M. le président. La parole est à M. Gérard Longuet. (Applaudissements sur les travées de l’UMP.)
M. Jean-Claude Gaudin. Sorti major de l’ENA !
M. Gérard Longuet. Pas du tout. Mais je m’en suis bien sorti, finalement… (Sourires.)
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, s’il n’est pas nécessaire d’être ancien élève de l’École nationale d’administration pour participer à ce débat, je constate que nous sommes à peu près 40 % des intervenants à venir de cette école. J’eusse préféré que le débat fût plus ouvert.
Je voudrais tout d’abord remercier Josselin de Rohan : dans un domaine qui est de nature réglementaire, sa demande de débat nous permet de traiter d’un sujet majeur. Il n’aurait pas été concevable que le Parlement, en l’occurrence le Sénat, ne puisse s’exprimer sur cette question qui, au travers du classement, pose, comme Mme Borvo Cohen-Seat l’a rappelé tout à l’heure, le problème général de l’image et du statut général de la fonction publique.
Je souhaite également remercier M. Éric Woerth qui, avec le décret du 29 mars dernier, a posé le problème de la réforme de l’ENA. Monsieur le secrétaire d’État, puisque vous avez la lourde mission de mettre en œuvre cette politique, sachez que, pour l’essentiel, elle me convient parfaitement. En effet, me semblent particulièrement appropriées la professionnalisation des études, la diminution de la durée des études et l’ouverture sociale avec une classe préparatoire destinée à des élèves ayant sans doute plus besoin de soutien que d’autres et qui, n’étant ni fils d’archevêque ni même fils d’évêque, méritent la considération par leur réussite et leurs perspectives.
Au-delà, je remercie l’ENA d’être ce qu’elle est, et à titre personnel, de ce qu’elle m’a apporté : non pas seulement un statut et une carrière mais surtout une ouverture d’esprit, un sens de la mesure, un sens de l’essentiel et, dans mon cas particulier, le fait d’échapper à la tentation du baroque intellectuel en replaçant le travail de l’étudiant que j’étais sur le thème majeur de l’intérêt collectif, du service public et du sens de l’intérêt général.
En effet, et c’est le premier thème que je veux aborder, l’ENA est d’abord une école professionnelle qui a pour objet de recruter les administrateurs au service de l’État. Ayant eu la chance de servir d’autres employeurs, y compris des employeurs privés, je puis l’affirmer avec force, il s’agit d’un métier particulier. Personne n’est contraint de servir l’État mais ceux qui le font acceptent librement certaines contraintes.
Cela a une conséquence très simple : il n’y a pas de scolarité, fût-elle professionnelle, qui ne soit sanctionnée par une évaluation, laquelle est toujours comparative.
Je comprends bien sûr le stress et l’inquiétude de mes jeunes camarades de l’ENA d’aujourd’hui. Nous sommes tous passés par ces sentiments d’injustice, d’incompréhension et par ces difficultés, en connaissant parfois d’heureuses, voire de divines surprises.
Mais revenons à l’essentiel : nous faisons une école professionnelle. Elle transmet une méthode pour pouvoir travailler ensemble, pour permettre à des administrateurs de l’État de se parler, de se comprendre et d’être utiles les uns aux autres, en dépit des différences de générations, d’expérience ou de conviction. Un considérable effort de méthode est effectué.
Or cette méthode ne s’apprend pas à l’université, en tous les cas pas dans la plupart des instituts d’enseignement supérieur qui préparent à l’École nationale d’administration.
Animer un groupe, prendre la parole, faire émerger un consensus dans une équipe de direction sont autant d’efforts méthodologiques que l’on peut désormais apprendre à l’ENA mais nulle part ailleurs. Cet aspect professionnel de l’enseignement est nécessaire et doit être évalué, à un moment ou à un autre.
J’ai écouté M. Fortassin avec beaucoup d’intérêt. De mon point de vue, le stage n’est pas une escapade touristique pour ouvrir les yeux sur monde inconnu. Il permet au contraire d’évaluer le caractère de l’élève et de savoir si, en situation de responsabilité, il a ou non naturellement des réflexes prédisposant à une bonne gestion de l’État, comme le sens de l’engagement, le respect de l’autre, la volonté du travail accompli jusqu’à son terme et tout simplement l’engagement personnel.
