sommaire

Présidence de M. Gérard Larcher

M. le président.

M. Pierre Mauroy.

M. Nicolas Alfonsi.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.

Mme Catherine Morin-Desailly.

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois.

M. Robert Badinter.

compte rendu intégral

Présidence de M. Gérard Larcher

(La séance exceptionnelle est ouverte à onze heures.)

M. Gérard Larcher, président du Sénat. Mes chers collègues, sur la proposition du vice-président Guy Fischer, président de la délégation chargée de la politique événementielle et des relations avec la société civile, le bureau du Sénat s’est déclaré favorable, au cours de sa réunion du 25 mai dernier, à la demande de notre collègue Robert Badinter visant à célébrer, lors d’une séance exceptionnelle dans l’hémicycle, le trentième anniversaire du vote définitif par le Sénat du projet de loi portant abolition de la peine de mort.

L’organisation de cette séance exceptionnelle, que j’ai l’honneur de présider, a été décidée le 21 juin par la conférence des présidents.

Permettez-moi, mes chers collègues, d’avoir une pensée particulière et amicale pour Guy Fischer, au moment où commence la présente séance.

Par ailleurs, je vous rappelle que la conférence des présidents a prévu que chaque groupe disposerait d’un temps de parole de dix minutes. Aux termes des différentes interventions, la séance sera conclue par notre collègue Robert Badinter, qui avait présenté, au nom du gouvernement de M. Pierre Mauroy, que je salue en cet instant, le projet de loi portant abolition de la peine de mort.

Monsieur le président de la commission des lois, cher Robert Badinter, mes chers collègues, je trouve heureux que le bureau ait soutenu la proposition de notre collègue Robert Badinter de commémorer, trente ans jour pour jour après le vote, l’adoption par le Sénat du projet de loi abolissant la peine de mort.

Cette commémoration me paraît révélatrice de la capacité particulière du Sénat à s’inscrire dans une continuité. Je dis souvent que la Haute Assemblée se différencie des autres grandes institutions politiques de la République par un rapport souvent différent au temps. Notre séance d’aujourd’hui en donne un nouvel exemple.

Au Sénat, nous savons prendre le temps, parce que nous savons d’où nous venons ; nous savons de quelle histoire nous sommes les héritiers ; nous savons sur quels héritages nous construisons notre travail de législateur.

Je me suis plongé avec grand intérêt – et sans a priori – dans les débats parlementaires de 1981, plus particulièrement, naturellement, dans les débats du Sénat, que j’ai cependant comparés à ceux qui ont eu lieu à l'Assemblée nationale.

L’abolition de la peine de mort est l’un des moments importants de l’histoire parlementaire française de la seconde moitié du XXe siècle, tant par la portée concrète et la dimension morale et philosophique du sujet que par les interrogations de fond que ce débat a suscitées de la part des représentants de la nation sur leur rôle, leur pouvoir et leur devoir. En cela, ce fut un moment politique, au sens le plus noble de ce mot.

Il n’est bien sûr pas question en cet instant de reprendre point par point les arguments des uns et des autres. La grandeur de ce tournant symbolique de notre vie politique et sociale était non pas tant dans la finesse des argumentations que dans la force et la sincérité des convictions qui se confrontaient, parfois avec passion.

Mais l’engagement et la chaleur des échanges dans cet hémicycle ne peuvent nous faire ignorer les questions essentielles posées par les interventions de nos collègues d’alors, dont certains continuent de siéger dans cet hémicycle. Leur portée dépasse le débat sur l’abolition, et elle garde toute son actualité aujourd’hui.

Il faut le dire, nombre de nos collègues sénateurs hésitaient à aller vers l’abolition car ils étaient sincèrement convaincus qu’elle n’était pas souhaitée par la majorité des Français. Ils l’ont exprimé clairement, il leur semblait qu’ils n’avaient pas reçu mandat d’abolir la peine de mort. Certains allaient même jusqu’à reprocher au Gouvernement son projet, en estimant que lui-même n’avait aucun mandat pour initier un changement de cette nature.

Naturellement, nos collègues de 1981 étaient trop fins juristes et trop bons connaisseurs de notre droit constitutionnel pour méconnaître ce fondement du droit parlementaire figurant à l’article 27 de la Constitution aux termes duquel « Tout mandat impératif est nul ». Dans une démocratie représentative, tout élu du suffrage universel, qu’il soit direct ou indirect, doit, pour chaque décision, se déterminer seul et en conscience. C’est du reste – il s’agit d’un point fondamental – la contrepartie de la responsabilité politique que l’élu assume pour les votes qu’il a émis.

J’ai été étonné de voir que déjà en 1981 se déployait ce que l’on pourrait qualifier de « dialectique des sondages ». Tout le monde s’accorde à dire que les sondages ne sont que des projections partielles à un moment donné, et tout le monde sait comment les résultats peuvent souvent être orientés par la façon dont la question est posée. Mais, dans le même temps, commentateurs et acteurs de la vie politique gardent en tête la trace invisible qu’impriment les sondages.

Quel exemple significatif en est le débat sur l’abolition. Selon les sondages de l’époque, les Français y étaient opposés. Et pourtant, le Parlement, dans chacune de ses assemblées comportant des compositions politiques différentes, a choisi de faire primer la décision politique sur la tendance estimée par les sondages.

Derrière cette préoccupation de l’état de l’opinion se profilait la question du recours au référendum. Certains parlementaires jugeaient que, sur une question si symbolique, le recours direct aux citoyens s’imposait. Je passe sur les questions constitutionnelles relatives au champ et à l’usage du référendum en 1981, aspects qui ont connu des évolutions notables depuis.

Comme l’avaient fort justement analysé plusieurs des orateurs, à l’image de Paul Pillet ou d’Edgar Tailhades, le Parlement disposait, avec le projet de loi présenté par le Gouvernement et défendu par Robert Badinter alors garde des sceaux, non seulement de la possibilité, mais aussi de l’obligation morale et politique de se prononcer dans l’exercice des pouvoirs que lui confère la Constitution.

Comme le disait Edgar Tailhades, qui avait commencé d’assumer les responsabilités de rapporteur du projet de loi avant de s’en désister et d’être remplacé par Paul Girod, dont je me réjouis de la présence en tribune ce matin : « Le mandat qui est le nôtre est un mandat représentatif. [...] Aussi les parlementaires que nous sommes doivent-ils prendre des décisions en conscience, sous leur responsabilité politique, et la sanction de l’élection. »

À ce point, il me paraît important d’observer le contenu même des débats tenus au Sénat en 1981. Presque tous les orateurs ont insisté sur la dimension personnelle de leur vote et beaucoup se sont interrogés sur les conséquences pratiques de l’abolition.

Naturellement, plusieurs sénateurs ont exprimé au cours de ce débat une véritable émotion et des sentiments personnels, presque intimes. Vous l’aviez ressenti vous-même, monsieur le ministre, cher Robert Badinter, lorsque vous indiquiez, à l’issue de la discussion générale : « J’ai entendu des propos qui traduisaient souvent des convictions, parfois aussi des émotions respectables et même profondes. »

Mais l’émotion réelle ne l’a pas emporté sur la réflexion et la détermination des votes. In fine, c’est la responsabilité politique qui a primé.

Il faut s’en réjouir, car le législateur ne doit pas céder à l’émotion. Nous, parlementaires, devons concilier notre responsabilité politique personnelle, nos convictions et notre histoire avec nos personnalités propres et notre devoir de légiférer pour tous.

Je ferai miens, sur ce point, les mots de Philippe Séguin lors de son intervention à l’Assemblée nationale : « même si je comprends et si je ressens moi-même le vertige qui s’attache à la décision que nous avons à prendre, je ne crois pas que nous soyons là simplement pour transcrire dans la loi les principes philosophiques et moraux auxquels nous nous référons. En tant que législateurs, c’est aussi aux implications pratiques de nos choix que nous devons penser. »

C’est une raison supplémentaire, pour moi, de me réjouir de cette séance commémorative : elle met en valeur la grandeur et la difficulté de la tâche du législateur.

Cet aspect échappe trop souvent aux commentateurs de la vie publique, dont le regard se porte spontanément vers l’exécutif, mais, d’une certaine façon, c’est cohérent avec les principes de la Ve République.

Notre Constitution a donné à l’exécutif les moyens d’agir, et je suis de ceux qui pensent que c’est heureux. Mais cela ne doit pas faire oublier que, même sous l’empire de ce « parlementarisme rationalisé », le moment ultime, le moment décisif, c’est le vote, l’addition des votes individuels de chaque parlementaire.

