compte rendu intégral
Présidence de M. Gérard Larcher
Secrétaires :
Mme Michelle Demessine,
M. Jean-Noël Guérini.
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Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
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Afghanistan
Débat d'initiative sénatoriale
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat d’initiative sénatoriale sur l’Afghanistan.
Monsieur le ministre des affaires étrangères et européennes, monsieur le ministre de la défense, mes chers collègues, depuis 2001, près de 4 000 soldats français sont présents en Afghanistan dans le cadre de la Force internationale d’assistance à la sécurité, la FIAS, sous commandement de l’OTAN. Cette opération, décidée par le Président de la République, a été autorisée par notre assemblée.
Cet engagement suscite un certain nombre d’interrogations, dans notre pays comme chez nos alliés, et il m’a paru important que notre assemblée ait, à la suite de la demande formulée par le groupe socialiste et le groupe CRC-SPG, un débat de fond sur les enjeux de notre présence en Afghanistan.
Afin de préparer ce débat, nous nous y sommes rendus du 26 au 29 octobre. Avec Gérard Longuet, président du groupe UMP, Jean-Pierre Bel, président du groupe socialiste, et Nicolas About, auxquels s’était jointe Michelle Demessine, qui représentait la présidente du groupe CRC-SPG, ainsi qu’avec Jacques Gautier, membre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, nous sommes allés sur le terrain, à la rencontre des militaires français, dans les camps de Nijrab et de Tagab, dans la vallée de la Kapisa. Nous avons également rencontré dans leur camp les hommes du kandak 32 – autrement dit, un bataillon – de l’armée nationale afghane, soutenus et formés par des militaires français.
Je crois me faire l’interprète de tous en exprimant notre reconnaissance à nos forces armées. La mission de guerre contre-insurrectionnelle menée par nos forces aux côtés des forces afghanes, dans des conditions rudes, est éprouvante. Nous avons vu des hommes et des femmes bien préparés, bien équipés, dont le moral était élevé. Nous avons mesuré leur professionnalisme et leur sens du service de la France.
Je forme par ailleurs des vœux pour la mission que nos gendarmes entament dès ce soir,…
M. Jean-Louis Carrère. Il y a encore des gendarmes ?
M. le président. … mission consistant à encadrer et former la police afghane.
Trente-six de nos militaires ont perdu la vie en Afghanistan depuis 2001, dont vingt-neuf tués au combat. Nous nous inclinons devant leur mémoire et nous nous associons à la douleur de leurs familles.
Je pense également à tous ceux qui perdent la vie en Afghanistan : des militaires des autres contingents de la coalition et, bien sûr, hélas, de nombreux civils afghans, car la population paie un lourd tribut ; les civils – hommes, femmes et enfants – sont en effet les premières victimes de cette insurrection dont le but est d’instaurer un régime fondamentaliste qui priverait les plus faibles, notamment les femmes, de droits qui sont pour nous élémentaires, je pense notamment au droit à l’éducation.
Je suis certain que ce déplacement nous permettra d’aborder ce débat de façon très concrète, en ayant pleinement conscience des réalités complexes de notre engagement dans ce pays, aux côtés du peuple afghan.
Je donnerai d’abord la parole aux deux principaux orateurs des groupes qui ont demandé ce débat.
La parole est à M. Jean-Pierre Bel, président du groupe socialiste. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)
M. Jean-Pierre Bel. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, c’est avec émotion que je tiens, à mon tour, à rendre hommage aux soldats tombés depuis huit ans en Afghanistan. J’ai une pensée pour tous, mais, chacun le comprendra, une pensée particulière pour ce jeune Ariégeois que j’ai accompagné une dernière fois dans ses montagnes natales.
Je me dois également de saluer l’ensemble de nos forces armées présentes en Afghanistan, où elles accomplissent leur mission avec courage et dévouement, dans des circonstances souvent difficiles.
Je mesure, moi aussi, le poids considérable de notre responsabilité : le sort, c’est-à-dire la vie, de nos soldats est en jeu. Notre passage récent, avec la délégation sénatoriale, sur les théâtres d’opérations nous a fait mesurer les difficultés et les dures conditions auxquelles nos soldats sont confrontés, face à des adversaires déterminés évoluant sur leur terrain naturel. Le danger est partout et il ne cesse de s’accroître.