C’est la raison pour laquelle le travail méthodologique se poursuit par des stages qui sont non pas une découverte du monde offerte à des élèves sur les crédits de l’État, mais une façon pour l’État d’évaluer la résistance psychologique des élèves. Certains de mes camarades ont eu la chance d’être directeurs de cabinet de préfet par intérim en 1968. Ce fut pour eux une expérience unique mais cela a surtout donné à leur employeur l’occasion de les évaluer avec certitude.
Je vous le rappelle, par opposition au secteur privé, l’élève de l’ENA devient fonctionnaire dès qu’il entre à cette école et il est donc alors sous un regard professionnel.
Au-delà de la méthode et du stage, qui est une évaluation du caractère, du comportement et de l’aptitude au service des autres, la partie universitaire stricto sensu doit exister, sans être principale. En ce qui concerne les approfondissements, vous avez créé des sections. Cela me semble légitime puisque, malgré l’universalité des administrateurs civils, il existe des spécialisations.
Cette partie de l’enseignement consacrée à l’approfondissement ne sera jamais suffisante. On n’épuisera jamais la compétence du droit social, du droit hospitalier ou du droit international à l’ENA. Cela se fera sur le terrain.
En revanche, les sections diversifiées permettent d’approfondir tel ou tel sujet et constituent une autre façon d’évaluer l’élève et son aptitude à découvrir différents domaines.
L’ENA est donc une école professionnelle, qui exige un classement pour soutenir et pour mobiliser l’effort de l’élève. Sinon, comment sanctionner l’implication et l’effort personnels de l’élève ?
Le deuxième thème que je souhaitais évoquer est la contrepartie de celui-là. L’élève qui entre à l’ENA a le droit d’avoir des règles d’évaluation claires et stables. Il lui appartient ensuite, en fonction de ses capacités, de sa volonté personnelle, de ses ambitions et – pourquoi ne pas le dire ? – de ses talents, de construire sa liberté de choix, en écartant par exemple telle carrière exigeant une mobilité territoriale, ou internationale difficilement compatible avec une vie familiale et en choisissant au contraire une carrière plus technique.
C’est à l’élève, en deux ans, avec des règles claires, stables et transparentes de construire sa liberté et de constater, au fur et à mesure de sa scolarité, les champs possibles qui s’ouvrent à lui pour son premier poste.
Enfin, et c’est le troisième thème que je voulais aborder et sur lequel je conclurai, il appartient à l’État de se poser la véritable et la plus importante question : comment gère-t-il ses cadres supérieurs ? C’est sans doute la défaillance de l’État dans la gestion de ses cadres supérieurs qui est le problème majeur, beaucoup plus que celui du classement. En effet, gérer des cadres supérieurs suppose d’avoir du temps à leur consacrer, de faire preuve d’écoute et d’organiser des entretiens d’évaluation.
Éric Woerth, qui a fait carrière au sein du secteur privé dans le domaine du conseil, le sait parfaitement, dans une société de conseil, le temps consacré à chaque consultant par son mentor pour le juger et l’apprécier correspond à plusieurs journées de travail par an. Dans le cadre du conseil, un salarié doit à son employeur 220 journées par an, dont deux à trois journées d’évaluation.
Or l’État ne réalise jamais cette évaluation. En outre, l’État employeur ne maîtrise pas toujours ses effectifs, les pyramides des âges et les prévisions. Cela n’a pas été grave de très nombreuses années durant parce que les débouchés en dehors de l’administration étaient considérables.
Aujourd’hui, monsieur le secrétaire d’État, vous avez à gérer des administrateurs tendus et préoccupés. Ils s’interrogent légitimement sur ce que l’on peut faire en dehors de l’État ou après l’État et se demandent s’il existe une autre carrière possible.
