M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Michel.
M. Jean-Pierre Michel. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, les traités de Maastricht et, plus encore, d'Amsterdam ont permis la création d'un espace commun de liberté, de sécurité et de justice en Europe.
Dans cette perspective, plusieurs outils ont été mis en place, notamment le mandat d'arrêt européen, l'embryon de réseau judiciaire européen et Eurojust, organe créé voilà cinq ans pour lutter contre la grande criminalité organisée en facilitant la coordination des enquêtes et des poursuites pour les crimes et délits ayant un caractère transnational.
Toutefois, et cela a été souligné, Eurojust ne dispose pas de véritables pouvoirs d'enquête propres. Il doit donc passer par des parquets nationaux.
Dans une communication du mois d'octobre dernier, la Commission européenne a proposé de renforcer Eurojust, et ce à deux niveaux temporels.
D'une part, à traité constant, un certain nombre de mesures ont été envisagées en vue d'améliorer le fonctionnement d'Eurojust.
D'autre part, et il s'agit là d'une action à plus long terme, des modifications plus importantes ont été suggérées. Je pense notamment à la possibilité pour Eurojust d'engager des poursuites pénales dans le cas d'infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne. Au demeurant, il conviendrait de s'interroger sur la définition exacte de telles infractions. Je mentionnerai également l'attribution de pouvoirs propres à Eurojust, qui permettrait de trancher des conflits de compétence entre différentes juridictions, et la faculté de déclencher directement des enquêtes et des poursuites sur le territoire d'un État membre.
Telle est actuellement la situation. De ce point de vue, il convient de rappeler que la France a toujours défendu une politique ambitieuse en matière de coopération judiciaire européenne.
Ainsi, et j'y reviendrai dans quelques instants, notre pays avait proposé la création d'un espace judiciaire européen en 1977, puis d'une cour pénale européenne en 1982. De même, avec d'autres partenaires européens, la France a été à l'initiative de la création d'Eurojust.
La question qui se pose aujourd'hui est de savoir si une telle ambition est toujours d'actualité.
Eurojust se situe désormais à la croisée des chemins. Il faut le dire, après cinq ans d'existence, le bilan est mitigé. C'est probablement lié au fait que cet organe ne dispose pas des pouvoirs et des compétences dont il aurait besoin pour remplir ses missions.
Si le nombre d'affaires traitées augmente effectivement très fortement, seuls dix États membres ont mis en oeuvre la législation nécessaire pour appliquer Eurojust. Pour le moment, on ne peut donc pas dire que l'Union européenne dans son ensemble se sente concernée par cet instrument.
En outre, les différences de statuts des représentants des États membres, par exemple du point de vue de la durée de leur mandat, et la diversité de leurs pouvoirs respectifs ne contribuent pas à une coopération cohérente et efficace entre eux. Cela ne permet pas non plus de doter Eurojust d'une quelconque autorité sur les différentes juridictions nationales, notamment en matière de transmission d'informations.
Certes, la communication de la Commission européenne, qui vise à doter Eurojust d'un socle commun de pouvoirs cinq ans après sa création, peut paraître opportune. De ce point de vue, l'année 2008 sera effectivement déterminante. En effet, c'est la réaction des différents États membres - cela concerne tant les pays ayant mis en place les instruments nécessaires pour appliquer Eurojust que les autres - qui déterminera la portée effective de cette initiative.
Je remercie donc mon collègue Hubert Haenel, le président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne, d'avoir interrogé le Gouvernement sur son attitude à l'égard des propositions de la Commission européenne.
Quelle sera son ambition au niveau européen, mais aussi au niveau national ? Comme l'a dit M. François Zocchetto, si l'on dote Eurojust de pouvoirs supplémentaires, il faudra également en traduire la répercussion sur notre organisation judiciaire interne.