Je ferai une dernière observation, en jetant un regard rétrospectif sur les trente ans qui nous séparent de ce débat. Ce dernier avait été marqué par les comparaisons internationales. Plusieurs orateurs, dont vous-même, monsieur le garde des sceaux de l’époque, avaient mis en évidence que la France était l’un des derniers pays d’Europe de l’Ouest à connaître la peine de mort.

Aujourd'hui, l’opposition à la peine de mort fait partie de façon forte de l’identité européenne.

Les différences et, parfois, les divergences entre les pays européens n’empêchent pas que l’hostilité à la peine de mort soit aujourd'hui une caractéristique commune à tous les pays de l’Union européenne – hostilité désormais largement partagée par les opinions publiques –, ce qui nous amène régulièrement à nous distinguer, par exemple, des États-Unis, comme cela a encore été le cas, malheureusement, il y a quelques jours.

Oui, il était utile de nous replonger dans ces débats, par la réflexion à laquelle cette commémoration nous invite sur le sujet même de la peine de mort, mais aussi pour les questions politiques fondamentales auxquelles les trois journées de séance des 28, 29 et 30 septembre 1981 nous renvoient, et qui me semblent garder toute leur actualité. (Applaudissements sur l’ensemble des travées.)

La parole est à M. Pierre Mauroy, Premier ministre du gouvernement qui avait déposé le projet de loi portant abolition de la peine de mort. (Mmes et MM. les sénateurs du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que plusieurs sénateurs du groupe RDSE se lèvent et applaudissent. – Mmes et MM. les sénateurs de l’UMP et de l’Union centriste applaudissent également.)

M. Pierre Mauroy. Monsieur le président, cher Robert, maître Badinter, mesdames, messieurs, chers collègues, je suis particulièrement ému de prendre la parole devant vous dans cet hémicycle sur un sujet auquel je suis fortement attaché, celui de la peine de mort.

Nous célébrons aujourd’hui le trentième anniversaire de son abolition dans notre pays. C’est en effet le 30 septembre 1981, c'est-à-dire seulement quelques mois après la formation de mon gouvernement, que le Parlement élu en juin de cette même année, réuni en session extraordinaire, a adopté la loi portant abolition de la peine de mort en France, faisant ainsi de notre pays le trente-cinquième à mettre enfin un terme à une barbarie qui n’avait que trop duré.

Nous devons cette avancée des droits humains fondamentaux à la ténacité et au courage d’hommes d’État qui, à l’époque, contre une opinion qui y était majoritairement défavorable, ont affirmé avec force leur conviction abolitionniste.

Je pense bien évidemment à François Mitterrand, qui, au cours de la campagne présidentielle de 1981, a rappelé à plusieurs reprises sa volonté d’abolir la peine de mort s’il était élu. J’ai encore en mémoire les phrases fortes qu’il prononça lors d’un entretien à l’émission Cartes sur table, sur Antenne 2, le 16 mars 1981 : « Dans ma conscience profonde, qui rejoint celle des églises, l’église catholique, les églises réformées, la religion juive, la totalité des grandes associations humanitaires, internationales et nationales, dans ma conscience, dans le for de ma conscience, je suis contre la peine de mort. Et je n’ai pas besoin de lire les sondages, qui disent le contraire, une opinion majoritaire est pour la peine de mort. Eh bien moi, je suis candidat à la présidence de la République et je demande une majorité de suffrages aux Français et je ne la demande pas dans le secret de ma pensée. Je dis ce que je pense, ce à quoi j’adhère, ce à quoi je crois, ce à quoi se rattachent mes adhésions spirituelles, ma croyance, mon souci de la civilisation, je ne suis pas favorable à la peine de mort. »

Je pense bien sûr également à Robert Badinter, qui militait depuis les années 1960 pour cette abolition et qui, en tant que garde des sceaux et ministre de la justice de mon gouvernement, défendit brillamment, avec compétence et émotion, le projet de loi portant abolition de la peine de mort.

Je tiens à leur rendre hommage aujourd’hui. Grâce à eux, la République française a enfin pu s’honorer, en faisant le choix de l’abolition, de bâtir sa justice non plus sur la vengeance sanguinaire et le crime d’État froid et prémédité, mais sur la raison et l’humanité. Je vous rappelle en effet, mes chers collègues, que la France a été l’un des derniers pays d’Europe occidentale à abolir la peine de mort, alors que le Portugal, le Danemark, le Luxembourg, la Norvège, la Finlande, l’Allemagne, les Pays-Bas ou encore l’Italie l’avaient fait bien avant !

Pourquoi, d’ailleurs, notre pays a-t-il mis si longtemps ? Comme l’avait rappelé Robert Badinter dans son beau discours à l’Assemblée nationale le 17 septembre 1981, la peine capitale n’a cessé d’être dénoncée par les plus grands esprits français, de Voltaire à Albert Camus en passant par Lamartine, Victor Hugo ou Jean Jaurès. Je rappellerai les mots que Jean Jaurès prononça, le 18 novembre 1908, lors d’un débat à la Chambre des députés sur un projet de loi prévoyant l’abolition de la peine de mort présenté par le gouvernement dirigé par Clemenceau – ce dernier n’était pourtant pas un tiède... –, texte qui fut rejeté. Jean Jaurès s’était écrié : « La peine de mort est contraire à ce que l’humanité, depuis deux mille ans, a pensé de plus haut et rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l’esprit du christianisme et à l’esprit de la Révolution. »

Cependant, aucun gouvernement français, jusqu’au mien, n’a pu ou voulu aller contre une opinion publique qui était le plus souvent hostile à l’abolition de la peine de mort. Si, en 1969, l’« esprit de mai » étant passé par là, une majorité de Français se disaient favorables à l’abolition, dans les années qui suivirent, la population fut bouleversée par une série de crimes odieux, notamment envers des enfants, qui conduisirent à l’exécution de leurs auteurs : Buffet et Bontems en 1972, Ali Ben Yannès en 1973, Christian Ranucci en 1976, et enfin, en 1977, Jérôme Carrein et Hamida Djandoubi, celui-ci ayant été le dernier homme exécuté en France. En 1981, 63 % des Français se disaient favorables à la peine de mort.

Je me souviens que, lors de l’adoption par ma section du programme du parti socialiste pour les élections législatives de 1981, l’inscription de l’abolition de la peine de mort fut rejetée à une voix de majorité, malgré l’appui de Pierre Joxe, venu spécialement à Lille pour plaider en faveur de l’abolition. Je n’avais pourtant pas l’habitude d’être mis en minorité dans ma propre section… (Sourires sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.) Je l’ai toutefois été cette fois, à une voix près, dans cette section qui, naturellement, comportait beaucoup d’ouvriers, ceux-ci étant alors, comme les paysans, favorables à la peine de mort.

Pour autant, à peine arrivés au pouvoir, François Mitterrand, Robert Badinter et moi-même avons tenu à mettre en œuvre le plus tôt possible la cinquante-troisième proposition de l’ancien candidat devenu président de la République. Le débat au Parlement fut passionné, mais le texte fut adopté, avec une majorité de voix de gauche mais aussi trente-sept voix de droite et de centre-droit, celle de Jacques Chirac notamment.

Dès lors, le mouvement était lancé et je savais qu’il serait désormais difficile de revenir en arrière, d’autant que, au niveau européen, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe avait adopté, le 22 avril 1980, une résolution appelant ses membres à supprimer la peine de mort, et que le Parlement européen s’était prononcé, le 18 juin 1981, en faveur de son abolition.

Je ne me trompais pas puisque, dans les années qui ont suivi ce vote historique, la France a confirmé sa position. Elle l’a fait d’abord en 1985, puis en 2002, en signant le Protocole n° 13 à la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit la peine de mort en toutes circonstances, même en temps de guerre, et enfin en 2006, lorsque Jacques Chirac proposa une révision de la Constitution visant à créer un nouvel article 66-1 disposant que « nul ne peut être condamné à la peine de mort », et excluant ainsi définitivement la peine de mort du champ des débats politiques. Un an plus tard, le 19 février 2007, le Congrès réuni à Versailles approuvait cette révision constitutionnelle, et, le 1er août 2007, la France ratifiait définitivement le Protocole n° 13 à la Convention européenne des droits de l’homme, qu’elle avait signé en 2002.