On peut l’imaginer, il y a des réussites, notamment dans les collectivités locales. Vous avez raison d’organiser cet échange. Mais force est de le reconnaître, la disparition de l’économie publique, l’économie mixte aboutit à priver l’État employeur de débouchés qui étaient suffisamment motivants pour que l’on ferme les yeux sur une gestion humaine parfois défaillante. Les récompenses venaient toujours à point à celui qui savait les attendre ! Ces récompenses n’existent plus.
La solution doit être trouvée soit à l’intérieur de l’État, soit en organisant des débouchés à l’extérieur de l’État, mais cela est de plus en plus difficile parce que le secteur privé s’est organisé pour se passer des énarques et cela lui réussit convenablement.
Ainsi s’explique la tension actuelle des élèves de l’ENA. Ce n’est pas la question du classement qui est en jeu. Les élèves se demandent comment ils seront considérés à long terme.
Ce premier rendez-vous sur dossier que vous proposez est lourd de menaces. Il ne règle pas la question de la gestion dans le temps et constitue en quelque sorte une concession à l’humeur ou à la mode ; il ne règle rien et laisse entièrement ouverte la question de la gestion des carrières pour des vies professionnelles construites autour d’un métier particulier, le service de l’État, exercé pendant une durée surprenante aujourd’hui.
En effet, pour diriger une grande entreprise, l’avocat d’affaire, le consultant, l’audit sait qu’il devra changer plusieurs fois de métier et d’employeur.
En revanche, dans la fonction publique, nous maintenons un système de carrière linéaire tout au long de la vie, ce qui entraîne des contraintes particulières.
Monsieur le secrétaire d’État, je ne suis pas certain que votre proposition aille dans le sens de la responsabilité et du respect du fonctionnaire désireux de consacrer sa vie au service de l’État. Cela pourrait donner le sentiment profond de remplacer une règle claire, même si elle est stressante et parfois injuste à la marge – mais quel le classement ne l’est pas ? –, par un système dont la confusion a été dénoncée à juste titre par MM. Josselin de Rohan, Yann Gaillard et Philippe Marini.
Par conséquent, monsieur le secrétaire d’État, nous avons beaucoup de respect pour la quasi-totalité de votre réforme, mais nous vous demandons de bien réfléchir avant d’engager la suppression du classement de sortie, qui a au moins le mérite de la clarté et de la transparence. (Applaudissements sur les travées de l’UMP.)
M. Ladislas Poniatowski. Excellent !
M. le président. La parole est à M. Yannick Bodin.
M. Yannick Bodin. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, pour ma part, je voudrais approfondir un aspect du recrutement et de la formation des hauts fonctionnaires de l’État qui est, me semble-t-il, essentiel pour notre société. Je fais en effet référence à la démocratisation et à la diversité sociale. Je serais même tenté de parler de « démocratisation par la diversité sociale ».
Monsieur le secrétaire d’État, au mois de septembre 2007, la commission des affaires culturelles du Sénat m’a confié la rédaction du rapport de la mission d’information portant sur la diversité sociale et l’égalité des chances dans la composition des classes préparatoires aux grandes écoles, présidée par notre collègue Jacques Legendre. (L’orateur brandit un exemplaire dudit rapport.) Ce rapport, intitulé Diversité sociale dans les classes préparatoires aux grandes écoles : mettre fin à une forme de « délit d’initié » et adopté à l’unanimité par la commission, notait avec inquiétude l’absence de diversité sociale dans les classes préparatoires.
Les constats sont sensiblement identiques, voire plus préoccupants, s’agissant du recrutement des hauts fonctionnaires. La diversité sociale dans les hautes écoles de l’administration est particulièrement faible. Comme vous le savez, à l’entrée en classe de sixième, le taux d’élèves issus des milieux populaires est de 45 %. Et cette proportion tombe à 13 % à l’entrée des classes préparatoires aux grandes écoles !
D’ailleurs, ce qui est vrai pour les grandes écoles l’est également pour l’enseignement supérieur en général, c’est-à-dire pour l’université. En effet, aujourd’hui, à peine 33 % des enfants issus des classes modestes accèdent à l’enseignement supérieur à la sortie du baccalauréat. Et seulement 16 % d’entre eux obtiennent les diplômes les plus élevés à l’université.
