Mme Colette Mélot, rapporteur de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi qui est aujourd’hui soumise à notre examen a été adoptée à l’unanimité à la fois par l’Assemblée nationale, le 1er décembre 2009, et par notre commission de la culture, de l’éducation et de la communication, le 16 décembre dernier.
Déposé par notre collègue député Hervé Gaymard et plusieurs députés appartenant à différents groupes politiques, ce texte traduit l’une des propositions du rapport du groupe de travail du Conseil du livre, dont notre collègue Serge Lagauche et moi-même étions membres.
Nous ne pouvons donc que nous réjouir de cette initiative et je remercie la commission de m’avoir confié, pour mon baptême du feu en tant que rapporteur, ce dossier qui me tient particulièrement à cœur.
Quel est l’objectif ? Il s’agit de conforter ce que je qualifierais d’« exception livre ». Si l’on parle souvent d’exception culturelle, cette notion recouvre des secteurs très divers.
Par les lois dites « HADOPI », nous avons traité notamment des filières musicale et cinématographique, au travers du double volet que constituent la lutte contre le piratage et le développement de l’offre légale des œuvres sur internet. Aujourd’hui, nous nous préoccupons de la filière du livre. Celle-ci représente un chiffre d'affaires de trois milliards d’euros et près de 70 000 éditions par an. Ce dynamisme concourt fortement à la vitalité de la culture dans notre pays et à la richesse de son patrimoine culturel. On ne peut que partager la conviction de Franklin Roosevelt, pour qui « les livres sont la lumière qui guide la civilisation ».
La présente proposition de loi s’impose en raison de l’application de l’article 21 de la loi du 4 août 2008 de modernisation de l'économie – devenu l’article L. 441-6 du code de commerce – qui plafonne les délais de paiement entre les entreprises à un niveau très inférieur aux usages en cours dans la filière du livre.
En effet, à compter du 1er janvier 2009, ces délais de paiement seront à 45 jours fin de mois ou à 60 jours calendaires à compter de la date de facturation – ou, éventuellement, de la date de réception des marchandises ou d’exécution de la prestation demandée. En outre, en l’absence de convention entre les parties, le délai de paiement est fixé au trentième jour suivant la date de réception des marchandises ou d’exécution de la prestation.
La loi de modernisation de l'économie, dite « loi LME », prévoit la possibilité de reporter au 1er janvier 2012 le raccourcissement des délais de paiement dans le cadre d’accords interprofessionnels au sein d’une branche, à certaines conditions. Les professionnels ont décidé de saisir cette possibilité. Trois accords interprofessionnels ont ainsi été signés par les différentes parties prenantes, à la fin de l’année 2008 et début de 2009. L'Autorité de la concurrence a émis à leur sujet un avis globalement favorable le 9 avril 2009. Ils ont par ailleurs été validés par un décret du 26 mai 2009, qui étend également la mesure dérogatoire à l’ensemble des acteurs du secteur du livre, depuis l’édition et l’imprimerie jusqu’à l’ensemble des réseaux de distribution.
Toutefois, ces accords permettent seulement une application progressive de la réduction des délais de paiement, selon le calendrier suivant : 180 jours fin de mois au 1er janvier 2009, 150 jours fin de mois au 1er janvier 2010, 120 jours fin de mois au 1er janvier 2011 et, enfin, 60 jours fin de mois au 1er janvier 2012.
Or, si les dispositions de la loi LME ont un effet vertueux pour l’ensemble de l’économie, notamment en vue de protéger les petites et moyennes entreprises à l’égard des distributeurs, leur impact pour la filière du livre s’avère, au contraire, inadapté et dangereux.
En effet, dans le secteur du livre, les PME se trouvent plutôt du côté des clients que des fournisseurs, c'est-à-dire des libraires plutôt que des éditeurs. Le rapport de force est donc globalement inversé.
Par ailleurs, ce secteur est régi par une réglementation spécifique, puisque le prix de vente au public est fixe.
En France, la détermination du prix du livre par l’éditeur a toujours été réglementée, sauf durant l’entre-deux-guerres et de 1978 à 1981.
Auditionné par notre commission, Hervé Gaymard a rappelé que, en 1981, tant Jacques Chirac que François Mitterrand, candidats à l’élection présidentielle, avaient pris position en faveur du prix unique et que la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre avait été adoptée à l’unanimité.
Cette loi est toujours pertinente, et notre collègue a, à juste titre, considéré qu’il s’agissait d’une loi de développement durable tout à la fois sur le plan culturel, en ce qu’elle permet la diversité de l’édition française, sur le plan économique, en ce qu’elle favorise le maintien d’un réseau de librairies supérieur au réseau américain, mais aussi sur le plan territorial, compte tenu des enjeux en termes d’aménagement du territoire et de diffusion de la culture pour le plus grand nombre.
