SEANCE DU 30 OCTOBRE 2002
M. le président.
Je rappelle que la discussion générale a été close.
La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Dominique Perben,
garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le président,
mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais d'abord remercier celles et ceux
qui sont intervenus hier et qui, au travers de leurs propos, même lorsqu'ils
étaient parfois critiques ou interrogatifs, ont montré l'importance du présent
projet de loi et ont ainsi conforté le Gouvernement dans le sentiment qu'il
avait choisi la bonne direction.
Trois idées sont clairement ressorties des propos qui ont été tenus :
premièrement, nécessité de modifier la Constitution ; deuxièmement, procéder à
cette modification, d'abord en affirmant le principe de la décentralisation,
puis en le modulant ; troisièmement, mener de concert la décentralisation et la
réforme de l'Etat.
S'agissant de la modification de la Constitution, il est apparu à l'immense
majorité des intervenants qu'il était nécessaire de revoir le cadre juridique.
C'est également notre sentiment et c'est le propos de ce premier projet de loi
constitutionnelle qui sera, chacun l'a bien compris, suivi d'un certain nombre
d'autres textes : lois organiques, lois simples. Je le précise d'emblée dans la
mesure où, hier, après avoir écouté attentivement ce qui a été dit, j'ai eu
parfois le sentiment que l'on anticipait sur les débats du printemps 2003 :
souvent - et ce n'est pas du tout un reproche, bien entendu, car il faut être
concret - ont été évoquées des questions qui seront abordées lors de l'examen
des lois organiques et des lois simples qui seront présentées au Parlement par
le ministre de l'intérieur et le ministre délégué aux libertés locales une fois
que la réforme constitutionnelle aura été réalisée.
Pour bien montrer la nécessité de modifier la Constitution, MM. Carle et de
Rohan ont expliqué à quel point le mouvement de décentralisation engagé il y a
vingt ans s'était essouflé au fil du temps.
MM. Girod et Dupont ont souligné, en particulier, l'inadéquation des textes
votés, qui ont apporté une certaine confusion et beaucoup de rigidité aux
réalités locales. La loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain,
la loi SRU a été citée, mais elle n'a pas été la seule. Un effort de
toilettage, de modernisation et d'assouplissement s'impose dans les prochains
mois ; le Gouvernement s'y est engagé.
M. Arthuis a démontré à quel point la fiscalité locale, complexe et en partie
injuste, ne répond plus aux enjeux de l'avenir. Il a également évoqué les
charges importantes transférées jusqu'à présent par l'Etat aux collectivités
territoriales.
M. Karoutchi a rappelé sur ce point la responsabilité du précédent
gouvernement. Je ne peux que le souligner et partager avec lui la conviction
qu'un certain nombre d'erreurs ont, en effet, été commises, notamment dans la
période la plus récente. Celles-ci ont aujourd'hui pour conséquence - même ces
semaines-ci - de mettre en difficulté l'idée même de décentralisation au
travers de l'aggravation de la fiscalité locale qui en résulte et qui est
aujourd'hui portée à la connaissance de nos concitoyens par leurs avis
d'imposition.
M. Hoeffel a souligné combien les règles de fonctionnement de la fonction
publique territoriale ont montré leurs limites. Je crois qu'il a raison. C'est
un sujet complexe, qui nécessitera de nombreux efforts de modernisation et de
simplification. Il n'était pas inutile de le rappeler, car rien n'est possible
sans des hommes de qualité. Ce sera certainement un point clef pour la réussite
de la nouvelle étape de décentralisation, et il faudra le prendre en compte.
S'agissant toujours de la nécessité de la réforme constitutionnelle, je crois
très sincèrement - et je tiens à le redire aujourd'hui - qu'il faut dépasser la
logique des transferts de compétences qui a prévalu ces vingt dernières années.
J'ai bien entendu les différents orateurs, en particuliers ceux qui siègent
dans la partie gauche de l'hémicycle, souligner le caractère « simple » de la
décentralisation première manière, c'est-à-dire la décentralisation sous forme
de transferts de compétences. Mais la question qui se pose aujourd'hui est
d'une autre nature.
Tout d'abord, nous voulons ouvrir, par la réforme constitutionnelle, le champ
des possibles. Ensuite - j'y reviendrai dans un instant -, nous souhaitons
faire en sorte que le foisonnement des initiatives et la capacité d'innover
soient davantage reconnus. Cela passe par une démarche différente de celle qui
existait dans les années quatre-vingt.