En d’autres termes, l’« ascenseur social » est en panne depuis trop longtemps, ce qui a des conséquences sur la motivation des élèves. Un phénomène d’autocensure s’est ainsi développé parmi les classes les moins favorisées s’agissant de l’accès aux grandes écoles ou aux plus hautes sphères de l’administration. Cette autocensure est d’ordre à la fois socioculturel et psychologique et elle renvoie à la défaillance de notre système d’orientation.
Et cela n’est pas sans conséquences pour notre pays. Le mode de reproduction des élites handicape les administrations et les entreprises, car celles-ci ne peuvent pas trouver au sein du vivier des jeunes diplômés la diversité des talents et des personnalités qu’elles souhaitent recruter. Notre pays ne peut pas être dirigé par des personnes qui sont pour l’essentiel issues des mêmes milieux socioculturels, au demeurant souvent éloignés du quotidien vécu par le plus grand nombre.
Notre administration tout comme nos entreprises doivent être dirigées par des personnes ayant, certes, des compétences exemplaires, mais connaissant également la réalité du monde dans lequel elles vivent. La mixité sociale est un devoir de justice au service de l’égalité des chances, mais c’est aussi une chance et un enrichissement pour notre société. Le phénomène d’endogamie de nos élites est au contraire injuste et pénalisant.
Nous devons avoir une volonté de fer pour que l’autocensure recule et que les instances dirigeantes de notre pays puissent refléter la France réelle, et non reproduire indéfiniment les mêmes élites.
Ainsi, la diversité sociale dans les classes préparatoires aux grandes écoles a nettement régressé ces dernières décennies. Le taux d’élèves issus des catégories sociales défavorisées est passé sous la barre de 10 %, contre 30 % d’enfants d’enseignants ou issus de milieux sociaux aisés. Entre 1945 et 1970, il y a eu une certaine démocratisation dans le renouvellement des élites. Mais, il faut le reconnaître, cette démocratisation s’est interrompue dans les années qui ont suivi.
Le constat est encore plus lourd dans les plus grandes écoles de formation des fonctionnaires : la diversité sociale y est pratiquement inexistante. Je vous en fournirai un seul exemple : cette année, à l’ENA, sur 162 parents d’élèves, seulement 4 sont ouvriers !
La conséquence est simple. Les futurs fonctionnaires actuellement scolarisés à l’ENA ne sont pas suffisamment représentatifs de la diversité de la population française. (M. Yves Pozzo di Borgo opine) Une véritable représentativité passe par l’intégration de toutes les composantes de la population française, quelles que soient leurs origines, au sein du corps des énarques. Force est de constater aujourd’hui la très faible représentation, par exemple, des cadres d’origine africaine, maghrébine, mais également ultramarine dans la haute administration.
En allant plus loin dans l’analyse, nous pouvons observer une déviance dans le recrutement actuel au sein de l’ENA. Comme cela a été rappelé, trois types de concours permettent d’intégrer cette grande école. Le concours externe s’adresse aux diplômés de l’enseignement supérieur, le concours interne concerne les fonctionnaires ou agents publics ayant au moins quatre années de services effectifs et le troisième concours est destiné aux salariés du secteur privé ou aux personnes exerçant un mandat électif local.
Ainsi, le concours interne et le troisième concours permettent, et c’est positif, à des personnes ayant un profil différent, c'est-à-dire n’ayant pas fait Sciences Po ou une autre grande école, de pouvoir tout de même accéder à l’ENA.
Pourtant, et cela a déjà été souligné, les statistiques établies depuis 2000 montrent que les élèves issus du concours interne et du troisième concours sont sous-représentés dans les grands corps de l’État. Ainsi, dans la promotion Copernic, en 2002, 93 % des élèves ayant intégré les grands corps étaient issus du concours externe. Et cette proportion était de 86 % dans la promotion Romain Gary, en 2005.