Je suis particulièrement fier d’avoir rendu possibles ces avancées successives, toutes décisives, qui ont enfin concrétisé ce qui fut toujours l’une des grandes causes des forces progressistes françaises, même si celles-ci ne purent abolir la peine de mort ni en 1936, sous la direction de Léon Blum, car la guerre était déjà présente dans les esprits, ni à la Libération, à cause des épreuves terribles que la France venait de traverser. En 1981, il n’était que temps.

Si, en Europe, la cause est désormais entendue, puisque aucun État ne peut adhérer à l’Union européenne ni au Conseil de l’Europe si la peine de mort figure dans son arsenal judiciaire, il n’en va pas de même partout dans le monde, comme vient de le rappeler tragiquement l’exécution de Troy Davis dans l’État de Géorgie, le 21 septembre dernier. Certes, comme le constate Amnesty International, la cause de l’abolition progresse globalement, et les pays qui recourent encore à la peine capitale semblent de plus en plus isolés. En 2010, toujours selon Amnesty International, seuls vingt-trois pays ont pratiqué des exécutions. Il n’en reste pas moins que la Chine, l’Iran, l’Arabie saoudite, le Yémen et les États-Unis – même si seize des États qui constituent la fédération y ont renoncé – comptent parmi les pays qui font procéder au plus grand nombre d’exécutions.

Mesdames et messieurs, chers collègues, l’humanité dans son ensemble a encore un long chemin à parcourir pour en finir une fois pour toutes avec la peine de mort, qui est, selon la formule d’Albert Camus, « le plus prémédité de tous les meurtres ». C’est pourquoi je soutiens tous les mouvements, de plus en plus nombreux à travers le monde, qui luttent pour y mettre un terme. Je ne reviendrai pas ici sur les arguments, maintes fois exposés, qui militent en ce sens. Il s’agit de tirer le genre humain vers le haut en le libérant de la barbarie primitive de la loi du talion, et de faire progresser l’humanité tout entière vers une conception de la justice qui soit non pas une justice qui tue, mais une justice humaine.

En conscience, j’ai fait, avec d’autres, le choix de l’abolition et donc celui de la civilisation. J’espère, pour l’avenir des générations futures et la grandeur de l’humanité, en laquelle j’ai toujours cru, qu’il sera bientôt celui de toutes les femmes et de tous les hommes. (Mmes et MM. les sénateurs du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG ainsi que plusieurs sénateurs du groupe RDSE se lèvent et applaudissent longuement. – Mmes et MM. les sénateurs de l’UMP et plusieurs sénateurs de l’Union centriste applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. Nicolas Alfonsi. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG. – M. Marcel Deneux applaudit également.)

M. Nicolas Alfonsi. Monsieur le président, mes premiers mots seront pour vous remercier et remercier le bureau du Sénat d’avoir organisé, au moment où notre mandature s’achève,…

M. Pierre Mauroy. C’est la dernière séance…

M. Nicolas Alfonsi. … la commémoration de l’abolition de la peine de mort, votée dans cet hémicycle, par 160 voix contre 126, le 30 septembre 1981.

Faut-il que ce texte soit entré dans l’histoire pour que, trente ans après son adoption, il s’identifie à un homme, notre collègue Robert Badinter, comme d’autres textes célèbres ont pu être associés à des noms appelés à marquer l’histoire de la République ? Ainsi en est-il de l’abolition de l’esclavage et de Victor Schœlcher, de l’amendement Wallon et de la IIIe République, de la séparation des Églises et de l’État, au début du siècle, et d’Aristide Briand.

Nous avons tous encore à l’esprit le débat passionné où chacun s’exprimait au-delà de toute considération partisane pour affirmer ce qu’en conscience il ressentait devant le projet de loi.

Quelques rares témoins siègent encore sur les travées de cet hémicycle : Christian Poncelet, Jean-Pierre Fourcade, Charles Pasqua, Louis Mermaz, Philippe Madrelle, Jean-Pierre Michel…

D’autres, maintenant disparus, dont l’autorité naturelle s’imposait à tous y prirent une grande part. Je pense notamment aux présidents Edgar Faure et Édouard Bonnefous.

Il nous appartient aujourd’hui, avec le recul qui s’impose, de considérer ce débat comme un grand moment de notre histoire parlementaire et d’y associer tous ceux qui, en conscience, ont cru devoir faire des choix différents.

Souvenons-nous des années soixante-dix. Les médias avaient donné au débat sur l’abolition une force dramatique exceptionnelle avec l’exécution de Buffet et Bontems. L’opinion publique, « cette intruse » qui, selon la célèbre formule de Moro-Giafferi, « au pied du Golgotha, tendait des clous aux bourreaux », manifestait alors son hostilité à l’abolition.

« Certaines personnes ont cet avantage que les positions les plus confortables sont celles qu’elles prennent le plus sincèrement », écrit Julien Benda dans La Trahison des clercs. Une telle assertion ne saurait s’appliquer à François Mitterrand !

Sa position n’était pas confortable en effet quand, à la veille de l’élection présidentielle de 1981, il livrait à l’opinion dans l’émission restée fameuse qu’évoquait à l’instant Pierre Mauroy un vibrant plaidoyer pour manifester son opposition farouche à la peine de mort.

J’étais dans l’hémicycle quand Robert Badinter présenta, avec le projet de loi abolissant la peine de mort, la plus célèbre des 110 propositions.

Il mettait un terme à un combat – le sien – et à une cause dont il n’allait pourtant pas de soi voilà trente ans qu’ils pourraient être gagnés.

En effet, l’histoire de l’abolitionnisme dans notre pays aura été jalonnée de durs échecs : de Beccaria à Voltaire, de Condorcet à Hugo, de Saint-Fargeau, au moment de la Constituante, à Armand Fallières et Aristide Briand ou Jaurès au début du XXe siècle, autant d’occasions manquées qui renforcèrent néanmoins la cause du combat pour la civilisation en démontrant l’absurdité des exécutions judiciaires tout en déplaçant le débat moral sur le terrain du droit.

Il faut aussi se souvenir de ce qu’était la peine de mort dans notre pays, ce supplice – public jusqu’en 1939… – qui consistait à « couper un homme vivant en deux », et rappeler ce qu’était la réalité de la guillotine. Lequel d’entre nous n’a pas ressenti une forte émotion à la vue de Casque d’Or et du sinistre échafaud où son amant est sur le point d’être supplicié ?Qui n’a pas éprouvé un trouble profond devant ces condamnés à mort conduits au peloton d’exécution que Stanley Kubrick nous montre dans Les sentiers de la gloire ?

Il fallait beaucoup de courage pour vaincre la prétendue exemplarité de la peine. Aussi réjouissons-nous du chemin parcouru depuis trente ans.

En 2007, l’inscription, sur l’initiative de Jacques Chirac, de l’interdiction de la peine de mort dans la Constitution recueillait 826 voix au Congrès du Parlement, fermant ainsi définitivement la porte à la peine capitale.

Précaution nécessaire mais sans doute inutile, car, s’il est un texte dont l’acquis est irréversible, c’est bien celui de l’abolition : il résisterait aux réformes constitutionnelles. Il constitue en effet notre environnement naturel dans la société où nous vivons.

Plus que la révision constitutionnelle, c’est bien le vote de la loi portée par notre collègue Robert Badinter, dont il convient de saluer la riche contribution que, bien au-delà de ce texte, il a apportée durant seize ans aux travaux du Sénat, qui restera perçu comme le moment symbolique où l’histoire devient irréversible.

J’ai eu la fierté de voter l’abolition en 1981 alors que j’étais député. Je me souviens encore de la solennité des débats, de la liberté de ton, de l’émotion, de la force de conviction avec laquelle s’exprimaient ceux qui étaient pour et ceux qui étaient contre.

Je me souviens de m’être trouvé aux côtés de la nouvelle majorité – j’en étais – mais aussi de parlementaires de l’opposition, qui s’exprimaient selon leur conscience : Jacques Chirac, bien sûr, Philippe Séguin, Jacques Toubon, d’autres encore.

Cependant, tous nos collègues, quel qu’ait été le choix qu’ils exprimaient ce jour-là, doivent être confondus dans notre souvenir pour leur contribution à l’histoire parlementaire.

Nous sommes bien peu nombreux – une douzaine ou peut-être une quinzaine – parmi ceux qui siégeaient en 1981 à être encore sur les bancs de la représentation nationale.

C’est l’honneur de ceux qui portèrent ce projet de loi d’avoir montré le chemin et éclairé les consciences. Ainsi, la loi sur l’abolition, dépassant son objet, est devenue l’illustration de la mission que nous devrions tous nous assigner : anticiper les évolutions de la société, précéder l’opinion, ne jamais succomber aux humeurs « sondagières », s’interroger même sur l’objet et les limites des consultations référendaires.

