M. Jean-Étienne Antoinette. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, si j’ai souhaité m’inscrire dans ce débat ouvert par notre collègue Bariza Khiari, c’est pour interpeller le Gouvernement sur l’état d’avancement, sur le plan législatif, de la politique en faveur de l’égalité des chances des Français d’outre-mer, laquelle n’a « émergé » que tout récemment avec la mise en place d’une délégation interministérielle qui lui est dédiée.
Dans un contexte où la notion d’identité nationale est totalement dévoyée, la situation des ultramarins apporte un éclairage particulier sur les discriminations liées aux origines ethniques ou territoriales.
En effet, les discriminations subies par nos compatriotes d’outre-mer ne peuvent être rattachées aux barrières linguistiques, culturelles, religieuses, ou de nationalité, ces problématiques auxquelles on souhaiterait réduire, parfois de façon caricaturale, l’origine des inégalités.
Nous parlons donc bien de Français de générations multiséculaires, vivant des situations en partie similaires à celles que subissent des personnes étrangères ou issues de l’immigration, et ce, très clairement, en raison de leur morphotype ou de leur région d’origine, notamment pour ce qui concerne l’accès à l’emploi, au logement, ou même aux soins. C’est un peu comme si la carte Vitale n’offrait pas les mêmes garanties sur l’ensemble du territoire français…
D’autres discriminations sont « surdéterminées » par les situations propres aux régions et collectivités d’outre-mer au regard de la métropole : ainsi, l’éloignement, les différences de niveau de vie, le coût de la mobilité, la fracture numérique, les difficultés d’accès aux études supérieures créent des inégalités bien insuffisamment corrigées par les politiques publiques.
En 2007, seuls 18 % des étudiants boursiers guyanais avaient accès à un logement du CROUS, le centre régional des œuvres universitaires et scolaires. L’an dernier, les bons de passage, qui permettent d’attribuer des billets d’avion à ces étudiants, étaient brutalement supprimés, sans préparation des familles concernées et sans une mise en place, au préalable, des nouveaux dispositifs d’aide à la mobilité ou de continuité territoriale, lesquels sont d’ailleurs loin de bénéficier à toutes les personnes concernées.
Par ailleurs, certaines de ces discriminations sont légales. Elles résultent du fonctionnement même des institutions et des organisations de la République : elles découlent de l’application de principes structurels, réputés égalitaires, mais de fait discriminants.
En effet, ces derniers ne tiennent pas compte des réalités ou des handicaps de départ de certains. Il en est ainsi des modalités de sélection pour l’entrée dans les écoles d’excellence, des procédures d’accès et de déroulement des concours, y compris dans la fonction publique, de certaines réglementations défavorables à une réelle égalité des chances dans l’accès aux différentes ressources nationales, à l’instar des dispositifs inapplicables outre-mer ou tardivement adaptés à cette partie du territoire français.
Depuis deux ou trois ans, de telles réalités sont reconnues par les pouvoirs publics.
Il faut saluer, à ce titre, le travail de la délégation interministérielle pour l’égalité des chances des Français d’outre-mer. Elle a permis de mettre en évidence la multiplicité des inégalités et des discriminations qui se conjuguent dans le parcours des ultramarins, depuis leur territoire d’origine jusque dans leur vie quotidienne en métropole.
En 2009, la mission commune d’information du Sénat sur la situation des départements d’outre-mer et les états généraux de l’outre-mer ont également porté un éclairage important dans plusieurs domaines.
Cependant, au-delà des constats, une analyse plus attentive montre que les dispositifs récemment mis en place ou les mesures annoncées par le Président de la République lors du conseil interministériel de l’outre-mer, le CIOM, qui s’est tenu au mois de novembre dernier, ressemblent plus à des tentatives éparses de limiter, ici et là, les effets les plus grossiers de telles discriminations ou les injustices systémiques les plus flagrantes, qu’à l’élaboration d’une réelle politique volontariste visant à corriger celles-ci à la base.
Par exemple, l’interdiction du refus d’une caution au motif que celle-ci réside outre-mer constitue une avancée juridique importante ; mais quelle en est l’efficacité réelle lorsque les freins à l’accès au logement sont ailleurs et que les discriminations fondées sur l’origine se poursuivent de façon détournée ? Dans le domaine du logement, toujours, qu’attendre de la possibilité offerte à un ultramarin s’apprêtant à déménager de déposer un dossier depuis sa région d’origine lorsque le fichage des origines ethno-raciales ou territoriales constitue l’outil même de la discrimination pour les bailleurs ?
En outre, nombre de dispositifs, au demeurant intéressants, relèvent de partenariats, de conventions et autres chartes de la diversité, telles que la convention signée entre le Centre national des œuvres universitaires et scolaires, le CNOUS, et les diverses régions et collectivités prises séparément, ou les chartes signées par un collectif de grandes entreprises, trois compagnies aériennes et quelques grandes écoles. Tous ces engagements, pris sur les bases de la bonne volonté des uns ou des autres, apparaissent comme de « beaux gestes » là où il faudrait l’affirmation du droit.