Qui peut s’étonner que nous ayons voulu ce débat ? Chacun doit pouvoir être précisément informé de la nature des missions confiées à nos soldats ainsi que de notre stratégie !
Force est de constater que la perplexité domine. Je crois pouvoir dire que tel fut le sentiment de l’ensemble de la délégation sénatoriale conduite par le président Gérard Larcher, dans laquelle les groupes politiques étaient représentés. Beaucoup de doutes et d’interrogations portent sur les objectifs, la sécurisation du territoire, l’éradication du terrorisme, la construction d’un État de droit, l’aide au développement...
N’est-il pas légitime dans notre fonctionnement démocratique de se poser des questions essentielles : faut-il poursuivre l’effort engagé ? Faut-il le réorienter ou bien tout simplement l’arrêter ?
Pour évacuer les fausses interprétations, je dirai que, au regard non seulement de ce que nous avons vu sur place, mais aussi de l’idée que l’on se fait de notre pays, des engagements internationaux et peut-être surtout de ce que les femmes et les hommes, en Afghanistan, dans leur grande majorité, attendent de nous, un désengagement immédiat et unilatéral n’a aucun sens.
Par contre, la question du retrait est posée, et pas seulement pour la France. Comment ne le serait-elle pas après une élection présidentielle décevante et au moment où une seconde révision stratégique américaine est en préparation, même si l’on tarde à l’expliciter.
Nous avons senti cet embarras lorsque nous avons rencontré le général McChrystal lui-même.
On se souvient du Vietnam ; il peut y avoir des tactiques opérationnelles en contradiction avec la stratégie globale affichée. Nous avons tous dit que la victoire ne se mesurait pas au nombre de talibans tués, car ils seraient vite remplacés, mais à une progression de notre crédibilité auprès des populations concernées.
Face aux pressions constantes des responsables de l’OTAN pour obtenir des renforts militaires, la position française n’est pas claire. Elle apparaît comme attentiste et peut-être aussi, permettez-moi de le dire, comme opaque.
Au lendemain des attaques du 11 septembre 2001, l’envoi de troupes en Afghanistan a été décidé conjointement par le Président de la République, Jacques Chirac, et par le gouvernement de Lionel Jospin afin de poursuivre des objectifs légitimes de sécurité collective, conformes aux intérêts de la France et inscrits dans le cadre d’un mandat de l’ONU.
Au-delà de la lutte contre le terrorisme, l’intervention de la France au sein de la coalition visait à conforter un régime démocratique en Afghanistan, à soutenir le développement et l’amélioration des conditions de vie des habitants. Ces objectifs ne nous alignaient pas derrière les États-Unis sur la seule lutte contre les talibans, souvent au détriment des populations civiles, qui perçoivent de plus en plus les forces de la coalition comme des troupes d’occupation.
Malheureusement, le nombre de soldats de la force internationale morts au combat ne cesse de s’accroître, ainsi que celui des victimes civiles, dans des attentats, comme du fait des bombardements de la coalition internationale.
Nous ne devons pas glisser vers une guerre d’occupation qui n’aurait plus de limites de temps et d’objectifs.
L’élection présidentielle afghane, marquée par la confusion, l’insécurité, la fraude et la corruption du régime n’a apporté aucune réponse à la crise dans laquelle est plongé le pays.
Cette situation pose la question des objectifs de l’intervention internationale, de la stratégie et des méthodes utilisées, des conditions de participation de la France et des pays de l’Union européenne, du calendrier et du terme fixé pour cette intervention.
Nous l’avons bien senti dans nos discussions avec le Président Karzaï et avec son concurrent, Abdullah Abdullah, la corruption et le trafic de drogue restent un véritable cancer dans la société afghane.
Le problème politique crucial est la « gouvernance » ; le vide politico-administratif génère de l’insécurité et favorise l’action aussi bien des talibans que des seigneurs de guerre locaux.
M. Aymeri de Montesquiou. C’est vrai !
M. Jean-Pierre Bel. On aura beau former une armée afghane nombreuse, celle-ci ne se battra pas pour soutenir un régime corrompu, inefficace et impopulaire.