« À la barbarie du crime ne doit pas répondre la “barbarie” du châtiment », déclarait en 1981 Raymond Forni, rapporteur du texte, à la mémoire de qui je rends hommage.

La société de justice et de liberté pour laquelle nous œuvrons ne doit pas céder au réflexe de la vengeance par le sang. Tout individu, quelles que soient son origine, sa culture, sa religion, quel qu’ait pu être son crime, renferme en lui une part d’humanité.

Ce combat, nous le savons gagné pour toujours dans notre pays ; hélas ! même s’il progresse année après année, car c’est le sens de l’histoire, il est loin de l’être dans d’autres régions du monde. Bien que, dans l’ordre international, les conventions et les déclarations se soient succédé, près de 93 pays conservent ainsi la peine de mort dans leur législation, parmi lesquels, bien sûr, les États-Unis, comme l’a cruellement rappelé une actualité récente.

Le combat de l’abolition ne devra jamais cesser tant que des hommes et des femmes seront pendus, seront décapités, seront électrocutés : nous défendrons indéfiniment le droit à la vie proclamé par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, car tel est le fondement d’une humanité toujours plus libre, toujours plus juste et toujours plus digne. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG. – Mmes et MM. les sénateurs de l’Union centriste et nombre de sénateurs de l’UMP applaudissent également.)

M. le président. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Monsieur le président, mes chers collègues, permettez-moi d’abord de regretter l’absence, pour cause de maladie, de Guy Fischer aujourd'hui ; nous en sommes très affectés dans notre groupe.

Personnellement, pour ce trentième anniversaire de l’abolition de la peine de mort en France, j’aurais souhaité pouvoir éprouver plus de bonheur.

Mais, le 21 septembre, à vingt-trois heures huit, heure locale, aux États-Unis, pris dans un terrible piège judiciaire, Troy Davis, dont la culpabilité était plus que douteuse, a été exécuté par injection létale. Emprisonné durant vingt-deux ans, dont vingt dans le couloir de la mort en Géorgie, il n’aura cessé jusqu’à l’ultime seconde de clamer son innocence et d’exiger la justice et la vérité.

En Iran, ce même 21 septembre, au matin, Alizera Molla-Soltani est mort, pendu à une grue en public. Il n’avait que dix-sept ans.

Ce trentième anniversaire coïncide aussi de peu avec la condamnation à mort et l’incarcération de Mumia Abu-Jamal, figure emblématique du combat contre la peine de mort, victime lui aussi d’une machine judiciaire impitoyable dans une vieille démocratie qui ne se prive pourtant pas de donner des leçons au monde entier. Je lui ai rendu visite deux fois dans le couloir de la mort de la prison de Waynesburg, en Pennsylvanie : je peux vous assurer que c’est un moment d’émotion intense.

En France, le gouvernement de la gauche en 1981 a été courageux, et je salue ici l’implication personnelle du président Robert Badinter, alors garde des sceaux, dont le nom est attaché à l’abolition de la peine de mort, votée alors qu’à l’époque l’opinion publique y était majoritairement opposée.

Depuis lors, le débat public a permis de faire triompher l’idée, profondément progressiste et humaniste, selon laquelle aucune personne ne peut être légalement privée de la vie, l’idée qu’aucune indignité ne peut être considérée comme définitive, la conviction qu’en tout état de cause la mort d’un être humain ne peut répondre à la mort d’un autre être humain.

Aujourd’hui, la majorité de l’opinion est, semble-t-il, opposée à la peine de mort.

Je veux rappeler ici l’engagement contre la peine capitale des parlementaires communistes, tout particulièrement de mon regretté ami Charles Lederman, et les propositions de loi pour l’abolition qu’ils ont déposées en 1973 et en 1979.

Le chemin fut long, en France, pour parvenir à la suppression de la peine de mort. Pourtant, dans ce pays qui se prévaut des droits de l’homme, des voix s’élevaient depuis longtemps en faveur de l’abolition. Venues du siècle des Lumières, ce sont celles de Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, en 1791, de Victor Hugo, qui a siégé dans cet hémicycle, de Jean Jaurès... d’autres encore. Ce sont celles aussi des nombreux parlementaires qui, depuis l’avènement de la République, ont déposé des propositions de loi.

Pourtant, la France ne fut que le trente-cinquième pays à faire le choix de l’abolition, une majorité de parlementaires s’étant auparavant toujours opposée à celle-ci.

En 1981 même, d’aucuns considéraient que cette réforme, adoptée au Sénat par 160 voix contre 126, pouvait attendre…

Ne nous y trompons pas : des nostalgiques de la peine de mort continuent encore de se manifester.

Depuis 1981, on compte une trentaine de propositions de loi, émanant de quelques poignées d’élus, pour la rétablir.

Ainsi, à l’Assemblée nationale, en 2004, quarante-sept députés UMP présentaient une proposition de loi tendant à rétablir la peine de mort pour les auteurs d’actes de terrorisme.

En 2006, quarante-neuf sénatrices et sénateurs déposaient une proposition de loi visant à porter à trente ans la période de sûreté dans les cas de condamnations pour les crimes les plus odieux, proposition dont l’exposé des motifs constituait un véritable plaidoyer pour le rétablissement de la peine de mort, ses auteurs allant jusqu’à affirmer que « l’abolition de la peine de mort [avait] été décidée à l’automne 1981 dans l’euphorie d’un état de grâce qui, sans aucun doute, péchait par excès d’optimisme ou par sensibilité à sens unique ».

Aujourd’hui, Marine Le Pen propose un référendum pour rétablir la peine capitale !

Nous savons tous que, toujours, l’instrumentalisation des peurs et des désordres de la société est pain béni pour tous ceux qui ne renoncent pas à la loi du talion.

Mes chers collègues, le respect des droits, le respect de la justice, la lutte contre la barbarie sont des combats auxquels il ne faut jamais renoncer.

C’est dans cet esprit que j’ai moi-même défendu, au nom de mon groupe, une proposition de loi tendant à créer une journée nationale pour l’abolition universelle de la peine de mort, qui se voulait une forme de reconnaissance à l’égard de tous ceux qui se battent dans le monde entier contre ce châtiment indigne, quelquefois avec beaucoup de difficultés. Ce texte fut adopté à la quasi-unanimité de notre assemblée le 12 février 2002. Je regrette qu’il n’ait jamais été inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.

Néanmoins, nous nous sommes réjouis de l’inscription de l’interdiction de la peine de mort dans la Constitution par le Congrès du Parlement, le 19 février 2007. Bien plus qu’un symbole, elle rend l’abolition de la peine capitale irréversible en France ; elle ferme définitivement la porte au rétablissement de la peine de mort, quelles que soient les circonstances. Et elle donne un signe au monde : celui de la nécessité que soit partout abolie cette sentence atroce.

Cette évolution est conforme à la progression de la reconnaissance des droits humains à l’échelle européenne. L’abolition de la peine de mort fait partie du socle commun des pays européens.

Aujourd’hui, s’il est patent que cette sentence inhumaine recule dans le monde, il est tout aussi patent que le chemin est encore long vers l’abolition universelle. Mais cette dernière, j’en suis convaincue, sera inéluctable.

D’ailleurs, par trois fois ces dernières années, une majorité de pays à l’Assemblée générale des Nations unies s’est dégagée en faveur d’un moratoire universel sur l’application de la peine de mort. C’est un soutien fort à la tendance historique vers l’abolition de la peine capitale dans le monde.

De 35 États en 1981, nous sommes passés à 138 États ayant aboli la peine de mort en droit ou ne la pratiquant plus en fait. C’est bien le signe que les idées progressent.

Il faut mettre cette évolution au crédit des mobilisations militantes, associatives, partout dans le monde. De ce point de vue, les efforts de la Coalition mondiale contre la peine de mort que rallie un nombre croissant d’organisations abolitionnistes méritent d’être soulignés. Je salue à ce titre la présence dans ces tribunes de nombre de représentants de ces instances en France.

Cette évolution vient aussi de la prise de conscience par des États que le crime – même légalisé – ne peut pas être la réponse au crime. Elle résulte encore, comme dans les trois États américains que sont le New Jersey, le Nouveau Mexique et l’Illinois, de la crainte que soient commises des erreurs irréparables. Rappelons que, aux États-Unis, depuis 1977, 138 exécutés ont été par la suite innocentés.