La création d'un espace commun de liberté, de sécurité et de justice est essentielle dans le projet européen. Mais c'est le projet « sécurité » qui a été le plus souvent privilégié par la Commission - il convient de le souligner -, parfois au détriment du volet « liberté », et nous pourrions trouver des exemples à cet égard. Quant au volet « justice », il a encore besoin d'être affirmé et renforcé.
La question qui se pose à nouveau, trente ans après, est la suivante : veut-on vraiment un espace judiciaire européen ? En tout cas, je pense que celui-ci ne se conçoit que dans un espace politique européen. Or, aujourd'hui, force est de constater que l'espace politique européen et la citoyenneté européenne n'existent pas : il n'y a que des États membres qui essaient de coopérer dans différentes politiques. C'est, à mon avis, la question essentielle.
La création d'Eurojust a été une première étape. Aujourd'hui, on nous dit qu'il faudrait créer un parquet européen véritablement efficace, capable de déclencher des poursuites, de suivre les enquêtes. Personnellement, j'y suis assez favorable, mais cela suppose un certain nombre de conditions.
Il est vrai - mais c'est anecdotique - que le traité de Lisbonne mentionne un véritable parquet européen. Toutefois, ce traité, simple copie alambiquée, illisible et compliquée de la défunte constitution européenne rejetée par 55 % des Français, n'est pas encore ratifié par les vingt-sept États membres. À cet égard, j'espère que le peuple français aura le droit de s'exprimer...
M. Laurent Béteille. Par ses représentants !
M. Jean-Pierre Michel. ... et que l'on ne confinera pas cette expression à ses représentants !
Quelle que soit l'issue du traité européen, plusieurs conditions me semblent devoir être réunies pour créer cet espace judiciaire européen et, d'abord, le parquet européen.
Premièrement, il convient de mieux affirmer les garanties accordées aux citoyens, et notamment les droits de la défense, dans tous les pays membres. En effet, dans certains d'entre eux, on peut tout de même s'interroger sur l'organisation des personnes, des barreaux, des institutions qui forment et expriment les droits de la défense.
Deuxièmement, il faudrait unifier les législations des pays européens sur la protection des données, car certaines sont plus « poreuses » que d'autres, et les transmissions d'informations souffrent encore aujourd'hui de ces disparités. La France, quant à elle, dispose depuis longtemps d'une législation protectrice en ce domaine.
Troisièmement, il importe d'examiner le régime des mineurs dans ces différents pays, car les mineurs peuvent également être impliqués dans des crimes ou des délits transfrontaliers.
Enfin, nous devons nous interroger sur le statut des membres du parquet. Je sais, madame le garde des sceaux, que vous êtes très attachée à un parquet hiérarchisé et dépendant du pouvoir politique. Je ne suis pas certain que le futur parquet européen puisse être formé sur ce modèle. Nous devrions étudier très attentivement les statuts des parquets dans les pays de l'Union, car ils sont très différents les uns des autres. Le parquet tel que nous le concevons en France n'existe pas dans d'autres pays européens qui procèdent directement à des enquêtes par le biais de la police et sous l'autorité d'un juge.
Par conséquent, nous devrions commencer par mettre sur la table toutes ces différences, qui sont autant de freins à la création de l'espace judiciaire européen dont nous avons besoin pour lutter contre la grande criminalité, le terrorisme, le trafic de drogue, le blanchiment d'argent, etc.
Au-delà des décisions qui seront prises et de l'issue du traité de Lisbonne, le problème de la lisibilité d'Eurojust subsiste. Qui sait précisément ce qu'est Eurojust ? Si nous réalisions un sondage auprès de nos collègues, au-delà des spécialistes ou des personnes particulièrement intéressées par ces questions, le résultat serait sans doute décevant. Qui connaît cette agence européenne au sein de nos juridictions ? Je me suis livré à une petite enquête dans les tribunaux, en fréquentant notamment les audiences solennelles de rentrée, et j'ai eu la surprise de constater que cette entité était assez méconnue !
