M. le président. Veuillez poursuivre, monsieur le secrétaire d'État.
M. André Santini, secrétaire d'État. Monsieur Sueur, permettez-moi de me répéter.
La liberté de candidature est assurée pour les élèves. Ceux-ci pourront se porter candidat auprès de tous les employeurs, qui diffuseront une fiche de poste précise.
Le dossier d’aptitude de chaque élève sera étoffé : il comportera les notes obtenues ainsi que des appréciations littérales.
Les épreuves passées par les élèves continueront à avoir leur importance dans la scolarité et le recrutement.
L’anonymat sera respecté : les dossiers d’aptitude seront transmis sous forme anonyme, ce qui constitue une garantie importante.
La décision de recrutement d’un candidat sera prise de façon collégiale.
Enfin, un comité veillera à la bonne régularité de la procédure de sortie.
Je ne peux rien ajouter à cela, monsieur Sueur, mais vos suggestions seront évidemment les bienvenues.
J’en viens aux bourses.
Avec Éric Woerth, nous avons souhaité créer des bourses de parrainage qui doivent permettre d’attirer chaque année jusqu’à mille étudiants issus de milieux défavorisés et leur faciliter, notamment sur un plan matériel, l’accès aux concours de la fonction publique.
Les élèves de la classe préparatoire intégrée à l’ENA, qui sont en cours de sélection, représenteront 30 % des places ouvertes au concours externe ; bien sûr, ils pourront bénéficier de bourses de l’enseignement supérieur.
Grâce à ces deux mesures très concrètes, la diversité du recrutement de l’école sera améliorée, à l’instar de ce qui a été fait à Sciences Po, selon des modalités qui respectent l’égalité d’accès aux emplois publics.
Au dire de M. Marini, la procédure qui doit remplacer le classement de sortie deviendrait complexe. Il faut savoir ce que l’on veut ! Recruter quelqu’un est un exercice très difficile : il faut y mettre suffisamment de temps pour que le candidat et l’employeur soient sûrs de leur choix. Nous avons donc prévu deux mois pour cette procédure, qu’il faudra bien entendu tester et éventuellement ajuster.
La durée de la procédure tient aussi au fait que chaque élève peut être candidat à tous les postes : au regard des critères qui seront affichés par les employeurs et en fonction de ses propres envies, l’élève pourra limiter ses candidatures, mais nous avons souhaité lui laisser le choix, étant conscients des difficultés.
S’agissant des stages, je partage pleinement votre point de vue, monsieur Marini. C’est pourquoi nous avons voulu renforcer leur importance : ils représenteront désormais plus de douze mois sur les vingt-quatre mois de scolarité, et il s’agira bien sûr, pour répondre à votre interrogation, de stages de responsabilité.
D’une manière générale, vous avez adressé un message de confiance à l’ENA, message parfaitement justifié, au-delà des critiques dont cette école fait parfois l’objet. De la même façon, le Gouvernement est confiant dans la capacité des administrations à mieux recruter leurs principaux collaborateurs.
Pour Gérard Longuet, la réforme que nous défendons ne doit pas conduire à un désinvestissement ou à un désintérêt des élèves pour leur formation à l’ENA.
M. Gérard Longuet. C’est un risque !
M. André Santini, secrétaire d'État. C'est la raison pour laquelle le dossier d’aptitude devra comporter les notes des élèves.
En ce qui concerne la gestion des cadres supérieurs, vous avez raison, monsieur Longuet : l’État doit consacrer plus de temps à la formation, à la gestion, à l’évaluation de ses cadres supérieurs et dirigeants. Je puis d’ailleurs vous dire qu’Éric Woerth et moi-même travaillons actuellement à des mesures pour que l’État puisse disposer d’une gestion des cadres supérieurs de premier ordre.
Je vous remercie de votre vibrant plaidoyer en faveur de l’ENA, telle que vous l’avez connue comme élève, mais aussi telle que vous l’avez décrite en tant qu’école professionnelle. Ce plaidoyer tranche avec le livre de Jean-François Copé Ce que je n’ai pas appris à l’ENA : L’aventure d’un maire (Sourires.).