Mais soyons lucides. Des pays très importants maintiennent la peine de mort dans leur législation et continuent de pratiquer l’assassinat légal : la Chine, l’Arabie Saoudite, l’Iran, le Pakistan, le Japon, les États-Unis, etc. Les autorités chinoises et américaines que j’ai eu l’occasion de rencontrer invoquent les mêmes raisons : leurs opinions publiques y sont favorables !

Des femmes et des hommes sont exécutés pour leurs opinions. Neuf pays exécutent encore des homosexuels. Des femmes sont mises à mort par lapidation après avoir été violées. En 2010, des mineurs ont été condamnés à mort dans six États.

Les chiffres sont toujours approximatifs, mais on peut penser que 20 000 personnes attendent leur exécution dans les couloirs de la mort.

En 2010, au moins 23 États ont procédé à des exécutions et au moins 527 personnes ont été tuées par leur pays, sans parler de la Chine où leur nombre est probablement effrayant.

Pour notre part, nous sommes partout solidaires des voix, aussi timides soient-elles parfois, qui combattent la peine capitale, que ce soit en Chine, en Arabie Saoudite, aux États-Unis, en Iran, au Pakistan, au Japon ou ailleurs.

Chaque personne exécutée est la victime d’un assassinat légal, d’un crime d’État, la victime d’une vengeance collective de la société. Cette justice qui use du crime contre le crime n’est pas la justice. Toute société doit être contre le crime en toutes circonstances. La société des hommes ne peut s’arroger le droit de tuer un homme.

J’en viens à la prétendue « irrécupérabilité » de certains criminels. En réalité, seule la mort est irrécupérable. Permettez-moi de citer ici Jean Jaurès : « Si déchu, si flétri soit-il, il n’est pas un seul individu qui ne soit susceptible de relèvement. »

Pour les élus de mon groupe, le combat pour l’abolition de la peine de mort est constitutif de tout engagement pour la libération des êtres humains de la barbarie et de toutes les formes d’oppression. Et c’est d’ailleurs des périodes parmi les plus sombres de l’histoire que nombre d’abolitionnistes tirent leur conviction.

Alors oui, mes chers collègues, le vote de notre assemblée, le 30 septembre 1981, sous l’impulsion du gouvernement d’union de la gauche et de Robert Badinter, était une décision de justice et de progrès humain.

Aujourd'hui, le chantier reste immense et les reculs demeurent possibles. Il nous faut donc nous mobiliser encore et encore pour que ce châtiment barbare, méprisable qu’est la peine de mort soit vaincu partout et de façon définitive.

Laissez-moi citer les mots qu’a prononcés Troy Davis la veille de sa mort : « Le combat pour la justice ne s’arrête pas avec moi. Ce combat est pour tous les Troy Davis avant moi et tous ceux qui viendront après moi. »

Parmi tous ces Troy Davis, on compte notamment Hank Skinner, dont l’exécution, une première fois repoussée, a été fixée au 9 novembre prochain et qui demande un test ADN afin de prouver une innocence qu’il a toujours clamée.

Pour finir, mes chers collègues, permettez-moi de souhaiter que ce jour de commémoration soit aussi le symbole de l’engagement résolu de la France pour que devienne effectif le moratoire universel sur l’application de la peine de mort appelé par une majorité de pays à l’ONU. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG et du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – Mmes et MM. les sénateurs de l’Union centriste et nombre de sénateurs de l’UMP applaudissent également.)

M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.

Mme Catherine Morin-Desailly. Monsieur le président, cher Robert Badinter, mes chers collègues, l’exécution le 21 septembre dernier de Troy Davis, devenu aujourd'hui un véritable symbole, nous a tristement rappelé que le combat pour l’abolition universelle de la peine capitale reste, hélas ! pleinement d’actualité.

Certes, la France a aujourd’hui achevé le parcours juridique faisant d’elle une nation pleinement abolitionniste, un parcours long dont témoignent les nombreuses tentatives d’abolition au cours des siècles derniers, avant la loi résultant du texte adopté ici même le 30 septembre 1981.

Nous tenons aujourd'hui à rendre hommage au garde des sceaux de l’époque, notre collègue Robert Badinter, lequel – coïncidence – quitte ses fonctions parlementaires au moment où nous célébrons le trentième anniversaire d’un texte majeur dans l’histoire de notre République.

Après la loi de 1981, ce fut l’inscription de l’interdiction de la peine capitale dans notre Constitution le 23 février 2007, qui a enfin permis à notre pays de ratifier les instruments internationaux bannissant le recours à la peine de mort.

Enfin, le 2 octobre 2007 a été ratifié le protocole visant à abolir la peine de mort du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Si en France le combat du droit est gagné, celui des mentalités a aussi progressé. En 1981, selon un sondage Sofres, 62 % des Français se déclaraient favorables à la peine capitale. Au mois de janvier 2011, selon TNS Sofres, ils ne seraient plus que 29 %. Mais, comme l’a souligné le président Larcher, les sondages ne sont qu’une projection partielle reflétant un moment donné. Aussi l’opinion publique reste-t-elle fluctuante au gré d’événements dont on aimerait pouvoir se passer.

Pour autant, il ne s’agit pas de refaire un énième débat sur l’abolition de la peine de mort. Les arguments sont bien connus. Parmi ceux-ci, je souhaite en retenir deux qui me semblent des plus importants : le droit au remords et à la rédemption, au sens étymologique du terme, mais aussi, tout simplement, le droit à la vie inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.

C’est au nom de cette conception que l’on se fait de l’homme qu’il appartient à la France, toujours et encore, de porter ce message auprès de pays qui n’ont pas cessé de pratiquer ce qui reste un acte barbare. La tâche est encore grande.

En effet, en 2011, la peine de mort demeure une sanction pénale dans la majorité des pays de la planète. On compte 94 pays abolitionnistes contre 102 pays non abolitionnistes. Au sein de ces derniers, il convient de faire des distinctions : des États comme le Brésil ou Israël ont aboli la peine de mort pour les crimes de droit commun. On compte aussi un grand nombre de pays, tels que la Russie, qui prévoient la peine de mort dans leur législation sans toutefois l’appliquer dans les faits. On peut donc considérer tous ces pays comme abolitionnistes en fait, faute de l’être en droit, ce qui porte à s’interroger sur la raison du maintien d’une telle disposition dans l’arsenal juridique, surtout au regard de ce qu’elle implique sur le plan des droits de l’homme.

Évidemment, c’est sur les 56 pays qui pratiquent effectivement la peine de mort que toute notre attention doit se focaliser, d’autant qu’il ne s’agit pas des moindres : la Chine, les États-Unis, l’Inde, le Japon, etc.

Ponctuellement, nos concitoyens se mobilisent à la faveur d’un cas dont une personnalité ou les médias s’emparent. Tout le monde a en tête l’histoire épouvantable de cette jeune Iranienne condamnée à la lapidation pour un prétendu adultère. Mais, pour une Sakineh, combien de personnes anonymes à travers le monde sont-elles condamnées à mort à l’issue de procès iniques pour des infractions n’ayant même pas entraîné la mort ? Le nombre total d’exécutions recensées est passé d’au moins 714 en 2009 à 527 en 2010, sans compter le nombre total d’exécutions en Chine.

C’est donc en continu et en profondeur que nous devons agir. Mon collègue Denis Badré ici présent intervenait au printemps dernier devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe pour plaider avec vigueur l’abolition universelle de la peine de mort. À cette occasion, il a tenu à souligner que les moratoires sont souvent une fausse bonne solution : ils ne doivent être acceptés qu’à titre tout à fait provisoire.

Je tiens aussi à saluer le travail des associations, des citoyens, des bénévoles qui, sans relâche, mènent ce combat, s’attachant à mobiliser les forces abolitionnistes internationales.

La commémoration qui nous réunit aujourd’hui doit être également l’occasion d’une nouvelle prise de conscience, notamment de la manière dont il nous faut sans cesse réfléchir et travailler à une justice plus juste et plus humaine, ce qui n’a rien d’antinomique avec l’efficacité, au contraire.

Nous devons régulièrement nous interroger sur l’état de notre système pénal et pénitentiaire. En effet, avec le recul dont nous disposons désormais, il est possible de voir dans la loi de 1981 l’ouverture d’un vaste chantier qui nous occupe encore aujourd’hui : celui de l’adaptation et de la rénovation de notre système des peines.

Il faut toujours revenir aux fondamentaux : notre arsenal de sanctions pénales remplit-il les trois fonctions assignées à la peine ? Dissuade-t-il et occasionne-t-il une réflexion sur la faute ? Permet-il une juste réparation à la victime ? Enfin, assure-t-il la réinsertion du condamné ? À l’évidence, pas toujours. C’est tout le problème posé par la récidive.