Enfin, le commerce de la librairie se caractérise par des délais de paiement particulièrement longs. Ces délais se situent en moyenne, tous circuits confondus – librairies, grandes surfaces, grossistes, librairies en ligne –, à 94 jours.
Cette particularité s’explique par la spécificité de l’économie du secteur du livre, fondée sur une offre extrêmement diversifiée et des cycles d’exploitation très longs, qui permettent aux libraires de présenter au public l’ensemble de la production éditoriale.
Ainsi, les livres publiés depuis plus d’un an représentent 83 % des titres vendus en librairie et plus de la moitié de leur chiffre d’affaires. De même, 40 % des titres vendus sont publiés depuis plus de cinq ans.
Ces délais de paiement peuvent même s’élever jusqu’à 150, voire 180 jours dans certains cas importants : création ou reprise d’une librairie, création ou développement d’un fonds éditorial spécifique, difficultés de trésorerie conjoncturelles ou opérations commerciales sur l’initiative des éditeurs, opérations commerciales de l’éditeur, ouvrages de fonds...
Dans ces conditions, la réduction des délais de paiement appliquée au secteur du livre aurait pour conséquence d’amplifier les difficultés de trésorerie que rencontrent de nombreuses librairies, de réduire leurs achats de nouveautés, ainsi que la durée d’exposition des titres, ce qui favoriserait, à terme, une « best-sellérisation » du marché du livre.
Cette fragilisation du secteur de la distribution des livres risquerait d’affaiblir également celui de l’édition, et donc d’engendrer un appauvrissement de l’offre éditoriale.
Par ailleurs, l’application du plafonnement des délais de paiement aux imprimeurs conduit à placer ces derniers dans un étau : ils sont pris en tenaille entre les longs délais de l’amont de la filière et les courts délais appliqués par leurs propres fournisseurs.
En outre, le risque d’une amplification du phénomène de délocalisation à l’étranger des marchés français de l’impression de livres est réel.
Comme je l’ai indiqué précédemment, la proposition de loi a été adoptée par nos collègues députés à l’unanimité, le 1erdécembre 2009.
Elle a pour objectif d’exempter définitivement la filière du livre du plafonnement des délais de paiement, pour revenir au système conventionnel en vigueur avant l’adoption de la loi LME. Il s’agit de laisser aux acteurs le soin de négocier entre eux, librement et selon les opérations concernées, leurs délais de paiement.
L’Assemblée nationale a modifié la proposition de loi initiale sur trois points.
En premier lieu, elle a jugé inutile de codifier cette dérogation consistant à créer une « exception livre » dont ne sauraient se prévaloir d’autres secteurs d’activité, qui ne connaissent pas les mêmes spécificités.
En deuxième lieu, les opérations de vente par courtage ne concernant que des opérations entre entreprises et particuliers, l’Assemblée nationale a considéré, à juste titre, qu’elles n’avaient pas à figurer dans le périmètre de la proposition de loi, qui ne concerne que le crédit interentreprises.
En troisième lieu, enfin, il est apparu nécessaire d’inclure dans le dispositif le secteur de l’imprimerie pour ce qui concerne ses relations avec le secteur du livre. Je m’en réjouis, car les délais de paiement pratiqués en France par les imprimeurs au profit des éditeurs de livres sont en moyenne de l’ordre de 125 jours, alors que les délais de règlement de ces mêmes imprimeurs à leurs fournisseurs sont de l’ordre de 90 jours sur les achats de consommables, tels que papiers, encres ou colles.
Je crois que nous devons confirmer l’urgente nécessité de revenir au système conventionnel en vigueur en matière de délais de paiement dans le secteur du livre.
Grâce à une politique de soutien de la filière du livre qui ne s’est pas démentie au cours du temps et dont la loi de 1981 sur le prix unique marque une étape importante, notre pays peut s’enorgueillir de la vitalité de sa filière du livre. La création éditoriale est riche et diverse, et le réseau de diffusion du livre très dense.
Cependant, la fragilité économique du secteur est réelle, en particulier s’agissant des librairies indépendantes et des imprimeurs, et il nous faut veiller à ne pas déstabiliser l’équilibre difficilement trouvé par une mesure générale inopportune.
C’est pourquoi, sur ma proposition, la commission a adopté conforme le texte voté par nos collègues députés et a soutenu l’inscription de cette proposition de loi à l’ordre du jour du Sénat dans des délais très brefs.