Monsieur Bodin, le Gouvernement a, me semble-t-il, tiré toutes les conséquences du rapport, à l’élaboration duquel vous avez participé, sur la démocratisation du recrutement dans la fonction publique.
Vous souhaitiez en effet mettre fin à une forme de « délit d’initié » conduisant à une reproduction des élites. Les classes préparatoires intégrées, en particulier celle de l’ENA, visent précisément à inverser cette logique : il s’agit d’offrir un accès privilégié aux informations sur les concours, au plus près des écoles qui organisent les épreuves, pour assurer une diversification parmi les lauréats, dans le respect des principes de la méritocratie républicaine.
Quant à la part actuellement trop faible des lauréats du concours interne dans les grands corps, le classement de sortie ne l’a pas empêché, au contraire ! Notre conviction est qu’il la favorisait et que la nouvelle procédure de sortie, en amenant les élèves à valoriser davantage leurs expériences professionnelles auprès des employeurs, donnera une nouvelle chance aux lauréats du concours interne.
L’accès aux grands corps est quand même plus ouvert qu’on ne le dit, monsieur Bodin. On peut considérer qu’à peu près la moitié des inspecteurs des finances et des conseillers d’État ne sont pas directement issus de l’ENA ; c’est un chiffre qui n’est pas assez diffusé.
Parallèlement, faire partie d’un grand corps n’est pas une voie royale pour devenir directeur d’administration centrale. Sur les 188 directeurs d’administration centrale, à fin 2008, seuls 15 % proviennent des grands corps.
M. Gérard Longuet. Ces chiffres gagneraient à être connus !
M. André Santini, secrétaire d'État. Effectivement !
Pour ce qui est de l’accès aux grands corps, monsieur Pozzo di Borgo, le Gouvernement a souhaité maintenir cet accès à la sortie de l’ENA, précisément parce que tant le Conseil d’État que l’Inspection générale des finances ou la Cour des comptes ont besoin d’avoir parmi leurs collaborateurs des énarques qui viennent de suivre la scolarité. La réforme doit en revanche les amener à s’interroger sur leurs besoins, à les exprimer de manière objective et transparente : ils ne doivent plus se contenter, comme c’est parfois le cas, de chercher à recruter les majors de promotion.
Concernant l’ouverture européenne, il s’agit en effet d’un enjeu majeur. Celui-ci se traduit, dans la réforme, par la confirmation de la place de l’enseignement et du stage communautaires et par le développement de la formation continue, dont les anciens élèves bénéficieront lors de leur accès aux postes de responsabilité.
Tous ces sujets sont abordés. Surtout, les sessions sont ouvertes aux administrateurs d’institutions européennes.
Je me permettrai, à titre personnel et j’allais dire « off », d’évoquer l’idée que j’ai eue.
À la suite de ma visite à Tokyo, je recevais hier le ministre japonais de la fonction publique. Celui-ci a commencé son séjour en France par une visite de l’ENA le matin. Voilà qui illustre une nouvelle fois l’envie que suscite l’ENA : bientôt, elle ne sera plus critiquée qu’en France !
M. Gérard Longuet. C’est l’exception française ! (Sourires.)
M. André Santini, secrétaire d'État. C’est la french touch !
Avant que les Vingt-Sept s’amusent à créer leur propre ENA, puisque c’est vers cela que nous nous acheminons, pourquoi ne pas créer une véritable ENA européenne ? Des unités de valeur, ou UV, seraient assurées par chaque pays…
M. Yves Pozzo di Borgo. Très bien !
M. André Santini, secrétaire d'État. … dans sa langue et, si possible, sa culture. Par exemple, une UV consacrée au fédéralisme ferait l’objet d’un enseignement en Allemagne et en allemand. Cela nous éviterait peut-être d’avoir à regrouper ensuite ce qui aura été péniblement mis au point. Je crois que la France peut, là encore, porter quelques grandes idées.
