M. le président. La parole est à Mme Françoise Laborde.
Mme Françoise Laborde. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, Voyage au centre de la terre, Avatar, Alice au pays des merveilles, ou encore Piranha, les titres de ces films à grand spectacle et gros budget font frissonner grands et petits dans les salles de cinéma, génèrent des profits inégalés et relancent la fréquentation des salles de cinéma multiplexes. La Commission européenne s’inquiète de la disparition annoncée d’un tiers des salles de cinéma. Ces films en 3D, cette nouvelle dimension dans laquelle nous fait plonger le cinéma, donne-t-elle le signal du clap de fin pour l’exception culturelle française ?
La proposition de loi de notre collègue député Michel Hermillon nous propose d’empêcher que le couperet de la révolution numérique ne tombe.
En effet, une fois encore, la vitesse des mutations technologiques met les parlementaires que nous sommes au pied du mur ! Il était urgent de réagir pour sauver notre réseau de salles de cinéma unique au monde, avec son maillage qui couvre 77 % du territoire national.
Après les secteurs de la téléphonie, du livre, de l’internet, la révolution du numérique se projette désormais sur les petits et les grands écrans. Nous ne mesurons pas encore toutes les innovations à venir en termes de développement de nouvelles applications, par exemple les projections en relief sur une scène sans écran.
Les perspectives qui s’ouvrent aux acteurs du monde de la culture, en premier lieu les artistes, ainsi qu’aux industriels du marché, sont encore inimaginables.
Les professionnels ont été les premiers à alerter le législateur sur les bouleversements économiques à venir face à l’urgente nécessité de renouveler leurs équipements. Des aménagements étaient nécessaires pour préserver notre exception culturelle française, riche de ses acteurs indépendants, salles d’art et d’essai et petits exploitants, qui réalisent moins de 400 000 entrées par an, mais assurent la diversité des œuvres diffusées. Ce cadre doit garantir l’égal accès de tous, sur tout le territoire, à un cinéma de qualité.
Ce texte permet au législateur de jouer pleinement son rôle de régulateur et de contribuer à mutualiser les coûts d’installation du numérique au bénéfice des exploitants les plus vulnérables, les plus éloignés de la seule logique financière. C’est à ce prix, et seulement à ce prix, que la diversité de l’offre cinématographique sera assurée en France.
La filière s’est déjà lancée dans la grande aventure du numérique, qui remet en cause toute son économie. Cette révolution ne doit pas se faire au détriment de la logique des contenus et de leur diversité.
Le constat est simple. Selon une étude de l’Observatoire européen de l’audiovisuel, publiée au printemps dernier, le nombre d’écrans numériques a triplé en Europe en 2009, avec 4 693 salles équipées d’écrans numériques. La 3D y est aussi décrite comme une manne énorme pour l’industrie du cinéma, son principal moteur de croissance. La France, avec un peu plus de 2 000 établissements, compte environ 5 400 salles, dont un tiers déjà équipées.
Les avantages de la numérisation ne sont plus à démontrer en termes de qualité et de souplesse de programmation. Elle engendre des économies importantes sur les frais de distribution.
Mais, pour les plus petits exploitants, elle est trop coûteuse. Les travaux dans les cabines et l’achat de nouveaux projecteurs pourraient atteindre des coûts avoisinant 80 000 euros. Depuis 2007, des montages contractuels se multiplient entre distributeurs et exploitants pour permettre de financer l’investissement nécessaire à l’équipement numérique des salles, le plus souvent avec un système de contribution. Ce système fonctionne très bien pour les salles qui ont l’exclusivité nationale lors de la sortie des films ou pour les multiplexes.
Bénéfique pour tous à long terme, la numérisation, c’est vrai, met en péril un pan entier de la filière, celui des petits exploitants et des indépendants, qui exploitent les films plusieurs semaines après leur sortie ou disposent de peu d’écrans. Ils ne génèrent pas suffisamment de contributions et ne peuvent assurer le remboursement de leurs investissements. Le coût de mise en place du numérique pour ces salles est, bien sûr, prohibitif.
Pour cette filière, des solutions de regroupement et de mutualisation devront être développées avec l’aide, notamment, des collectivités territoriales. J’évoquerai plus loin leur rôle pour rechercher des solutions sur le terrain.