L’expérience professionnelle et le mérite des fonctionnaires ou des salariés concernés, qui préparent le concours, souvent le soir après leur travail, et cela pendant des années, ne sont donc pas reconnus à l’entrée à l’ENA, pas plus d’ailleurs qu’à la sortie !
En 2008, les élèves de la promotion Aristide Briand ayant intégré les grands corps étaient issus du concours interne à 27 % et du troisième concours à 14 % !
L’administration se prive ainsi de l’expérience professionnelle enrichissante et concrète qu’ont pu acquérir des personnes dotées d’une impressionnante motivation. Les affectations dans l’administration sont donc marquées par des discriminations, malgré les mérites et l’expérience reconnus des élèves.
Les conséquences dommageables pour la société française de cet état de fait ont été reconnues par les dirigeants des grandes écoles de notre pays. Petit à petit, et en particulier depuis la parution du rapport de notre commission des affaires culturelles, des expérimentations ont été mises en place dans plusieurs établissements importants.
Comme cela a été indiqué tout à l’heure, et j’ai plaisir à le répéter, l’Institut d’études politiques de Paris a signé des conventions d’éducation prioritaire avec sept lycées partenaires depuis 2001. Ce dispositif concerne aujourd'hui quatre-vingts lycées. Ces conventions permettent à des lycéens scolarisés en zones urbaines sensibles ou en zones d’éducation prioritaires d’accéder à cette école et, demain, peut-être à l’ENA.
De même, l’école des Hautes études commerciales, ou HEC, a mis en place des mesures visant à favoriser l’égalité des chances. Des conventions ont été signées avec plusieurs lycées, en particulier de la banlieue parisienne, afin d’organiser le « tutorat spécifique ».
Le lycée Henri-IV à Paris a également lancé une expérimentation à la rentrée 2006. Une « classe préparatoire aux études supérieures » accueillant une trentaine d’élèves boursiers méritants a été créée.
Les exemples que je viens de mentionner constituent seulement une petite partie de l’ensemble des initiatives qui naissent un peu partout sur le territoire et qui commencent à toucher le monde encore plus fermé du recrutement et de la formation des hauts fonctionnaires de l’État.
En effet, monsieur le secrétaire d’État, le 25 mars dernier, vous avez annoncé la création d’une classe préparatoire à l’ENA pour les jeunes de milieux sociaux défavorisés. Au mois d’octobre prochain, une classe préparatoire intégrée devrait être ouverte en vue des concours organisés en 2010.
Les jeunes qui pourront en bénéficier seront issus de milieux aux revenus modestes et devront avoir effectué au moins une partie de leur scolarité en zone d’éducation prioritaire, ou ZEP. Cette classe accueillera quinze élèves, soit plus de 35 % des postes ouverts au concours externe. Je salue cette initiative, qui va dans le bon sens et qui permet de favoriser l’égalité des chances.
D’ailleurs, monsieur le secrétaire d’État, vous avez également incité les 169 directeurs d’écoles de la fonction publique à s’engager eux aussi dans la mise en place de classes préparatoires. Cette initiative devrait être réalisée au plus vite, car elle répond au souci que j’exprime depuis le début de mon intervention.
Cependant, de telles initiatives sont encore trop peu nombreuses. Pour les grandes écoles, les expérimentations ont été mises en place ; je viens de le souligner. Mais cela représente 5 % des lycées sur l’ensemble du territoire français. Cela semble beaucoup, mais c’est encore très peu. Un bilan est nécessaire et une généralisation devrait être envisagée pour éviter de nouvelles inégalités entre lycées « tutorés » et les autres. Mais cela est encore plus vrai dans notre système de recrutement et de formation des fonctionnaires.
Monsieur le secrétaire d’État, un rapport qui vous a été remis au mois de février dresse un bilan des écoles de formation de fonctionnaires et indique que ces dernières tendent « à privilégier certaines catégories sociales », ce qui « conduit à un système à faible renouvellement ».
La volonté du Gouvernement doit s’exprimer de manière plus forte, afin de permettre aux mesures que vous prendrez de modifier profondément une telle situation.