Enfin, monsieur Houpert, le Gouvernement est particulièrement favorable à l’existence de concours, lequel doit être équilibré entre candidats issus de l’interne, de l’externe et du troisième concours. Le concours à l’entrée demeure la façon la plus efficace de recruter les meilleurs. L’histoire le montre : les concours, tels celui de l’ENA – mais ce n’est pas le seul –, ont permis de construire une haute fonction publique de grande qualité. Il faut bien sûr veiller à ce que cela permette d’assurer la diversité de la société française. C’est toute l’ambition du Gouvernement dans sa réforme des concours.
Voyez, mesdames, messieurs les sénateurs, que nous partageons en grande partie vos préoccupations.
Nous avons essayé de trouver des voies originales pour que la France, qui s’est illustrée, depuis la Révolution, par la création de cette fonction publique que le monde lui envie, puisse améliorer celle-ci dans le sens de l’innovation, de la diversité, en un mot de la démocratie. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’Union centriste.)
M. le président. Le débat est clos.
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Débat sur la politique de l’État en matière de gestion des ressources halieutiques et des pêches
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat sur la politique de l’État en matière de gestion des ressources halieutiques et des pêches.
La parole est à M. Jean-Claude Étienne, premier vice-président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.
M. Jean-Claude Etienne. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, l'OPECST, est une structure originale qui fait désormais école au niveau de plusieurs parlements, à l’étranger et notamment chez nos voisins européens. Il évalue et contrôle les politiques gouvernementales dans le champ d’expertise qui lui est dévolu : s’assurer de la prise en compte du progrès scientifique et technique dans l’instruction de la décision politique.
Dans le cadre des nouvelles procédures parlementaires issues de la révision constitutionnelle de juillet 2008, l’office peut désormais, à la suite d’un rapport qui lui a été présenté, solliciter auprès de la conférence des présidents d’une assemblée l’organisation d’un débat visant au contrôle de l’action du Gouvernement sur la thématique concernée. C’est en cela que le débat d’aujourd’hui est une grande première au Sénat.
Je tiens, au nom des parlementaires membres de l’office et, singulièrement, au nom de mes dix-sept collègues sénateurs, à remercier le président Gérard Larcher et les membres de la conférence des présidents, qui ont accepté d’inscrire à l’ordre du jour de cet après-midi ce débat sur la politique de l’État en matière de gestion des ressources halieutiques et des pêches.
Si l’on s’en tenait à la seule étymologie, on pourrait penser que parler d’halieutique et de pêche est un pléonasme, puisque la signification des deux termes est la même. Cependant, c’est la notion de « ressource » qui, en l’occurrence, donne toute sa signification à ce rapport, le situant en pratique dans un écosystème de dimension planétaire déjà de la plus haute importance sur le plan socioéconomique, mais, surtout, particulièrement prometteur, en termes de développement durable, pour l’économie de demain.
L’ampleur et la vulnérabilité du gisement marin appellent, de la part des décideurs politiques, la vigilance la plus sophistiquée.
Nous avons besoin de colliger des données scientifiques rigoureuses en faisant la part de ce qui est assuré et de ce qui ne l’est pas. Pour ce faire, nous devons utiliser les moyens d’investigation les plus appropriés.
Le rapporteur, notre estimé collègue Marcel-Pierre Cléach, a suivi la rigoureuse méthode de travail consacrée par l’office, avec un comité d’experts et de scientifiques de renommée internationale lui permettant de présenter au Sénat les conclusions adoptées par les membres de l’office et les appréciations portées sur la politique de l’État en la matière.
Je souhaite rappeler ici que Marcel-Pierre Cléach a employé une méthodologie empreinte de rigueur scientifique pour rédiger ce rapport. Nous le savons tous, la connaissance des sciences est nécessaire à l’instruction de la décision politique, même si elle est toujours insuffisante, car souvent incomplète. Plus le champ des connaissances s’étend, plus s’impose l’immensité de l’inconnu. Attention à l’ostentation de celui qui croit savoir et qui ne mesurerait pas que, comme tout un chacun et par définition, il ne sait pas ce qu’il ne sait pas.
L’ampleur et la vulnérabilité du gisement marin requièrent une approche très sériée et particulièrement rigoureuse.
Dans notre société, l’opinion publique forge souvent son avis à partir d’un sentiment procédant lui-même d’une réalité qui n’est pas toujours bien cernée. Nous en avons eu la démonstration il n’y a pas si longtemps, à l’Office parlementaire, avec l’affaire des antennes relais téléphoniques.