La proposition de loi dont nous débattons encadre le système selon trois principaux axes.
Le premier axe est la solidarité entre les professionnels.
La contribution obligatoire dite « numérique » est une redistribution destinée à assurer le financement de l’équipement numérique des salles moyennes par les distributeurs, dès lors qu’ils livrent leurs films sous forme de fichier numérique dans une salle de cinéma. Sont concernées aussi les personnes mettant à disposition des exploitants de salles tous types d’œuvres ou documents audiovisuels en numérique.
Cette redistribution ne sera plus versée une fois le coût de la transition numérique assuré dans l’ensemble des salles. Il est à craindre que ces transferts ne suffiront pas pour équiper toutes les petites salles, qui sont pourtant dans l’obligation de s’équiper car la distribution en copie photochimique s’éteindra progressivement.
Encadrer la contribution numérique, notamment par une contribution obligatoire les deux premières semaines d’exploitation au titre de la mise à disposition de l’œuvre dans l’établissement au nom du principe de la solidarité professionnelle est insuffisant. Le dispositif imaginé à l’origine par le Centre national du cinéma et de l’image animée aurait permis d’assurer l’accompagnement vers le numérique de toutes les salles, y compris les plus petites et les plus fragiles.
La période de contribution numérique, actuellement de deux semaines dans le texte qui nous est soumis, signifie que les contributions ne sont générées que sur les deux premières semaines d’exploitation d’un film. Or, beaucoup de salles n’obtiennent les copies de films que plus tard et ne généreront donc pas de contribution. Une période de trois semaines minimum permettrait d’exclure moins de salles du marché des contributions. J’ai d’ailleurs déposé un amendement en ce sens.
Le deuxième axe est la transparence.
D’un point de vue purement pragmatique, prévoir la publication d’un rapport d’application ou permettre au Médiateur du cinéma d’exiger le contrat de location de film en cas de litige sont des avancées qui favoriseront la transparence des conditions de location des films.
Le troisième axe est la régulation.
Elle permettra l’organisation de la régularisation sectorielle par le Médiateur du cinéma, avec la mise en place du comité de concertation professionnelle.
Toutes ces raisons expliquent le consensus qui s’est fait autour de ce texte. Je ne peux, tout comme les membres du groupe du RDSE, qu’approuver ces nouveaux outils.
Avant de conclure, je voudrais évoquer le rôle central des collectivités territoriales. Souvent propriétaires de salles de cinéma, en régie directe ou en délégation de service public, elles contribuent à préserver le maillage territorial que nous connaissons en termes d’offre culturelle. Comment pourront-elles soutenir financièrement les petits exploitants des zones rurales ou des quartiers sensibles, compte tenu des charges toujours plus fortes qui pèsent sur leurs dotations budgétaires ? Limiter la pression foncière en encadrant les loyers dans les centres-villes est un point positif. Inciter et faciliter le regroupement de petits exploitants est aussi dans leurs prérogatives.
Mais une grande partie de ces « petits » devra effectivement avoir recours aux subventions des collectivités locales pour éviter de mettre la clé sous la porte, le fonds d’aide du CNC n’étant pas suffisant.
Les inquiétudes soulevées ont trouvé des réponses partielles dans le texte. Le passage au numérique ne doit pas être l’occasion d’un « nettoyage » du paysage cinématographique français par la disparition de la petite exploitation qui, si elle ne représente qu’une faible part du marché en termes d’entrées, joue un rôle primordial.
D’abord, en termes de politique culturelle et de maintien de la diversité de l’offre, le travail d’accompagnement des films, d’animation, de médiation et de découverte est mené en priorité par ces salles.
Ensuite, en termes d’aménagement culturel du territoire, ce réseau de salles assure la présence de l’offre cinématographique dans les zones rurales ou périurbaines les moins rentables, qui deviendraient des déserts culturels sans leur maintien.
De nombreuses questions restent encore en suspend : pourra-t-on continuer de visionner les plus vieux films de notre patrimoine ? Seront-ils tous transférés sur supports numériques ? Quelle est la durée de vie de ces nouveaux supports ? Quel sera l’avenir des salles qui n’auront pas les moyens de financer le passage au numérique ?
