SEANCE DU 8 OCTOBRE 2002


RÉMUNÉRATION AU TITRE
DU PRÊT EN BIBLIOTHÈQUE

Discussion d'un projet de loi

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi (n° 271, 2001-2002) relatif à la rémunération au titre du prêt en bibliothèque et renforçant la protection sociale des auteurs. [Rapport n° 1 (2002-2003).]
Dans la discussion générale, la parole est à M. le ministre.
M. Jean-Jacques Aillagon, ministre de la culture et de la communication. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d'abord de m'associer au message que votre assemblée adresse au maire de Paris.
J'ai eu en d'autres temps l'honneur de servir la ville de Paris, à laquelle je suis toujours attaché, et je connais depuis longtemps Bertrand Delanoë. Je forme à son égard des voeux amicaux de prompt rétablissement.
J'en viens au projet de loi que je vous présente aujourd'hui.
La mise en oeuvre d'un droit de prêt en bibliothèque a soulevé un large débat dans l'opinion publique et parmi les professionnels du livre. Au bout de longues concertations, nous avons pu réduire les antagonismes et bâtir un compromis auquel se sont ralliés non seulement les auteurs, les bibliothécaires, les éditeurs, les libraires mais également les représentants des élus locaux.
Il s'agit d'une question de toute première importance pour les politiques culturelles, au règlement de laquelle les précédents ministres de la culture ont oeuvré avec un souci d'équilibre identique à celui qui m'anime aujourd'hui. C'est pourquoi le Gouvernement a repris à son compte le texte tel qu'il a été déposé sur le bureau du Sénat avant les élections législatives.
Les politiques conduites par l'Etat et les collectivités locales au cours des vingt dernières années ont permis un important développement de la lecture publique dans notre pays. En vingt ans, le nombre de bibliothèques a ainsi été multiplié par quatre, le nombre d'inscrits et le nombre de prêts par trois. En 2000, le nombre de prêts atteignait plus de 157 millions pour les bibliothèques publiques et près de 13 millions pour les bibliothèques universitaires. Ces chiffres posent avec de plus en plus d'acuité la question de la rémunération des auteurs pour ce mode de diffusion de leurs oeuvres.
Cette question a atteint son paroxysme au cours de l'année 2000 lorsque certains auteurs ont menacé, en l'absence d'une telle rémunération, d'interdire le prêt de leurs livres en vertu du droit dont ils disposent sur l'utilisation de leurs oeuvres. Ce principe du droit exclusif de l'auteur est inscrit dans notre législation depuis 1957. Il a été renforcé par la directive communautaire du 19 novembre 1992 relative au droit de location et de prêt.
Afin de sortir de cette situation de blocage, le Gouvernement a souhaité mettre à profit la possibilité ouverte par la directive de 1992 de déroger au droit exclusif de l'auteur en lui garantissant, en contrepartie, une rémunération pour le prêt de ses livres en bibliothèques.
Ce faisant, le Gouvernement s'est fixé trois objectifs principaux : mettre en oeuvre le droit des auteurs à une légitime rémunération au titre du prêt ; consolider l'action des bibliothèques pour favoriser l'accès du plus grand nombre au livre et à la lecture ; associer le droit de prêt aux équilibres de la chaîne économique du livre et tout particulièrement à l'amélioration de la situation des librairies.
Le Gouvernement a écarté l'idée d'un paiement à l'acte d'emprunt dont la charge aurait pesé directement sur l'usager, risquant ainsi de remettre en cause le formidable succès de nos bibliothèques et l'esprit de service public qui les anime. En cela, le Gouvernement a été attentif aux craintes exprimées par de nombreux maires et conseils généraux.
Pour autant, il a eu le souci de ne pas faire porter aux seules collectivités territoriales la charge de la rémunération au titre du prêt en bibliothèque. En effet, s'il s'agit en quelque sorte d'une compensation due aux auteurs pour l'exploitation de leurs oeuvres dans des bibliothèques, qui relèvent en grande partie de ces collectivités, il en va également d'un renforcement général de la politique nationale en faveur du livre et de la lecture. C'est pourquoi l'Etat a choisi d'être aux côtés des collectivités en assumant la moitié du coût global de ces mesures.
Le projet de loi reflète ces objectifs. Il s'articule en cinq points.
Premier point, il assure une sécurité juridique aux auteurs, à travers une rémunération, et aux bibliothèques, en garantissant leur droit de prêter, droit qui avait été compromis par la menace de certains auteurs d'interdire le prêt de leurs oeuvres.
Deuxième point, ayant exclu le prêt payant à l'acte par l'usager, le projet de loi instaure un « prêt payé » d'avance, en amont de l'emprunt, assumé conjointement par l'Etat et les collectivités locales.
Troisième point, deux sources de financement seront mobilisées à cette fin : d'abord, 6 % du prix public hors taxe des ouvrages vendus aux établissements de prêt seront versés par les fournisseurs à l'organisme chargé de la gestion collective de ce droit de prêt ; ensuite, un droit de prêt forfaitaire sera payé annuellement par l'Etat, à raison de 1,5 euro par inscrit en bibliothèque de lecture publique et de 1 euro par inscrit dans les bibliothèques de l'enseignement supérieur. Le système serait mis en oeuvre en deux paliers - en 2003 et en 2004 - afin de rendre progressif l'effort de l'Etat et des collectivités.
Quatrième point, afin de renforcer la librairie, élément structurant de l'animation et du développement culturel local, le projet de loi élargit le champ de la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre.
Cinquième point, les ressources dégagées, évaluées à 22 millions d'euros, soit 146 millions de francs, feront l'objet d'une double affectation : en premier lieu, un versement aux ayants droit ; en second lieu, le financement d'un régime de retraite complémentaire pour les écrivains professionnels.
Permettez-moi de m'arrêter sur chacun de ces deux derniers points, et d'abord sur l'élargissement de la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre.
A un moment où la lecture publique accusait un grand retard, la loi de 1981 a incontestablement apporté un soutien non négligeable aux collectivités locales en leur permettant de bénéficier de rabais dérogatoires pour développer les achats de leurs bibliothèques.
Aujourd'hui, alors que l'objectif de mise à niveau de nos bibliothèques est atteint sur la majeure partie du territoire, l'arrivée de plus en plus massive de grossistes sur ce marché pénalise gravement les librairies de proximité, en les obligeant à consentir des rabais qui mettent en péril leur situation financière ou en les contraignant à abandonner ces marchés et à perdre ainsi une part essentielle de leur chiffre d'affaires. Rappelons que les rabais octroyés par les librairies pour les achats de livres par les bibliothèques sont passés, en moins de dix ans, de 15 à 20 %, alors que les rabais moyens octroyés par les grossistes sont aujourd'hui d'environ 27 %.
Afin de freiner cette surenchère, le présent texte vise à rapprocher les achats des collectivités du régime commun de la loi du 10 août 1981 en plafonnant les rabais à 12 % la première année, puis à 9 % à partir de la deuxième année.
Je sais que certains d'entre vous ont exprimé des craintes quant à l'avantage que les grossistes pourraient retirer de ce dispositif. Je suis, pour ma part, persuadé que les libraires en seront les principaux bénéficiaires.
En effet, tout comme la loi Lang n'a pas fait disparaître le livre des rayons des grandes surfaces, le plafonnement des rabais n'a pas pour objectif d'interdire aux grossistes l'accès aux marchés des bibliothèques.
Le plafonnement doit toutefois donner aux libraires la possibilité de faire valoir leurs atouts : le service, la proximité, le conseil, la connaissance des fonds ainsi que l'engagement en faveur des animations culturelles.
La concurrence entre fournisseurs est maintenue, mais elle s'exerce sur des critères de « mieux-disant » et non plus uniquement de « moins-disant ».
Le plafonnement des rabais va permettre de rénover le dialogue entre les bibliothèques et leurs fournisseurs autour de l'essentiel, la qualité de l'offre et de celle du service rendu au public. Je fais le pari que les libraires sauront, dans ce dialogue, tenir toute leur place et que les bibliothécaires et les élus reconnaîtront la plus-value qu'ils sont en mesure d'apporter à la lecture publique.