La France a besoin de fonctionnaires, notamment de cadres ayant acquis un haut niveau de connaissances, mais également une expérience professionnelle, une expérience de la vie et une connaissance de la société dans toute sa diversité. En ce sens, l’ENA doit devenir une véritable école d’application, en phase avec la réalité de notre monde moderne, avec la vie quotidienne de nos concitoyens et de tous ceux qui résident dans notre pays.
La France ne peut pas se permettre l’échec. Nous sommes tous en droit d’attendre que le recrutement et la formation de ses hauts fonctionnaires soient à la hauteur de la dignité de la tâche que notre pays attend d’eux. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste. – MM. François Fortassin et Alain Houpert applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Yves Pozzo di Borgo.
M. Yves Pozzo di Borgo. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, même si je n’ai pas encore eu le temps de bien poser ma réflexion – je me suis saisi de ce dossier seulement hier soir –, j’aimerais vous faire part de quelques éléments pour enrichir notre débat. Je remercie naturellement mon collègue Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères, d’en avoir pris l’initiative.
Tout d’abord, je voudrais exprimer un regret. Il est vrai que la question dont nous discutons fait l’objet d’un simple décret. Mais, compte tenu de son importance, je pense qu’elle devrait relever de la compétence de la représentation nationale.
M. Jean-Pierre Sueur. Absolument !
M. Yves Pozzo di Borgo. En effet, la formation des administrateurs de la fonction publique a des conséquences non seulement sur la vie politique, mais également sur la vie quotidienne de tous nos concitoyens. Je regrette donc que les principes juridiques de répartition des pouvoirs fassent relever un tel sujet du décret.
Je le comprends, le débat sur une éventuelle suppression du classement de sortie part d’une réflexion que nous nous faisons tous. Les résultats obtenus par de jeunes fonctionnaires âgés de vingt-trois ou vingt-quatre ans lors de leur sortie de l’ENA façonnent la suite de leur carrière. En d’autres termes, leur perspective d’évolution professionnelle est déterminée dès cet âge. Je comprends donc que le Président de la République souhaite un réexamen, voire un changement, de cette situation.
De surcroît, le classement de sortie fige la carrière non seulement de ces jeunes fonctionnaires, mais également de tous les membres de l’administration. En effet, nombre de fonctionnaires, qui aimeraient bien occuper certains postes, savent d’emblée que les places convoitées seront certainement occupées par des diplômés de l’ENA.
Je comprends donc parfaitement les interrogations qu’un tel état de fait suscite et la position du Gouvernement. Je pense également qu’il était fondamental d’aborder le problème du classement de sortie pour envisager une réforme du système.
Évidemment, le classement de sortie de l’ENA conditionnait l’accès aux grands corps – la Cour des comptes, le Conseil d’État et l’Inspection des finances – ainsi qu’aux préfectures et au Trésor.
L’accès aux grands corps non seulement permettait d’exercer des responsabilités importantes, mais conférait aussi une promotion sociale. On appartenait à « l’énarchie », terme inventé à l’époque par Jean-Pierre Chevènement dans son livre L'Énarchie ou les Mandarins de la société bourgeoise. Souvenez-vous, on se moquait des jeunes provinciaux débarqués à Paris, qui réussissaient l’ENA et achetaient des Weston, s’habillaient chez Boston Brothers à New York, pour montrer qu’ils étaient dans le moule de l’ENA et avaient réussi socialement.
Les grands corps ont été mis en place en vertu d’une sorte de contrat social entre les hauts fonctionnaires et la nation.
M. Gérard Longuet. Eh oui !
M. Yves Pozzo di Borgo. Aux termes de ce contrat, ceux qui appartiennent à ces grands corps travaillent pour l'État, comme l’a souligné M. Fortassin, et non pas pour le Gouvernement, ce qui leur permet de conserver leur indépendance.
Or les grands corps connaissent depuis des années de très nombreux départs. Je prendrai pour exemple la situation de l’Inspection des finances.