Je tiens à le préciser, je me suis interrogée sur le fait que le texte proposé n’était pas codifié, alors que tel était le cas dans la proposition de loi initiale. Mais l’urgence du sujet pour la filière du livre m’a conduite à écarter cet inconvénient lié à la moindre lisibilité de la loi.
De même ai-je levé, dans mon rapport, ce qui pouvait apparaître comme une légère ambiguïté rédactionnelle.
En tout état de cause, l’exception culturelle justifie un traitement spécifique. Il y va aussi de l’aménagement culturel de notre territoire et de la démocratisation de l’accès à la culture, dans toute sa diversité.
Certes, ce texte ne réglera pas tous les problèmes liés aux relations entre les entreprises du secteur. Aussi paraîtrait-il utile à la commission de réfléchir à la pertinence d’une proposition que nous avions – avec d’autres – avancée, dans notre rapport d’information du 26 septembre 2007 sur le secteur de l’édition, concernant l’éventuelle création d’un médiateur du livre.
Par ailleurs, il est urgent d’adopter des mesures de nature à réduire les mises au pilon, dont le taux, qui se situe entre 22 % et 23 %, est bien trop élevé. (M. Jacques Legendre, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, opine.)
Surtout, la commission est convaincue de la nécessité d’anticiper la révolution numérique du livre, car, n’en doutons pas, elle est en route !
Les mutations technologiques sont sans doute plus subreptices et plus lentes que celles qui ont bouleversé le monde de la musique. Pour autant, il ne faudrait pas en sous-estimer les conséquences et il appartient aux professionnels de créer rapidement des plateformes de téléchargement.
La politique publique conduite ces dernières années en faveur du livre prend d’ailleurs en compte ces nouvelles exigences, auxquelles je vous sais, monsieur le ministre, très attaché.
La commission soutient cette politique. Le Sénat a d’ailleurs adopté, sur son initiative, un amendement au projet de loi de finances rectificative pour 2009 tendant à accroître les ressources du Centre national du livre, afin qu’il puisse notamment financer les nouvelles aides en faveur des librairies de référence et les aides à la numérisation des fonds des éditeurs privés.
Monsieur le ministre, je vous rappelle nos préoccupations relatives à la numérisation des œuvres patrimoniales. Nous en avons déjà débattu ensemble dans cet hémicycle et nous formons le vœu d’une intervention ambitieuse de l’État, notamment grâce au grand emprunt. À cet égard, le rapport que vous a remis hier M. Marc Tessier trace des pistes très intéressantes.
Mes chers collègues, je conclurai mon propos en vous invitant à suivre la position de la commission de la culture et à adopter conforme la présente proposition de loi, à l’unanimité des groupes composant notre assemblée.
Enfin, je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous cette citation de Cicéron : « Une pièce sans livres, c’est comme un corps sans âme. » Puissent les citoyens du monde partager cette ambition ! (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. Jack Ralite.
M. Jack Ralite. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi tend à créer une dérogation à l’article 21 de la loi de modernisation de l’économie de 2008 pour le secteur du livre.
Je réaffirme d’abord que le bilan global de la LME, effectué mardi par notre assemblée, est très contestable.
À l’heure de la crise financière, la libéralisation à outrance que porte cette loi doit être dénoncée avec vigueur, d’autant qu’elle confond tous les secteurs, sans inscrire les biens culturels dans ce principe indispensable et consacré en France : l’exception culturelle.
Oui, les biens culturels ne peuvent être traités comme des biens marchands. Les biens culturels sont des œuvres de l’esprit, dont la variable d’ajustement principale doit être la qualité.
Le projet de loi d’Hervé Gaymard instaure pour les acteurs du secteur du livre un régime dérogatoire aux délais de paiement fixés à un maximum de 60 jours calendaires.
Cette réduction des délais de paiement est en effet inadaptée aux secteurs dont le cycle économique est long, comme le livre.
Le secteur du livre s’est ainsi empressé de signer deux accords interprofessionnels rendus possibles par la LME jusqu’en 2012 et il entend, avec ses spécificités et son fonctionnement propres, voir pérennisés ces accords.
La loi sur le prix unique du livre de 1981 confère à celui-ci un régime et une place particulière dans notre droit. Elle régule ce secteur par la qualité plutôt que par les prix, en instaurant un prix unique fixé par l’éditeur.
Cela favorise l’égalité d’accès des citoyens au livre, un réseau de diffusion diversifié sur l’ensemble du territoire, avec 3 500 librairies indépendantes, et une vitalité et une diversité du secteur de l’édition, le tout assumant une offre de livres large et variée.