L’efficacité de l’aide internationale « civile » dépend aussi de ce facteur.
Après huit ans sur place, les conditions de notre présence doivent être profondément réexaminées, les objectifs clarifiés et des perspectives fixées.
Même aux États-Unis on en arrive à reconnaître la nécessité d’une remise en cause et d’un débat public devant le Congrès sur la définition d’une « nouvelle stratégie ».
Aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, les parlements s’emparent constamment de la question du déroulement et des résultats de l’intervention. Pourquoi le Parlement français constituerait-il une exception ? Je rappelle que le dernier débat avec vote sur la prolongation de l’intervention des forces armées en Afghanistan a eu lieu au Parlement en septembre 2008. Cela commence à dater !
L’urgente nécessité d’une redéfinition stratégique saute aux yeux.
La position actuelle du Gouvernement sur l’Afghanistan consiste en un « ni-ni » dont le fondement stratégique n’est, en réalité, pas défini : ni nouvelle augmentation de troupes ni retrait. Le transfert de l’ensemble du dispositif français de Kaboul vers le commandement régional Est et l’offensive menée en ce moment même n’apportent pas forcément la lisibilité qui serait nécessaire.
Nous souhaitons une clarification des objectifs de l’intervention, une explication de la méthode et une définition, en lien avec les partenaires européens de la France dans la coalition internationale, d’une stratégie et d’un processus de sortie progressive d’Afghanistan.
Notre critique, raisonnée et raisonnable, part d’un constat : la stratégie employée a échoué et, chemin faisant, nous avons perdu de vue les buts de la guerre et peut-être égaré les objectifs politiques de l’intervention.
Les forces françaises, qui se battent avec courage et abnégation, doivent avoir confiance et savoir qu’elles obéissent à une vision claire, bien définie dans l’espace et dans le temps et démocratiquement acceptée par la représentation nationale.
La France, pas plus que la communauté internationale, n’a vocation à rester en Afghanistan : elle y est présente permettre à l’État afghan d’assurer lui-même, au plus tôt, la sécurité et la stabilité. Notre objectif central doit donc être l’accroissement et l’amélioration des forces de sécurité afghanes, leur formation, leur équipement, leur montée en puissance et l’établissement d’un État afghan légitime et stable.
Or les moyens actuellement mis en œuvre pour former les forces armées locales sont insuffisants et les méthodes utilisées à cette fin manquent d’efficacité. On peut en convenir quand on sait que l’effort militaire américain est d’un milliard de dollars par semaine, qu’un soldat américain en Afghanistan coûte environ un million de dollars par an, alors qu’un militaire ou un policier afghan est payé 75 dollars par mois.
Nous savons aussi que, sans le soutien de la population, la sécurisation du territoire est impossible. À ce titre, une révision des modalités d’action sur le terrain et la protection des populations doivent être les axes prioritaires.
La France doit sortir du « tout-militaire » en Afghanistan. La stabilisation de la situation du pays et le soutien des populations passent par le renforcement de l’aide civile consacrée au développement, aux infrastructures publiques, à la scolarisation, à la santé, qui représente aujourd’hui moins de 10 % de la dépense militaire.
J’aurais voulu faire des propositions, monsieur le président, mais le temps qui m’est imparti est largement dépassé. Aussi me bornerai-je, messieurs les ministres, mes chers collègues, à vous donner mon sentiment à l’issue de ce bref séjour en Afghanistan.
Je retiendrai deux moments. D’abord, le silence lourd et pesant à bord de l’avion militaire qui nous amenait à Kaboul en même temps que 250 soldats français, silence pesant alors que nous atterrissions, révélateur non pas de peur, mais de gravité et d’incertitude. Ensuite, l’appel à la France, à la France en particulier, parce que beaucoup d’Afghans lui reconnaissent une capacité propre à la fois pour sécuriser le territoire, mais aussi pour être auprès des populations, aider à construire un État de droit, une justice, des écoles, une administration fiable.
Mes chers collègues, puisse ce débat y contribuer ! Notre devoir, notre réussite sont à ce prix : à nous de ne pas décevoir. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du RDSE, de l’Union centriste et de l’UMP.)