Bien entendu, le plafonnement des rabais représentera pour les collectivités un coût supplémentaire dont je ne néglige pas l'impact. N'oublions pas cependant que cette charge supplémentaire sera partagée avec l'Etat, qui assumera la moitié du financement du dispositif, ce qui amplifiera son soutien à la lecture publique dans notre pays.
Enfin, cette solidarité entre collectivités publiques concernera en priorité les communes les plus importantes qui bénéficient aujourd'hui des crédits d'acquisition et des taux de rabais les plus élevés.
Pour les bibliothèques des communes de moins de 20 000 habitants, qui représentent 86 % des communes disposant d'une bibliothèque, l'effort maximal, à volume d'acquisition constant, sera, en moyenne sur les deux premières années, de 600 euros uniquement, soit 5 % de leur budget d'acquisition.
J'en viens maintenant au cinquième point évoqué plus haut : la double affectation des recettes.
La principale affectation sera le versement de droits d'auteur en fonction des exemplaires achetés pour les bibliothèques - et non du nombre de prêts pour chaque titre - afin d'encourager la diversité des fonds et donc la diversité de la production éditoriale.
Dans le projet du Gouvernement, ces droits d'auteur sont répartis à parts égales entre les auteurs et leurs éditeurs. Cette répartition correspond aux règles de la profession ; elle est garante de l'efficacité du dispositif. Par ailleurs, si l'auteur est au centre de nos préoccupations, comme il est aussi, je le sais, au centre des vôtres, ce n'est pas par opposition à son éditeur mais, tout au contraire, c'est à ses côtés : sans auteur, l'oeuvre n'existe pas ; sans éditeur, le livre n'existe pas.
Les discussions avec votre commission des affaires culturelles m'ont montré combien le Sénat est soucieux de voir l'auteur tenir la place centrale dans ce projet de loi.
Ce souci est également le mien. Toutefois, je suis persuadé que le fait de soumettre la répartition de leurs droits à une négociation avec leurs éditeurs n'est pas forcément un service à rendre aux auteurs, tout simplement parce que le rapport de forces ne joue pas systématiquement en leur faveur.
C'est pour cette raison que le Gouvernement a tenu, à la demande des auteurs eux-mêmes, à fixer dans son projet de loi une clé de répartition qui corresponde par ailleurs aux usages de la profession, soit 50/50.
Le seconde affectation de la rémunération au titre du droit de prêt sera le financement d'un régime de retraite complémentaire au bénéfice des écrivains et, j'y insiste, des traducteurs, qui sont les seuls parmi les créateurs à ne pas en bénéficier à ce jour.
Serait ainsi créé un système de mutualisation et de solidarité grâce aux ressources dégagées par le droit de prêt. Cet effort spécifique en faveur des 2 300 écrivains et traducteurs qui vivent principalement de leur plume est très largement soutenu, y compris par les auteurs qui ont déjà, au titre d'une autre activité, une retraite complémentaire. Ceux-ci consentent, par esprit de solidarité, à voir la nouvelle rémunération qui leur est destinée au titre du droit de prêt légèrement réduite en faveur du financement du régime de retraite complémentaire au bénéfice de ceux qui vivent essentiellement de leur activité d'auteur et qui ne disposeraient pas encore d'une retraite complémentaire.
En permettant aux 2 300 auteurs qui ne vivent que de leur plume d'être mieux protégés, ce dispositif répond à un objectif de politique culturelle et sociale. Il faut en effet avoir à l'esprit que près de la moitié de ces écrivains et de ces traducteurs ont un revenu inférieur au SMIC. Les trois quarts d'entre eux pourraient, à terme, percevoir une retraite de tout au plus 900 euros par mois, soit à peine 6 000 francs. Dans ces conditions, la possibilité de bénéficier d'un complément de revenu significatif grâce à la retraite complémentaire contribuerait réellement à améliorer leurs conditions de vie.
Par ailleurs, les ressources dégagées grâce au droit de prêt devraient en principe permettre de prendre en compte les écrivains et les traducteurs qui sont déjà à la retraite en les faisant bénéficier d'une validation gratuite d'un certain nombre d'années de cotisation.
Face aux incertitudes que font peser l'internationalisation et l'homogénéisation des productions culturelles, face à l'influence de plus en plus exclusive de l'image de divertissement, la défense et la promotion de la création constituent notre combat quotidien. Nous parlons en effet beaucoup, et à juste titre, de diversité culturelle ; nous avons aujourd'hui l'occasion d'apporter une pierre supplémentaire à son édification et de donner un sens à la mission de régulation qui incombe à la puissance publique. C'est, du reste, animé de la même volonté que je reviendrai devant vous dans quelques mois, sans doute au début de l'année prochaine, pour présenter un projet de loi transposant la directive communautaire du 22 mai 2001 sur le droit d'auteur dans la société de l'information.
La consolidation du droit des auteurs, l'amélioration de leurs conditions d'existence et, par conséquent, de leur capacité de créer des oeuvres nouvelles, le rétablissement d'équilibres au profit de l'indispensable réseau de librairies grâce auquel la diversité de la diffusion répond à la diversité de la création : voilà autant d'avancées concrètes en faveur de la diversité culturelle, voilà les objectifs que nous nous proposons d'atteindre au moyen du projet de loi qui est aujourd'hui soumis à votre examen. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Daniel Eckenspieller, rapporteur de la commission des affaires culturelles. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, quelques semaines après les dernières élections municipales, je suis allé à la rencontre des élus d'un groupement de petites communes nichées au fond d'une vallée vosgienne.
Après qu'ils eurent évoqué des problèmes de voirie, de réseaux et de gestion forestière, l'un d'entre eux a dit, traduisant de toute évidence l'opinion générale : « Mais le plus urgent et le plus important, c'est de créer une bibliothèque. »
Ce témoignage, même s'il est marquant, n'est pas pour autant exceptionnel. Il souligne bien la foi avec laquelle oeuvrent toutes celles et tous ceux qui pensent que l'accès au livre constitue un outil essentiel au service de la formation, de la culture, de l'esprit critique, de la citoyenneté.
Comment, dès lors, ne pas se réjouir du développement considérable du marché du livre et de la fréquentation des bibliothèques de prêt, et ce malgré la part de plus en plus prégnante des nouveaux modes de communication ?
Près de treize millions de nos concitoyens étaient inscrits, en 1998, dans une bibliothèque de prêt. Parmi ceux-ci, les jeunes âgés de quinze à dix-neuf ans étaient quatre fois plus nombreux que les personnes âgées de plus de cinquante-cinq ans.
Les acquisitions faites par les bibliothèques sont passées, entre 1980 et 1998, de trois millions à huit millions de volumes par an, sans compter les bibliothèques de l'enseignement supérieur, pour lesquelles les achats ont été multipliés par six pendant la même période, pour atteindre un chiffre annuel d'environ 800 000 volumes.
La multiplication des prêts n'a pas été sans soulever, d'une manière récurrente, le problème de la rémunération des auteurs, au titre de leurs droits de propriété intellectuelle, notamment depuis que l'article 2 de la directive communautaire du 19 novembre 1992 dispose que le droit d'autoriser ou d'interdire le prêt constitue un droit exclusif de l'auteur.
Sur ce point, la directive ne dit rien d'autre que le droit français. En effet, à travers le droit de destination, l'interprétation jurisprudentielle des dispositions du code de la propriété intellectuelle, en particulier de son article L. 113-3, reconnaît à l'auteur un droit de regard sur l'usage qui est fait des exemplaires de son oeuvre.
En fait, ce droit n'est pas exercé et ne donne lieu, à ce jour, à aucune rémunération, alors que nombre de pays européens appliquent, sous des formes certes variables, le droit de prêt. Comment, dès lors, concilier la volonté de favoriser la lecture publique et la nécessité de donner une réalité au droit de prêt ?
Ce débat, engagé dans un climat passionnel voilà quatre ans, a fini par aboutir à un consensus, ce qui est d'autant plus méritoire que l'on a cherché à régler par le même texte, outre le problème premier, qui est celui de la rémunération des auteurs et la question connexe de la répartition du produit de cette rémunération entre auteurs et éditeurs, celui du renforcement de la protection sociale des auteurs et celui de l'accroissement du réseau des librairies, qui jouent, sur tout le territoire national, un rôle essentiel dans la diffusion du livre.
