’est faire preuve d’une grande confiance, et je vous en félicite. Toutefois, le premier usage constaté correspond-il au premier usage réel ? (Exclamations sur certaines travées du RDSE.)
M. François Fortassin. Si on ne constate pas, que peut-on faire ?
M. Michel Mercier, garde des sceaux. M. Fortassin a fort bien répondu !
Au surplus, lorsque cet usage sera constaté par un agent des douanes, il s’agira toujours d’un délit douanier et non d’un délit pénal, ce qui provoquera un curieux décalage d’incrimination.
Enfin, en créant une telle contravention, le législateur rendrait impossible le placement en garde à vue pour simple usage de stupéfiants. La durée de rétention ne pourrait guère dépasser les quatre heures admises pour les vérifications d’identité.
Certes, la garde à vue ne constitue pas le sujet d’aujourd’hui. Toutefois, avant de consommer de la drogue, le délinquant en fait l’acquisition : il importe donc non seulement de sanctionner les consommateurs, mais aussi de rechercher les trafiquants. (Mme Anne-Marie Escoffier acquiesce.) Tel est le rôle de la garde à vue : si demain elle n’est plus possible, les forces de police se trouveront désarmées face aux réseaux de dealers et de trafiquants !
Mme Sylvie Goy-Chavent. C’est vrai !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Je comprends fort bien les intentions de M. Barbier ; je peux en partager le plus grand nombre, mais les ordonnances pénales répondent déjà parfaitement aux préoccupations qu’il exprime en offrant un traitement rapide, simple et souple de la plupart des cas et en préservant l’arsenal délictuel – et non contraventionnel – dans son intégrité. D’ailleurs, dans les jours à venir, je ne manquerai pas de le rappeler aux procureurs de la République par voie de circulaire.
Mme Françoise Laborde. Cette proposition de loi aura au moins eu ce mérite !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Pour l’ensemble de ces raisons, le Gouvernement émet un avis défavorable sur cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées de l’UCR et de l’UMP.)
M. le président. La parole est à Mme Virginie Klès.
Mme Virginie Klès. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui une proposition de loi présentée par notre collègue Gilbert Barbier qui vise un objectif auquel nous souscrivons tous : lutter contre ces fléaux que constituent les drogues.
Ce texte procède d’un long travail de la mission d’information sur les toxicomanies, commune à l’Assemblée nationale et au Sénat, et à laquelle j’ai personnellement participé.
La toxicomanie constitue un problème de santé publique d’autant plus grave qu’il frappe nos jeunes et nos adolescents. On ne peut donc écarter aucune piste ni aucune réflexion en la matière sans avoir étudié en profondeur les propositions formulées en faveur de la jeunesse.
Les drogues représentent un réel danger, nous en sommes tous conscients. Toutefois, en la matière, quel discours tenons-nous aux jeunes, nous, en tant qu’adultes et, de surcroît, représentants des pouvoirs publics ?
À mes yeux, nous manquons cruellement de cohérence, ne serait-ce que dans la définition du terme de « drogue », qui, autrefois – je le rappelle –, désignait les médicaments.
À ce titre, je me permets d’ouvrir une parenthèse : avec mon collègue Gilbert Barbier, j’ai également pris part à la mission commune d’information « Mediator » (M. Gilbert Barbier acquiesce.). Ces deux missions d’information ont abouti à une même conclusion : les médicaments ne doivent pas être exclus du champ des addictions dont la jeunesse est victime.
De surcroît, elles ont dégagé une même piste, qui pourrait sans doute faire l’objet d’une proposition de loi : l’interdiction totale de toute publicité directe à la télévision pour les médicaments, quels qu’ils soient. Je suis bien consciente que cette proposition sera encore plus difficile à faire adopter que celle de notre collègue Gilbert Barbier, compte tenu du poids financier du secteur… Néanmoins, j’y tiens et j’y reviendrai.
Quoi qu’il en soit, je souligne que, en matière de médicaments, le discours des pouvoirs publics est tout sauf cohérent : nous tergiversons sur les questions d’ordonnances et de publicité ; nous oublions les effets secondaires que les médicaments présentent et surtout les usages détournés dont ceux-ci font l’objet.
Concernant l’alcool et le tabac, quel discours tenons-nous ? Nous règlementons la publicité en faveur de ces produits ; nous mettons l’accent sur leur dangerosité ; néanmoins, l’alcool et le tabac sont en vente plus ou moins libre et contrôlée, en dépit des seuils d’âge requis en théorie pour les acheteurs. En matière d’alcool, particulièrement, nous n’hésitons pas à autoriser la vente libre de « prémix », mélanges d’alcools et de sodas divers qui, dans les grandes surfaces, voisinent avec les jus de fruits et les boissons sucrées. Cherchez l’erreur !