La LME est donc un danger pour le livre, ses acteurs et, de manière plus générale et essentielle, pour la diversité et la qualité de l’offre culturelle française. Elle va à l’encontre de la loi sur le prix unique. Les délais de paiement dans le secteur du livre sont de 100 jours en moyenne, parfois de 180 jours ! Les éditeurs permettent ainsi aux libraires de présenter l’ensemble de la production éditoriale, dont les nouveautés, sans coûts de trésorerie supplémentaires.
Il faut savoir que les livres publiés depuis plus d’un an représentent 83 % des titres vendus en librairie.
La réduction de la durée de paiement aboutirait alors à une réduction de la durée de vie des livres et favoriserait la grande diffusion, les best-sellers, au détriment d’ouvrages plus récents et moins connus. Finalement, l’offre de livres serait très appauvrie.
Les petits libraires indépendants seraient les plus gravement touchés. Déjà en proie à un équilibre économique fragile, ils seraient amenés à fermer en nombre, comme en Angleterre avec la fin du Book Price Agreement. En conséquence, les petits éditeurs spécialisés, qui travaillent avec ces petites librairies dont l’offre est plus « pointue », ne trouveraient plus de distributeurs et seraient également menacés.
En matière de livres, je veux évoquer des thèmes liés à cette proposition de loi qui occupent l’actualité.
Les récents rapports « Création et Internet » et « Numérisation du patrimoine écrit » introduisent une problématique qui, vous le savez, monsieur le ministre, me tient à cœur : le livre numérique et la numérisation.
L’extension du prix unique du livre aux ouvrages numériques, soutenue par tous les acteurs du secteur du livre, est un principe qui a été repris par le rapport « Création et Internet » ainsi que par le Président de la République lors de ses vœux au monde de la culture, le 7 janvier.
Cependant, l’Autorité de la concurrence a rendu un avis s’opposant à sa mise en œuvre en invoquant une régulation par le marché. C’est réguler ce secteur par les prix, favoriser les grands groupes, imposer des prix plus compétitifs, permettre le quasi-monopole de quelques-uns, voire le monopole d’un seul.
Cette même Autorité de la concurrence va-t-elle agir pareillement à propos de la « taxe Google » ? La question mérite d’être posée…
Nous sommes tous, monsieur le ministre, mes chers collègues, attachés à ne pas faire du livre un simple bien marchand. La proposition de loi dont nous débattons, votée unanimement à l’Assemblée nationale, l’atteste.
Je suis certain qu’aucun d’entre nous ne saurait critiquer la pertinence d’un prix unique du livre numérique. Ce qui est important pour le livre, c’est son contenu, son esprit, son « immatériel », et non son support, même s’il appelle des pratiques et des usages différents.
Quant au rapport Tessier sur la numérisation du patrimoine écrit, il est louable en ce qu’il dote la numérisation du livre de certaines protections nécessaires, à compléter.
Oui, l’initiative publique doit être au cœur de la numérisation des livres et du livre numérique, en Europe comme en France, et Google doit être stoppé dans sa démarche monopolistique qui bafoue le droit d’auteur – il suffit pour s’en convaincre de se référer aux procès qu’il vient de perdre en France comme aux États-Unis ! – et nous dépossède de notre « grenier de la mémoire humaine » par l’exclusivité imposée, consentie et cachée sur les ouvrages numérisés.
Permettez-moi d’exprimer mon sentiment sur certaines réactions consécutives à la publication de ce rapport. L’intérêt de ce document réside dans le fait qu’il conçoit une démarche nationale et européenne à la numérisation des livres, là où Gallica et Europeana, initiatives si heureuses, avaient été – disons-le ! – délaissées. Il favorise, par l’élaboration d’une réponse publique, la sortie de cette situation que l’entreprise privée Google exploitait à son profit.
Le mérite de ce rapport tient à ce qu’il légitime la possibilité de se passer de Google et de ses pratiques hors-la-loi, sans pour autant abandonner un projet de numérisation digne de notre patrimoine. Google n’est ni un acteur inévitable ni le seul acteur viable de la numérisation du livre. Sa force est de parvenir à le faire croire et à l’imposer dans les esprits. Il est temps de cesser de considérer Google comme un monstre sacré de la numérisation et d’ouvrir nos esprits aux autres acteurs, y compris privés, car ils existent !
À ce propos, la grande presse a beaucoup titré sur Google.