Comme tout compromis, celui que traduit le projet de loi soumis à notre réflexion présente un certain nombre d'imperfections et ne manque pas de complexité ; il est à craindre que les résultats concrets que peuvent en attendre les auteurs restent plus modestes que les uns et les autres ne l'eussent souhaité.
Le projet de loi apporte, cependant, une réponse qui ne manque pas d'ingéniosité à certains problèmes récurrents, souvent douloureux, tels que celui de la précarité de la situation matérielle d'un grand nombre d'auteurs.
Il donne, par ailleurs, une réalité concrète à un droit dont disposent les auteurs, tout en visant à rééquilibrer le marché du livre au travers de mesures destinées à soutenir les librairies des bourgs et des quartiers.
La commission des affaires culturelles n'a, par conséquent, pas souhaité mettre en cause l'économie générale du projet de loi.
Elle a jugé utile, toutefois, dans un souci de précision, de reprendre un certain nombre de formulations, afin que la loi puisse s'appliquer d'une manière aussi simple et aussi claire que possible.
C'est dans cette perspective que j'aurai l'occasion, lors de la discussion des articles, de présenter un certain nombre d'amendements répondant à ce souci de clarification.
Sur un autre point, qui lui paraît important tant sur le plan du droit que sur celui des principes, la commission proposera au Sénat de modifier le texte du projet de loi.
Celui-ci prévoit en effet que « le prêt ouvre droit à rémunération au profit de l'auteur et de l'éditeur ayant droit de l'auteur », disposition à laquelle fait écho la précision selon laquelle la part de la rémunération restant après prélèvement au titre des cotisations de retraite complémentaire est répartie à parts égales entre les auteurs et les éditeurs ayants droit des auteurs.
Ce partage entre auteurs et éditeurs de la rémunération est un des fondements du consensus sur lequel est bâti le texte. Il traduit le compromis auquel sont parvenus, après de longues discussions, auteurs et éditeurs, compromis auquel les uns et les autres - ils nous l'ont confirmé avec force - sont très attachés.
Nous ne souhaitons en aucun cas, je l'affirme ici très solennellement, le remettre en cause. Au contraire, nous nous félicitons de ce que le débat sur le droit de prêt ait été l'occasion, pour les auteurs et les éditeurs, de prendre conscience de l'existence d'intérêts communs. A cet égard, la création d'une société de gestion au sein de laquelle auteurs et éditeurs sont représentés d'une manière paritaire constitue une avancée très positive.
L'oeuvre n'existerait pas si elle n'avait été conçue et rédigée par l'auteur, mais elle ne serait pas lue si un éditeur n'avait pris le risque économique de la faire imprimer et diffuser. Le livre, vendu ou prêté, est le fruit de ces efforts partagés. Nul ne peut le contester.
Pour ces raisons, et aussi compte tenu des risques financiers qu'il lui incombe d'assumer, la vocation de l'éditeur à bénéficier d'une partie de la rémunération perçue au titre du droit de prêt nous apparaît incontestable.
Mais ce n'est pas parce qu'il y a eu consensus qu'il faut se départir du souci de rigueur devant présider à l'élaboration de la loi.
Or, en reconnaissant à égalité à l'auteur et à l'éditeur un droit à rémunération, le projet de loi comporte une ambiguïté fâcheuse, qui pourrait laisser à penser qu'est reconnu à l'éditeur un droit voisin, ce qui ne correspond aux intentions ni des rédacteurs du texte ni des éditeurs.
Afin d'écarter cette ambiguïté, il convient de rappeler que l'auteur, et lui seul, détient un droit à rémunération, ce qui est parfaitement logique dans la mesure où c'est l'auteur et lui seul qui détient le droit de prêt.
En conséquence, le partage de la rémunération entre auteurs et éditeurs ne peut s'effectuer que dans le cadre de conventions passées entre les auteurs et les éditeurs.
Le mécanisme que propose la commission aboutit au même résultat que celui qui est prévu par le projet de loi, dans la mesure où, en pratique, une clause sera introduite dans le contrat type de l'édition et où, vraisemblablement, cette clause retiendra la répartition à parts égales présentée par le texte qui nous est soumis.
S'agissant à présent des ressources qui permettront de donner une réalité concrète à la rémunération des auteurs, le débat a inévitablement porté, dans un premier temps, sur la question de définir si c'est à l'usager ou au contribuable d'en supporter la charge : c'est un débat que l'on retrouve à propos de nombreux sujets.
S'il en est un, cependant, où la notion de service public prend toute sa dimension, c'est bien celui de l'accès au livre.
Dès lors que la légitimité de la rémunération est reconnue, et dès lors qu'est abandonnée l'idée de rendre payant le prêt des livres en bibliothèques, il ne reste plus que la solution du recours au financement public.
L'Etat y contribue, pour une première part, au travers d'une dotation assise sur le nombre des abonnés inscrits dans les différentes bibliothèques publiques ou privées, dotation qui avoisinera, une fois l'année de transition passée, 12,6 millions d'euros.
La seconde part de la rémunération est versée par les fournisseurs de ces bibliothèques. Elle est assise sur un prélèvement de 6 % sur le prix public des livres destinés au prêt, la consultation sur place n'entrant pas, je le précise, dans le champ d'application de la loi.
Ce prélèvement, dont le produit devrait avoisiner 9,8 millions d'euros, est, en apparence, à la charge des fournisseurs, alors qu'en fait il se substitue pour eux, en très grande partie, à une part de la remise précédemment consentie aux bibliothèques pour les acquisitions.
En effet, le projet de loi prévoit de plafonner, à hauteur de 9 % du prix de vente au public, les remises que les fournisseurs peuvent accorder sur les ventes faites à certaines collectivités et aux bibliothèques accueillant du public. Cette mesure est destinée à permettre aux libraires indépendants de retrouver une place dans un marché de plus en plus largement accaparé par des grossistes qui consentent actuellement des remises se situant entre 25 % et 28 %.
Tous les fournisseurs devraient ainsi percevoir pour leurs ventes aux bibliothèques 85 % du prix public, compte tenu de la remise de 9 % et du versement de 6 % au titre du droit de prêt.
Cette disposition du projet de loi ne peut, dans son principe, que rencontrer une très large adhésion, tant il est vrai que les libraires, disséminés à travers le territoire national, restent le vecteur essentiel de l'accès à la lecture. La pérennité de leur activité constitue un enjeu d'importance. Il ne faut pas se cacher, cependant, que, dans un contexte de prix unique, où les marchés publics conduiront à retenir le mieux-disant plutôt que le moins-disant, les libraires indépendants ne sont peut-être pas les mieux armés pour concurrencer les grossistes, qui pourront tirer parti de l'accroissement de leur marge pour améliorer la qualité de leur offre. Il faut néanmoins espérer que la mesure prévue par le projet de loi se révélera effectivement positive pour le réseau des libraires indépendants.
Par ailleurs, le plafonnement des remises se traduira, pour les acquéreurs, par un renchérissement des livres. On estime ce surcoût à 22,5 millions d'euros, dont près de 17 millions d'euros pour les seules collectivités territoriales.
Ces dernières se trouveront dès lors confrontées au dilemme suivant : soit abonder les crédits destinés aux bibliothèques, soit réduire le volume des acquisitions afin de respecter les budgets initialement envisagés.
Si l'on tient compte de la dotation de l'Etat, assise sur le nombre d'abonnés en bibliothèque, et du surcoût que ce dernier aura à supporter pour ses propres acquisitions, la charge financière des dispositions prévues par le projet de loi se répartit à parts à peu près équivalentes entre l'Etat et les collectivités territoriales.
Il y a là, certes, de quoi nourrir un débat. Compte tenu de l'enjeu que représente l'accès du plus grand nombre au livre, il nous semble cependant que ce partage de charges nouvelles n'est pas inacceptable.