Concernant les drogues un temps qualifiées de « dures » – la cocaïne, l’héroïne ou encore les composés de synthèse désignés sous le nom d’ecstasy – le discours des pouvoirs publics est clair : ces substances sont interdites car elles sont très dangereuses.
Or l’on constate que le marché français est moins infiltré par ce genre de produits que ne le sont ceux d’autres pays, européens ou plus lointains. Y a-t-il une relation de cause à effet ? Je ne suis pas loin de le penser, et il serait sans doute possible de le montrer à l’aide de méthodes scientifiques éprouvées. Le fait est que notre discours très clair vis-à-vis de l’héroïne, de la cocaïne ou de l’ecstasy est corrélé à une moindre consommation de ces produits dans notre pays.
En revanche, le discours des pouvoirs publics français sur le cannabis est particulièrement ambivalent. On a évoqué à son propos une « drogue douce », comparé ce produit au tabac et même douté des phénomènes d’addiction qu’il pouvait susciter.
De surcroît, les interdits varient selon les pays et restent souvent incomplets, certaines législations autorisant la consommation mais prohibant la vente. Comment voulez-vous que nos jeunes Français, qui s’intéressent aussi à ce qui se passe ailleurs en Europe, s’y retrouvent ?
Pourtant, le danger du cannabis est bien réel et mérite d’être pris en considération.
Jacques Mézard a souligné l’évolution de la concentration en principe actif des produits en vente sur le marché, qui augmente de fait leur toxicité. Néanmoins, il est important de rappeler également les propriétés a-motivationnelles du cannabis : cette substance enferme son consommateur dans une espèce de cocon qui atténue les joies, les peines et les peurs, une sensation particulièrement agréable dans la période difficile de l’adolescence, a fortiori pour des jeunes qui rencontrent des difficultés sociales, familiales ou éducatives.
La forme même de cette drogue et son mode de consommation facilitent son infiltration dans le quotidien de ces jeunes. Il est facile d’introduire un joint au collège – plus facile que de faire entrer une bouteille de whisky ! – et de le fumer à l’abri des regards, entre deux cours.
On fume un joint pour s’endormir, pour chasser sa tristesse ou pour bien d’autres raisons encore. Et voilà le cannabis qui s’infiltre insidieusement dans le quotidien de nos adolescents.
La rémanence – ou persistance – de la substance active dans l’organisme pose aussi problème, les effets d’un joint se prolongeant durant une semaine. Ainsi, le fumeur occasionnel de cannabis est déjà dépendant sans même s’en apercevoir. Et lorsqu’il accroît sa consommation et prend conscience de son addiction, il est déjà bien tard, les phénomènes de dépendance étant solidement ancrés.
Enfin, comme l’a souligné notre collègue Gilbert Barbier, les interactions entre cette substance et le système neurologique encore en construction de nos adolescents sont particulièrement graves. Nous n’avons donc pas le droit de dire que le cannabis est anodin. Soyons clairs : il est tout aussi dangereux que n’importe quelle autre drogue, licite ou illicite !
Face à ce constat, les jeunes ont le sentiment soit qu’il n’y a pas d’interdit, soit que l’interdit est hypocrite. L’arsenal juridique existe, mais la réponse pénale ne suit pas. La sanction maximale encourue est d’un an d’emprisonnement et 3 750 euros d’amende. Naturellement, et fort heureusement, cette peine n’est jamais appliquée à un premier usage de cannabis. Il n’en demeure pas moins que l’absence d’application de cette sanction maximale renforce le sentiment d’impunité. Comment l’expliquer à des jeunes en situation de mal-être ? Pour eux, la sanction maximum est celle qu’ils risquent s’ils sont pris la main dans le sac.
En outre, combien de jeunes sont-ils interpellés au regard du nombre de consommateurs ? Sur les 3 millions de consommateurs occasionnels de cannabis que l’on dénombre en France, 135 000 seulement sont interpellés, 30 % passent devant le tribunal, 14 % sont condamnés et très peu vont en prison. Le décalage est donc aujourd’hui complet entre la consommation de cannabis et la réponse pénale qui y est apportée, sans compter les grandes disparités territoriales auxquelles elle est soumise.
Malgré tout, depuis 1970, le nombre de faits constatés a été multiplié par soixante, la part du cannabis passant dans l’intervalle de 65 % à 90 % de ces infractions. Les jeunes de moins de vingt-cinq ans représentent aujourd’hui 60 % des interpellés, 10 % d’entre eux étant même mineurs.
Monsieur le garde des sceaux, vous prétendez que la consommation de cannabis plafonne, voire qu’elle régresse légèrement. Mais comment se satisfaire de cette stabilisation ? Comment accepter que nos jeunes fument leur premier joint à quinze ans, parfois même bien avant ?