M. le président. La parole est à Mme Michelle Demessine.
Mme Michelle Demessine. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, alors même que nous entamons notre débat, une dépêche vient de nous parvenir, annonçant que deux roquettes sont tombées sur le village de Tagab – un village que nous avons visité lorsque nous nous sommes rendus en Aghanistan – pendant que se tenait une réunion entre les notables du village et des représentants de l’armée française. Ces tirs ont fait quatre morts, trente blessés, tous Afghans, dans une zone que l’armée française croyait en voie de sécurisation, les insurgés ayant été repoussés au fond de la vallée.
Le bilan de la mission menée en Afghanistan est extrêmement lourd, avec 1 400 militaires de la coalition, dont 36 Français, tués au combat.
Au début du mois de septembre, la mort de deux de nos soldats et les victimes civiles d’une frappe aérienne ont de nouveau soulevé la question de l’opportunité, de la durée, de l’efficacité et des buts précis de la mission conduite dans ce pays sous la bannière de l’OTAN. Le groupe CRC-SPG, ainsi que nos collègues socialistes, avait alors demandé que le Premier ministre, comme il l’avait fait un an plus tôt, vienne exposer sa politique et présenter les mesures qu’il conviendrait de prendre au vu de la dégradation de la situation. Excipant de façon spécieuse de l’article 35 de la Constitution, qui prévoit que les interventions d’une durée supérieure à quatre mois font l’objet d’une autorisation du Parlement, et arguant du fait que nous avions déjà voté un an plus tôt, le Premier ministre n’avait pas accepté ce débat.
Je remercie donc le président Larcher d’avoir malgré tout inscrit cette discussion à notre ordre du jour, mais je déplore que nous ne puissions à nouveau nous prononcer par un vote.
Pour préparer avec sérieux ce débat, le Président du Sénat avait souhaité se rendre sur place avec une délégation représentative de notre assemblée. Ayant participé à cette mission, j’ai pu me rendre compte de visu de la gravité et de la dégradation de la situation sécuritaire, politique et économique de ce pays. Cela a malheureusement conforté mon opinion selon laquelle la mission confiée aux troupes de l’OTAN en Afghanistan est à la fois inadaptée et inefficace.
Je voudrais pourtant saluer très sincèrement le professionnalisme, le courage et la volonté inébranlable de nos soldats qui combattent sur place pour mener à bien une mission aussi difficile. J’ai pu le mesurer et en faire concrètement l’expérience, lorsque nous nous sommes rendus sur les bases avancées de Nijrab et de Tagab, auprès des hommes du troisième RIMA ou auprès de ceux qui assuraient la protection de notre délégation.
Cela étant dit, l’opération qui, en 2001, ne devait pratiquement pas entraîner de morts puisque les talibans avaient été vaincus par les Américains et leurs alliés, est rapidement devenue une guerre anti-insurrectionnelle de plus en plus incomprise des opinions publiques des pays participant au conflit, de plus en plus meurtrière pour les populations civiles afghanes.
Pour qui et contre qui se battent nos troupes dans ce pays ? Ce qui pouvait être relativement clair au début tend maintenant à se brouiller.
Après huit années de présence militaire en Afghanistan, quelques progrès importants ont certes été accomplis, comme la construction de 14 000 kilomètres de routes, la scolarisation de six millions d’enfants, dont les petites filles, l’accès de 80 % de la population à des soins de base. Mais ces progrès sont limités au regard des besoins immenses, et surtout très éloignés des principaux objectifs initiaux.
Huit ans après, il est temps de regarder la réalité en face. La coalition a failli dans sa mission de reconstruction de l’État afghan. Les élections en Afghanistan n’ont été qu’une mascarade, les fraudes ont été massives, et le président Karzaï apparaît aujourd'hui aux yeux du peuple afghan comme la marionnette de l’Occident. La corruption gangrène tous les échelons du pouvoir afghan, qui pâtit d’un manque de légitimité croissant auprès des populations.
La situation ne cesse de se dégrader. Le bilan de cette guerre est effroyable. Selon l’ONU, pour la seule année 2008, 2 118 civils ont été tués, dont 828 du fait des forces progouvernementales, notamment lors de bombardements effectués par la FIAS.