S'agissant à présent de l'affectation des sommes collectées au titre du droit de prêt, une partie d'entre elles servira à alimenter un régime de retraite complémentaire pour les écrivains et traducteurs affiliés jusqu'à ce jour au seul régime général et qui connaissent, pour nombre d'entre eux, des conditions d'existence très précaires. Il est à noter que les auteurs n'exerçant pas l'activité d'écriture à titre principal, ainsi que certaines catégories d'auteurs - illustrateurs ou photographes - qui sont déjà affiliés à un régime de retraite complémentaire, contribueront à ce régime sans en bénéficier. Néanmoins, des mécanismes de solidarité analogues existent dans bien d'autres domaines. Il n'y a donc pas lieu, nous semble-t-il, de considérer comme rédhibitoires les dispositions envisagées.
Les montants collectés au titre du droit de prêt, minorés du prélèvement affecté au régime de retraite complémentaire, sont répartis entre les auteurs et les éditeurs des ouvrages achetés par les bibliothèques, sans qu'il soit tenu compte ni du prix du livre ni du nombre de fois qu'il aura été prêté.
Ce critère de répartition simplifiera grandement la procédure de déclaration, dont la responsabilité incombera aux bibliothécaires ; cette forme de mutualisation permettra de rémunérer, dans les mêmes conditions, l'auteur d'un ouvrage destiné à un public restreint, mais dont la présence en bibliothèque revêt un intérêt évident, et l'auteur d'une oeuvre déjà largement vendue en librairie. Le soutien à la création littéraire et à la lecture publique semble justifier cet écart par rapport à la rémunération proportionnelle appliquée usuellement en matière de droit d'auteur.
La discussion des articles nous permettra de revenir sur un certain nombre de dispositions prévues par le projet de loi qui nous paraissent devoir être clarifiées. Il ne me semble donc pas utile de les évoquer en cet instant.
Le texte qui nous est soumis pèche sans doute par une certaine complexité, notamment parce qu'il a pour objet de régler simultanément plusieurs problèmes restés en suspens jusque-là.
Il nous semble cependant présenter deux mérites importants : il fait l'objet d'un consensus entre les différents acteurs du secteur du livre que sont les auteurs, les éditeurs, les libraires et les bibliothécaires ; par ailleurs, il constitue une avancée positive en tendant à remédier à une singularité française qui consistait à reconnaître aux auteurs un droit qui, en fait, restait lettre morte.
La commission des affaires culturelles vous proposera par conséquent, mes chers collègues, de le voter, sous réserve de l'adoption d'un certain nombre d'amendements destinés à en rendre l'application plus claire et plus simple. (Applaudissements sur les travées du RPR, de l'Union centriste et des Républicains et Indépendants, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme Danièle Pourtaud.
Mme Danièle Pourtaud. « Pour pouvoir créer, encore faut-il préalablement dîner », disait Beaumarchais.
Il s'agit, aujourd'hui, de la transposition, avec beaucoup de retard, d'une directive qui remonte déjà à dix ans, très attendue par les auteurs et dans le milieu de l'édition. C'est tout de même un comble pour la France, pionnière en matière de droit d'auteur ! Rappelons qu'en 1777, sous l'impulsion de Beaumarchais, les auteurs s'organisèrent pour défendre leurs droits et qu'en 1791 a été élaborée la première loi sur le droit d'auteur. Une cinquantaine d'années après, Lamartine proposait une réglementation internationale, calquée sur la loi française.
Après les dernières avancées françaises, sous les ministères de M. Jack Lang et de Mme Catherine Tasca, il était indispensable de compléter notre dispositif, pour octroyer aux auteurs et à leurs ayants droit un droit à rémunération au titre du prêt en bibliothèque.
A la suite du rapport Borzeix, remis en juillet 1998 à Mme Catherine Trautmann, le présent projet de loi résulte du travail de concertation mené par le précédent gouvernement, pour appréhender l'ensemble des problèmes liés aux circuits d'approvisionnement des bibliothèques et à la situation sociale des auteurs.
Je me félicite de ce que cette concertation ait permis d'aboutir à un texte qui satisfait l'ensemble des parties concernées : auteurs, éditeurs, bibliothécaires, grossistes et libraires.
La lecture publique a connu, depuis une vingtaine d'années, un essor formidable. Dans son rapport, M. Jean-Marie Borzeix indiquait que le nombre de bibliothèques municipales était passé de 980 en 1980 à 2 486 en 1996 grâce à l'effort d'équipement des collectivités locales. Dans le même temps, le nombre d'imprimés disponibles en bibliothèque était passé de 45,2 millions à 89,7 millions. Vous avez rappelé ces chiffres tout à l'heure, monsieur le rapporteur.
Cet essor traduit un élargissement du public des bibliothèques à des personnes qui n'avaient auparavant jamais fréquenté ces lieux de culture et qui se sont ainsi familiarisées avec la lecture. C'est, me semble-t-il, un pas important pour la démocratisation de la culture, dont nous ne pouvons que nous féliciter.
Mais, évidemment, la conséquence de cet engouement, c'est, sinon la chute brutale, du moins la stagnation des ventes de livres : 321 millions d'ouvrages ont été vendus en 1996, contre 329 millions en 1986.
Nous le savons tous, le travail d'un auteur mérite une rémunération, et c'est un droit incontestable. Il en bénéficie aujourd'hui au titre du contrat d'édition de ses oeuvres, en vertu des articles L. 131-4 et L. 132-6 du code de la propriété intellectuelle, ainsi que, depuis peu, au titre de la copie privée, conformément à l'article L. 311-1 dudit code, grâce à une proposition de loi que j'avais eu l'honneur de présenter au Sénat et que celui-ci avait adoptée.
Avec l'explosion de la lecture publique et aux termes du présent projet de loi, une rémunération sera attribuée aux auteurs au titre du prêt en bibliothèque ; les éditeurs en bénéficieront également.
Ce choix du législateur, qui n'était pas imposé par la directive, distinct de celui qui a été fait par nos voisins européens, se justifie au regard de la conception juridique française : l'oeuvre de l'esprit d'un auteur n'ouvre droit à rémunération que parce qu'elle a été éditée et qu'elle peut ainsi être commercialisée. D'ailleurs, le code de la propriété intellectuelle aborde le contrat d'édition.
Une partie des sommes collectées au titre du prêt en bibliothèque permettra donc de rémunérer les auteurs et les éditeurs. L'autre partie de cette somme abondera les fonds d'une caisse de retraite complémentaire pour les auteurs. Nous ne pouvons que nous en réjouir. Cela constitue, en effet, un progrès social considérable. Il faut savoir que, à l'heure actuelle, pour bénéficier d'une maigre retraite de 900 euros, un auteur doit avoir cotisé auprès de l'Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs, l'AGESSA, pendant quarante ans, à raison d'environ 2 300 euros de droits mensuels ! Or, il est impossible d'y parvenir puisque la caisse n'existe que depuis une vingtaine d'années !
Un complément de retraite était donc une nécessité pour l'ensemble des auteurs, et je vous ai entendu avec intérêt, monsieur le ministre, affirmer dans votre intervention liminaire que les auteurs pourraient racheter des années complémentaires. Néanmoins, une question demeure : les auteurs qui n'exercent pas cette profession au titre de leur activité principale pourront-ils bénéficier de cette caisse de retraite complémentaire ? Peut-être pourrez-vous, dans la suite du débat, nous apporter des précisions à cet égard.
Je ne reviendrai pas sur le principe de la gestion collective obligatoire, qui, dans notre pays, constitue la règle en matière de perception et de gestion des droits d'auteurs. S'agissant des critères d'octroi de l'agrément des sociétés de gestion, la rédaction proposée par M. le rapporteur constitue une garantie pour les auteurs quant à leur légitimité et leur compétence à gérer les droits perçus au titre du prêt public des oeuvres de l'esprit.
J'en viens à un autre aspect abordé dans le projet de loi, la question, plus globale, de l'extension du prix unique du livre, sous certaines conditions, à l'approvisionnement des bibliothèques.
Le gouvernement de M. Lionel Jospin avait souhaité procéder à l'extension d'un texte emblématique dans le secteur culturel, la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre, dû à l'initiative de François Mitterrand et de M. Jack Lang, pour moraliser les ventes de livres au public et, surtout, pour redynamiser les petites librairies.