Quelle que soit l'avancée qui sera réalisée, il sera nécessaire d'organiser chez nous un vrai débat impliquant les différentes parties concernées afin qu'elles prennent véritablement connaissance de cette institution. Madame le garde des sceaux, j'espère que, contrairement à vos prédécesseurs, vous impliquerez complètement votre ministère dans cette meilleure lisibilité de l'avancée vers un espace judiciaire européen que nous souhaitons tous ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. Robert del Picchia.
M. Robert del Picchia. Madame le garde des sceaux, je souhaite, au nom du groupe UMP, me féliciter de la tenue d'un tel débat, tant la mise en place concrète d'un espace européen de liberté, de sécurité et de justice est une priorité absolue qui répond à une forte aspiration des citoyens. Elle nécessite surtout une forte volonté politique pour surmonter les réticences des administrations nationales, très jalouses quelquefois de leurs prérogatives.
À cet égard, notre délégation, dont je salue le président Hubert Haenel, s'est fortement engagée en faveur de la création d'un véritable « espace judiciaire européen » et a toujours été très soucieuse de suivre au plus près les évolutions de cet organisme, en militant pour son renforcement et son évolution vers un « parquet européen ».
Mes collègues ayant rappelé l'historique et les objectifs d'Eurojust, j'en soulignerai les difficultés et me tournerai vers l'avenir.
Eurojust doit devenir un acteur clé pour lutter efficacement contre la criminalité organisée transnationale au sein de l'Union européenne. Pour cela, la volonté politique des États membres, notamment de la France, est essentielle.
Si Eurojust a eu l'occasion de démontrer à plusieurs reprises son utilité, son bilan n'est cependant pas entièrement satisfaisant. Plusieurs difficultés subsistent.
Tout d'abord, de nombreux États membres n'ont pas encore transposé la décision instituant Eurojust dans leur droit national. De plus, lorsque les États ont pris des mesures de transposition, celles-ci se sont révélées incomplètes ou insuffisantes ; la France n'est elle-même pas exempte de critiques.
La deuxième difficulté d'Eurojust tient à sa composition puisque, en raison de la diversité de statut des membres nationaux, on y trouve une « mosaïque » de compétences, en particulier depuis le dernier élargissement de l'Union, qui a fait passer le collège de quinze à vingt-sept membres.
La disparité de statut et la diversité des pouvoirs des membres nationaux qui composent le collège d'Eurojust sont problématiques. Cela tient beaucoup aux différentes conceptions des États membres à l'égard du rôle même d'Eurojust. Certains considèrent qu'il s'agit uniquement d'un groupe de magistrats de liaison qui aurait pour vocation d'apporter un appui aux autorités nationales. D'autres ont une conception plus ambitieuse d'Eurojust et tendent à lui reconnaître des pouvoirs contraignants à l'égard des juridictions nationales. Cette ambiguïté originelle n'a jamais été levée et elle est source de difficultés.
Une troisième difficulté tient aux relations avec les procureurs nationaux. En effet, pour qu'Eurojust apporte une réelle valeur ajoutée, il est indispensable que cette institution soit saisie par les procureurs lorsque ceux-ci sont confrontés à une affaire de criminalité transfrontalière Or, cinq ans après sa création, nous constatons que de nombreux procureurs ignorent jusqu'à son existence dans notre pays. Il est donc indispensable, madame le garde des sceaux, de mieux faire connaître aux différents parquets l'existence d'Eurojust.
En matière de lutte contre le terrorisme - plus que jamais d'actualité, malheureusement, au lendemain des attentats en Algérie -, le nombre de saisines d'Eurojust est resté relativement faible. Dans ce domaine, mes chers collègues, il est indispensable de créer une relation de confiance entre les magistrats des différents pays, qui fait cruellement défaut aujourd'hui. Cette relation est longue à établir, mais les réunions de coordination se sont multipliées, une task force antiterroriste ayant même été créée au sein d'Eurojust.