Comme vous le savez, les troubles fonctionnels observés chez les populations établies aux alentours de ces antennes sont extrêmement variés : céphalées, insomnies, nausées, etc. Il n’en a pas moins été noté que, lorsque ces antennes cessent d’émettre, deux catégories de population apparaissent : l’une continue de souffrir de ces maux de la même manière, l’autre souffre moins. Une démarche scientifique rigoureuse accordera donc un intérêt tout particulier à ceux dont les troubles fonctionnels régressent.
L’office est saisi sans arrêt de problématiques exprimées en des termes très généraux. Ici, les pesticides donneraient le cancer. Là, les OGM seraient responsables de tous nos maux. Ailleurs, les pandémies virales nous menaceraient. Partout, les sources d’énergie – nucléaire, éolien, solaire – préoccupent. Les exemples foisonnent de sujets qu’il nous faut régulièrement aborder avec rigueur et méthode pour séparer la réalité objective de la subjectivité de l’interprétation et de l’idéation humaines. Malheureusement, ce sont bien souvent des déterminants subjectifs qui forgent les grands courants de l’opinion publique.
Aujourd’hui, il s’agit de la ressource halieutique. Au nom de l’Office parlementaire, je tiens avant tout à remercier et à féliciter une nouvelle fois Marcel-Pierre Cléach d’avoir emprunté les chemins de ce que j’appellerai la méthodologie « maison » de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, s’appuyant sur les consultations les plus pointues des experts les plus renommés pour dégager lignes de force et perspectives prometteuses, malgré le titre de son rapport dont les premiers mots sont un peu pessimistes : Marée amère : pour une gestion durable de la pêche. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. Marcel-Pierre Cléach, auteur du rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques sur la gestion durable de la pêche.
M. Marcel-Pierre Cléach. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le sujet qui nous réunit aujourd’hui est grave : la politique de l’État en matière de gestion des pêches, c’est-à-dire la crise de la pêche, dont les récents événements dans les ports ont été l’illustration.
Depuis la publication du rapport de l’office, il y a six mois, de nombreux travaux sont venus confirmer l’amer diagnostic que je portais ; je voudrais citer les plus importants.
En mars, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, la FAO, a rendu son rapport biannuel sur la situation mondiale des pêches et de l’aquaculture. Elle a rappelé que les prises mondiales avaient atteint leur plafond et que la plupart des stocks halieutiques étaient exploités à la limite de la rupture ou au-delà. Plus encore, elle a démontré qu’au niveau mondial, et sans la partie aval de la filière, l’activité de pêche serait économiquement déficitaire.
À la fin du mois de mars, nous avons aussi appris que la France allait être placée sur la liste noire du Congrès américain pour sa gestion de la pêche au thon rouge de Méditerranée, et ce aux côtés de la Libye, de la Tunisie, de la Chine, de Panama et de l’Italie.
Plus récemment encore, à l’occasion de la publication du livre vert préparant la réforme de la politique commune de la pêche, la Commission européenne reconnaissait sa responsabilité et celle des États membres dans l’échec de la gestion des pêcheries communautaires, pointant du doigt une surpêche paradoxalement toujours plus subventionnée. Selon les propres mots du commissaire européen Joe Borg, chaque Européen paierait deux fois son poisson : une fois chez le poissonnier et une fois chez le percepteur !
Indéniablement, nous devons donc faire face à une crise grave et profonde de la pêche en France, en Europe et dans le monde.
L’enjeu n’est rien de moins que l’alimentation de la population mondiale. La pêche en mer fournit 20 % des protéines animales et en est la source majoritaire pour un milliard d’hommes.
Or, contrairement à ce qui est souvent avancé, l’aquaculture est loin de pouvoir résoudre le problème. Nous ne passerons pas de la pêche à l’aquaculture comme nous sommes passés de la chasse à l’élevage ou de la cueillette à la culture. Cela s’explique par deux raisons fondamentales.