Ainsi, je ne suis pas énarque moi-même, mais, dans le cadre de mes anciennes fonctions d’inspecteur général de l’éducation nationale, j’ai participé à une réunion de réflexion sur les inspections, menée conjointement entre mon corps et l’Inspection des finances.
À l’époque, le chef de service de l’Inspection des finances nous a fait part de sa préoccupation de voir ses effectifs composés exclusivement d’inspecteurs des finances âgés soit de vingt-quatre à trente-deux ans, soit de cinquante-cinq à soixante ou soixante-cinq ans. Autrement dit, les inspecteurs des finances se situant dans la tranche d’âge comprise entre trente-deux ans et cinquante-cinq ans étaient en fonction partout ailleurs, en particulier dans les entreprises.
Il convient donc de s’interroger au sujet de ces grands corps, d’autant que, ne l’oublions pas, ils constituent le modèle de promotion sociale proposé à l’ensemble de l’administration française, qui est puissante.
Monsieur le secrétaire d’État, permettez-moi de rappeler que l’ENA a été créée après la guerre pour la reconstruction de la France et que les fonctionnaires qui en étaient issus exerçaient une mission de service public. C’était une valeur. Comme l’a dit M. Fortassin, ces fonctionnaires n’étaient pas corrompus, qualité fantastique, comparativement à d’autres pays en Europe ou au-delà.
Or que constate-t-on aujourd'hui ?
Je sais bien que ce n’est peut-être pas le moment pour soulever ce point, et je ne veux pas m’en prendre à l’Inspection des finances ni à ceux de nos collègues inspecteurs des finances présents dans cette enceinte ! Cependant, tout ce qui s’est passé, les excès de certains, devenus patrons de banques, les retraites « chapeau », ont des conséquences non pas uniquement sur l’opinion publique, mais sur le modèle social proposé aux jeunes fonctionnaires de toutes les catégories.
Dans ces conditions, je me demande, monsieur le secrétaire d'État, si nous avons intérêt à conserver ces corps dans leur structure actuelle, si nous ne devrions pas opérer des fusions comme le rapprochement intelligent qui a lieu entre le corps des Mines et celui des Télécoms. Ne conviendrait-il pas de mener une réflexion similaire appliquée à l’administration en imaginant, par exemple, les corps « économie et finances », les corps « droit et contrôle » et, peut-être, des corps opérationnels ?
Supposons que je sois vice-président du Conseil d’État et que je reçoive les jeunes stagiaires de l’ENA ou les élèves qui en sont issus, entre la fille d’un de mes amis et le jeune débarquant de province, serais-je suffisamment indépendant pour dire qui est le meilleur ? J’évoque cette situation parce que, sans aller jusqu’à rejoindre les propos de M. Bodin, je sais, en tant qu’élu du VIIe arrondissement – le quartier du pouvoir – que ce genre de dilemme intervient.
À mes yeux, le classement est une bonne chose, mais uniquement pour les fonctionnaires opérationnels. En effet, l’un des gros problèmes de l’administration française tient au fait qu’elle ne possède guère de directions des ressources humaines. Voilà une quinzaine d’années, lorsqu’un ministre de l’éducation nationale a créé des directions des ressources humaines dans ses rectorats, c’était une révolution ! Imaginez, ce ministère, qui gère des milliers de fonctionnaires, n’avait pas de DRH !
Quoi qu’on en dise, les services des ressources humaines constituent un atout intelligent pour le secteur privé.
En ce qui concerne les corps opérationnels, je rejoins votre raisonnement, monsieur le secrétaire d’État. Est-il normal, en effet, de s’en remettre au classement pour déterminer l’affectation dans les corps opérationnels ? Pour gérer des hommes, n’a-t-on pas besoin de personnes possédant du charisme, du tempérament, de l’imagination ? Combien de fois n’a-t-on pas vu des élèves à la sortie de l’ENA, même majors de promotion, se révéler incapables de gérer un simple service ! Il a fallu les changer d’affectation !
J’attire donc votre attention, monsieur le secrétaire d'État, sur la nécessité de tenir compte des qualités nécessaires pour assumer la gestion des hommes et des femmes.