On met en place, sous des formes non coercitives, sans attribuer de moyens supplémentaires pour sanctionner les délits, des démarches qui laissent en l’état les structures de la société et ne changent rien au fonctionnement même des institutions, pourtant censées garantir l’égalité.
C’est pourquoi aujourd’hui, sans méconnaître l’intérêt des actions menées tous azimuts par la délégation interministérielle pour l’égalité des chances des Français d’outre-mer, j’estime vital pour le pacte républicain que le droit prenne – ou reprenne –toute sa place dans la lutte contre les discriminations, qu’elles soient directes ou indirectes.
On sait combien il est difficile de prouver une discrimination directe, même lorsque l’affaire est portée par une association reconnue. On sait aussi à quel point les parquets peinent à caractériser les faits de discrimination, tant il est facile pour leurs auteurs de biaiser.
Monsieur le secrétaire d'État, ma question sera double.
D'une part, dans le cadre du processus d’égalisation des chances pour les ultramarins, quand passera-t-on du stade des conventions, des chartes et autres gestes « charitables » à un réel renouvellement des politiques publiques et du fonctionnement des organisations en matière d’éducation, de logement, de déroulement de carrière, de continuité territoriale, de diffusion culturelle ?
D'autre part, concernant les discriminations directes, quels moyens supplémentaires le Gouvernement compte-t-il donner non seulement aux instances compétentes, telles la HALDE, mais aussi et surtout aux parquets, pour faire évoluer la prise en charge des dossiers des plaignants, afin que la loi garantisse enfin véritablement le respect du pacte républicain ? (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Martial Bourquin.
M. Martial Bourquin. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je tiens à mon tour à remercier sincèrement ma collègue Bariza Khiari d’avoir une fois de plus remis l’ouvrage sur le métier en interpellant notre assemblée sur la lutte contre les discriminations.
En la matière, les piqûres de rappel sont sans cesse nécessaires, et ce pour une double raison : d’une part, comme les intervenants l’ont rappelé, l’exclusion prend des formes à la fois variées et changeantes ; d’autre part, l’égalité, pourtant inscrite au fronton de nos mairies, n’est pas naturelle.
L’égalité est le fruit d’un travail quotidien, difficile, toujours enthousiasmant, jamais satisfaisant, surtout lorsque des discours politiques – pour certains tout à fait respectables en apparence – s’appliquent à dresser différentes catégories de population les unes contre les autres, en espérant en tirer un quelconque avantage électoral.
Comme mes collègues, je dois dire que j’ai été profondément choqué par le débat sur l’identité nationale lancé par le Gouvernement sur l’initiative de M. Besson. En quelques mois, sous prétexte de libérer les paroles, j’ai vu des actions pour l’égalité, réalisées dans la discrétion par des travailleurs sociaux, des militants associatifs, des élus, des pères et des mères, subitement et considérablement mises à mal. C’est un véritable gâchis !
Comment le Gouvernement pouvait-il ignorer que, compte tenu de l’ampleur de la crise économique et sociale actuelle, un tel débat ne ferait qu’attiser des réflexes bien connus de peur et de rejet de l’autre et qu’exacerber le sentiment d’injustice ainsi que la tendance à l’autodiscrimination ? Je ne comprends toujours pas qu’il ait pris la responsabilité de mettre de l’huile sur le feu, de jouer à l’apprenti sorcier dans un contexte humain, économique et social que nul n’est vraiment capable de maîtriser.
Selon moi, le Gouvernement a présumé de ses forces, alors même que l’histoire regorge de nombreux exemples ayant démontré le lien connexe entre crise économique, désespoir social et rejet de l’autre.
Le cocktail associant désindustrialisation massive, exclusion, précarité et débat sur l’identité nationale a abouti à ce que, aux dernières élections régionales, le Front national réapparaisse, fortement même dans certains quartiers, devançant parfois la majorité présidentielle actuelle.
Au regard des multiples discriminations constatées ou, pis encore, de l’ampleur prise par le sentiment de ne plus faire partie de la communauté nationale, nous avons connu une année décidément très noire. Les signaux d’alerte sont en effet très inquiétants.
Les dimanches 14 et 21 mars derniers, 70 % des habitants des quartiers dits « difficiles » – 80 % au premier tour – ne se sont pas déplacés pour voter.
Issues de la France « visible », comme de la France « de souche » chère à M. Longuet, ces populations ont exprimé par un silence assourdissant un message d’une violence rare. En agissant ainsi et aussi massivement, elles se sont volontairement placées hors de la République, hors de la communauté nationale et hors de la société, en actant, d’une certaine façon, le fait que cette société ne voulait pas d’elles.