Oui, messieurs Peyronnet et Sueur, il y a une rupture entre la
décentralisation de 1982 et celle qui vous est proposée !
M. Jean-Pierre Sueur.
Mais la vôtre va dans le mauvais sens !
M. Dominique Perben,
garde des sceaux.
Cette rupture est voulue. C'est une autre démarche,
c'est une véritable refondation de la décentralisation que veut le Gouvernement
en développant un processus qui, nous en sommes convaincus, ne permettra pas -
et ne doit pas permettre - de reprendre d'une main ce que l'on donne de
l'autre.
M. de Broissia a d'ailleurs souligné cette rupture, qu'il a qualifiée, sans
doute avec raison, de « définitive ».
M. Etienne a, comme à son habitude, utilisé une image, en l'occurrence celle
de la crémaillère. On peut effectivement la reprendre : en principe, une
crémaillère ne marche que dans un sens.
Face au poids de la tradition centralisatrice française, que M. Hyest a
rappelé, et compte tenu de la reconnaissance de la démocratie locale à la fois
par l'Union européenne et par le Conseil de l'Europe, comme l'a souligné M.
Gélard, il faut inscrire la décentralisation parmi nos principes
fondamentaux.
Tel est le sens de la démarche qui vous est proposée : d'une part, affirmer le
principe - et c'est l'objet de l'article 1er du projet de loi qui vise à
modifier l'article 1er de la Constitution ; d'autre part, décliner ce même
principe dans ses différentes dimensions. En effet, choisir de mentionner la
décentralisation dès l'article 1er de la Constitution a une force symbolique
sur laquelle nombre d'entre vous ont insisté et qui se conjugue, à l'évidence,
avec l'idée d'unité et d'indivisibilité de la République.
Je dirai très clairement à MM. Mauroy et Peyronnet que nous ne nous inscrivons
pas dans une logique fédéraliste, pas plus que dans une pseudo-reconnaissance
d'une Europe des régions. Pour autant, nous sommes convaincus que l'unité n'est
pas l'uniformité, et c'est ce que M. Gélard a bien démontré.
Vous avez, les uns et les autres, rappelé les cinq volets de la
décentralisation.
Il s'agit, d'abord, de rechercher le niveau pertinent d'exercice des
compétences et des responsabilités, en mettant fin à un Etat touche-à-tout.
C'est une démarche essentielle, comme l'ont rappelé à la fois M. Hoeffel et M.
de Rohan, et ce n'est pas là, monsieur Sueur, avoir une conception résiduelle
de l'Etat. Vous commettez là une erreur d'appréciation et je vous le dis avec
d'autant plus de conviction que, sincèrement, si tel était le cas, je ne serais
pas là pour défendre ce projet de loi constitutionnelle.
Pour moi, l'Etat n'est en rien résiduel !
M. Michel Charasse.
Ah !
M. Dominique Perben,
garde des sceaux.
Assumant aujourd'hui l'une des responsabilités
régaliennes par excellence je vous assure que telle n'est pas la conception du
gouvernement auquel j'appartiens.
(Applaudissements sur les travées du RPR,
des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur
certaines travées du RDSE.)
Il s'agit de choisir le bon niveau de
compétence au service de nos concitoyens,...
M. René Garrec,
président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale, rapporteur.
Très bien !
M. Dominique Perben,
garde des sceaux.
... et non pas de faire « dépérir » l'Etat. Un tel
terme n'appartient d'ailleurs pas à notre vocabulaire, vous le savez bien, il
est emprunté à d'autres que nous !
Nombre d'entre vous ont également souligné qu'il s'agissait de donner aux
collectivités territoriales, comme à l'Etat, un droit à l'expérimentation.
C'est un point central ! Pour la plupart, vous êtes, comme moi, des élus
locaux. Notre expérience en tant que tels nous a permis de constater la
capacité de nos collectivités territoriales à innover : à innover dans le
domaine social, dans le domaine de l'environnement, dans le domaine culturel,
dans tous ces domaines qui font la vie quotidienne des Français, mais aussi à
innover, lorsque c'était possible, dans les méthodes de fonctionnement de nos
administrations publiques. Il nous faut profiter de cette capacité
d'expérimentation, qui est liée à une certaine liberté d'initiative, donc
d'invention, donc d'adaptation à la société contemporaine.
Cette reconnaissance constitutionnelle du principe d'expérimentation, dont
nous parlons les uns ou les autres, depuis de nombreuses années d'ailleurs,
aussi bien au Sénat qu'à l'Assemblée nationale, me paraît très intéressante.