Actuellement, les ventes réalisées au profit des bibliothèques et les ventes de livres scolaires par l'intermédiaire des associations de parents d'élèves échappent au plafond de 5 % de la réduction pratiquée par les libraires ou par les grossistes.
Ainsi, les réductions moyennes sur le prix des ouvrages consenties par les fournisseurs aux bibliothèques s'élèvent en moyenne à 15 % ou 20 % et peuvent même, à Paris, dans des cas exceptionnels, atteindre 40 % ! Les grossistes sont les seuls bénéficiaires de ce dispositif, les petites librairies se trouvant de facto exclues de la majeure partie de ce marché.
Le projet de loi prévoit de plafonner à 9 % la réduction maximale qui pourra être consentie aux bibliothèques pour l'achat de leurs livres. Le marché des bibliothèques deviendra ainsi accessible à l'ensemble des fournisseurs, en particulier aux petites librairies.
Quant aux grossistes, ils ne seront taxés que de 15 % du prix de vente des ouvrages, c'est-à-dire 9 % de remise auxquels s'ajoutent 6 % au titre de la participation à la rémunération que nous évoquions à l'instant. Ils pourront développer des services annexes grâce au solde dégagé par rapport à leurs marges antérieures.
S'agit-il d'un tableau idyllique ? Non ! Je préfère ne pas être candide. Les bibliothèques et les collectivités territoriales redoutent, en effet, une baisse de leur capacité d'achat. Certains élus de mon groupe m'ont fait part des inquiétudes de leurs services : ceux-ci estiment que la diminution du pouvoir d'achat des bibliothèques, liée au plafonnement des réductions accordées, sera de 10 % à 15 %.
Il n'en demeure pas moins que nous sommes strictement tenus par la directive européenne et que nous devons donc prévoir un droit à rémunération pour les auteurs au titre du prêt en bibliothèque. Certains Etats, faisant preuve d'une grande liberté d'interprétation de l'article 5 de cette directive, ont opté pour une application restrictive qui, dans certains cas, va jusqu'à dispenser l'ensemble des bibliothèques publiques de ce versement.
Dans un rapport du 12 septembre dernier, la Commission européenne exprime ses doutes sur l'application effective de la directrice dans ces cas-là : « Il n'est donc pas certain que tous les Etats membres aient satisfait aux exigences minimales visées à l'article 5, concernant en particulier l'octroi d'une rémunération au moins aux auteurs, pour le prêt d'oeuvres par certains établissements publics. »
La France a, pour sa part, choisi une voie plus réaliste en faisant porter la rémunération pour prêt en bibliothèque sur l'ensemble des acteurs institutionnels concernés. Grâce à la longue concertation menée par les deux précédentes ministres de la culture, nous avons ainsi échappé à ce qui aurait été un retour en arrière dans notre pays : le prêt payant pour chaque livre emprunté.
La solution du prêt payé « forfaitaire » et « à l'achat » retenue par Mme Catherine Tasca convient, comme je le disais en introduction de mon propos, à l'ensemble des parties que nous avons rencontrées ou entendue. Les auteurs et les éditeurs, forts de la tradition française, ont souhaité un partage équitable de la rémunération entre eux, contrairement à ce qui prévaut dans de nombreux Etats voisins. Les fournisseurs se sont entendus pour que la réforme constitue à la fois une opération blanche pour les grossistes et une amélioration de la condition des libraires. Les conservateurs des bibliothèques eux-mêmes se disent satisfaits de ce projet de loi car ils redoutaient, plus que tout, un paiement à l'acte supporté par l'usager.
Les sénateurs socialistes proposeront néanmoins deux amendements pour être sûrs que les collectivités territoriales ne soient pas trop pénalisées financièrement et ne voient pas la capacité d'achat de leurs bibliothèques diminuer de façon importante. Le premier amendement vise à instaurer des garanties en termes de délais quant à l'engagement effectif de l'Etat à payer sa part forfaitaire. Le second amendement prévoit un rapport de bilan très détaillé, dans deux ans, afin de bien cerner les conséquences financières de la réforme pour l'ensemble des parties concernées, et plus particulièrement pour les collectivités territoriales, qui sont principalement impliquées dans le nouveau dispositif, même si elles ne sont pas expressément visées par le texte. Nous reviendrons sur ces deux points lors de la discussion des articles.
Quoi qu'il en soit, nous ferons, j'en suis certaine, oeuvre utile en contribuant à défendre l'écrit, constamment menacé par la prépondérance, voire par la dictature, de l'audiovisuel. Je me réjouis, monsieur le ministre, que, à travers ce projet de loi, le Gouvernement actuel ait su reconnaître la qualité du travail de Mme Catherine Tasca et que le premier texte que vous défendiez, qui sera sans doute voté à l'unanimité dans notre Haute Assemblée, soit issu des travaux du précédent gouvernement. Le groupe socialiste votera donc bien volontiers le présent projet de loi. (Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole et à M. Ivan Renar.
M. Ivan Renar. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la question du droit de prêt dans les bibliothèques publiques a, voilà un peu plus de deux ans, suscité de très vifs débats et polémiques entre les différents professionnels de la chaîne du livre, une véritable nouvelle bataille d'Hernani de la lecture, d'autant plus vive que chacun avait à la fois tort et raison.
J'ai craint, à maintes occasions, que ne soient remis en cause plus de deux décennies d'efforts en faveur de la lecture publique et le rôle de l'écrit, qui demeure indispensable dans une politique démocratique de la culture.
En effet, le livre, donc l'écrit, est loin d'être dépassé. L'écrit a une fonction irremplaçable : il autorise la réflexion, améliore la conceptualisation de la pensée et permet de prendre le recul nécessaire à l'approche de telle ou telle situation. Il est le moyen essentiel de transmission de la connaissance et de la culture. C'est tellement vrai qu'il est la première victime de tous les totalitarismes, de toutes les intolérances, de tous les intégrismes, par la censure, voire l'autodafé. Et je vous sais gré, monsieur le ministre, d'avoir été très clair sur ce point, ces jours derniers encore.
Avant tout, j'exprimerai une pétition de principe. Selon moi, la rémunération des droits d'auteurs ne prête ni à discussion ni à contradiction. Permettre aux auteurs et aux créateurs de percevoir les droits qui leur reviennent légitimement n'est absolument pas contestable. Nous avions la responsabilité de le faire, directive européenne ou non, compte tenu de la situation précaire de nombre d'entre eux.
Mais reconnaissons que les bibliothèques, donc la politique de lecture publique au coeur de laquelle figure le prêt gratuit des livres, ont été, à cette occasion, une cible toute trouvée, puisqu'elles étaient censées être responsables des difficultés que traverse l'édition dans notre pays.
Au-delà de la question légitime des droits d'auteur, on a bien vu apparaître deux conceptions fort différentes du livre et de la lecture. L'une considère le livre sous le seul angle de sa valeur marchande et la lecture publique gratuite comme un précepte certes généreux mais dépassé. L'autre, que je partage, considère, au contraire, le livre non pas comme un objet identique à un autre, mais comme un bien culturel essentiel pour l'accès à la connaissance, à l'ensemble du patrimoine de la pensée, de la recherche et de la création.
L'existence du prêt gratuit, c'est-à-dire du droit pour chacun, quelle que soit son origine, d'accéder au livre apparaît donc comme un acte démocratique fondamental de notre République.
Quelque 6 600 000 lecteurs sont inscrits en bibliothèque et 190 millions de prêts ont été effectués en 2001. Je conçois parfaitement qu'il s'agisse d'un manque à gagner important pour les ayants droit, mais je suis convaincu que c'est encore et toujours insuffisant sur le plan du développement de la lecture publique et de ce qu'elle implique.
Savez-vous que 50 % des Français ne lisent jamais un livre ? Je ne peux me satisfaire de ce chiffre, ni de la situation actuelle du livre et de la lecture, caractérisée, outre par cette insuffisance du lectorat, par une vie créative difficile pour les auteurs, ni par l'état d'un marché de l'édition, rythmé par une logique marchande qui autorise peu la découverte d'auteurs nouveaux.