À tous ces habitants, que je côtoie souvent du fait de mes responsabilités de maire d’une commune de 15 000 habitants comportant plusieurs quartiers sensibles, et en particulier aux plus jeunes, j’aimerais pouvoir dire ces mots d’André Gide : « Il y a d’admirables possibilités dans chaque être. Persuade-toi de ta force et de ta jeunesse. Sache te redire sans cesse : “Il ne tient qu’à moi”. »
Mais je ne veux pas leur mentir. La plupart des jeunes gens qui viennent souvent en mairie demander de l’aide ont tout fait, parfois tout au long de leur existence, pour s’intégrer au mieux dans la société : ils ont suivi des études, de multiples formations ; ils ont pris des responsabilités au sein de la vie associative et culturelle, et s’y sont intégrés en faisant montre d’un comportement exemplaire. Ils veulent de toutes leurs forces accéder à une vie normale et paisible, payer des impôts, tout simplement, ou accéder à un premier emploi. Ces choses, toutes simples pour nous, représentent un véritable chemin de croix pour eux !
Bien sûr, les médias trouvent toujours des exemples qui montrent la belle réussite de telle ou telle personne originaire d’un quartier difficile. Mais parce que ceux-là restent exceptionnels, ils renvoient les autres jeunes à leurs propres échecs, en les rendant responsables de tout.
Des initiatives ont été proposées. Bariza Khiari et d’autres orateurs ont fait référence au CV anonyme, qui peut lever des barrières. Faut-il généraliser cette formule ? Voilà une véritable question, que nous devons mettre au cœur de nos débats.
Cependant, le moyen le plus efficace pour briser de telles barrières est, me semble-t-il, de proposer un travail aux jeunes, très vite. Il faut intervenir massivement dans les quartiers. Il s’agit non pas de « travailler plus pour gagner plus », mais tout simplement de travailler, juste de travailler. Obtenir ce fameux premier emploi, c’est avoir la possibilité de se stabiliser, de rebondir et, parfois, de commencer une vie normale, comme chacune et chacun d’entre nous.
À mon sens, le dispositif des zones franches urbaines est trop peu efficace pour créer la dynamique nécessaire. En fait, il crée plutôt des effets d’aubaine.
M. Martial Bourquin. Chez moi, j’ai pu constater les effets néfastes du « déménagement fiscal » des professions libérales qui, s’implantant dans les zones franches, désertent les centres-villes. Les personnes concernées empochent l’argent de la défiscalisation, se regroupent et, parfois, suppriment des emplois.
Les contreparties de ces zones franches en termes d’emplois sont très faibles, trop faibles, et les contrôles pour redresser la barre souvent anecdotiques.
Bien entendu, je ne jette pas la pierre à ces professionnels : ils profitent simplement du dispositif législatif en vigueur, et, après tout, c’est humain. Mais je pense que la loi devrait être beaucoup plus restrictive, afin d’empêcher tous ces déménagements des centres-villes.
Par ailleurs, un jeune qui n’a pas de travail et qui voit une entreprise s’installer dans son quartier uniquement pour bénéficier de la défiscalisation, parfois pour plusieurs centaines de milliers d’euros, le ressent comme un véritable affront.
Pour ma part, et je le souligne sans a priori partisan, j’ai soutenu la politique des emplois-jeunes dans ma ville de 15 000 habitants. Sur les 35 que j’ai créés, 95 % ont débouché sur des contrats à durée indéterminée, dans les professions libérales, le bâtiment ou la fonction publique territoriale. Cela a été une véritable réussite. Pourquoi ? Parce que les jeunes concernés ont pu travailler pendant cinq ans, être rémunérés au SMIC, tout en bénéficiant de formations multiples et approfondies.
Monsieur le secrétaire d’État, si l’appellation « emplois-jeunes » vous pose un problème idéologique, changez-la ! Mais, je vous en conjure, agissez, car la situation dans les quartiers s’apparente à une bombe à retardement ! (M. Jacky Le Menn acquiesce.) S’il n’y a pas d’action forte et massive, nous le paierons assurément très cher !
Cela a été rappelé tout à l’heure, il faut sauvegarder la présence de l’État et des services publics dans les quartiers en difficulté, tout comme dans les territoires ruraux, d’ailleurs. Pour ne prendre qu’un exemple, La Poste vient de m’annoncer que le bureau de ma commune serait ouvert non plus cinq jours, mais quatre. Dans quelques mois, je le sais, on me proposera que ses missions soient prises en charge par une agence communale… Tout cela n’est pas de bon augure.
Monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je conclurai par deux citations. L’abbé Pierre avait coutume de dire : « On ne peut pas, sous prétexte qu’il est impossible de tout faire en un jour, ne rien faire du tout. » Et selon un proverbe asiatique : « Si tu donnes un poisson à un homme, il mangera un jour. Si tu lui apprends à pêcher, il mangera toujours. »
M. Jean-François Humbert. C’est un précepte taoïste !
M. Martial Bourquin. La lutte contre les discriminations, c’est la lutte pour la dignité humaine. Donnons une chance à ces jeunes, femmes ou hommes, qui veulent tout simplement vivre comme tout le monde ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'État.