Comment assurer de fait la rotation des copies, le respect de la programmation et limiter le hors film ? Le risque d’une prolifération de programmes hors film a été soulevé, comme la question du respect des programmations.
Le texte de la proposition de loi n’apporte pas de réponse globale à ces questions. Mais bien qu’imparfait, il était nécessaire et constitue une avancée. Je tiens à souligner le rôle des professionnels dans l’obtention de ce consensus.
C’est pourquoi les membres du groupe du RDSE voteront en faveur de l’adoption de cette proposition de loi. Ils seront particulièrement attentifs au respect de l’équilibre entre le cinéma commercial et le cinéma d’auteur et à la mise en œuvre rapide de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du RDSE, de l’Union centriste et de l’UMP, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Leleux.
M. Jean-Pierre Leleux. Monsieur le ministre, vous avez rappelé tout à l’heure cette petite phrase de Louis Lumière à Georges Méliès : « Le cinéma est une invention sans avenir. » C’était sans doute sous-estimer les évolutions technologiques régulières, qui allaient ponctuer l’histoire du cinéma et lui offrir chaque fois l’opportunité d’un nouveau rebond.
La dernière en date concerne – nous sommes là pour en parler – la révolution numérique qui, après la production des œuvres, concerne aujourd’hui les équipements de projection des films dans les salles de cinéma.
À cet égard, si la France est très bien équipée en termes de densité de salles, elle avait pris un peu de retard en ce qui concerne leur numérisation.
Je citerai quelques chiffres : nous disposons d’une salle pour 12 100 Français, contre une salle pour 14 000 Européens. Je précise cependant que les Américains ont une salle pour 7 750 habitants ; en outre, ils ont pris de l’avance en termes de numérisation.
Pour certains experts, une partie de l’avenir du cinéma européen se joue sur la capacité de l’Union européenne à accroître la part de ses écrans numériques dans l’ensemble de son parc de salles.
Le marché a cependant beaucoup évolué ces dix-huit derniers mois, puisque près d’un tiers de nos 5 470 écrans sont d'ores et déjà équipés d’un projecteur numérique.
Cette mutation explique aussi l’évolution du débat public sur les modes d’accompagnement et de régulation de cette mutation, qui entraîne un bouleversement du modèle économique jusqu’ici en vigueur.
La commission de la culture, de l’éducation et de la communication s’est penchée, depuis 2003, sur les problématiques liées à l’exploitation cinématographique avec une mission d’information présidée par notre ancien collègue Marcel Vidal et dont les rapporteurs étaient Michel Thiollière et Jack Ralite.
M. Serge Lagauche, rapporteur de la présente proposition de loi, a pris le relais en évoquant chaque année l’évolution des enjeux dans le rapport qu’il présente au nom de la commission, lors de l’examen du projet de loi de finances.
Ces enjeux sont de trois ordres.
Le premier, l’enjeu culturel et d’aménagement du territoire, est bien entendu essentiel. En, effet, il s’agit de favoriser la diversité culturelle en veillant à ce que les exploitants gardent toute liberté en matière de programmation des films dans leurs salles et à ce que tous les films puissent accéder à leur public.
Il faut aussi aider les cinémas de petite et de moyenne taille à acquérir les équipements numériques au même rythme que les grandes salles car, à défaut, ils ne survivraient pas à la concurrence de ces dernières.
Le deuxième enjeu est aussi financier, car la diffusion des films sous forme de fichiers numériques en salle de cinéma nécessite des investissements importants de la part des exploitants.
Elle suppose l’acquisition d’un nouveau matériel beaucoup plus coûteux que le matériel traditionnel de projection de pellicules en 35 millimètres et, le plus souvent, la réalisation de travaux architecturaux pour l’adaptation des cabines de projection. Ces investissements sont estimés en moyenne à 80 000 euros par écran.
Enfin, il ne faut pas minorer le troisième enjeu, l’enjeu social, la révolution numérique impliquant des mutations professionnelles, et donc une formation et parfois une reconversion des personnels concernés.
Or, le passage à la projection numérique profite très inégalement aux différents acteurs de la filière cinématographique.
Il permet aux distributeurs de réaliser d’importantes économies liées à une forte réduction du coût de tirage des copies numériques par rapport aux copies en 35 millimètres ; en revanche, il impose aux exploitants de salles d’importants investissements.