En cherchant à tuer les talibans, les forces de l’OTAN n’épargnent pas les civils et violent fréquemment les droits de l’homme. Résultat : elles sont perçues par la population comme une armée d’occupation qui sévit en toute impunité. Au sein du peuple afghan, cette stratégie fondée sur l’intervention militaire a contribué à nourrir encore le sentiment d’hostilité à l’égard de l’Occident.
Sur le plan militaire et sécuritaire, nous menons des actions de guerre sans victoire et sans ennemis clairement identifiés. Bref, nous menons une guerre meurtrière, aux objectifs flous, sans perspective de sortie.
Les insurgés – nous avons pu le constater lors de notre séjour – sont aux portes de Kaboul. Ils sont dominants dans le sud, où les voies de communication ne sont pas sécurisées, ils menacent dans le nord, où la coalition tient les agglomérations dans la journée mais non la nuit, et ils contrôlent une quinzaine de villes importantes.
La nouvelle stratégie préconisée par les généraux américains Petraeus et McChrystal, qui consiste à « gagner les cœurs » et les esprits, c’est-à-dire la confiance des populations, en mettant l’accent sur les actions civilo-militaires de développement, mais sous réserve d’un nouveau renfort de 40 000 soldats demandé à la coalition, n’est pas de nature, me semble-t-il, à permettre d’inverser le cours des choses.
Cette confusion des genres entre actions militaires et actions de développement, dans laquelle nous nous inscrivons pleinement, ce qui nous décrédibilise, rappellera certainement aux plus anciens d’entre nous l’échec de tentatives similaires en Algérie avec les SAS, les sections administratives spécialisées.
Comme nous n’avions pu, à mon grand regret, nous entretenir avec des ONG à Kaboul, j’ai rencontré plusieurs d’entre elles opérant sur place dès mon retour à Paris. Je souhaite d’ailleurs qu’elles puissent être reçues par notre commission, afin que les sénateurs puissent disposer d’informations émanant de sources variées sur la réalité de la situation sur le terrain.
Leurs représentants m’ont tous fait part de leurs inquiétudes, voire de leurs critiques, sur la façon dont est abordée la question de l’aide au développement. Notre aide civile ne répond pas assez aux attentes et besoins des populations, car elle est trop souvent subordonnée aux stratégies de pacification et de ralliement des populations d’un secteur.
Nous consacrons dix fois plus aux actions militaires qu’aux programmes civils humanitaires. Certaines ONG craignent vraiment que leurs activités ne soient confondues avec celles des forces de l’OTAN, souvent vues comme des troupes d’occupation.
Elles déplorent que, loin de « gagner les cœurs et les esprits », cette stratégie engendre frustration et colère, crée des relations malsaines avec la population locale, nourrisse la corruption plus qu’elle ne la combat et parfois même apporte un renfort inespéré aux insurgés.
Messieurs les ministres, mes chers collègues, vous le savez, la nouvelle stratégie de commandement de la FIAS repose sur trois piliers inséparables : la gouvernance, le développement, la sécurité.
Pour ce qui est de la gouvernance, les résultats, on l’a vu avec les élections, ne sont pas au rendez-vous !
Le développement, je viens d’en parler.
Quant à la sécurité, elle ne peut inspirer qu’un immense scepticisme quand on voit ce qu’il en est du processus d’afghanisation de l’armée, présenté comme un élément essentiel de la nouvelle stratégie.
Aujourd’hui, les forces de sécurité afghanes comptent 90 000 soldats et 80 000 policiers. Le général McChrystal a fixé à 400 000 hommes, armée et police confondues, l’effectif nécessaire pour assurer la sécurité du pays. Notre délégation s’est particulièrement attachée à s’enquérir de la faisabilité d’un tel projet.
Si j’en crois une récente étude parue dans la lettre mensuelle du nouvel Institut de recherche stratégique de l’école militaire, l’IRSEM, le bilan de ce programme destiné à faire en sorte que les Afghans puissent, à terme, prendre en main leur sécurité est très décevant. Selon cette étude, 34 % de ces militaires afghans désertent, faute de solde suffisante et par manque de motivation. Les conflits ethniques entre stagiaires, l’absence de logement, les techniques de combat imposées par la coalition et l’inadaptation des équipements expliquent également ce bilan inquiétant. À tel point que l’expert militaire qui a réalisé cette étude a pu parler de « spirale vietnamienne » !