Mieux : Google fait du tapage autour des concessions qu’il avait consenties en matière de censure partagée lors de son installation en Chine et ose écrire dans un court communiqué, cité dans Le Monde du 14 janvier : « La proposition du rapport Tessier de partenariat s’inscrit dans une logique de coopération que nous avons toujours promue ». La justice l’a prouvé, il s’agit d’une contre-vérité. Devient désormais insupportable la pratique des autorités. Il en est ainsi, par exemple, de la mise en œuvre ségrégative de la taxe carbone et du tour de passe-passe de Mme Lagarde dans la taxation des bonus bancaires.
J’en reviens plus spécifiquement à notre débat d’aujourd’hui.
Des imperfections du texte méritent d’être soulignées : ce système de convention collective présente l’inconvénient d’accorder, dans les faits, un poids de négociation plus important aux grands groupes qu’aux petits, alors même que l’objectif affiché est de protéger ces derniers, c’est-à-dire les petits libraires... Car ce texte part du principe que les éditeurs sont de grands groupes. Or, sur les 10 000 éditeurs français, seuls 20 publient plus de 5 000 titres annuels chacun, alors que plus de la moitié publient moins de 10 titres annuels ! Les 12 plus grands éditeurs concentrent, certes, 80 % du chiffre d’affaires de l’édition, mais il faut prêter une attention particulière aux éditeurs indépendants, qui représentent un poids économique moindre, mais dont la présence est essentielle à la qualité et la diversité du paysage littéraire de notre pays. C’est une ardente obligation démocratique.
Ces réserves faites, et dans la foulée du rapport présenté par Mme Mélot, dont je me plais à noter la convergence avec vos propos, monsieur le ministre, nous estimons que cette proposition de loi est indispensable, et nous la voterons.
M. Gaymard a fait une proposition constructive et positive, et publié un rapport d’une grande finesse et d’une non moins grande clarté d’esprit ; nous voterons son texte. Nombre de propositions faites par MM. Toubon, Zelnick, Cerutti et Tessier sont intéressantes et constructives, et vous n’y êtes pas étranger, monsieur le ministre. Si elles venaient en discussion, nous les voterions. Mais, de grâce, ne laissez-pas, ne laissons-pas Google polluer, avec ses arguments suaves, mais truqués et souvent violents, le débat culturel autour du livre et pour le livre.
Malraux disait du cinéma qu’il était aussi une industrie. Il faudrait dire aujourd’hui qu’il est d’abord une création, comme l’est le livre.
Robert Darnton, président de la bibliothèque de l’université de Harvard, Américain de grande culture, notamment française, expliquait vendredi dernier, sous les applaudissements du grand auditorium archicomble de la Bibliothèque nationale de France, que la situation monopolistique de Google était incompatible avec la responsabilité publique qu’appellent la création et la culture sous toutes ses formes, depuis le livre papier jusqu’au livre numérique, en passant par le livre numérisé. Je le crois aussi ; j’agis et j’agirai toujours en ce sens avec passion.
Michelet écrivait : « [...] notre siècle par ses grandes machines - l’usine et la caserne - attelant les masses à l’aveugle, a progressé dans la fatalité [...]. » « La merveille du machinisme, ce serait de se passer des hommes », mais l’homme « n’a pas encore été mécanisé assez profondément ».
Je ne me résoudrai jamais à adhérer à ce défi symbolique et à me faire ainsi le compagnon de l’argent-roi.
Le livre et la littérature sont dans le champ de la solidarité. Je dis : pas touche ! Nous votons sincèrement pour ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE et de l’Union centriste.)
M. le président. La parole est à Mme Muguette Dini.
Mme Muguette Dini. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le livre n’est pas un produit comme les autres. Vecteur historique du savoir et de la culture, il ne peut être traité en simple marchandise.
Rien d’étonnant, en conséquence, à ce que son secteur soit régi par des règles dérogatoires du droit commun, ce qui est le cas dans notre pays : le marché du livre est en effet régulé, en France, depuis des siècles, sur le fondement d’une logique de qualité et de conseil, et non de prix.
La loi du 10 août 1981 relative au prix du livre, qui fixe un prix unique du livre, n’a fait que retranscrire dans l’arsenal législatif de la Ve République la pratique constante d’un prix du livre administré. Un tel sanctuaire économique est-il toujours justifié ? Oui, à n’en pas douter.
Je ne reviendrai pas longuement sur le bilan extrêmement positif de la loi de 1981, Colette Mélot l’ayant très bien fait. Mais il faut bien constater que, sans cette loi, jamais le secteur de l’édition n’aurait pu conserver la richesse et le dynamisme qui le caractérisent.
C’est à l’aune de ce constat consensuel que doit être regardée la proposition de loi dont nous sommes saisis, un texte, lui aussi, consensuel.