C’est pourquoi s’est créé aux États-Unis un système permettant aux premiers de reverser aux seconds une partie des économies ainsi réalisées, avec le versement de ce que l’on appelle ici une « contribution numérique », les Américains parlant de VPF, virtual print fee.
Ce principe ne pouvant cependant s’appliquer, dans un contexte de marché pur, qu’au profit d’établissements de grande taille, il est apparu nécessaire de trouver un dispositif permettant à la fois la numérisation de l’ensemble du parc de salles et l’encadrement du dispositif afin d’en éviter de potentiels effets pervers.
Sur le fondement du rapport de 2006 réalisé par M. Daniel Goudineau, et après une longue concertation avec les professionnels concernés, le Centre national du cinéma et de l’image animée avait proposé, en 2009, la création d’un fonds de mutualisation.
Nous l’avons évoqué, ce fonds aurait été alimenté par les contributions des distributeurs, afin de couvrir une partie des investissements des exploitants qui y auraient adhéré. Le CNC aurait alors joué le rôle d’un « tiers » public, la mutualisation fondant depuis ses origines le système français de soutien au cinéma.
En février 2010, vous l’avez rappelé, l’Autorité de la concurrence a cependant donné un avis défavorable à ce projet.
Elle a considéré qu’il risquait d’entraîner des distorsions de concurrence trop importantes avec les acteurs privés opérant sur le marché, voire « d’éliminer toute concurrence sur le marché du financement du cinéma numérique ».
Il est vrai que de nouveaux acteurs privés, appelés « tiers investisseurs », ont créé une nouvelle donne et qu’il a fallu tenir compte de l’évolution de ce nouveau marché.
Dans ce contexte, le CNC a repris son « bâton de pèlerin » pour trouver une solution alternative. Il a semblé préférable de renoncer à la préconisation de l’Autorité de la concurrence tendant à créer un fonds de numérisation, que certains souhaitent encore ; celui-ci aurait été alimenté par une contribution numérique des distributeurs et aurait versé des aides directes aux exploitants en cas de défaillance du marché.
En effet, une telle option nous aurait vraisemblablement fait perdre de dix-huit à vingt-quatre mois, compte tenu de la nécessaire notification d’un tel dispositif auprès de la Commission européenne. En outre, l’autorisation de cette dernière n’était pas forcément acquise.
Se posait aussi la question de la mise en place d’une telle taxe, alors que les distributeurs étaient déjà contractuellement engagés à verser des contributions à un certain nombre d’établissements de spectacle cinématographique.
Dans ces conditions, le CNC a réfléchi, dans de brefs délais, à une solution alternative satisfaisante et respectueuse de l’avis de l’Autorité de la concurrence.
Il l’a fait en concertation étroite avec les professionnels les plus concernés et avec les parlementaires membres du comité de suivi des ordonnances relatives au cinéma, soit Serge Lagauche et moi-même pour ce qui concerne le Sénat.
L’adoption d’une disposition législative visant à garantir le caractère automatique et généralisé des contributions numériques est apparue comme la formule la mieux à même de réaliser une transition numérique équitable pour tous les acteurs, distributeurs comme exploitants.
Nous avons pensé que le dépôt d’une proposition de loi s’imposait dans de brefs délais, l’ensemble des professionnels s’accordant sur l’urgence à agir, à défaut d’arriver à un consensus parfait, dans un premier temps, sur l’équilibre à trouver.
C’est pourquoi une proposition de loi a été déposée simultanément et dans les mêmes termes au Sénat – par M. Jacques Legendre, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, et moi-même – et à l’Assemblée nationale, l’idée étant que la chambre qui disposerait la première d’une « fenêtre » à l’ordre du jour l’examinerait en premier lieu, en pleine concertation avec l’autre assemblée.
C’est ainsi que l’Assemblée nationale a adopté le texte le 16 juin 2010, à la quasi-unanimité, le groupe de la Gauche démocrate et républicaine s’étant abstenu.
Le texte a été largement complété et enrichi grâce aux travaux conduits à la fois en commission et en séance publique, sur l’initiative du rapporteur, Michel Herbillon, et d’autres collègues députés, ainsi que vous l’a exposé tout à l’heure notre rapporteur, Serge Lagauche.