La décision du 20 septembre 2005 qui oblige les États à transmettre à Europol et à Eurojust les informations relatives aux affaires de terrorisme international est actuellement très imparfaitement appliquée. Il semble qu'une intervention législative soit nécessaire. De même, la communication systématique au représentant national des commissions rogatoires internationales par les juges d'instruction ne peut être imposée que par la loi. Je souhaiterais connaître vos intentions à ce sujet, madame le garde des sceaux.
Enfin, la dernière difficulté tient aux relations entre Eurojust et les autres organismes européens.
En ce qui concerne Eurojust et Europol, malgré la signature d'un accord de coopération, il n'existe pas de véritable et profonde coordination entre les deux organismes, qui ont parfois tendance à s'ignorer mutuellement. Eurojust est confrontée à de réelles difficultés pour accéder au contenu des fichiers d'analyse d'Europol, particulièrement protégé par des règles drastiques en matière de protection des données.
À l'avenir, il me paraît indispensable de renforcer la coopération entre les deux organismes. L'entrée en vigueur du protocole danois, le 18 avril dernier, doit oeuvrer dans ce sens.
En ce qui concerne les relations entre Eurojust et l'Office européen de lutte antifraude, des difficultés d'ordre juridique, cette fois-ci, empêchent une réelle coordination. Il se pose un réel problème de délimitation des compétences entre les deux organes, dont les tâches nécessiteraient d'être clarifiées.
Il conviendrait également d'améliorer, à l'avenir, les relations avec les pays tiers ou avec les organisations internationales. Même s'il faut saluer à leur juste valeur les accords de coopération déjà en vigueur, notamment l'accord avec les États-Unis sur lequel la délégation du Sénat a particulièrement travaillé, il reste beaucoup à faire. Je pense à la Suisse, aux pays d'Amérique latine, mais aussi à la Russie ou encore à l'Ukraine. Pour ces derniers pays, nous savons que la protection des données personnelles pose un problème majeur.
La question des données personnelles est justement essentielle pour Eurojust, car elle est liée au secret de l'instruction et à la nécessité de protéger les droits des personnes, notamment le droit à la vie privée La décision instituant Eurojust et le règlement intérieur de l'unité contiennent des dispositions détaillées sur la protection des données.
Eurojust disposant déjà de ses propres règles en matière de protection des données, il faut noter que les dispositions de la future décision-cadre sur la protection des données personnelles au sein du « troisième pilier », actuellement en cours de discussion au sein du Conseil, ne lui seront pas applicables. Même si l'on peut s'interroger sur la pertinence de faire coexister plusieurs systèmes de protection des données à l'échelon européen, il est plus sage, mes chers collègues, à ce stade, de veiller à ne pas mettre en cause ce qui fonctionne déjà bien.
Les informations traitées par Eurojust sont fournies par les autorités nationales et par les organismes européens, comme Europol ou l'OLAF. En l'occurrence, des tâches pratiques sont réalisées ; mais la transmission d'informations, j'y insiste, reste insuffisante.
Toutes ces difficultés montrent que la construction d'un espace judiciaire européen est une tâche immense et de longue haleine. Elle nécessite une volonté politique sans faille afin de définir des perspectives d'avenir.
Le renforcement des moyens humains et juridiques, notamment des bureaux nationaux, ainsi qu'un réel effort de communication et de sensibilisation apparaissent comme un préalable indispensable. En effet, un grand nombre de dossiers qui pourraient et devraient être soumis à Eurojust ne le sont pas.
Par ailleurs, l'entraide judiciaire reste une priorité faible au sein des systèmes judiciaires et policiers de nombreux États de l'Union européenne. Dans une certaine mesure, cela est dû au fait que certains États membres préfèrent garder la responsabilité des enquêtes et des poursuites criminelles sur le plan national, où les questions et dossiers nationaux sont prioritaires.