On dit beaucoup, aujourd'hui, qu'il importe d'être attentif aux bonnes
pratiques. Il s'agit effectivement de cela ! A l'évidence, il faut l'inscrire
avec précaution et avec précision dans notre droit, mais la démarche est très
intéressante et essentielle.
Nous savons bien, les uns et les autres, que ce projet de loi
constitutionnelle et les textes qui vous seront proposés après le grand débat
qui va se tenir dans nos différentes régions ont pour objet, au fond, de
répondre à ce sentiment d'inefficacité de la puissance publique que nos
concitoyens éprouvent et qu'ils ont exprimé lors des rendez-vous électoraux du
printemps dernier. Or nous ne pourrons le faire qu'en libérant les énergies, en
donnant toute sa place au principe d'expérimentation, donc en faisant en sorte
que le plus grand nombre possible d'acteurs puissent apporter des réponses aux
interrogations et aux attentes de nos concitoyens.
L'autre point que nombre d'entre vous ont longuement évoqué c'est, bien sûr,
celui de l'autonomie financière des collectivités territoriales. Vous avez tous
souligné à quel point elle était essentielle. Vous avez également souligné les
progrès qui devaient encore être accomplis.
Certains, en particulier M. Arthuis, ont évoqué la notion de « carburant » de
la révision constitutionnelle. Je n'ai pas tout à fait compris pourquoi. Pour
autant, je crois que vous considérez, avec beaucoup de raison et de sagesse,
comme M. Hoeffel, que la réforme de la fiscalité locale ne peut pas et ne doit
pas être un préalable. Il nous faut faire en sorte - nous aurons l'occasion
d'en parler lors de l'examen de tel ou tel amendement - que rien ne puisse
bloquer le mouvement de décentralisation. Mais, dans le même temps, bien sûr,
nous devons veiller, bien sûr, à respecter l'autonomie financière des
collectivités territoriales, comme l'a souhaité en particulier votre
président.
Enfin, s'agissant de la démocratie directe, j'ai entendu les réserves et les
interrogations émises en particulier par MM. Longuet et de Broissia. La
question qui est posée est celle de la prise en compte, dans toutes ses
dimensions, de la démocratie représentative. Mais prenons garde à ce que ce
mouvement de décentralisation ne soit pas perçu par nos concitoyens uniquement
comme une affaire concernant les seuls élus et les représentants des
collectivités territoriales.
Nos concitoyens doivent sentir une amélioration du fonctionnement réel de la
démocratie, y compris de la démocratie directe. C'est la raison pour laquelle
le Gouvernement est extrêmement attaché aux possibilités de consulter les
concitoyens par référendum, aussi bien par le référendum local décisionnel que
par le référendum consultatif.
J'en viens maintenant aux collectivités d'outre-mer.
M. Flosse a plaidé avec beaucoup de chaleur pour la reconnaissance du fait
polynésien et de l'autonomie polynésienne, ce qui ne m'a pas surpris outre
mesure. Le texte - c'est ma conviction - répond très largement, pour ne pas
dire totalement, à son attente, comme j'aurai l'occasion de le lui démontrer,
avec l'aide de ma collègue Brigitte Girardin.
J'ai également été attentif aux propos nuancés de MM. Virapoullé et Vergès
sur l'avenir de la Réunion. Nous serons solidaires, et tenons d'ores et déjà à
rassurer les Réunionnais sur le respect des choix qu'ils ont su exprimer à
plusieurs reprises depuis tant d'années. Il n'est peut-être pas inutile, en cet
instant, de rappeler ce que la départementalisation a constitué dans l'histoire
de l'outre-mer français. Beaucoup se sont battus pour elle ; ils ont obtenu
gain de cause. Ce mouvement a été un facteur très important de modernisation
économique, sociale et culturelle des départements d'outre-mer. Il n'est donc
pas inutile de rendre hommage à ceux qui, avant nous, l'ont rendu possible.
MM. Larifla et Désiré ont présenté leurs attentes respectives pour la
Guadeloupe et la Martinique.
Je répondrai à M. Lise que le Gouvernement tiendra compte des travaux du
congrès comme de toute autre initiative locale dans la mesure où les
propositions qui en résultent seront conformes à la Constitution révisée.
Chacun l'a bien compris, la démarche du Gouvernement consiste précisément à
faire en sorte que les suggestions des uns et des autres puissent s'exprimer
avec toute la souplesse et la force imaginative nécessaires, mais une fois la
Constitution révisée : la révision doit être un préalable, il ne serait pas de
bonne méthode d'y procéder
a posteriori
.