La concertation des uns et des autres avec l’ensemble des professionnels concernés et avec le CNC s’est poursuivie. Nous avons tous travaillé dans un esprit constructif, afin d’aboutir à un texte équilibré et consensuel.
Cet objectif est aujourd’hui atteint et je tiens à saluer tout particulièrement l’implication et les compétences du CNC et de M. le rapporteur, qui vous a présenté voilà quelques instants les dispositions du texte.
Nous nous sommes interrogés sur la nécessité de revenir, ou non, sur une spécificité du secteur qui consiste à renoncer à tout formalisme pour les contrats de location de films.
Chaque début de semaine – le lundi matin en général –, exploitants et distributeurs concluent leurs contrats de location, le plus souvent uniquement par voie orale, la réglementation restant dans ce domaine largement inappliquée. Certes, le code civil n’impose pas que le contrat soit écrit. Mais comment, avec un contrat oral, faire la preuve de l’intégrité des consentements, et comment s’assurer du respect des dispositions prévues pour l’article L. 213-19 du code du cinéma et de l’image animée, qui visent à garantir l’étanchéité entre le contrat relatif à la contribution numérique et le contrat de location d’un film ?
Les professionnels nous ont convaincus de ne pas imposer la forme écrite aux contrats de location pour toute opération hebdomadaire, pour des raisons tout à la fois de délai et de réactivité.
L’inquiétude de certains professionnels, celle des petits exploitants en particulier, que nous avons pu mesurer lors de nos rencontres, s’est aujourd’hui dissipée. Elle reposait en fait sur l’incompréhension que suscitaient l’articulation et la complémentarité de cette proposition de loi avec les volets financier et réglementaire de la réforme.
En effet, si cette loi est absolument nécessaire, voire urgente, elle n’est toutefois pas suffisante. Elle devra être complétée par les dispositifs d’aide aux salles mis en place par le CNC, notamment pour ce qui concerne les établissements disposant d’un petit nombre de salles, ainsi que par des décrets d’application relatifs aux engagements de programmation récemment publiés. Les représentants des territoires que nous sommes se sont bien évidemment montrés très vigilants sur ce point.
La réforme doit permettre la numérisation de tous les établissements, quelle que soit leur taille. Il était hors de question de « baisser les bras », comme certains pays ont pu le faire en acceptant, avec fatalité, la perspective d’une réduction du nombre de salles obscures sur leur territoire.
En définitive, il s’agit de profiter pleinement des avancées qu’entraîne la technologie numérique pour les professionnels, mais aussi, bien entendu, pour les spectateurs. Cette évolution permet certes la multiplication du nombre de films en relief mais, au-delà, l’équipement des salles s’impose pour la simple raison que les films sont de plus en plus souvent tournés en numérique. Les salles non équipées ne pourront donc plus projeter les films de demain.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, ce texte, qui a fait l’objet d’un très large consensus au sein de notre commission, est très attendu par les professionnels concernés. N’oublions pas que la préservation et la modernisation des salles de cinéma profitent à un public qui, vous l’avez rappelé, monsieur le ministre, est de plus en plus nombreux depuis quelques années.
Comme je l’ai indiqué hier en commission, selon une enquête d’OpinionWay, de 72 % à 75 % des Français ont le sentiment que les salles ont été modernisées depuis dix ans. Cette modernisation sous-tend certainement un appel au public.
Le dynamisme de cette première « fenêtre » de visibilité pour les films contribue – et nous nous en réjouissons – au maintien d’une part de marché satisfaisante pour les films français. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Jack Ralite.
M. Jack Ralite. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le passage au numérique constitue un grand défi pour le cinéma, une véritable opportunité, mais aussi un vrai danger potentiel.
Cette modernisation, inévitable, conditionne la pérennité des acteurs du paysage cinématographique français. Cette évolution technique, souvent appelée « révolution numérique », risque de rendre obsolète, à moyen terme, tout acteur qui ne s’adapterait pas rapidement.
Le passage de la bobine argentique à la copie numérique pèse sur les salles de cinéma qui supportent le coût du renouvellement des équipements, mais il profite aux distributeurs, qui réalisent des économies liées au faible coût de la copie numérique.