Ce constat renforce la nécessité de faire vivre et développer la lecture publique et les bibliothèques car, si le livre et la lecture se portent plutôt mal, ils se portent souvent mieux là où est développée une audacieuse politique en faveur de la lecture. L'on sait toute l'importance du rôle que peuvent avoir les collectivités locales dans ce domaine.
La lecture est un plaisir personnel - on est toujours seul avec son livre -, mais il y a une éducation, un apprentissage à la lecture, et les professionnels des bibliothèques sont des guides précieux.
Une bibliothèque, c'est un espace de choix, de découverte offert à la population, qui peut se familiariser avec le livre ; c'est un lieu de dépassement des barrières sociales qui entravent l'accès à la culture, car le livre est encore trop souvent le premier objet dont on se passe quand il faut économiser.
Je considère pour ma part que le droit à la lecture ne doit pas être conditionné à la faculté de payer. L'enjeu n'est donc pas d'ajouter de nouveaux obstacles sociaux ; il est bien d'améliorer l'accès au service public.
Une bibliothèque, c'est aussi un espace de liberté et d'expression pour les auteurs dont les oeuvres peuvent, hors de toute contrainte commerciale, rencontrer le public dans la durée ; c'est encore un espace de confrontation d'idées, de pluralisme, de rencontres. C'est un lieu vivant.
Cela est plus vrai encore quand elle devient médiathèque et qu'elle intègre les progrès offerts par les nouvelles technologies. En effet, si le livre est l'outil de communication essentiel entre les hommes - il a même pendant longtemps été le seul - il est confronté aujourd'hui à une concurrence importante, celle des nouvelles technologies.
Je suis de ceux qui refusent l'idée réductrice selon laquelle les modes de communication moderne tueraient le livre. Je dois dire que les bibliothèques ont su relever le défi.
C'est en définitive par l'attrait, l'envie de la lecture, de la découverte d'ouvrages qu'elle suscite que la bibliothèque constitue un formidable soutien à la création et à l'édition.
Ce plaidoyer pour la lecture publique revient à dire que toute solution juste ne peut être trouvée que dans des cohérences, des coopérations et une solidarité entre toutes les composantes de la chaîne du livre, de l'auteur au lecteur, en passant par l'éditeur et le libraire ; M. le rapporteur l'a bien souligné.
La bonne santé de la lecture publique conditionne la bonne santé du livre en général. Plus il y aura de livres lus, plus il y aura de livres vendus.
Aucune étude sérieuse et précise ne peut en effet affirmer que l'augmentation importante du nombre de prêts a engendré une baisse des ventes.
Je me félicite donc qu'un terrain d'entente ait pu être trouvé, symbolisé par le projet de loi dont nous avons à débattre aujourd'hui.
C'est un texte imparfait, certes - sa complexité a été relevée, - mais c'est un texte d'équilibre qui va dans le bon sens, en prenant en compte le fait que, si les auteurs ont des droits, les lecteurs aussi ont des droits.
Le projet de loi consacre la rémunération des droits pour les auteurs et éditeurs sur les prêts en bibliothèques publiques tout en instaurant pour les auteurs et traducteurs un financement de retraite complémentaire, jusqu'alors inexistant, et en améliorant leur statut.
Mais, plus important, ce progrès social est rendu possible, tout en pérennisant la gratuité du prêt des livres pour l'usager, en substituant au prêt payant initialement prévu un prêt payé faisant intervenir financièrement les différents acteurs et partenaires de la lecture publique : Etat, collectivités locales, comités d'entreprises, établissements d'enseignement.
Je prends acte des avancées importantes que cela constitue par rapport aux dispositions tour à tour envisagées. A cet égard, il n'est pas inutile de rappeler que, déjà, le rapport Borzeix, en 1998, préconisait l'instauration d'un prêt payé par l'usager d'un montant de cinq francs par livre emprunté ! Cette disposition fut reprise un temps dans les premières ébauches de ce projet de loi, puisqu'a été envisagé également un prêt payé forfaitaire de dix francs par lecteur et par an, payé par les seules collectivités territoriales. Ont également été écartées les idées de rémunération sur les reproductions et la consultation sur place des ouvrages.
On mesure là le chemin parcouru, et je crois, monsieur le ministre, que vous avez bien fait de reprendre le projet de loi de Mme Tasca.
Les conditions particulières réservées aux bibliothèques scolaires et universitaires me semblent également aller dans le bon sens compte tenu des difficultés que connaissent ces établissements et des missions propres qu'ils assument même si, faute de moyens, les bibliothèques universitaires françaises achètent dix fois moins de livres que les autres bibliothèques universitaires européennes.
Le droit de prêter, enfin, est juridiquement et légalement reconnu, confortant le rôle et les missions de service public des bibliothèques. La directive européenne de 1992, tout comme la réglementation française, permet en effet aux auteurs d'interdire le prêt de leur oeuvre. Le droit de prêt devient un droit formel. C'est une avancée importante, car elle induit, dans ce domaine, la primauté du service public.
Ce projet de loi, en revanche, suscite un certain nombre de craintes en ce qui concerne les budgets et les capacités d'acquisition des bibliothèques.
Le financement proposé pour la rémunération des droits repose sur deux sources. La première, forfaitaire, payée par l'Etat, est calculée sur la base du nombre d'inscrits dans les bibliothèques publiques. La seconde, le prêt payé à l'achat, consiste en un versement de 6 % du prix public des ouvrages aux sociétés de gestion collective. Ce système s'accompagne d'une limitation à 9 % maximum des remises accordées aux collectivités lors de l'achat d'ouvrages pour les bibliothèques publiques.
Ce système va inévitablement entraîner une charge supplémentaire importante pour les collectivités et les personnes morales dont dépendent les bibliothèques, charge qui risque fort de se répercuter sur les budgets et les politiques d'achat. Moins d'argent, c'est moins de livres, moins d'animations autour de la lecture, ce qui, en définitive, serait contradictoire avec l'esprit de démocratisation de l'accès aux oeuvres.
Les collectivités locales sont au coeur de tout le système de lecture publique de notre pays. Les efforts qu'elles consentent sont déjà très importants, puisqu'elles participent pour 96 % au budget des bibliothèques. Est-ce à elles d'en fournir davantage ? La question mérite d'être posée.
La loi du 10 août 1981 relative au prix unique du livre avait fort justement exclu de son champ d'application les achats de livres par les collectivités afin de rattraper les retards importants en matière de diffusion du livre et de lecture.
Les résultats sont là : le nombre de livres empruntés a triplé en vingt ans. La conjoncture actuelle nous permet-elle de revenir, même partiellement, sur ce qui a porté ses fruits ?
Le réseau des bibliothèques publiques reste très fragile ; c'est encore plus vrai pour les bibliothèques universitaires. Leurs moyens sont insuffisants et un nombre de plus en plus important de nos concitoyens connaissent, à des degrés divers, des difficultés avec l'écrit.
On peut regretter que d'autres moyens de financement n'aient été choisis. Je suis pour que les librairies prospèrent dans nos villes et dans nos quartiers ; ce sont aussi des éléments de civilisation. Mais il faut encore plus aider nos communes. On ne peut pas tout faire peser sur les collectivités ; il y va de la responsabilité nationale. C'est le même combat que celui qui est mené contre l'illettrisme.
Je comprends bien le souci de réintroduire, grâce à cette mesure, les librairies dans le réseau des ventes aux bibliothèques. Les rabais importants des grossistes les en excluent. Ce mécanisme y parviendra-t-il ? Les doutes sont permis en l'absence de mesures spécifiques propres à soutenir l'édition et les librairies. Evidemment, cet aspect dépasse le cadre strict de cette loi, mais il fait partie du même grand débat.
Je ne saurais, monsieur le ministre, aborder le sujet de l'édition sans évoquer l'avenir du pôle édition de Vivendi Universal.
La crise profonde que connaît le groupe Vivendi Universal et le démantèlement progressif qu'il subit - 10 milliards d'euros d'actifs vont être cédés dans les deux années à venir - touchent particulièrement le secteur culturel du groupe : l'audiovisuel, le cinéma, la musique et l'édition. Vivendi Universal, c'est deux tiers de l'édition française, des noms et des maisons prestigieuses !