D’une part, l’aquaculture dépend, pour le moment du moins, des ressources sauvages : les poissons d’élevage mangent des poissons sauvages, lesquels proviennent très majoritairement d’une seule espèce, l’anchois, pêché dans une seule région du monde, le Pérou. Heureusement, cette ressource cruciale est aujourd’hui très bien gérée avec l’aide trop méconnue d’halieutes français de l’Institut de recherche pour le développement, l’IRD.
D’autre part, la rentabilité de l’aquaculture est négative dans la mesure où, pour toutes les espèces carnivores, il faut environ cinq kilogrammes de poisson sauvage pour produire un kilogramme de poisson d’élevage.
Bien entendu, on peut fonder d’importants espoirs sur les progrès scientifiques dans l’alimentation des poissons et sur l’élevage de nouvelles espèces. L’aquaculture fournit dès aujourd’hui plus de 40 % de l’alimentation mondiale d’origine halieutique. Mais il s’agit d’une aquaculture très majoritairement d’eau douce et asiatique.
D’ici à 2030, l’aquaculture n’offrira aucune solution de remplacement à la nécessité de gérer rigoureusement les ressources mondiales, car, si elle peut permettre de répondre à un surcroît de demande, elle ne peut remplacer les pêches sauvages. Or la situation de ces dernières est aujourd’hui au cœur de la crise.
Nous avons vécu dans l’idée que les ressources de la mer étaient sans limite, que nous pourrions pêcher toujours plus et que nous n’étions pas contraints par des mesures de gestion. C’est cette vision, cet état d’esprit qu’il nous faut aujourd’hui abandonner.
Les travaux scientifiques conduits ces dernières années nous montrent que se produit en mer un phénomène qui n’avait pour l’instant été constaté que dans des lacs de dimension limitée, c'est-à-dire un changement de régime irréversible : la surpêche d’une espèce peut entraîner sa disparition définitive. Cela s’explique par le fait qu’en mer la prédation est fonction de la taille, non des espèces. Ainsi, la même espèce est à la fois proie et prédateur, selon son âge.
Un prédateur supérieur ne se maintient en haut de l’écosystème que par la régulation des prédateurs de ses larves ou des alevins. Que sa population vienne à s’affaiblir excessivement et il peut devenir une espèce dominée dans l’écosystème. Le risque que l’écosystème soit de moins en moins riche, de moins en moins productif au fur et à mesure de la descente dans l’échelle trophique, est alors très important.
Il existe déjà dans le monde de nombreux exemples d’effondrements de ressources et de changements de régimes, comme au Canada, après l’effondrement des populations de cabillauds, ou encore au large de la Namibie et du Maroc, voire en mer Noire.
En France, même si c’est loin d’être aussi catastrophique, notre attention doit être attirée par la situation de l’anchois dans le golfe de Gascogne ou par la prolifération des proies des thons en Méditerranée, qu’il s’agisse des méduses ou des petits pélagiques.
Ainsi, sans susciter inutilement d’inquiétude, il nous faut prendre conscience que les travaux scientifiques montrent que, si rien ne change dans la gestion des pêcheries, l’extinction de cette activité que l’homme pratique depuis ses origines est possible.
Mais les travaux scientifiques les plus récents, s’ils nous alertent et pointent du doigt les déficiences de gestion, ne sont aucunement une accusation vis-à-vis des pêcheurs. Toute opposition en la matière est inexacte et contreproductive.
Les travaux scientifiques récemment publiés soulignent aussi la dégradation continue du milieu côtier et maritime.
Aujourd’hui, malgré son immensité, la mer est envahie de pollutions d’origine terrestre. Ce sont les substances chimiques et autres pesticides. Ce sont aussi les macro-déchets et micro-déchets. C’est surtout l’anthropisation du milieu maritime, de plus en plus mité par les multiples activités humaines, qui, quand elles ne polluent pas, dérangent la faune et gênent son développement.
Il y a aussi les conséquences du changement climatique : la mer se réchauffe et conduit les espèces à se déplacer ; surtout, le réchauffement fragilise les ressources en désynchronisant les cycles naturels liés à la reproduction et aux migrations de toute la chaîne trophique.
De ces évolutions, les pêcheurs sont les premières victimes, souvent peu écoutées, tant sont importants les intérêts économiques et sociaux à terre.