Les acteurs du cinéma ne sont donc pas égaux devant le numérique, les salles ayant, selon leur taille, des moyens très variables, ce qui rend certaines d’entre elles plus vulnérables à l’heure du renouvellement des équipements. En France, il y a partout de nombreuses petites salles à faibles moyens, moins bien armées que les multiplexes pour faire face à ce changement.
Le passage au numérique étant aussi nécessaire pour les distributeurs, des solutions contractuelles ont été mises en œuvre. Elles concernent les grandes salles déjà équipées par les « tiers investisseurs », des sociétés financières privées, collectant une contribution numérique versée par le distributeur à l’exploitant de la salle. Cette contribution est due pour le placement d’un film numérique sur un écran de l’exploitant lors des premières semaines d’exploitation et ne concerne que les grandes salles fonctionnant sur un modèle de rotation rapide des films.
Voilà posés les termes du débat, avec un objectif fondamental : assurer le maintien d’un maillage dense du territoire au travers d’une diversité de salles garantissant une programmation pluraliste. Cette vision des choses a toujours traversé la politique du cinéma. J’en ai été témoin et aussi acteur toute ma vie : comme élu municipal et spectateur en Seine-Saint-Denis pendant les années soixante, comme rapporteur du budget, pour le cinéma, à l’Assemblée nationale durant les années soixante-dix, au travers des actions des états généraux de la culture dans les années quatre-vingt et, au-delà, comme membre de l’Agence pour le développement régional du cinéma, l’ADRC, une commission importante du Centre national de la cinématographie, le CNC, dans les années quatre-vingt-dix et deux mille et, aujourd'hui encore, comme membre de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication.
De toutes ces missions, j’ai retenu que, durant toutes ces années, se sont opposés les tenants du fonds de soutien qui a été créé après la Libération, qui ne veulent pas laisser la tutelle du cinéma au seul marché, et ceux qui n’ont cessé de rechercher la manière de faire triompher l’« ordre spontané du marché ».
Cela n’a pas été un chemin de velours, mais l’intérêt général, c’est-à-dire le respect de tout le territoire, de toutes les salles et de toutes les créations cinématographiques, a tenu. Sur le chemin qui conduit du scénario d’un film à sa projection au spectateur, est introduit aujourd'hui, au cœur d’une loi, pour la première fois, ce que celle-ci appelle un « tiers investisseur », et que l’objectivité conduit plutôt à nommer une « structure financière omnipotente ». C’est un retournement de tradition, une nouvelle « dogmatique » avec la mise en concurrence « non libre et très faussée » comme objectif, les films, ceux qui les créent et ceux qui les présentent devenant de simples moyens de l’atteindre.
Le droit qui fondait la libre concurrence serait dorénavant fondé sur la libre concurrence. Avec cette évolution, que je combats, est créé un marché de « produits législatifs » devant conduire à l’élimination progressive de tout ce qui s’oppose à satisfaire les attentes financières des tiers investisseurs.
Ainsi, les marchés financiers deviendraient le principe d’organisation de la dimension juridique du cinéma ; les rapports de force seraient convertis en rapports de droit, que fatalise abusivement la technologie.
On comprend mieux que la solution mutualiste entre « marché » et « hors-marché », qui a fait ses preuves depuis soixante ans, avec, certes, des aléas, ait été écartée. On regrettera que cette décision ait été le fait du CNC, sous l’influence, en la circonstance, du bloc du pouvoir État-privé qui s’est torsadé sans limite : il est risible de vouloir réguler le cinéma comme on régule son chauffage central. Nous atteignons là une blessure à la morale publique.
Je n’exagère pas ; l’élaboration de la loi le confirme ! Le CNC, dans un réflexe heureux de fidélité à son histoire, de souvenance de l’avenir, a proposé un fonds de mutualisation alimenté par les contributions numériques des distributeurs, réparti ensuite entre les salles de cinéma, dans leur diversité, quelle que soit leur implantation, afin de couvrir les frais des exploitants. Sur les 5 400 salles que compte notre pays, 2 800 d’entre elles avaient salué cette solution de solidarité, garante de l’exception culturelle. Mais, le 1er février 2010, l’Autorité de la concurrence a émis un avis défavorable sur la création de ce fonds, au motif que cela risquait d’entraîner des distorsions de concurrence trop importantes avec les tiers privés opérant sur le marché. Est-ce devenu une habitude obligatoire ?