Cette proposition de loi a été déposée par des représentants de trois des quatre groupes composant l’Assemblée nationale. Elle y a été votée à l’unanimité. Et c’est encore à l’unanimité que notre commission de la culture l’a adoptée.
Le présent texte tend à exempter l’ensemble de la filière du livre de la mesure de plafonnement des délais de paiement entre entreprises, instaurée par l’article 21 de la loi du 4 août 2008 de modernisation de l’économie, dite loi LME, pour revenir au système conventionnel antérieurement en vigueur. Autrement dit, il s’agit d’autoriser par la loi le secteur du livre à continuer de définir, de manière conventionnelle, les délais de paiement entre fournisseurs et clients.
L’article 21 de la loi LME, devenu l’article L. 441-6 du code de commerce, auquel il est demandé de déroger, est parfaitement justifié dans le domaine de la grande distribution. Il permet de protéger les fournisseurs face à des demandes de délais de paiement démesurément longues venant de leurs clients, qui sont les grandes enseignes. Cet article protège en l’occurrence les petits, les fournisseurs, contre les gros, les grandes centrales de distribution.
Or, dans le secteur du livre, le rapport entre fournisseurs et points de vente est exactement inverse : le petit est non plus le fournisseur, mais le libraire qui se trouve en bout de chaîne.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : compte tenu de l’extrême étroitesse des marges et des rémunérations en librairie, un tiers des libraires indépendants seraient menacés en cas d’application stricte de la loi LME, alors qu’ils représentent 25 % des ventes et maintiennent un peu d’humanité entre le vendeur et l’acheteur.
De plus, les délais standards fixés par la loi LME ne correspondent absolument pas à ceux qui sont pratiqués dans le secteur du livre, où ils sont, en général, beaucoup plus longs.
C’est la raison pour laquelle toutes les parties prenantes à la chaîne du livre se sont saisies de la possibilité ouverte par l’article 21 de la loi LME de conclure un accord dérogatoire sectoriel. Cet accord a été signé le 18 décembre 2008 et étendu par décret du 26 mai 2009. Il ne s’agit cependant que d’une solution transitoire, puisque le secteur devra progressivement réduire les délais prévus par l’accord, pour entrer dans le cadre de la loi d’ici à 2012.
Dans ces conditions, la seule solution est celle qui est proposée par le présent texte : une mesure d’exemption complète en faveur du secteur du livre. Ainsi, ce secteur, et uniquement celui-ci, compte tenu de sa spécificité, sera-t-il autorisé par la loi à continuer de définir de manière conventionnelle les délais de paiement entre fournisseurs et clients.
C’est donc sans réserve que le groupe de l’Union centriste votera ce texte. (Applaudissements sur les travées de l’Union centriste et de l’UMP, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Serge Lagauche.
M. Serge Lagauche. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre, dite « loi Lang », a instauré en France le principe d’un prix unique de vente du livre, fixé par l’éditeur ou l’importateur. Votée à l’unanimité par le Parlement, cette loi a été renforcée en 2003 lors de la transposition en droit français de la directive européenne sur le droit de prêt, les rabais consentis aux collectivités ayant notamment été plafonnés.
Or, si la loi sur le prix unique du livre a été consolidée, elle a également fait l’objet d’attaques frontales lors de l’examen de la loi de modernisation de l’économie. Certaines de ces attaques, motivées par les évolutions juridiques, technologiques et concurrentielles récentes, se sont finalement révélées salvatrices.
Elles ont été salvatrices, tout d’abord, car les interrogations suscitées par le dépôt, puis le retrait, par deux de nos collègues députés, de deux amendements tendant à réduire le délai pendant lequel les libraires ne peuvent procéder à des rabais importants sur le prix du livre furent à l’origine de la création, au sein du Conseil du livre, du groupe de travail piloté par notre collègue Hervé Gaymard, et spécifiquement dédié à l’évaluation de la loi sur le prix unique du livre.
Les conclusions de ce groupe de travail, au sein duquel j’ai eu l’honneur, avec notre collègue rapporteur Colette Mélot, de représenter notre assemblée, sont sans appel : la loi du 10 août 1981 instaurant le prix unique du livre reste pertinente, y compris à l’ère de l’Internet.
L’objectif principal de la loi, qui était de permettre l’égalité d’accès des citoyens au livre, a été satisfait, tout en permettant le maintien et le développement d’un réseau de diffusion et de distribution des livres diversifié sur l’ensemble du territoire, avec plus de 3 500 librairies indépendantes. Parallèlement, le marché du livre a connu un dynamisme ininterrompu puisqu’il a progressé de 3 % en moyenne par an, le nombre d’exemplaires vendus ayant progressé de 50 % entre 1986 et 2007.