La crise actuelle s’explique donc par la conjugaison de ce double phénomène : d’un côté, une gestion déficiente et une surpêche structurelle et ancienne ; de l’autre, l’affaiblissement du milieu marin par son anthropisation et par le réchauffement climatique.
La gravité de la situation ne doit cependant pas nous tétaniser, bien au contraire. Le rapport de l’OPECST tend plutôt à montrer que des solutions sont à notre portée et qu’il nous appartient de les mettre en œuvre. J’ai pu le constater dans le monde, aux États-Unis, au Canada, au Pérou ou en Norvège : ce sont toujours des crises que sont sorties les bonnes pratiques de gestion des ressources halieutiques.
La première d’entre elles est la réconciliation des pêcheurs et des chercheurs, à laquelle les décideurs politiques doivent s’associer. Rien ne sera possible si aucun consensus ne se dégage sur l’analyse de la situation. Le dialogue doit s’instaurer. Il faut y inciter les pêcheurs et les scientifiques, que ce soit par des opérations conjointes comme dans les contrats bleus ou par la modification des objectifs de l’IFREMER et de l’IRD dans le contrat qui les lie à l’État.
À cet égard, j’attends beaucoup de la mise en œuvre des aires marines protégées. C’est une formidable opportunité et je souhaite, madame la secrétaire d'État, que le Gouvernement s’engage dans une pédagogie active à ce sujet. Je crois que c’est dans notre pays l’occasion historique de réunir autour de la même table, de la même passion et pour le même objectif les pêcheurs, les chercheurs, les responsables politiques, notamment les élus locaux, et les autres usagers. C’est l’occasion pour les pêcheurs de se réapproprier la gestion d’espaces qu’ils sentent leur échapper. C’est l’occasion pour les scientifiques de travailler main dans la main avec les professionnels. Les exemples étrangers sont très encourageants. J’ai rencontré de nombreux professionnels volontaires. Il s’agit donc d’un sujet d’espoir pour l’avenir.
La deuxième voie de progrès est le développement de la recherche, la construction des outils de décision.
La science halieutique n’a peut-être pas été suffisamment prioritaire dans notre pays. C’est regrettable, car les défis scientifiques sont majeurs.
Aujourd’hui, les scientifiques sont pleinement conscients des limites des modèles démographiques monospécifiques de gestion. Ils ont pris conscience qu’il fallait développer une gestion écosystémique prenant en compte la complexité du milieu marin et l’ensemble des rétroactions. Mais cette demande politique, au sens noble du terme, est extraordinairement complexe, alors même que la biodiversité marine est encore largement méconnue.
Si nous n’apportons pas l’appui nécessaire aux scientifiques, le risque est grand que cette approche écosystémique ne soit qu’un leurre rassurant qui n’apportera pas les réponses attendues pour prendre les bonnes décisions de gestion.
La troisième voie de progrès est celle d’une modification de la relation entre l’État et les pêcheurs. Insuffisamment conscients des enjeux, nous avons trop souvent fermé les yeux sur des dérives, voire des fraudes connues. Trop longtemps, les tailles minimales de capture ou les quotas internationaux ne nous sont apparus que comme des guides, utiles certes, mais seulement indicatifs. Les pouvoirs publics français et européens ont eux-mêmes poussé les pêcheurs au suréquipement, au surinvestissement et à la surpêche, les plaçant dans une situation économique et sociale d’autant plus fragile que les quotas baissaient.
Dans la crise de la pêche, la responsabilité de l’État est importante. Se voulant protecteur et défenseur des pêcheurs dans le court terme, il a un peu oublié d’être stratège.
Je crois qu’il nous faut changer d’attitude. L’État doit proposer une vision de long terme, à savoir le développement d’une pêche durable profitable à la fois pour les pêcheurs et l’ensemble de la filière, mais aussi s’appuyant sur une ressource préservée.
L’État doit également assumer ses missions régaliennes de surveillance, de contrôle et de sanction de la fraude et de la piraterie. Les pêcheurs attendent cette action de l’État, car elle sera le socle de leur autodiscipline et la mise à l’écart de quelques-uns qui n’acceptent pas la règle commune, pour la pérennité de tous.