Les cas existent de condamnés qui, une fois remis en liberté, à la suite de l’aménagement de leur peine, commettent de nouveau des crimes. C’est notre droit qui a autorisé cela, pensant favoriser la réinsertion, et c’est ce que l’opinion ne peut ni comprendre ni tolérer, une opinion qui, de manière très intelligible, réclame alors à l’inverse un alourdissement des peines, notamment via les peines de sûreté.

Il faut poser la question : pour lutter contre la récidive, comment articuler aménagement des peines et répression accrue ? Ce sont là deux logiques a priori antagonistes : logique de prévention contre logique de sanction. Peut-être que, finalement, dans la majeure partie des cas, la réponse à ce qui semble une aporie se trouve non pas dans la politique pénale, mais dans la politique carcérale. En effet, trop souvent, si l’on aménage, c’est parce que l’institution pénitentiaire n’a plus les moyens de continuer d’accueillir dans de bonnes conditions.

La situation est connue et régulièrement dénoncée par la Cour européenne des droits de l’homme. Elle est très préoccupante.

Au 1er janvier 2011, nous disposions d’environ 56 000 places de prison pour plus de 60 000 détenus. Malgré les plans de rattrapage mis en place depuis quelques années, la surpopulation des prisons est à certains endroits un phénomène persistant, tout comme les conditions de détention sont encore trop souvent mauvaises dans des établissements encore trop souvent vétustes.

Malgré le professionnalisme des membres de l’administration pénitentiaire qui exercent là un métier difficile, pour beaucoup de détenus, le mal-être devient vite intolérable. Depuis 1991, le nombre de suicides en prison ne cesse d’augmenter : il est sept fois plus élevé qu’à l’extérieur.

Cela peut sembler un paradoxe. Nous avons aboli la peine capitale en France, mais notre système carcéral accule des détenus au suicide, comme si subsistait dans notre pays une peine de mort de fait, comme si, au sujet de la peine capitale – pardonnez-moi peut-être cet excès –, il fallait distinguer pays légal et pays réel.

Commémorer l’abolition de la peine capitale en France revient donc, aujourd’hui, non pas à nous autosatisfaire simplement des avancées législatives de la France, mais au contraire à prendre conscience des chantiers qu’il reste à entreprendre, et ce au nom de la dignité de l’homme, principe qui, mes chers collègues, doit rester au fond la seule raison de notre engagement politique à tous.

Pour conclure, j’aimerais partager avec vous cette phrase de Victor Hugo, l’auteur du Dernier Jour d’un condamné, dont l’esprit plane encore sur cette maison. Il écrivit dans les Misérables : « On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de mort, [...] tant qu’on n’a pas vu [...] une guillotine ; mais si l’on en rencontre une, [...] il faut se décider et prendre parti pour ou contre. » Je me félicite, au nom du groupe de l’Union centriste, que, sous votre impulsion et grâce à votre ténacité, monsieur le ministre Robert Badinter, la France ait choisi voilà trente ans d’être définitivement contre. (Applaudissements sur l’ensemble des travées.)

M. le président. La parole est à M. le président de la commission des lois.

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, mes chers collègues, comme cela a été rappelé abondamment, le 30 septembre 1981, le Sénat, après l’Assemblée nationale, votait, à la grande surprise de nombre de commentateurs, l’abolition de la peine de mort.

Nicolas Alfonsi le soulignait tout à l’heure, certains de ceux qui participaient au débat siègent encore aujourd’hui sur les travées de la Haute Assemblée.

Trente ans après, le garde des sceaux de l’époque, Robert Badinter, doit plus que d’autres avoir présent à l’esprit la vigueur, mais aussi la hauteur générale des débats.

J’ai relu l’intégralité des comptes rendus. Dans un climat politique tendu, sans doute en raison de l’alternance alors toute récente, mais aussi de la nature du sujet, qui déchaînait et déchaîne encore parfois les passions, le Sénat a souscrit à ce qu’en 1764 écrivait Beccaria : « Si je prouve que cette peine n’est ni utile, ni nécessaire, j’aurai fait triompher la cause de l’humanité ».

C’est cette phrase, monsieur le président Badinter, que vous placez en exergue à votre ouvrage L’Abolition.

Depuis cette date marquante dans l’histoire de notre justice, je rappellerai, à la suite de quasiment tous les orateurs, que, même si quelques tentatives ont été faites pour rouvrir le débat, la ratification par la France du sixième protocole annexe à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en 1985 interdisait pratiquement le rétablissement de la peine de mort.

Si François Mitterrand avait annoncé, lors de sa campagne pour l’élection présidentielle de 1981, son intention de proposer l’abolition de la peine de mort, par la loi, c’est sous la présidence de Jacques Chirac, lequel avait lui-même voté l’abolition en 1981, que la loi constitutionnelle du 23 février 2007, votée à une écrasante majorité par le Congrès du Parlement, a introduit dans la Constitution un article 66-1 ainsi libellé : « Nul ne peut être condamné à la peine de mort ».

C’est d’ailleurs ce qu’avaient proposé en 1981 nos éminents collègues Jacques Larché et Étienne Dailly. Je ne suis pas sûr que leur intention était aussi simple.

D’autres avant moi ont rappelé les nombreuses initiatives prises au Parlement pour abolir la peine de mort, dont les plus marquantes furent celles de Lepeletier de Saint-Fargeau en 1791 ou encore celles qui sont intervenues sous la monarchie de Juillet ou au début de la IIe République.

En 1906, le gouvernement Clemenceau, dans lequel Aristide Briand était garde des sceaux, proposa de nouveau l’abolition. Je pense que ce fut également un beau débat au cours duquel Jean Jaurès s’illustra, à l’instar de Victor Hugo en 1848.

Plus proche de nous, des initiatives se sont fait jour. Je pense notamment à celle de Claudius Petit, qui a défendu pendant des années l’abolition de la peine de mort, sans être plus entendu que ses prédécesseurs.

Les présidents de la République successifs ayant, pour la plupart, exprimé en conscience leur horreur de la peine de mort ont plus ou moins utilisé leur droit de grâce pour que les exécutions deviennent exceptionnelles au cours du XXe siècle.

Outre la crainte de l’erreur judiciaire – notre droit ne connaissait pas encore l’appel des décisions des cours d’assises – illustrée par l’affaire Ranucci et l’exécution de Bontems après le carnage de Clairvaux, les abolitionnistes ont voulu démontrer avec persévérance que la peine de mort n’était ni utile ni nécessaire.

Bien entendu, et particulièrement pour beaucoup de ceux qui se réfèrent à l’humanisme chrétien, rencontrant ici l’humanisme des Lumières, pour qui le devenir des criminels n’est jamais tracé d’avance et la réhabilitation est toujours possible, l’abolition s’imposait, même si, devant des crimes atroces, répétés, on peut parfois douter de l’humanité de quelques-uns.

À l’appui de l’affirmation de l’inutilité de la peine de mort, les comparaisons internationales et les statistiques démontrent à l’évidence qu’elle n’est en aucun cas dissuasive. Il faut savoir qu’historiquement les crimes de sang n’ont jamais été si peu nombreux dans les années quatre-vingt dans notre pays, et encore aujourd’hui.

Alors, faut-il que la société exerce au nom des victimes la vengeance qu’appelle l’horreur du crime ?

La loi du talion ne saurait être la règle de droit d’une société humaniste, même si les droits et la souffrance des victimes et de leurs proches doivent être respectés et toujours mieux accompagnés par la justice, ce qui n’a pas toujours été le cas dans le passé.

Mais la vraie question qui fut posée, et qui le demeure, si l’on se réfère aux débats de 1981, à l’ajout prévoyant une réforme du code pénal, et aux trop nombreuses modifications de notre droit pénal et de la procédure pénale depuis trente ans, est celle de la peine de substitution à la peine de mort. Plusieurs orateurs en ont parlé.

En fait, cette peine de substitution n’existe pas ! Et c’est bien ! C’est tout le problème, néanmoins, de notre justice pénale. Derrière cette question se pose celle de la récidive et de la protection de la société face à des crimes commis par des pervers ou des psychopathes, dont se repaissent certains médias.

Certes, comme cela avait été annoncé en 1981, et même si ce fut plus lent que prévu, le code pénal a été réformé.