Vous avez vilipendé tout à l’heure le premier usage d’héroïne, en établissant une nette distinction avec la consommation de cannabis. Il est vrai que le premier usage d’héroïne est rarement le premier usage d’un produit illicite et qu’il est souvent précédé d’une consommation de cannabis. Mais si l’on avait répondu correctement à ce premier usage, il n’y aurait peut-être pas eu de passage à l’héroïne. Avant de nous lancer dans des comparaisons quelque peu hasardeuses, commençons donc par répondre au premier usage de cannabis !
Je reconnais que cette proposition de loi intervient dans un contexte difficile, caractérisé par une pénurie d’effectifs et un encombrement des tribunaux. Il faut dire que les réformes successives qui sont intervenues au cours de ces dernières années n’ont rien arrangé. Qu’il s’agisse du durcissement des procédures pénales, de la création de nouveaux délits, de la complexité toujours croissante des procédures, de la réforme de la carte judiciaire ou de la création de jurys populaires, y compris pour les mineurs, tout concourt au ralentissement de la justice. Les réponses pénales ne sont donc plus à la hauteur de l’arsenal juridique dont nous disposons.
Il existe aussi, bien sûr, de grandes disparités territoriales et temporelles dans l’application de ces mesures.
Vous avez évoqué les chiffres et les mystères de la statistique, monsieur le ministre. Toutefois, à condition de savoir précisément de quoi l’on parle, ce que l’on compare et quelles conclusions l’on veut en tirer, la statistique est une science parfaitement exacte. Bien évidemment, on peut aussi faire dire aux chiffres n’importe quoi et les instrumentaliser pour déterminer des priorités d’action à assigner aux forces de l’ordre, par exemple avec l’état 4001 ou les taux d’élucidation, ou pour alimenter des argumentaires de campagne…
Cette proposition de loi est bienvenue, car elle vise à créer une sanction qui pourra être appliquée facilement, rapidement, de façon harmonieuse et cohérente sur l’ensemble du territoire national, et qui permettra surtout d’apporter une réponse systématique à la consommation par un jeune d’une substance illicite.
Toutefois, et c’est aussi l’avis des professionnels de terrain que j’ai auditionnés, dans ce domaine, la sanction, quelle qu’elle soit, ne peut être efficace que si elle s’accompagne d’un aspect médical et éducatif, si possible avec le concours des parents lorsqu’il s’agit de consommateurs mineurs. Il faut aussi que les mesures soient adaptées aux besoins locaux.
C’est pourquoi je présenterai tout à l’heure deux amendements visant, d’une part, à adjoindre à la contravention la possibilité de consultations spécialisées, et, d’autre part, à informer les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance de l’ensemble des chiffres relatifs à la consommation de substances illicites, de façon à adapter et à coordonner l’action des différents acteurs œuvrant dans ce domaine.
Cette proposition de loi me semble de nature à combler un manque dans notre arsenal juridique, en introduisant un palier supplémentaire dans l’échelle des sanctions. Toutefois, si elle devait être adoptée, il resterait encore au Gouvernement à publier rapidement les textes réglementaires d’application qui permettront de donner une réalité concrète au principe inscrit dans ce texte.
En effet, de nombreuses questions devront encore être tranchées : comment l’amende sera-t-elle délivrée ? Comment le fichier permettant de savoir si les usagers sont ou non primo-délinquants sera-t-il créé et sécurisé ? Enfin, le parquet aura-t-il systématiquement la possibilité d’adjoindre à l’amende une injonction de consultation, tout au moins pour les mineurs ?
Je n’imagine pas une seule seconde que vous puissiez ne pas souscrire à notre objectif de lutte contre la drogue, et plus particulièrement contre les premiers usages du cannabis, monsieur le garde des sceaux. Aussi, je ne doute pas que vous saurez faire rédiger les textes nécessaires.
Dans ces conditions, étant en parfait accord avec les principes défendus par notre collègue Gilbert Barbier, nous voterons ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste-EELV et du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme Isabelle Pasquet.
Mme Isabelle Pasquet. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, cette proposition de loi vise, selon ses auteurs, à permettre « une répression effective, parce que proportionnée, de comportements présentant un risque sérieux pour la santé », par la création d’une peine d’amende de troisième classe sanctionnant le premier usage illicite constaté de stupéfiants.
Notre position est la suivante : si nous sommes favorables à une répression effective des fournisseurs de produits illicites et des organisations dont ils dépendent, nous pensons que la démarche doit être tout autre concernant les plus vulnérables, c’est-à-dire les consommateurs. En conséquence, je ne peux que rejoindre l’analyse des auteurs du texte : les dispositions actuelles faisant encourir une peine d’un an de prison et de 3 750 euros d’amende à tout usager de produits stupéfiants sont inadaptées.