Lors de la table ronde du 28 avril 2010 – Quel avenir pour la filière du livre à l’heure du numérique ? – organisée par la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, le représentant de l’Autorité de la concurrence a agi de même, avec arrogance d’ailleurs, à l’égard des professionnels présents. J’avais réagi contre ce coup de rabot.
Le CNC a aussitôt envisagé de créer une taxe sur les distributeurs. Cette idée a été abandonnée pour des raisons de calendrier liées à la nécessité de saisine de la Commission européenne, cette dernière ouvrant d’éventuelles enquêtes durant de dix-huit à vingt-quatre mois, au terme desquelles elle peut, in fine refuser la création de la taxe.
Le texte dont nous discutons est donc une solution de repli, tendant à transférer une partie des économies réalisées par les distributeurs de films aux exploitants de salles par le biais du versement d’une « contribution numérique » désormais obligatoire, dont chaque exploitant individuel négociera, avec le distributeur, le montant pour chaque film diffusé. Voilà comment une proposition ambitieuse s’est « rétrécie » en misant sur l’autorégulation d’un marché qui, maintes fois, surtout dans le domaine culturel, a détruit plus qu’il n’a régulé et qui, cette fois-ci, interviendra pour des équipements dont la durée de vie ne dépasserait pas sept ans. Et tout cela sans se poser la question de l’après, pas plus que celle, pourtant incontournable, du devenir des personnels de projection, ou encore celle, si décisive, des industries techniques.
Je ne suis pas une petite souris, mais j’ai appris qu’une personnalité du cinéma, que j’estime par ailleurs, avait indiqué que ce texte, de mal qu’il était, pourrait peut-être devenir un bien, en aboutissant à réduire le nombre de films et de salles.
Cette proposition de loi d’« accommodement » ayant abandonné le principe de solidarité entre les cinémas rentables et non rentables, avec les distorsions qu’on lui connaît, fabrique une scission, un clivage entre le cinéma « de marché » et le cinéma « hors marché », donc un cinéma à deux vitesses qui traite différemment la diversité des salles, le meilleur allant au réseau des multiplexes, le moyen au réseau des salles moyennes, le petit se débrouillant avec une initiative ultime du CNC, encore floue. Les réseaux itinérants et les salles ayant moins de cinq séances par semaine connaissent quant à elle l’exclusion du processus ou sont tributaires des collectivités locales dont, par ailleurs, le pouvoir diminue les budgets.
Cette pratique imparfaite trahit les fondements du CNC, le financement solidaire issu de la Libération, garanti jusqu’alors par la taxe additionnelle. Désormais, les grandes salles et les multiplexes ne participeront plus au financement des plus petites salles. C’est un premier coup qui peut donner des idées quant à une remise en cause des aides publiques au cinéma.
J’ai reçu un courrier d’un propriétaire d’une salle dite « fragile ». En voici l’argumentation :
« La proposition de loi relative à l’équipement numérique des salles de cinéma est très attendue actuellement par les distributeurs et les exploitants, surtout les plus vulnérables. En effet, les pratiques actuelles sont insupportables, notamment de la part des tiers-investisseurs... J’ai toujours été favorable à un encadrement du passage au numérique des salles de cinéma. Toutefois, je vous fais part de nos craintes.
« Nous redoutons un accès plus difficile aux copies en sortie nationale pour les plus petites exploitations et supposons une concentration du marché et une absence de diversité entraînée par la rotation encore plus rapide des films à l’affiche des salles.
« Nous craignons aussi que ne s’instaurent deux types d’exploitation : l’exploitation du marché et celle « en continuation ». Cette distinction pourrait voir également le jour dans la distribution et la production.
« Nous aurions préféré une taxe s’appuyant sur la politique menée depuis 1946 par l’État dans le secteur du cinéma.
« Nous constatons aussi que rien n’est prévu dans la proposition de loi sur le renouvellement du matériel.