D'après les informations qui sont aujourd'hui disponibles, aucune reprise ne serait possible par le monde de l'édition française. Ainsi, l'un des fleurons de l'édition française risque d'être happé par un consortium financier constitué de capitaux internationaux.
Nous ne pouvons laisser faire sans réagir. La responsabilité publique est engagée pour la préservation de notre patrimoine culturel. Il n'est pas possible que l'Etat reste sur une ligne de conduite interdisant l'intervention dans une entreprise privée. En effet, la concentration au sein de Vivendi Universal d'une part considérable de l'édition française implique de fait l'idée de mission de service public. D'ailleurs, dans toutes ses activités, Vivendi Universal s'est construite sur l'intérêt général.
Je serai attentif, monsieur le ministre, aux réponses que vous apporterez à ce sujet. Je profite de l'occasion pour réitérer publiquement notre demande de création d'une commission d'enquête sur l'utilisation des fonds publics par le groupe Vivendi Universal et sur le devenir de ses entreprises exerçant des missions de service public.
Le dernier aspect que je souhaite aborder m'amène à formuler un regret, celui que les formes nouvelles de supports de l'écrit ne soient pas traitées dans ce projet.
Loin d'annoncer la mort du livre, les nouveaux supports technologiques renforcent toujours plus la place de la lecture, comme de l'écriture, dans notre vie de tous les jours. Les nouvelles technologies bouleversent les différentes sphères de l'économie du livre, transforment la chaîne du livre, qui va de l'auteur au lecteur. De nouvelles problématiques surgissent : statut et droits des auteurs, avenir de l'édition, accès démocratique pour tous aux nouveaux moyens d'information et de communication et rôle des bibliothèques dans ce domaine. Il est nécessaire de répondre à ces nouveaux défis tout comme reste nécessairement posée cette exigence forte de nouvelles mesures législatives en faveur de la lecture publique, des bibliothèques - je pense à leurs statuts, à la définition de leurs missions - mais aussi en faveur de l'édition.
Ce texte constitue un premier pas positif, même si des interrogations subsistent. Il a le mérite, ce n'est pas rien, de concilier divers intérêts, diverses positions que nous avons pu craindre, un temps, définitivement opposés. Le consensus, même s'il est difficile à réaliser, existe entre professionnels du livre ; c'est essentiel pour le développement de toute la chaîne du livre.
Monsieur le ministre, ce matin dans le train, je lisais ce que Prévert écrivait de Picasso dans un livre pour enfants, qui n'est plus disponible en librairie, mais que j'ai emprunté à la bibliothèque municipale pour préparer un exposé à l'occasion d'une remise de médailles. Je cite : « Le chapeau melon enfoncé sur la tête, Picasso, maître de la peinture comme Fantômas de l'épouvante, un pied sur la rive droite, un pied sur la rive gauche et le troisième au derrière des imbéciles, regarde couler la Seine, qui prend sa source au Mont Gerbier-de-Jonc, quand l'envie lui vient de visiter les châteaux de la Loire. » Cela m'a rappelé l'armoire de bibliothèque de la coopérative scolaire que mon instituteur ouvrait chaque samedi. Pour moi, et je pense qu'il en fut ainsi en d'autres lieux pour nombre de mes collègues, les livres « magiques » de cette armoire ont été mes premiers « châteaux de la Loire » !
C'est pourquoi, avec le groupe communiste républicain et citoyen, j'approuve le projet de loi qui nous est proposé, même si le chantier n'est pas encore achevé. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, sur les travées socialistes, ainsi que sur certaines travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Yann Gaillard.
M. Yann Gaillard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, comme l'orateur qui m'a précédé, notre collègue Ivan Renar, je m'évaderai un petit peu à la fin de mon intervention et m'éloignerai de l'objet même du projet de loi.
Notre pays a toujours été en pointe - en tout cas à toujours cherché à l'être - dans la défense des droits des créateurs, que ce soit dans les domaines littéraire, musical, audiovisuel ou de la plastique ; je pense au célèbre « droit de suite » sur les ventes d'oeuvres d'art que nous avons tant de peine à imposer à nos voisins.
Nous sommes saisis aujourd'hui d'un texte apparemment consensuel, qui reprend le projet du précédent gouvernement, après les nombreuses négociations menées par Mmes Trautmann et Tasca.
Ce texte règle le problème du droit de prêt en bibliothèque, s'agissant d'un objet bien précis, le livre, qu'on retienne la formulation proposée par le Gouvernement, « oeuvre de l'esprit imprimée sur papier et publiée », ou celle que lui préfère la commission, oeuvre ayant fait l'objet d'un contrat d'édition « en vue de sa diffusion sous forme de livre ». L'objet du projet de loi est donc précis, et même un peu limité, j'y reviendrai.
Comme le souligne le fort intéressant rapport de notre collègue Daniel Eckenspieller, il contient essentiellement deux mesures.
Il tend, tout d'abord, à créer un régime de licence légale faisant exception, au bénéfice des bibliothèques publiques, du droit exclusif de l'auteur à autoriser ou à refuser un prêt.
Il prévoit ensuite un financement. Est écarté le système du prêt payant au profit d'un système de « prêt payé », reposant sur l'Etat, d'une part, et sur les collectivités locales, d'autre part, puisque les rabais qui sont consentis à celles-ci seront plafonnés, afin qu'un prélèvement puisse être opéré sur les bénéfices des fournisseurs des bibliothèques. Ainsi les communes sont bien dans la ligne de mire, ce dont je m'étais déjà inquiété le 10 octobre 2000 dans une question orale adressée à Mme Tasca. Mais enfin, tout le monde s'accorde sur cette espèce de « fifty-fifty » auquel on est parvenu !
Cette « manne » sera gérée par la SOFIA, société française des intérêts des auteurs de l'écrit, créée en 1999 et agréée par votre ministère, petite soeur de sociétés d'auteurs bien connues comme la SACEM pour la musique, la PROCIREP pour l'audiovisuel, la SACD pour les auteurs-compositeurs dramatiques, la SLAM pour les auteurs multimédias, et j'en passe...
C'est la SOFIA qui procédera à la répartition des sommes collectées entre, d'une part, la rémunération des auteurs et des éditeurs et, d'autre part, la prise en charge d'une partie des cotisations au régime de retraite complémentaire.
Toutes ces mesures ont fait l'objet d'un grand consensus et tout le monde a rendu hommage, monsieur le ministre, à votre fair-play, à votre refus de remettre sur le métier un ouvrage qui était achevé.
Je formulerai tout de même un regret, en souhaitant qu'il soit provisoire : qu'on se limite au livre, car, comme l'a souligné M. Renar, il existe d'autres modes de transmission de la pensée et de l'écrit.
Rappelez-vous, monsieur le ministre : en 1992, le pavillon français de l'exposition universelle de Séville - vous l'avez sûrement visité - présentait les différentes étapes de la transmission de la pensée, mises en rapport à titre symbolique avec les maquettes des monuments de Paris, construites d'ailleurs par un homme que vous connaissez bien puisque vous venez de le nommer à la tête de la Villa Médicis, à savoir M. Richard Peduzzi.
Se pose aussi le problème de la copie privée. L'oeuvre de Quignard nous a montré que, du volumen que l'on déroulait jusqu'au codex et au CD-rom, les modes par lesquels s'exprime la pensée se sont transformés de même qu'ont changé les modes d'écriture, depuis l'incunable jusqu'à l'informatique. Or tout ce qui est maintenant disponible rend la copie privée beaucoup plus facile. Elle était encore limitée au temps de l'analogique ; elle ne le sera plus au temps du numérique.
C'est la SOFIA elle-même qui le prouve en se dotant d'emblée de deux compétences : la gestion du droit de prêt en bibliothèque et la rémunération pour copie privée numérique.
Cette question désormais brûlante a fait l'objet de travaux remarquables au cours de la précédente législature. Puisque nous sommes dans le consensus général, je rappellerai que M. Migaud avait présenté un excellent rapport à l'Assemblée nationale et que notre collègue Mme Pourtaud a fait voter par le Sénat en première lecture une proposition de loi ayant pour objet d'étendre la rémunération de la copie privée à des oeuvres autres que musicales ou audiovisuelles.