S'agissant de l'idée d'une politique pénale européenne, il y a, dans une Europe à vingt-sept, une réelle difficulté à établir les priorités de l'action répressive à l'échelle européenne. En outre, de multiples organismes interviennent dans ce domaine, comme Europol, FRONTEX, l'OLAF, le coordonnateur européen pour la lutte contre le terrorisme, etc.
Il faut donc améliorer la coordination à l'échelle européenne. Cela aurait pu être la fonction du comité de sécurité intérieure, qui était prévu dans le traité constitutionnel. Une autre solution possible serait d'organiser une réunion régulière du collège d'Eurojust avec les procureurs généraux des États membres.
La création d'un parquet européen est une autre idée d'avenir chère au président Haenel. Cet ambitieux projet se heurte à la forte opposition de plusieurs États membres, comme le Royaume-Uni, l'Irlande ou les pays nordiques, pour ne citer que ceux-là. Je pense donc qu'il s'agit, au mieux, d'un projet à long terme.
On pourrait également imaginer la création d'un parquet européen par le biais d'une « coopération renforcée » entre plusieurs pays et hors du cadre des traités, un peu à l'image du traité de Prüm, qui renforce la coopération transfrontalière en vue de lutter contre le terrorisme, la criminalité organisée et l'immigration illégale.
L'Europe a conquis sa légitimité dans le domaine économique. Mais sa légitimité restera incomplète et fragile tant qu'elle ne sera pas synonyme de liberté, de sécurité et de justice pour les citoyens. Face aux lenteurs que rencontre aujourd'hui la construction d'un espace de liberté, de sécurité et de justice, nous devons profiter de la présidence française de l'Union européenne, au second semestre de l'année 2008, pour afficher notre ferme volonté de voir améliorer le fonctionnement et l'effectivité de la coopération judiciaire européenne.
Il ne suffit certes pas à la France de dire ce qu'elle veut pour que ce soit la volonté de tous, mais notre pays a le devoir de le faire. Si les Européens ne le font pas pour eux-mêmes, personne ne le fera à leur place ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'UC-UDF.)
M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Robert Bret.
M. Robert Bret. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, la question posée par M. Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne, peut se lire à l'aune d'une formule peut-être plus ambitieuse : Eurojust est-il un instrument d'une « Europe de la justice » ?
Face à l'internationalisation de la criminalité, comme le montre l'attentat meurtrier d'Alger mardi dernier, attentat que l'on ne peut que condamner avec la plus grande énergie, il nous apparaît indubitablement nécessaire de renforcer l'efficacité des procédures de coopération judiciaire. Il s'agit là d'une condition sine qua non pour lutter contre les formes de criminalité grave, qui se pose d'ailleurs au-delà de l'Union européenne.
Pour autant, au terme d'un cycle politique saturé par les discours et les textes répressifs, notamment en France, il convient enfin de se départir de la pure logique sécuritaire adoptée par l'Union européenne. En effet, depuis le 11 septembre 2001, l'Union européenne, dans la construction de l'espace pénal européen, a essentiellement mis l'accent sur le volet sécuritaire.
Cette date est désormais plus qu'un drame : elle marque aussi un tournant et un mouvement de régression généralisée.
Certes, les attentats tragiques de Londres et de Madrid ont souligné l'urgence pour l'Union européenne de renforcer la coopération policière et judiciaire entre les États membres. De nombreux instruments, tels que le mandat d'arrêt européen ou la décision-cadre relative à la lutte contre le terrorisme, ont concrétisé cette volonté. Mais l'approche est étroite et réductrice et a des accents liberticides.
Cette orientation inquiétante du point de vue du respect des droits fondamentaux atteste que la construction européenne a clairement fait le choix de privilégier le volet « sécurité » de l'espace de liberté, de sécurité et de justice aux dépens de son volet « liberté ».
L'espace européen s'est construit et se construit toujours sur la base du contrôle aux frontières, d'une fermeture aux extracommunautaires. C'est d'ailleurs largement inefficace pour enrayer la criminalité transfrontière, qu'il s'agisse du terrorisme, du trafic de drogue ou des filières d'immigration clandestine. En cela, l'échec d'Eurojust va de pair avec celui d'Europol. L'Europe de la sécurité est dans une impasse.