Quoi qu’on en dise, les peines de sûreté, la surveillance de sûreté et la rétention de sûreté, appliquées avec discernement et à condition que tout condamné puisse réintégrer la société, peuvent éviter des drames nouveaux qui révoltent à juste titre l’opinion publique.

Comme le disait, à la tribune de l’Assemblée nationale, le député Pierre Bas, abolitionniste fervent dont il faut se souvenir : « La peine de mort abolie, il n’y aura plus d’alibi au dévoiement de la justice. »

L’abolition de la peine de mort, qui constitue un progrès de la civilisation, est devenue la règle dans toute l’Europe et dans la plus grande partie des États du monde, juridiquement ou en pratique, à l’exception de quelques régimes totalitaires et de la démocratie des États-Unis d’Amérique, ce qui est incompréhensible pour tous ceux qui aiment ce grand peuple. Il faut saluer tous ceux qui militent dans le monde entier pour l’abolition universelle de la peine de mort.

Mais elle n’est pas une fin en soi. Notre pays a fait des progrès. À cet égard, je me permets, comme cela a été fait tout à l’heure, d’évoquer la réforme pénitentiaire, que vous appeliez vous aussi de vos vœux (L’orateur regarde la gauche de l’hémicycle.) et à laquelle le Sénat, particulièrement la commission des lois et son rapporteur, Jean-René Lecerf, ont beaucoup apporté. Cette réforme doit être poursuivie et mise en œuvre complètement, pour que l’abolition de la peine de mort, ce supplice qui n’est plus de notre temps, soit comprise et intégrée par le plus grand nombre, et pour que la sécurité de tous progresse dans notre pays. (Applaudissements.)

M. le président. Pour conclure le débat, la parole est à M. Robert Badinter qui, en sa qualité de garde des sceaux, ministre de la justice, avait présenté le projet de loi portant abolition de la peine de mort au nom du gouvernement de l’époque. (Mmes et MM. les sénateurs du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que plusieurs sénateurs du groupe RDSE se lèvent et applaudissent. – Mmes et MM. les sénateurs de l’Union centriste et nombre de sénateurs de l’UMP se lèvent et applaudissent également.)

M. Robert Badinter. Monsieur le président, je veux d’abord vous remercier et, avec vous, tous les membres du bureau et de la conférence des présidents, d’avoir décidé de tenir cette séance exceptionnelle.

Je remercie aussi l’ensemble des collègues, nombreux aujourd’hui, qui ont tenu à assister à cette séance.

Je suis particulièrement sensible à la présence de ceux qui ont participé, en des temps déjà éloignés, à la longue lutte pour l’abolition de la peine de mort en France. À cet égard, mon fraternel salut va à mon vieil ami Pierre Mauroy, dans le gouvernement duquel j’ai eu le privilège d’être le garde des sceaux au moment de l’abolition. Nous sommes arrivés ensemble au Sénat. Nous partons ensemble aujourd’hui. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE et sur plusieurs travées de l’Union centriste et de l’UMP.) De tout, qu’il soit remercié !

À cette séance de commémoration, je vois plusieurs raisons importantes.

La première concerne le Sénat lui-même. Il a joué, dans l’abolition de la peine de mort en France, un rôle essentiel, bien que complètement ignoré du public et des médias. Pour eux, tout était joué dès le soir du vote de l’abolition à l’Assemblée nationale.

Mais, en réalité, c’est le Sénat qui, en votant le 30 septembre 1981 le texte déjà adopté par l’Assemblée nationale, a aboli ce jour-là la peine de mort en France.

Ce vote était historique, car il mettait un terme à la pratique multiséculaire d’une justice de mort en France. Il concluait, à l’honneur de la République, deux siècles de débats passionnés autour de la peine capitale.

Cette décision honore d’autant plus les sénateurs qui l’ont prise que l’opinion publique – cela a été rappelé – était à une large majorité hostile à l’abolition.

Selon un sondage publié le matin même du débat dans un journal de l’opposition, deux tiers des Français étaient favorables à la peine de mort, un tiers seulement à l’abolition.

Mais ce qui est moins connu, et pour moi plus significatif, c’est le nombre des condamnations à mort encore prononcées à cette époque : au cours de l’année judiciaire 1980-1981, il y eut huit condamnations à mort en France. Même après l’élection de François Mitterrand, c’est-à-dire du 10 mai 1981 jusqu’au 25 juin 1981, terme de l’année judiciaire criminelle, trois condamnations à mort furent encore prononcées par des cours d’assises.

Ainsi, avant l’ouverture des débats au Sénat, je le confesse, je mesurais la difficulté de la tâche.

La majorité du Sénat, rappelons-le, était très opposée à la politique conduite par le président Mitterrand et la majorité de gauche à l’Assemblée nationale.

De surcroît, je savais que, deux ans plus tôt, au cours d’un débat dit « d’orientation » organisé au Sénat par le garde des sceaux de l’époque, Alain Peyrefitte, nombreux avaient été les orateurs qui s’étaient déclarés favorables au maintien de la peine de mort, compte tenu de l’état de l’opinion publique et, avait-on volontiers souligné, « jusqu’à ce que soit rétabli un climat de sécurité dans le pays » ; c’est dire que nous l’aurions encore…

Aussi les médias s’accordaient-ils sur un point, un seul, je dois le dire : la tâche, selon eux, ne serait pas facile pour le garde des sceaux au Sénat.

La plupart des augures annonçaient d’importantes retouches qui seraient apportées par le Sénat au texte de l’Assemblée nationale. On parlait volontiers de « perpétuité perpétuelle », on évoquait des peines de substitution à la peine de mort. Comme si l’on pouvait substituer quoi que ce soit à un supplice ; non, on l’abolit tout simplement. Or chacun savait que je refuserais tout amendement à ce sujet dans le cadre du débat sur l’abolition de la peine de mort. Pour moi, il ne pouvait s’agir, à ce moment décisif, que d’accomplir le vœu de Victor Hugo : « L’abolition pure, simple et définitive. » Quant à la nouvelle échelle des peines, c’était dans le cadre de la discussion du nouveau code pénal, sur lequel je travaillais déjà et qui devait connaître – le président Hyest l’a rappelé – de longs développements, qu’il appartiendrait de la définir.

Aussi prévoyait-on le vote, par la majorité sénatoriale, d’amendements au texte issu de l’Assemblée nationale, ouvrant par là même une navette de longue durée. Je n’ai pas besoin de rappeler que, s’agissant d’un débat qui durait depuis deux siècles, je n’allais pas demander l’urgence.

Ce délai de discussion parlementaire, dont j’entrevoyais le terme pour l’automne 1981, voire l’hiver 1982, je l’avoue, me préoccupait grandement. En effet, je mesurais que, pendant cette période, d’autres condamnations à mort pourraient être prononcées par des jurys des cours d’assises d’autant plus enclins à le faire, je le savais très bien, que celles-ci resteraient symboliques puisqu’ils avaient la certitude que le président Mitterrand gracierait. Les partisans de la peine de mort, eux, inévitablement, n’auraient pas manqué d’en tirer avantage et l’abolition en aurait été rendue encore plus difficile.

Et puis – pourquoi ne pas le dire ? – l’idée que je puisse être le ministre d’une justice qui prononcerait des condamnations à mort m’était insupportable. Je m’en ouvris au président Mitterrand.

Si nous avions prévu une session extraordinaire, encore fallait-il, avant le terme de celle-ci fixé au 1er octobre, obtenir un vote conforme au Sénat dès la première lecture. Mais comment y parvenir ?

Du côté des sénateurs de gauche, je savais pouvoir compter sur un soutien sans faille. L’abolition de la peine de mort était depuis longtemps inscrite dans les programmes, et nombreux – j’en reconnais ici certains – étaient, parmi les sénateurs de gauche, des militants de longue date de l’abolition. Socialistes et communistes, ils réalisaient enfin le vœu de Jean Jaurès. Radicaux, celui de Clemenceau.

Au sein des groupes centristes et de la droite sénatoriale, les opinions s’avéraient diverses, selon les convictions religieuses, philosophiques, voire judiciaires. Le président Poher, auquel j’avais rendu une visite de courtoisie, était demeuré impassible. En revanche, le président de la commission des lois, l’aimable Léon Jozeau-Marigné, m’avait glissé cette confidence : « Monsieur le garde des sceaux, ayez confiance ! » Je retins le propos…

En vérité, la liberté de vote étant reconnue, le choix de chacun était affaire de conscience et non plus de politique. La commission des lois ne parvint à aucune conclusion au terme de ses travaux. Le journal Le Monde titra alors : « Impasse au Sénat pour le projet sur la peine de mort ». Notre ami le centriste Paul Girod invita donc, en sa qualité de rapporteur, les sénateurs à se déterminer comme des jurés d’assises – j’entends encore la formule – « selon leur intime conviction ».