« Enfin, nous vous alertons sur la transmission dématérialisée des films qui peut être aussi un marché accaparé par des tiers. »
« Nous resterons vigilants [conclut-il] sur l’application de cette loi et sur l’octroi des aides du CNC aux petites salles. »
« Craintes », « redouter », « aurions préféré », « rien n’est prévu », « alerter », « vigilance », les mots de cet exploitant, je les ai entendus de tous ceux que j’ai auditionnés, à l’exception, bien sûr, des exploitants « toutes catégories ». Je les ai également trouvés sous la plume de M. Serge Lagauche, ainsi que dans le rapport Les engagements de programmation, signé en mars dernier par le Médiateur du cinéma, grand homme de culture qui exerce des fonctions administratives importantes. Tous s’accordent aussi sur certains principes : « préserver la diversité de l’offre ; limiter la multidiffusion d’un même film sur plusieurs écrans dans un même établissement ; renforcer la transparence des engagements ; réduire singulièrement la loi de la jungle ; les engagements constituent un “filet de sécurité” utile. »
Les amendements que le groupe CRC-SPG a déposés visent cependant à obtenir plus qu’un « filet de sécurité » : ils exigent des garanties.
Premièrement, il s’agit de créer une taxe sur les copies numériques en fonction des recettes des films, ce qui permettra de traiter à égalité tous les films et toutes les salles, en évitant le gré à gré, qui est toujours en faveur du plus fort.
Deuxièmement, il est bien de dire qu’il faut aider les salles, il est beaucoup mieux de dire qu’il faut aider toutes les salles.
Troisièmement, il convient d’étendre le délai pour la perception de la contribution numérique de deux à quatre semaines, afin d’aider un nombre plus élevé de salles, en tenant compte des intérêts des distributeurs.
Quatrièmement, l’aide prévue pour la numérisation des salles ne suffit pas. Il faut instituer une contribution pérenne.
Cinquièmement, la contribution numérique ne peut varier au-delà de 600 euros et en deçà de 400 euros. C’est l’expérience qui nous conduit à fixer ces montants, ayant appris qu’un « tiers investisseur » avait proposé à l’UGC Ciné Cité les Halles 884 euros pour la sortie du dernier film de Claude Lelouch.
Je sais que la profession, sans doute de guerre lasse, peut-être aussi par résignation, s’accommode, voire soutient cette proposition de loi. Et j’admets que les propos du rapporteur et du ministre peuvent nourrir et expliquer cette attitude.
Le groupe CRC-SPG ne votera pas contre ce texte ; il s’abstiendra, dans cette période de confusion dévastatrice dont nous percevons la présence dans le texte même de la proposition de loi et dans la façon dont elle a été élaborée.
Cette loi ne devra pas sonner comme un abandon des espérances exprimées par de nombreux professionnels. Nous ne sommes pas pour les issues fermées ! En haut lieu, on veut nous empêcher de parler clair, face à un phénomène complexe et grave. En acceptant les « tiers investisseurs », on accepte que la finance – la finance, j’insiste – et non pas l’industrie, puisse dominer alors qu’elle méprise la création et le travail bien fait. Lui vont en effet comme un gant les titres de films de Claude Chabrol que nous honorerons demain, à la cinémathèque, avec émotion et admiration : L’Ivresse du pouvoir, Les Plus Belles Escroqueries du monde, Folies bourgeoises, Masques, Le Scandale et Au Cœur du mensonge. Je retiendrai ce dernier titre. D’aucuns déclarent, à propos de cette proposition de loi – cela montre bien ses limites –, qu’il faudra « veiller », « respecter les engagements », « préserver », « assurer la plus grande transparence » et « répondre aux plus grandes inquiétudes exprimées ». Cela me rappelle le discours de M. Nicolas Sarkozy avant les élections : tout était beau, alors ! On voit où nous en sommes aujourd’hui ! Il faudra suivre ces prescriptions : j’en serai, et nous en serons !
Jour après jour, sur de nombreux sujets, le bloc du pouvoir « État-privé » ne nous dit plus la vérité. Il ment ! C’est devenu une pratique usuelle. Nous ne le croyons plus. Les auteurs de mensonges, que ce soit par omission, manipulation ou dissimulation, devraient relire Kant, selon lequel « le mensonge est une violation grave du devoir envers soi-même et même d’un devoir tout à fait essentiel, puisque sa transgression discrédite la dignité de l’humanité en notre propre personne et corrompt la façon de penser à sa racine, car la tromperie rend tout douteux et suspect et fait perdre confiance en la vertu humaine » : un beau scénario !
Nous nous abstiendrons donc lors du vote de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG, du groupe socialiste et de l’Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)