Cette politique des contrôles fondée sur des logiques contestables favorisant les discours sécuritaires, les législations discriminatoires, les dérives policières et les menaces contre le régime des libertés individuelles perdure. L'Union européenne a mis en oeuvre tout un arsenal juridique, policier, militaire et technologique pour se livrer à une « guerre » contre les pauvres, laissant les migrants à la merci des réseaux mafieux.
De plus, le droit d'asile est malmené. L'Europe est présentée comme un continent agressé qui doit défendre ses frontières contre les migrants. Nous rejetons cette conception d'une « Europe-forteresse », incapable, comme l'a encore montré le récent sommet Union européenne-Afrique de Lisbonne des 8 et 9 décembre derniers, de relever les grands défis, tel celui du codéveloppement Nord-Sud, face à la montée en puissance des pays émergents, notamment de la Chine. Ce sommet n'aura d'ailleurs pas permis de traiter des grands problèmes du continent africain. L'Union européenne s'est consacrée à la question de ses intérêts économiques en Afrique.
Selon moi, à défaut d'intégrer une autre logique, Eurojust risque à terme de ne servir que de caution pseudo-démocratique à cette Europe sécuritaire que nous continuerons toujours de refuser.
Ce n'est pas parce que Eurojust compte des magistrats parmi ses membres qu'il constitue un remède aux insuffisances de la coopération judiciaire européenne. En effet, le problème essentiel tient non pas à un manque de compétence juridique ou à la qualité des magistrats, mais aux équilibres du système.
La garantie des droits et des libertés doit être à la mesure des avancées nécessaires en matière d'efficacité des poursuites. Le recrutement de magistrats uniquement pour appuyer des logiques policières, comme c'est le cas pour Eurojust, ne permet donc guère de réaliser des avancées.
En instituant Eurojust, les États se sont accordés pour déterminer de façon restrictive les compétences et le champ d'intervention de la nouvelle institution. Dotée de la personnalité juridique, cette institution a pour mission essentielle de promouvoir, d'améliorer et de faciliter, dans le domaine de la coopération judiciaire en matière pénale, la coordination et la coopération des autorités des États membres. Les modalités d'action d'Eurojust relèvent par conséquent d'une logique de coopération dans le respect des prérogatives des autorités judiciaires nationales.
L'intervention de l'institution est limitée et se démarque totalement du projet d'un éventuel pouvoir judiciaire européen. L'essentiel reste donc à faire, madame le garde des sceaux.
Il faut réfléchir aux moyens de parvenir à un espace européen plus uni et plus cohérent dans l'intérêt même des justiciables. Cet objectif nous semble passer prioritairement par une intensification et une meilleure articulation des procédures de coopération et d'entraide pénale. Aussi conviendrait-il d'harmoniser nos droits en respectant les traditions juridiques de chaque État membre, préalable à la définition d'un droit pénal communautaire qui est pour l'heure peu compatible avec le principe de subsidiarité.
Par ailleurs, il nous semble absolument impossible d'aller plus loin dans la communautarisation sans évoquer la nécessaire démocratisation des institutions européennes afin de permettre un réel contrôle citoyen.
Or, sur le terrain de l'Europe judiciaire, force est de constater que les exemples ne sont guère probants. Je pense, en particulier, à la situation d'Europol, qui se développe sans contrôle effectif.
Je sais que certains voient dans le développement d'Eurojust une garantie pour les droits et libertés des individus, une sorte de « contrepoids » ou d'« encadrement judiciaire » d'Europol. Or Eurojust n'a pas de fonction de contrôle ou de contre-pouvoir. Il a en effet été clairement précisé que si, dans une certaine mesure, Eurojust peut être considéré comme la contrepartie judiciaire d'Europol, « cela n'implique pas qu'un contrôle judiciaire serait exercé sur Europol, mais que les activités d'Europol doivent être soutenues et complétées par une bonne coordination des poursuites ».