L'article 73 nouveau permettra, contrairement à ce que vous pensez, monsieur
Lise, des évolutions importantes, qu'il s'agisse du pouvoir normatif ou de
l'organisation institutionnelle.
L'article 73 nouveau permet tout à la fois la reconnaissance de la valeur de
l'existant et une capacité d'évolution, d'adaptation qui me paraît extrêmement
intéressante. Avec ce dispositif, nous devrions pouvoir éviter l'immobilisme
qui, au cours des vingt ou trente dernières années, a caractérisé l'application
de l'article 73.
Il faut enfin mener de concert la décentralisation et la réforme de l'Etat,
comme en sont convenus MM. Hyest, de Rohan et Hoeffel. Je suis convaincu de la
nécessité de redéfinir les missions de l'Etat, pour que celui-ci puisse se
concentrer sur ses fonctions régaliennes.
Je veux rassurer M. Autexier : ces missions ne seront pas abandonnées. Il me
semble que ces derniers mois montrent, au contraire, que l'exercice des
missions régaliennes constitue une priorité pour le nouveau gouvernement et
pour le Président de la République.
Ensuite, il faudra faire en sorte que l'Etat soit davantage un instrument de
solidarité. Monsieur Mauroy, l'égalité et la solidarité sont pleinement
présentes dans le texte constitutionnel. D'ailleurs, si nous prévoyons des
mécanismes de péréquation, c'est bien parce que la situation est aujourd'hui
inégale. Si tel n'était pas le cas, excusez-moi ce truisme, il ne serait pas
nécessaire de prévoir des systèmes de péréquation !
M. Jean-Jacques Hyest.
Eh oui !
M. Dominique Perben,
garde des sceaux.
Nous avons, les uns et les autres, suffisamment
d'expérience des réalités de la vie locale pour savoir que cette égalité passe,
certes, par des moyens de péréquation aux mains de l'Etat, mais aussi par une
libération des énergies et des initiatives. Nous croyons les uns et les autres
suffisamment en la valeur de cette vie locale pour savoir que l'égalité est
aussi atteinte par le foisonnement des énergies enfin libérées. C'est le sens
de ce projet de loi.
A cet égard, j'ai entendu MM. Karoutchi et de Richemont dirent ce que sont
leurs attentes en matière de péréquation. La loi organique, les lois ordinaires
qui suivront pourront définir les modalités de mise en oeuvre de ce principe de
péréquation.
Avant de conclure, permettez-moi deux observations.
Tout d'abord, je suis convaincu comme MM. Carle et de Rohan que, pour réussir
cette réforme, il faut une volonté forte de l'ensemble des intervenants. Cette
décentralisation, nous ne la réussirons que si tous les acteurs la souhaitent.
Ensuite, il apparaît que la réflexion sur certains aspects évoqués par
plusieurs d'entre vous n'est pas entièrement mûre ; je pense ici à
l'intercommunalité, dont ont parlé MM. Darniche, Hoeffel et Mauroy.
Vous regrettez, messieurs les sénateurs, de ne pas voir figurer
l'intercommunalité dans notre projet de révision constitutionnelle. Je
comprends cette attente. J'ai beaucoup travaillé, certains le savent ici, sur
ce sujet. J'ai également, en quelque sorte, beaucoup pratiqué et je pratique
encore. Je suis donc convaincu de l'intérêt de cette démarche intercommunale
qui, dans la durée, est en train de modifier progressivement la pratique de la
vie locale et notre carte administrative. Pour autant, je suis également
convaincu de ce que constitutionnaliser l'intercommunalité serait aller trop
vite en besogne.
M. Gérard Braun.
Tout à fait !
M. Dominique Perben,
garde des sceaux.
En revanche, il me paraît envisageable - la discussion
que nous allons avoir sera peut-être l'occasion d'une certaine ouverture - de
réfléchir à la façon dont l'expérimentation pourrait également concerner
l'intercommunalité, en tout cas les groupements de collectivités
territoriales.
Mesdames, messieurs les sénateurs, comme M. Etienne, je crois que la révision
constitutionnelle est un rendez-vous à ne pas manquer : la qualité de vos
travaux l'attestera.
(Applaudissements sur les travées du RPR, des
Républicains et Indépendants et de l'Union centriste ainsi que sur certaines
travées du RDSE.)
Question préalable