Désireux d’aboutir, je décidai donc de tempérer mon propos et de l’axer sur la dimension européenne de l’abolition, en rappelant que nous étions, pour notre humiliation, la dernière des grandes démocraties d’Europe occidentale à recourir encore à la peine de mort. Et ce fut du ton le plus modéré – dû, je le confesse aujourd'hui, à la menace d’une extinction de voix (Sourires.) – que je prononçai mon intervention. J’eus d’ailleurs le sentiment que l’on me savait gré dans l’hémicycle d’avoir ainsi maîtrisé ma fougue. (Nouveaux sourires.)

Pendant les deux jours de débats qui suivirent, je compris les charmes de la République parlementaire. Nul ne pouvait prévoir l’issue, car c’était affaire de conscience, et chacun des orateurs pensait, légitimement, pouvoir influencer le vote. À cette noble incertitude, je saisis mieux l’attachement de grands hommes politiques que j’ai connus – Pierre Mendès France, François Mitterrand, Edgar Faure, d’autres encore – à la République parlementaire de jadis, lorsque l’habileté et l’éloquence pouvaient déterminer le résultat d’un scrutin.

Enfin, le matin du 30 septembre, alors que tout paraissait encore indécis, la partie se joua sur un amendement déposé par le président Edgar Faure et soutenu par Étienne Dailly, visant à réduire aux crimes les plus odieux le domaine de la peine de mort. Après une dernière passe d’armes, où j’avais retrouvé toute ma passion, l’on passa au scrutin public : l’amendement fut repoussé par 172 voix contre 115. Maurice Schumann, grand abolitionniste, m’avait fait discrètement savoir que, si l’amendement était rejeté, la victoire était acquise.

De fait, les choses allèrent ensuite très vite. La plupart des amendements furent retirés et, à douze heures cinquante, le vote ultime intervint. Le projet était adopté par le Sénat dans les mêmes termes que l’Assemblée nationale. Je regardai la place du sénateur Victor Hugo : l’abolition « pure et simple » de la peine de mort en France était acquise.

C’est surtout parce que ce vote du Sénat fut un vote de conscience des sénateurs que j’ai souhaité que cette séance commémorative ait lieu. Elle nous donne en effet l’occasion de rappeler, ici, le souvenir de nos collègues qui ont voté, dans le climat que j’évoque, l’abolition. À défaut de pouvoir les citer tous, j’en évoquerai certains qui, au sein des divers groupes, ont soutenu pendant des années, avec éclat, la cause de l’abolition. C’est avec un sentiment de nostalgie et de piété amicale que je rappelle leurs noms : Charles Lederman, le grand avocat communiste, notre ami le socialiste Michel Dreyfus-Schmidt, inlassable et toujours passionné quand il s’agissait des droits de l’homme, le centriste Marcel Rudloff, à la conscience inébranlable, et le gaulliste Maurice Schumann, dont la voix de bronze résonne encore en nous.

Les noms de ces sénateurs, de sensibilités politiques diverses, témoignent bien de ce que l’abolition voulue par François Mitterrand, auquel nous ne saurions rendre assez hommage à cet égard, était une juste cause qui transcendait les appartenances politiques. Par le vote du Sénat, la loi d’abolition devenait un progrès de la conscience humaine plutôt qu’une victoire politique.

Je dis parfois, en mesurant la puissance de l’instinct de mort chez les êtres humains, que l’abolition de la peine de mort demeure, en définitive, une des rares grandes victoires morales que l’humanité puisse remporter sur elle-même.

Saluons les sénateurs de tous les groupes qui ont voté l’abolition le 30 septembre 1981.

Il est bien aussi, pour l’honneur de la République française, de rappeler que, un quart de siècle après l’abolition voulue par François Mitterrand, le président Jacques Chirac a demandé que celle-ci soit inscrite dans la Constitution : « Nul ne peut être condamné à la peine de mort », énonce l’article 66-1 depuis le 23 février 2007.

Mes collègues socialistes m’avaient fait l’honneur de me désigner pour intervenir devant le Congrès. À l’accueil quasi unanime et si chaleureux que suscita mon propos, j’appréciai le changement intervenu en France depuis vingt-cinq ans s’agissant de l’abolition, non seulement dans les lois, mais aussi, ce qui est plus important encore, dans les esprits et les cœurs.

Mes chers collègues, à nous retourner ainsi vers le passé, nous mesurons mieux les progrès immenses réalisés par la cause de l’abolition.

La France, on l’a rappelé, fut, en 1981, le trente-cinquième État à abolir la peine de mort. Aujourd’hui, sur les cent quatre-vingt-treize États que compte l’Organisation des Nations unies, cent trente-huit sont abolitionnistes en droit ou en fait. C’est dire que l’abolition est devenue majoritaire dans le monde. Sans doute certains États, notamment la Chine, les États-Unis ou les États islamistes intégristes, pratiquent-ils encore la peine de mort.

Mais, à considérer le nombre d’instruments internationaux qui interdisent le recours à la peine de mort aux États signataires, les moratoires sur les exécutions, demandés par une majorité croissante d’États aux Nations unies, à lire les statuts fondateurs des juridictions pénales internationales, qui connaissent des pires crimes, c’est-à-dire les crimes contre l’humanité et les génocides, statuts qui tous écartent la peine de mort, on mesure que la marche vers l’abolition universelle se révèle irrésistible.

Ma conviction est absolue : comme la torture, dont elle est l’expression ultime, la peine de mort est vouée à disparaître de toutes les législations. Et les générations nouvelles verront un monde libéré de la peine de mort.

Pour autant, nous ne devons pas relâcher nos efforts. Il suffit pour s’en convaincre de voir ce qui est advenu ces jours derniers dans l’État de Géorgie, aux États-Unis, où Troy Davis a été exécuté après vingt-deux années passées dans les quartiers de la mort, alors qu’il n’existait contre lui aucune preuve matérielle et que sept des neuf témoins entendus à la demande de l’accusation s’étaient rétractés.

À des milliers de kilomètres de là, dans la République islamique d’Iran, c’est la pendaison d’un garçon que nous apprenons, la pendaison d’un garçon mineur au moment du crime dont il était accusé, ce qui est contraire aux conventions internationales souscrites par l’Iran. Et nous savons qu’en Chine, même si le nombre des exécutions a décru grâce à l’ardeur d’un mouvement abolitionniste nouveau, c’est par milliers que l’on compte encore les exécutions.

Notre devoir est donc tracé : aussi longtemps que l’on pendra, que l’on fusillera, que l’on empoisonnera, que l’on décapitera dans le monde, nous devrons combattre sous tous les cieux la peine de mort, cet archaïsme sanglant, ce châtiment cruel, inhumain et dégradant, comme le qualifie la Cour européenne des droits de l’homme.

C’est au regard de cet enjeu majeur pour la conscience humaine que le vote du 30 septembre 1981 revêt toute sa dimension morale. Le Sénat, ce jour-là, a assumé la fonction qui, à mon sens, doit être celle de tout parlement dans une démocratie : être le phare qui éclaire les voies de l’avenir, et non le miroir qui reflète les passions de l’opinion publique.

Monsieur le président, mes chers collègues, grâce à vous, mon ultime propos à la tribune parlementaire aura été une parole d’espérance et de conviction. Le hasard, ou le destin, fait que j’achève mon intervention trente ans jour pour jour, heure pour heure et presque minute pour minute, après le vote par le Sénat de l’abolition de la peine de mort en France.

Au soir de sa vie, le sénateur Victor Hugo écrivait au bas d’une ultime proposition d’abolition : « Heureux si l’on peut dire un jour de lui : en s’en allant, il emporta la peine de mort ».

Mes chers collègues, de tout cœur, je vous remercie. (Mmes et MM. les sénateurs se lèvent pour applaudir longuement et chaleureusement. –M. Robert Badinter, regagnant son fauteuil, reçoit de Mme Monique Cerisier-ben Guiga une rose rouge. )

M. Gérard Larcher, président du Sénat. Mes chers collègues, je vais maintenant lever cette séance exceptionnelle, qui nous a tous rassemblés dans cet hémicycle.

La séance exceptionnelle est levée.

(La séance exceptionnelle est levée à douze heures trente-cinq.)

Le Directeur du Compte rendu intégral

FRANÇOISE WIART