Autrement dit, le risque de voir Eurojust se transformer en une vitrine judiciaire d'Europol ou servir d'alibi au développement de logiques essentiellement policières ne doit pas être négligé.
Ce ne sont pas les propositions qui figurent dans la communication de la Commission européenne du 23 octobre dernier tendant à l'harmonisation de la durée de présence des membres nationaux et au renforcement de leurs pouvoirs et de ceux du collège ou à la participation plus étroite d'Eurojust à l'action des équipes communes d'enquête ou encore à l'amélioration de la liaison entre Eurojust et le Réseau judiciaire européen qui permettront de parvenir à un équilibre entre respect des droits fondamentaux et efficacité des poursuites. En effet, aucune proposition ne prévoit un cadre juridique précis de contrôle de l'action d'Eurojust, ce qui ne peut que susciter notre inquiétude.
Enfin, le traité de Lisbonne élargit le champ de la coopération judiciaire en matière tant civile que pénale et renforce les rôles d'Europol et d'Eurojust.
Le Conseil peut en outre décider, à l'unanimité, de mettre en place un parquet européen, après approbation du Parlement européen. C'est l'article 86 du nouveau traité.
L'institution d'un parquet européen est donc rendue quasi impossible. Je le rappelle, cette proposition avait été avancée dès 1997 par un comité de juristes européens piloté par Mireille Delmas-Marty. Il s'agissait de créer une autorité, dotée d'une structure légère, compétente pour améliorer l'efficacité des poursuites durant la phase initiale de l'enquête, c'est-à-dire au moment où la différence des systèmes juridiques pose le plus de problèmes. Cette autorité devait aussi garantir les droits fondamentaux face à des prérogatives administratives et policières de plus en plus importantes. Madame le garde des sceaux, il serait important de revenir aux principes de cette proposition.
Faute de parquet européen, le principe de reconnaissance mutuelle des jugements et décisions judiciaires ne va nullement dans le sens d'un équilibre de la justice. Cette carence constitue aussi un réel handicap pour lutter contre la fraude et la criminalité transnationale.
Décidément, Eurojust n'est pas synonyme d'une Europe juste ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Rachida Dati, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, la France présidera l'Union européenne à compter du 1er juillet 2008. La France s'y prépare, tout comme mon ministère. La justice aura en effet une place importante dans le cadre de la présidence française.
L'espace judiciaire européen est une belle idée ; cette dernière, lancée voilà trente ans, doit aujourd'hui devenir une réalité, comme vous l'avez tous souligné.
Des réalisations concrètes ont été enregistrées. Elles ont fait progresser l'Europe judiciaire. Je pense, par exemple, au mandat d'arrêt européen ou aux équipes communes d'enquête. Il faut aller plus loin. Il faut rendre l'Europe de la justice plus accessible et plus efficace.
Vous l'avez souligné dans vos interventions, mesdames, messieurs les sénateurs, la coopération judiciaire est une question centrale. Elle est essentielle pour l'avenir de l'espace judiciaire européen.
Je vois avec plaisir, monsieur Haenel, que, sous votre présidence, la délégation pour l'Union européenne du Sénat s'empare de ces questions.
Je partage largement les observations qui ont été exprimées. Le renforcement du rôle d'Eurojust et du Réseau judiciaire européen sera l'un des enjeux de la présidence française de l'Union. J'ai choisi d'en faire l'une de nos priorités dans le domaine de la justice pénale.
Avant de développer ce point, je répondrai aux questions que vous avez soulevées.
Vous m'avez d'abord interrogée sur le bilan de la coopération pénale européenne.
Aujourd'hui, notre coopération repose notamment sur deux outils : Eurojust et le Réseau judiciaire européen.