Cette disposition est d’autant plus inadaptée que, comme l’a montré ma collègue Laurence Cohen dans son rapport pour avis portant sur la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, le comportement des forces de l’ordre à l’égard de ce délit a évolué à partir de 2007.
En effet, la Cour des comptes, dans son rapport de juillet 2011 consacré à l’organisation et à la gestion des forces de sécurité publique, constate que la lutte contre le trafic de stupéfiants a fait l’objet ces dernières années d’un pilotage statistique, axé sur la répression de la consommation, avec comme indicateurs de résultats le nombre de faits constatés et de gardes à vue prononcées.
Les auteurs de ce rapport observent une véritable dérive en la matière. Selon eux, « pour améliorer leurs résultats quantitatifs, notamment en matière d’élucidation, les services ont accordé une priorité croissante à la constatation de l’infraction la moins lourde, l’usage simple de produits stupéfiants sans revente, au détriment de la recherche et de l’interpellation des auteurs d’usage-revente et indirectement du démantèlement des réseaux de trafiquants ».
Punir d’une contravention tout primo-contrevenant permettra-t-il de résoudre ces problèmes ? Je ne le pense pas.
Cette proposition de loi permettra-t-elle, à défaut de résoudre ces difficultés de santé publique, de les atténuer ? Il faut faire la balance des intérêts.
Il est vrai que la création d’une contravention de troisième classe présenterait quelques avantages : d’une part, le contrevenant encourrait une sanction beaucoup moins lourde au vu des dispositions existantes, ce qui n’est pas négligeable ; d’autre part, elle conduira à une simplification de la procédure. Ensuite, la condamnation ne sera pas, sauf quelques exceptions, inscrite dans le casier judiciaire.
Toutefois, les désagréments que la mise en œuvre de cette proposition risque d’emporter ne sont pas des moindres.
Tout d’abord, l’identification du primo-contrevenant implique le recours à un fichier.
Ensuite, nous devons savoir que, dépassant ce strict cadre législatif, la réponse pénale est diversifiée dans les faits. Le parquet choisit la voie qui lui paraît la plus adaptée à la situation de l’intéressé : le rappel à la loi, la composition pénale et la réponse sanitaire, qui peut s’articuler avec la réponse pénale sous deux formes, à savoir le stage de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants et l’injonction thérapeutique.
Or, par son caractère automatique et systématique, l’application de l’amende forfaitaire entraînerait de facto la renonciation générale à l’application des mesures alternatives aux poursuites, notamment thérapeutiques, ce qui serait assez préjudiciable, car tout primo-contrevenant n’est pas forcément primo-usager. L’éloigner des centres de suivi et de traitement par la mise en place d’une sanction financière automatique n’aura pas pour effet d’améliorer sa situation.
À cet égard, cette proposition de loi ne fait que déplacer le problème, car c’est non pas par la répression d’usagers en grande précarité que la situation s’améliorera, mais, au contraire, par des efforts supplémentaires en matière d’accueil, de suivi et de réduction des risques. Il est ainsi indispensable d’orienter ces consommateurs vers des structures sanitaires ou sociales plutôt que de leur faire payer une amende forfaitaire.
On peut regretter que la dégradation du suivi sanitaire de populations fragilisées et l’insuffisance des mesures de prévention des politiques publiques aient conduit le juge à prendre en charge cette mission d’orientation. Ce qui semble lui être reproché, c’est un recours excessif aux mesures alternatives aux poursuites – les rappels à la loi et les avertissements constituent les trois quarts de ces dernières, selon le rapport même.
Vous avez aussi conscience de cette problématique, monsieur le rapporteur, puisque vous nous rappelez que « la prévention apparaît indispensable ». Pourtant, ce que nous constatons, c’est que la proposition de loi ne s’inscrit nullement dans une démarche de prévention ; la répression reste de mise et peut même être accentuée, puisque la sanction sera automatique. De plus, il est à craindre qu’elle ne serve de levier pour une condamnation plus sévère des non-primo-usagers : le juge moins conciliant ou désireux de ne pas rompre l’égalité leur appliquerait la sanction existante.
À cette critique, vous répondez qu’il n’est pas à craindre de rupture d’égalité : « Parce qu’une contravention a déjà été constatée pour les primo-contrevenants, une peine plus lourde sera ensuite justifiée en cas de réitération ». On ne peut donc s’associer à cette démarche, qui ne vise qu’à assurer une répression effective.
Ainsi, on peut largement douter de l’efficacité de la sanction financière envisagée. Son effet dissuasif n’est pas démontré, son seul effet sera de diminuer la consommation dans les rues, ce qui ne résout pas le problème de l’accès aux drogues, ni celui de la prévention. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste-EELV, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)