Au chapitre des objectifs initiaux non atteints, j’ajouterai que la création d’un État-nation est en panne, que les tensions interethniques s’accentuent et qu’une politique de réconciliation nationale est encore assez loin de voir le jour. En matière de santé et d’éducation, les choses n’avancent plus, et les droits des femmes afghanes sont quasiment inexistants.
Nous sommes frappés par l’absence de vision à long terme et par l’indécision dont fait preuve le Gouvernement. Votre indécision est la conséquence de notre perte d’autonomie stratégique depuis que nous avons pleinement réintégré le commandement militaire de l’OTAN sans exiger aucune contrepartie. Vous semblez ainsi suspendu aux mesures que doit annoncer le président Obama, qui a bien du mal à « debushiser » la doctrine américaine, c’est le moins que l’on puisse dire…
C’est la raison pour laquelle nous avons proposé ce débat, car la France est, là-bas, à la croisée des chemins.
Messieurs les ministres, notre pays attend du Gouvernement des réponses claires et précises sur les enseignements que vous tirez de huit années d’engagement militaire en Afghanistan ! Nous attendons que vous nous exposiez enfin vos solutions pour sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons au sein de cette coalition internationale.
Pour notre part, nous estimons que, si la stratégie globale des forces de l’OTAN est erronée et inefficace, il s’agit non plus simplement de l’adapter, comme le préconisent les États-Unis et leurs partenaires, mais d’en changer. Tout le monde s’accorde aujourd’hui à reconnaître qu’il n’y a pas de solution militaire à ce conflit et que la seule issue procédera d’un règlement politique.
Pourtant, si nos troupes n’ont pas vocation à rester dans ce pays, nous savons aussi que nous ne pouvons le quitter sans qu’y soit rétablie la sécurité et sans que les Afghans retrouvent à la fois la maîtrise de leur destin et des conditions de vie décentes.
La construction d’un État viable et les bases d’un développement économique sont les préalables indispensables à la réalisation de ces objectifs. C’est en affirmant clairement des objectifs de paix qu’il faudra inscrire dans le même temps le processus de retrait de nos troupes.
L’enjeu est donc bien la reconstruction de ce pays. Le retour de la sécurité dépendra aussi de l’effort national et international qui sera entrepris pour répondre aux vrais besoins de développement.
Si la question de la sécurité est décisive, on ne peut la traiter en dehors du contexte régional et international, car tout est lié. Il faut réintégrer pleinement l’ONU dans la résolution de ce conflit. Elle doit reprendre le mandat qu’elle avait confié à l’OTAN. C’est pourquoi nous souhaitons que la France, en sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité, prenne l’initiative de proposer l’organisation d’une conférence régionale pour définir précisément les conditions d’une paix négociée et durable en Afghanistan, avec toutes les composantes du peuple afghan dans leur diversité. Cette conférence devrait réunir des voisins immédiats comme l’Iran ou le Pakistan, mais aussi associer l’Inde, la Chine, la Russie, la Turquie.
Pour être efficace, cette conférence pourrait être parrainée par des représentants des États-Unis et de l’Union européenne.
M. le président. Veuillez conclure, ma chère collègue.
Mme Michelle Demessine. Je conclus, monsieur le président.
Afin que l’ONU redevienne le principal acteur du rétablissement de la paix et de la sécurité, il reviendrait ensuite au Conseil de sécurité de garantir les conclusions de cette conférence régionale.
Enfin, pour que l’ONU reprenne complètement la main sur la résolution de cette crise, il serait nécessaire de définir, sur le fondement des conclusions de cette conférence régionale, un nouveau mandat axé sur les conditions de la reconstruction du pays. La mise en œuvre de ce mandat pourrait être confiée à des forces internationales, sous le drapeau des Nations unies, qui prendraient le relais de l’OTAN.
Mme Michelle Demessine. Monsieur le ministre, une organisation militaire n’est pas en mesure d’offrir une solution politique ! Or l’OTAN est une organisation militaire : sa vocation n’est pas de proposer des solutions politiques.