L’État doit aussi accepter et favoriser le fait que les pêcheurs prennent une part beaucoup plus active à la gestion de leur ressource. Plus que tous les autres, ils connaissent la mer. Ils doivent pouvoir être davantage écoutés et décisionnaires qu’aujourd’hui. Il faut favoriser leur responsabilisation individuelle et collective. Sur toutes les façades maritimes, les pêcheurs le demandent.
La question des quotas est ici centrale. Une fois définis sur un fondement scientifique, ceux-ci doivent être respectés.
À cet égard, je me félicite de la fermeté de Michel Barnier, qui a su être courageux face à des mouvements récents. La décision qui a été prise est aussi le reflet d’une évolution et d’une prise de conscience des nouveaux enjeux sur le littoral et au sein de l’administration.
Je souhaite que l’on aille au-delà et que l’on réfléchisse à la mise en place expérimentale des quotas individuels transférables. On les présente souvent comme un épouvantail, synonyme de financiarisation et de concentration de la pêche. A contrario, certains veulent y voir la recette miracle de la préservation des ressources. Ces deux approches me paraissent caricaturales. L’apport fondamental de l’instauration des quotas individuels transférables est le changement d’état d’esprit, l’arrêt de la course au poisson. Au lieu de pêcher le plus possible le premier, il faut optimiser la pêche de sa part réservée.
De fait, les études montrent que le principal effet des quotas individuels transférables est d’accroître la profitabilité de la pêche et les revenus des pêcheurs, tout en garantissant le plus souvent un bon respect des prescriptions scientifiques, donc une diminution très nette du risque d’effondrement des stocks.
Par ailleurs, en instaurant des quotas individuels transférables, l’État conserve tous les outils pour protéger la pêche artisanale et côtière, pour limiter la concentration et empêcher la financiarisation, en liant détention de quotas et action de pêche.
Pour conclure, j’ai d’abord voulu dans ce rapport, en me fondant sur les travaux scientifiques les plus récents, montrer la gravité, la profondeur et la complexité de la crise de la pêche. Parce qu’il n’existe pas une causalité unique, il ne doit pas y avoir de bouc émissaire.
J’ai ensuite voulu montrer que, si la crise était grave, elle n’était pas sans solution, bien au contraire. La pêche et les pêcheurs ont un avenir, qui passe par l’évolution de certaines pratiques. La recherche peut apporter une aide précieuse.
L’État lui-même doit favoriser cette évolution en facilitant l’émergence d’un cadre de dialogue et de décision, mais aussi d’autonomie et de responsabilisation.
À cet égard, madame la secrétaire d'État, votre responsabilité doit pouvoir trouver à s’exercer auprès du ministre de l'agriculture et de la pêche : nous devons pouvoir compter sur vous pour défendre les voies d’une pêche durable, qu’il s’agisse du problème des rejets, de l’amélioration des engins de pêche, du développement d’un écolabel ou de l’information des consommateurs.
La présence active du ministre de l'écologie, de l'énergie, du développement durable et de l'aménagement du territoire dans les réflexions et décisions du ministre de tutelle de la pêche constitue à mes yeux le support nécessaire à une action responsable commune pour sauver, à terme, la pêche française et la vie de notre littoral.
Madame la secrétaire d'État, vos efforts conjugués ne seront pas de trop pour mener les négociations internationales souhaitables : nouvelle politique européenne des pêches, accords entre les Communautés européennes et la Norvège, prise en compte des problèmes de surpêche et de pollution, particulièrement en Méditerranée, où vous devez, me semble-t-il, obtenir de l’Union pour la Méditerranée la définition d’une politique commune responsable.
Les élus, les pêcheurs de loisir et les citoyens sont concernés par ce grand enjeu. Madame la secrétaire d'État, le Sénat souhaite connaître le sentiment et les projets du Gouvernement en la matière.
La pêche n’est pas une activité comme une autre. Elle est essentielle à l’homme, parce qu’il la pratique depuis les origines et parce qu’elle continue de nourrir l’humanité. Elle mérite donc que l’on regarde l’avenir avec les yeux ouverts. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’Union centriste.)