Enfin, la loi relative au prix unique du livre a clairement soutenu la vitalité et la diversité de l’édition, avec la création de nouvelles entreprises innovantes et réactives, indispensables au paysage éditorial français, tout en permettant une offre de livres large et diversifiée.
En instaurant un marché du livre régulé par la qualité et la compétence des libraires, et non par les prix, la loi sur le prix unique du livre fait aujourd’hui l’objet d’une quasi-unanimité de la part des professionnels du livre, comme nous en avons eu confirmation, au sein de ce groupe de travail.
En évitant d’avoir à se battre sur les prix, les librairies, tous réseaux confondus, ont pu maintenir les ventes d’ouvrages de grande diffusion, les best-sellers, tout en préservant dans leurs stocks la présence d’ouvrages plus difficiles. Dans ces conditions, le vote par la majorité de la loi de modernisation de l’économie fut ressenti par les professionnels du livre comme un véritable coup de semonce.
L’article 21 de la loi LME plafonne en effet, tous secteurs confondus, à 45 jours fin de mois ou 60 jours calendaires le délai maximal de paiement entre les fournisseurs, d’un côté, et les distributeurs, de l’autre.
Pour comprendre l’émoi suscité – certes, à rebours –parmi les professionnels du livre par un tel raccourcissement uniforme et unilatéral des délais de paiement entre entreprises, il faut avoir à l’esprit deux caractéristiques essentielles du marché du livre.
Tout d’abord, l’un des objectifs de la loi de modernisation de l’économie, dont le Sénat débattait voilà quarante-huit heures du bilan d’application, était de favoriser le développement des petites et moyennes entreprises.
Or si, dans le secteur de la distribution alimentaire, les PME sont essentiellement du côté des fournisseurs, il en est tout autrement dans le secteur du livre où, à l’inverse, elles se situent principalement du côté des détaillants.
Le premier circuit de diffusion du livre, la librairie, est en effet essentiellement composé de petites entreprises, alors que leurs principaux fournisseurs, les groupes d’édition ou leurs filiales, ont une taille nettement plus importante. Les deux premiers groupes d’édition, Hachette Livre et Éditis, représentent à eux seuls 35 % des ventes de livres. En élargissant le spectre, on se rend compte que les douze premiers groupes de l’édition française réalisent près de 80 % du chiffre d’affaires de l’édition.
La loi de modernisation de l’économie n’était donc pas du tout adaptée au secteur du livre.
Une autre caractéristique essentielle de l’économie du livre, totalement ignorée par l’article 21 de la LME, réside dans la longueur des délais de paiement pratiqués entre les éditeurs et les libraires. Le commerce de librairie se caractérise en effet par des délais de paiement longs, qui permettent aux libraires de présenter au public l’ensemble de la production éditoriale.
Les livres publiés depuis plus d’un an représentent 83 % des titres vendus en librairie et plus de la moitié du chiffre d’affaires des libraires. De même, 40 % des titres vendus sont publiés depuis plus de cinq ans.
Une étude réalisée par le Syndicat national de l’édition auprès des principaux distributeurs démontre in fine que le délai de paiement moyen dans le secteur du livre se situe à 94 jours.
C’est cette lenteur, propre au livre, de son écriture à sa diffusion, qui lui permet, avec l’aide du libraire et de ses conseils avisés, de trouver son lectorat.
Comme je l’indiquais déjà dans le cadre de mon dernier rapport budgétaire sur la création et le cinéma, la réduction des délais de paiement appliquée au secteur du livre aurait pour conséquence d’amplifier les difficultés de trésorerie que rencontrent de nombreuses librairies, de réduire leurs achats de nouveautés, ainsi que la durée d’exposition des titres, favorisant à terme une « best-sellérisation » du marché du livre.
En soumettant la filière du livre au raccourcissement des délais de paiement, on prend le risque de fragiliser le secteur de la distribution de livres, d’affaiblir celui de l’édition et donc d’entraîner un appauvrissement de l’offre éditoriale adressée aux lecteurs.
C’est toute la chaîne du livre, y compris les imprimeurs, qui serait donc menacée si aucun dispositif correcteur n’était appliqué.
Conformément à la disposition de la loi de modernisation de l’économie selon laquelle un secteur d’activité peut échelonner la réduction des délais de paiement jusqu’au 1er janvier 2012, trois accords interprofessionnels ont été signés par les différentes parties prenantes à la fin de l’année 2008 et au début de l’année 2009. Comme nous l’a rappelé notre collègue rapporteur, Mme Collette Mélot, un décret, paru le 26 mai 2009, a validé ces accords et étendu cette mesure dérogatoire à tous les acteurs du secteur du livre, depuis l’édition et l’imprimerie jusqu’à l’ensemble des réseaux de distribution.