C'est bien sur le nouvel article 311-4 du code de la propriété intellectuelle que s'appuie la SOFIA pour réclamer la compétence en matière de rémunération des auteurs et des éditeurs d'oeuvres fixées sur un support d'enregistrement numérique.
Non, cher collègue Renar, le livre n'est pas dépassé, mais il va être entouré par bien d'autres supports et peut-être même, pour certains amateurs, éclipsé. Mais ce qui compte, c'est tout de même la pensée qui est exprimée, quel que soit le support matériel.
Voilà donc ouvert un très difficile chantier. Vous allez devoir vous y atteler, monsieur le ministre, alors que vous sortez tout juste de celui des bibliothèques. Mais je suis convaincu que vous le ferez avec l'énergie, l'enthousiasme et la largeur d'esprit que l'on vous connaît. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. Philippe Richert.
M. Philippe Richert. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi qui nous est présenté aujourd'hui met fin à de longues années de débats, parfois orageux, entre, d'un côté, les partisans de la gratuité du prêt en bibliothèque et, de l'autre, les défenseurs des droits d'auteur.
Depuis l'annonce de l'instauration du prêt payant en bibliothèque, les discussions entre professionnels concernés n'avaient pas, jusqu'à présent, permis d'obtenir une solution acceptée par tous.
Pour mémoire, on peut rappeler qu'en février 2000, sur l'initiative de la Société des gens de lettres et du Syndicat national de l'édition, 300 écrivains avaient signé une pétition pour exiger des bibliothèques une rémunération. Un véritable tremblement de terre s'annonçait ! Parallèlement, d'autres écrivains, soutenant les bibliothécaires, ont défendu fermement la gratuité du prêt. Les écrivains français, toujours alertes et présents pour ce type de débat, se sont affrontés, parfois violemment, sur la question.
Deux notions fondamentales constitutives de l'histoire culturelle française se trouvent opposées dans un tel débat : les droits d'auteur et le droit à la culture pour tous.
En effet, la reconnaissance du droit d'auteur s'est imposée voilà plus d'un siècle. Cependant, dans le même temps, d'importants efforts ont été accomplis pour encourager la démocratisation de l'accès à la lecture. Il faut donc tenter, autant que faire se peut, d'aboutir à un respect de ces deux exigences et à un équilibre entre elles.
Sur le plan européen, la France se trouve dans une situation unique. La loi française reconnaît depuis 1957 un droit exclusif de l'auteur à prêter son oeuvre. Ce droit est également inscrit dans une directive du 19 novembre 1992, directive qui permet néanmoins de déroger à ce droit exclusif en garantissant, en contrepartie, une rémunération aux écrivains.
Appliquée aux Pays-Bas, en Allemagne et en Grande-Bretagne, cette directive n'a jamais été mise en oeuvre en France, où l'avantage a été donné à la lecture publique.
Aujourd'hui, le projet de loi crée un mécanisme de licence légale dont le principe est que l'auteur ne peut s'opposer au droit de prêt en contrepartie d'une rémunération. Cette solution, âprement négociée, reçoit l'assentiment d'une grande partie des professionnels du livre : auteurs, éditeurs, libraires et bibliothécaires s'y sont ralliés. Le présent dispositif se justifie donc.
J'aborderai trois points particuliers.
Tout d'abord, une partie de la rémunération permet de renforcer la protection sociale des écrivains et des traducteurs qui, aujourd'hui, ne bénéficient d'aucun régime d'assurance vieillesse complémentaire spécifique. Compte tenu de la précarité de leur situation sociale, il me paraît tout à fait nécessaire de légiférer sur ce point.
Des accords prévus par la loi du 31 décembre 1975 devaient instituer un régime complémentaire de retraite spécifique pour les auteurs exerçant leur art à temps plein. Cependant, faute d'entente entre les organisations syndicales et professionnelles représentatives, les écrivains n'entraient dans le champ d'aucun régime d'assurance vieillesse.
Le dispositif proposé permet donc de remédier à cette situation et donne de nouvelles perspectives à nos créateurs. Grâce au financement d'une partie de leurs cotisations, le coût de l'affiliation, qui pouvait paraître exorbitant à certains, ne sera pas supporté entièrement par les auteurs et les traducteurs.
Par ailleurs, l'abandon du principe de la gratuité peut être considéré comme contraire à l'égal accès de tous à la culture. En effet, depuis vingt ans, dans notre pays, on constate un accroissement de la fréquentation des bibliothèques et le nombre de livres empruntés a triplé. Il ne faudrait pas rompre avec cette démocratisation de la culture de laquelle participe la gratuité du prêt.
A cet égard, je voudrais souligner les efforts considérables entrepris depuis vingt ans par les collectivités locales en faveur de la culture en général et, plus particulièrement, dans le domaine de la lecture publique, qu'il s'agisse d'investissements immobiliers, d'achats de livres ou de services offerts.
Dans le Bas-Rhin, au cours des vingt années écoulées, la politique du conseil général a permis de créer 200 bibliothèques communales, qui s'appuient sur la bibliothèque départementale et ses trois antennes afin d'irriguer l'ensemble du territoire départemental. Ces pôles de rayonnement culturel, souvent situés en milieu rural, connaissent une fréquentation permanente, d'un niveau inespéré, presque incroyable, tant de la part des jeunes que des adultes. Il s'agit de l'une des plus belles réussites de la décentralisation !
On ne le dit pas assez souvent : aujourd'hui, dans certains villages de 1 000 habitants, ce sont plus de 10 000 documents qui sont prêtés chaque année ! Cela prouve que la mort régulièrement annoncée du livre ou de l'édition n'est pas encore à l'ordre du jour.
Cet aspect de la décentralisation de la politique culturelle est donc devenu une réalité. Aussi, je me demande si le dispositif prévu, qui impose aux collectivités - villes et conseils généraux - une participation financière nouvelle, ne va pas freiner cet élan culturel. La quantité de livres achetés ne va-t-elle pas fatalement baisser ?
Bien sûr, la solution préconisée évite que les seuls usagers s'acquittent du droit de prêt, ce qui remettrait en cause l'égalité de l'accès de tous à la culture.
Je reconnais que l'équilibre n'était pas facile à trouver, car l'accès à la culture est un droit, un principe fondamental qui doit être protégé au maximum, tout comme le principe du respect des droits des écrivains, principe qui a contribué à fonder les bases de la politique culturelle de la France. On peut donc estimer qu'il est anormal que les auteurs doivent autoriser le prêt de leurs livres sans une juste contrepartie.
La solution élaborée dans ce projet de loi, monsieur le ministre, permet de concilier ces deux impératifs. De plus, elle est assez équilibrée et recueille l'adhésion de l'ensemble des parties.
Enfin, le plafonnement à 9 % des rabais accordés aux bibliothèques et aux collectivités locales permet de mieux répartir le surcoût engendré par cette licence légale. Mais ne nous leurrons pas : cela risque d'être parfois un frein pour les bibliothèques, les commerçants ou les dépôts qui avaient été particulièrement dynamiques et qui avaient su, par le passé, négocier habilement des rabais importants.
Comme vous l'avez souligné, monsieur le ministre, les libraires devraient être les principaux bénéficiaires de ce plafonnement. Cette mesure, si elle entraîne des frais supplémentaires pour les collectivités locales, est un signe d'encouragement pour les commerçants de proximité, qui ne peuvent rivaliser avec les gros distributeurs.
Néanmoins, on peut se demander si ce plafonnement ne va pas permettre d'abord à certains grossistes de récupérer le montant du prélèvement par le jeu de l'accroissement de leur marge bénéficiaire.
Comme vous l'avez souligné, monsieur le rapporteur, le projet de loi semble parfois complexe, difficile à mettre en oeuvre, et le coût de cette mesure ne semble pas encore évalué dans toutes ses dimensions.
Toutefois, le groupe de l'Union centriste se félicite de cette réelle avancée qui, si elle ne donne pas satisfaction totale à chacun - c'est le propre des compromis - constitue néanmoins, j'en suis persuadé, un réel acte fondateur. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.

Mes chers collègues, avant de passer à la discussion des articles, nous allons interrompre l'examen de ce projet de loi pour recevoir M. le Médiateur de la République.15