M. le président. Ma chère collègue, votre temps de parole est épuisé.
Mme Michelle Demessine. Telles sont les propositions que nous versons au débat afin de mettre un terme à cette intervention militaire et sortir de l’impasse dans laquelle elle nous a conduits. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG et du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Josselin de Rohan.
M. Josselin de Rohan. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, chaque fois qu’un soldat tombe en Afghanistan, les mêmes questions nous sont posées de manière récurrente. Pourquoi sommes-nous en Afghanistan ? Quels sont nos objectifs ? Pour combien de temps y sommes-nous ? Quelle sera l’issue du conflit ? Et, chaque fois, nous nous heurtons à plusieurs réalités.
Sur le plan sécuritaire, la situation s’est dégradée depuis huit ans. Pour reprendre les termes utilisés par le général Stanley McChrystal, commandant la Force internationale d’assistance à la sécurité, la FIAS, dans son rapport au secrétaire d’État à la défense américain Robert Gates : « La menace a crû régulièrement et subtilement, non compensée par une riposte équivalente. »
L’insurrection contrôle des zones entières dans l’ouest, le sud et l’est du pays. Les attentats à Kaboul se sont multipliés. Les forces américaines et celles de la FIAS ont subi des pertes croissantes. Un expert qui a assisté le général McChrystal dans l’élaboration de son rapport constate : « Ce qui devrait être un effort intégré civilo-militaire avec pour priorité de gagner sur le terrain est une gabegie dysfonctionnelle centrée sur Kaboul et handicapée par des visions bureaucratiques auxquelles s’ajoutent la corruption afghane, les tensions entre membres de l’OTAN et la FIAS, et les caveat des États membres. »
Miné par la corruption, le trafic de l’opium et le tribalisme, l’État afghan peine à se construire. L’autorité du président Hamid Karzaï ne s’est guère affirmée depuis son élection et ne s’étend que sur une faible partie du territoire. Les seigneurs de la guerre ont conservé tous leurs pouvoirs, et les talibans, dans les zones qu’ils dominent, ont créé des contre-pouvoirs. La corruption de la police est notoire, d’autant qu’elle est sous-payée, tout comme l’Armée nationale afghane. Les trafiquants de drogue sont présents dans les plus hautes instances de l’État et 90 % de l’opium mondial est produit en Afghanistan. Quant à l’autorité morale du président Karzaï, elle a été durement affectée par la fraude massive qui a entaché l’élection présidentielle.
Enfin, les sommes pourtant très importantes consenties pour l’aide au développement par divers États ou organisations, en dépit des efforts prodigués par les missions d’assistance ou les ONG, ont très souvent été mal employées ou détournées de leur objet et n’ont pu être utilisées aux fins qui leur étaient assignées.
Au sommet de Bucarest, en avril 2008, les buts de la coalition en Afghanistan ont été réaffirmés. Il s’agit de faire en sorte « que l’extrémisme et le terrorisme ne constituent plus une menace pour la stabilité, que les forces de sécurité nationales afghanes aient la direction des opérations et soient autonomes, et que le gouvernement afghan puisse faire bénéficier tous ses citoyens, dans l’ensemble du pays, de la bonne gouvernance, de la reconstruction et du développement ».
Ces ambitions nécessitent tout d’abord un changement de stratégie dans la conduite de la guerre. Fondée sur les principes de la contre-insurrection, la nouvelle stratégie proposée par le général McChrystal vise à reprendre l’initiative en agissant sur le rétablissement de la confiance des Afghans dans les instances dirigeantes. Cela suppose d’abandonner la logique de coercition et de donner la priorité aux actions de développement et à l’instauration d’un partenariat étroit avec l’Armée nationale afghane.
Il faut souligner, pour s’en féliciter, que les troupes françaises sur le terrain ont anticipé la stratégie proposée par le général McChrystal en obtenant des résultats significatifs. (M. le ministre des affaires étrangères et européennes approuve.)
La stratégie préconisée par le général McChrystal est, dans les circonstances actuelles, la mieux adaptée à la réalité. Elle implique sans doute des renforts en hommes, car on ne peut pas sécuriser un terrain sans avoir de troupes : cela ne s’est fait nulle part. (M. Jacques Gautier manifeste son approbation.)