Toutefois, ces accords permettent seulement une application progressive de la réduction des délais de paiement, cette dernière devant être ramenée à 45 jours fin de mois ou 60 jours calendaires au plus tard le 1er janvier 2012.
Cependant, outre le fait que cette règle demeure structurellement en contradiction avec l’économie du livre en général et de la librairie en particulier, sa mise en œuvre, même progressive, aurait rapidement créé des difficultés.
C’est la raison pour laquelle le groupe socialiste du Sénat soutient et votera sans hésitation la présente proposition de loi, déposée par M. Gaymard et cosignée par plusieurs de nos collègues du groupe socialiste de l’Assemblée nationale, qui, je le rappelle, avaient déposé un texte analogue.
Mes chers collègues, en exemptant définitivement la filière du livre du plafonnement des délais de paiement, nous nous inscrivons dans la continuité de la loi relative au prix unique du livre et nous confortons l’économie, fragile, du livre physique.
Pour l’avenir, il nous faudra rapidement traiter la question de la numérisation du livre. Elle recouvre deux problématiques, certes distinctes, mais cependant liées : la numérisation du patrimoine, dont nous avons débattu dans cette enceinte, et la commercialisation du livre numérique sous droits.
Dans les deux cas se pose le délicat problème des relations avec les opérateurs privés, notamment avec Google, d’autant plus que, sur les 10 millions de livres numérisés par ce dernier, 8 millions sont sous droits. L’intervention publique se pose néanmoins dans des termes différents : elle s’impose dans le premier cas, et le groupe socialiste du Sénat sera particulièrement attentif aux suites qui seront réservées aux conclusions du rapport que vient de remettre M. Tessier sur la numérisation du patrimoine écrit, alors qu’elle ne peut qu’accompagner l’action conduite par les éditeurs dans le second cas. Cet accompagnement, dont est chargé le Centre national du livre, reste cependant essentiel.
Pour l’instant, le marché du livre numérique, en France comme à l’étranger, est très restreint. Aux États-Unis, les ventes ne représentent que 3 % de l’édition américaine, pour un chiffre d’affaires d’environ 120 millions d’euros par an. Cette proportion atteint à peine 1 % en France. Le secteur du livre numérique souffre donc peu du piratage. Il est aujourd’hui davantage préoccupé par la constitution et par le développement de l’offre légale, qui se trouve freinée par la question de l’interopérabilité des matériels et des ouvrages.
Il est toutefois urgent que les acteurs anticipent les évolutions à venir, l’expérience du secteur musical, qui a tardé à s’adapter aux nouveaux modes de consommation rendus possibles par l’explosion des nouvelles technologies, devant servir de leçon.
Nous prenons acte à ce sujet de l’intérêt manifesté par M. Sarkozy pour le rapport de la mission « Création et Internet », dont les propositions viennent d’être publiées. M. Président de la République souhaite étendre aux livres numériques la règle du prix unique. Le récent avis de l’Autorité de la concurrence refusant de donner son aval à la transposition immédiate du prix unique au livre numérique devra être pris en compte.
Le Président de la République a également préconisé, lors de la présentation de ses vœux au monde de la culture, la création d’une plateforme commune à tous les éditeurs et le passage à un taux de TVA à 5,5 %. Nous espérons que cela se traduira rapidement par des décisions concrètes.
En 2008, M. Bruno Patino, dans son rapport sur le livre numérique, préconisait déjà le maintien de la maîtrise de la valorisation du droit d’auteur par les éditeurs, qui sont les titulaires de droits. Cette question est essentielle si l’on veut éviter que le marché ne soit capté par les acteurs multinationaux du secteur.
Il est évident qu’en cas de dumping sur les prix, toute la chaîne française du livre se trouverait fragilisée, des éditeurs jusqu’aux libraires.
C’est pourquoi il est urgent d’agir auprès de la Commission européenne, pour éviter d’opposer les consommateurs et les acteurs des filières économiques.
En des temps bien différents, Montesquieu considérait que « les livres anciens sont pour les auteurs ; les nouveaux, pour les lecteurs ». Il est aujourd’hui indispensable de concilier les intérêts des auteurs et des lecteurs, quels que soient l’œuvre, son ancienneté et son support. (Applaudissements sur des travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE et de l’Union centriste.)
M. le président. La parole est à Mme Françoise Laborde.