Eurojust est une agence permanente implantée à La Haye. Cette agence, mise en place en 2002, se compose de vingt-sept magistrats nationaux détachés par les États membres. Elle apporte une aide concrète aux services d'enquête : elle permet l'échange d'informations, elle facilite la coopération entre les services, et sa mission concerne les dossiers impliquant au moins deux pays. Ce sont des dossiers qui traitent d'infractions particulièrement graves : terrorisme, traite des êtres humains, trafics de stupéfiants, cybercriminalité. Ces affaires ne connaissent pas les frontières.
En cinq ans, l'activité d'Eurojust s'est développée : 300 affaires lui ont été soumises en 2003, 381 en 2004, 588 en 2005 et 771 en 2006.
La France, comme l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie et l'Espagne, fait partie des États qui recourent le plus à Eurojust.
L'équipe française d'Eurojust est importante. Elle est composée de cinq membres. Son responsable, François Falletti, s'est entouré de magistrats ayant un passé opérationnel. Son adjoint, Alain Grellet, a été nommé en juin dernier. Il était en fonction dans une juridiction interrégionale spécialisée.
Eurojust a une vocation opérationnelle. La dernière opération, baptisée « Koala », a permis d'identifier 2 500 individus de dix-neuf pays différents comme clients de sites Internet comportant des images d'enfants mineurs soumis à divers abus. Quatre-vingt-douze arrestations ont été effectuées dans ce cadre.
Pour faire face à une activité croissante, Eurojust a su progressivement s'adapter. L'unité a renforcé ses capacités d'exploitation des informations qu'elle reçoit. Elle a développé ses actions de coordination. Elle est devenue un partenaire reconnu de la coopération judiciaire.
Vous l'avez très bien rappelé, monsieur Zocchetto, le fonctionnement d'Eurojust n'est pas pleinement satisfaisant. Il connaît des limites, qui sont liées à un déficit d'information, à la participation et aux pouvoirs inégaux de ses membres.
La coopération européenne s'exerce aussi par le réseau judiciaire européen. À la différence d'Eurojust, ce réseau n'est pas un organisme. C'est un ensemble de points de contact dans toute l'Europe. En France, il existe un point de contact par cour d'appel.
Le réseau se charge, avant tout, des dossiers bilatéraux où le besoin de coordination est moins important. Il facilite l'élaboration et l'exécution des demandes de coopération. C'est un réseau d'entraide de proximité.
Vous l'avez souligné, monsieur Haenel, la Commission européenne, dans sa communication du 26 octobre 2007, a formulé un certain nombre de propositions.
La Commission européenne envisage plusieurs orientations, en distinguant l'avant et l'après 2009 : la définition de pouvoirs minimaux pour les membres nationaux, l'accroissement des pouvoirs du collège, le renforcement de l'obligation d'information.
La Commission européenne propose aussi le regroupement d'Eurojust et du réseau judiciaire européen. Vous le savez, ce n'est pas la position du gouvernement français. Ce n'est pas non plus la position des autres États membres.
Nous sommes convaincus de la nécessité de renforcer les prérogatives d'Eurojust et de consolider le réseau judiciaire européen. Nous sommes également convaincus de la nécessité de clarifier l'articulation entre ces deux institutions complémentaires. Ces souhaits ont clairement été exprimés lors du Conseil « Justice et Affaires intérieures, le Conseil JAI, du 7 décembre dernier. C'est la raison pour laquelle, monsieur Bret, tous les États de l'Union européenne veulent lutter ensemble contre la criminalité organisée. Ces souhaits seront d'ailleurs repris par la présidence française.
Le renforcement d'Eurojust et la consolidation du réseau judiciaire européen seront l'une des priorités de la présidence française.
J'ai l'intention de faire adopter deux textes : l'un concernera Eurojust et l'autre traitera du réseau judiciaire européen. Ces textes répondent exactement aux attentes que vous venez d'exprimer.
Le projet de texte sur Eurojust aura quatre objectifs.
Le premier objectif est le renforcement de la fonction de coordination des enquêtes.
M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Très bien !