Permettez-moi d’évoquer d’autres interrogations importantes, qui concernent non pas uniquement l’ENA, mais l’ensemble de la fonction publique.
Lors de sa création, au moment de la constitution de la Communauté économique européenne, la Commission européenne a souhaité recruter des fonctionnaires non pas nationaux, mais indépendants, et a mis en place à cet effet un corps de fonctionnaires spécifiques pour ses services et pour le Parlement européen.
Or force est de constater que, dans ces corps de fonctionnaires européens, l’emprise des pays est importante. Croyez-vous que les directives européennes qui ont dû être appliquées par la France depuis 1986, au début de la présidence de M. Jacques Delors, étaient dépourvues de toute influence anglo-saxonne ? En réalité, les Anglais et les Allemands ont été beaucoup plus malins que nous en plaçant leurs fonctionnaires aux postes élevés !
Je pose donc la question suivante : n’avons-nous pas intérêt à mener une réflexion, dans le cadre de la réforme de l’Europe, afin de faire en sorte que les hauts postes dans les structures européennes et les instances internationales soient occupés par des fonctionnaires français, et qu’ils ne soient pas réservés à ceux du Quai d’Orsay ?
Par ailleurs, les administrations des pays qui constituent l’Europe sont plus ou moins inégales. Celle de la France est forte et puissante, avec des fonctionnaires de qualité. Ne pourrait-on envisager de concevoir une sorte de programme d’échange de type Erasmus pour les administrateurs de l’Union européenne ? On peut comprendre qu’un fonctionnaire de l’ENA qui est enfermé dans son poste de l’éducation nationale pendant quarante ans puisse éprouver quelque frustration !
J’en viens au problème de la pyramide des responsabilités au sein de laquelle toute une énergie se trouve perdue.
En effet, pour les énarques atteignant l’âge de quarante ou quarante-cinq ans, les perspectives de devenir directeur sont faibles, les postes correspondants étant de moins en moins nombreux, d’où leur sentiment de frustration.
Certains d’entre eux se font nommer dans les inspections. Contrairement à ce qui se dit, ces dernières ne sont pas, à mes yeux, le « cimetière des éléphants ». Par expérience, je peux témoigner du fait que les inspections centralisent beaucoup d’intelligence et une grande capacité de travail lorsque les inspecteurs s’attellent à leur mission.
Cependant, lorsqu’on se rend dans les inspections des différentes administrations, on sent et on voit très bien que les hauts fonctionnaires, d’une grande compétence, n’ont pas de responsabilité opérationnelle : ils réfléchissent sur un sujet d’étude.
À cet égard, je me tourne vers vous, mes chers collègues, car il s’agit d’un débat que j’ai lancé dans mon groupe dès le début de mon mandat de parlementaire. En effet, dans le cadre de la réforme constitutionnelle, le Sénat dispose d’une semaine de contrôle de l’action du Gouvernement et d’évaluation des politiques publiques, mais nos moyens ne sont pas suffisants pour exercer ce contrôle.
Or il existe une énergie extraordinaire au sein de la fonction publique, celle des inspections et de tous ces hauts fonctionnaires en pleine force de l’âge, pas encore en fin de carrière, mais qui ne peuvent pas travailler.
Monsieur le secrétaire d’État, je vous soumets la proposition suivante : pourquoi n’intégrerions-nous pas dans la réforme du Parlement le fait que les inspections puissent être saisies par les commissions du Parlement et l’idée que des hauts fonctionnaires qui ne savent pas comment utiliser leur énergie puissent être récupérés et mis à disposition du Parlement pour accompagner les parlementaires dans le travail de contrôle ?
Vous le savez par expérience, et je l’ai bien vu moi-même, les inspections des ministères sont les meilleures pour effectuer ces contrôles.
Derrière toute cette série de remarques à bâtons rompus, j’espère que vous aurez compris, monsieur le secrétaire d’État, que notre souhait est de retrouver une administration qui garde sa force et la compétence de ses administrateurs, mais surtout qui ne dérape pas et continue à rester au service du pays. (Applaudissements sur les travées de l’Union centriste et de l’UMP.)