SEANCE DU 6 NOVEMBRE 2001
M. le président.
Je suis saisi par MM. Autexier, Autain, Biarnès et Loridant d'une motion n° 1
tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare
irrecevable le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après
déclaration d'urgence, relatif à la Corse (n° 340, 2000-2001). »
Je rappelle que, en application du dernier alinéa de l'article 44 du
règlement, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de
l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion
contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la
commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une
durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Autexier, auteur de la motion.
M. Jean-Yves Autexier.
Monsieur le président, monsieur le ministre, trois de mes collègues et
moi-même avons déposé une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité
contre le projet de loi que propose le Gouvernement.
Le texte qui a été soumis au Parlement est contraire à la Constitution. Nul ne
l'ignore depuis qu'a été rendu public l'avis du Conseil d'Etat. C'était un avis
particulièrement motivé, clair et sévère à l'égard des dispositions
contestées.
On peut s'étonner en premier lieu que le Gouvernement de la République
soumette au Parlement un texte qu'il sait contraire à la Constitution. C'est
une étrange attitude de sa part, car on pourrait penser qu'il est le premier
tenu au respect de notre loi fondamentale.
Peut-être s'agissait-il de détourner la responsabilité de l'échec de ce texte
vers le Conseil constitutionnel ?
Un sénateur du RPR.
Bien sûr !
M. Jean-Yves Autexier.
Je ne suis pas sûr que cette attitude soit constructive.
Ruser ainsi avec les groupes indépendantistes en leur laissant entendre que le
Gouvernement voudrait bien satisfaire à leurs exigences, mais que le Conseil
d'Etat ou le Conseil constitutionnel s'y oppose, ce n'est pas l'image que les
Corses, au premier chef, et l'ensemble de nos concitoyens attendent d'un Etat
ferme et décidé.
Ce texte est manifestement contraire à la Constitution en ce qu'il organise
une dévolution partielle du pouvoir législatif vers une assemblée locale. C'est
une concession majeure faite aux indépendantistes qui, vous le savez, à défaut
de pouvoir consacrer un peuple corse, entendent montrer que l'exercice d'un
pouvoir législatif est le propre d'un peuple souverain. Mais le principe selon
lequel la loi doit être égale pour tous les citoyens figure dans le texte même
de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, partie intégrante de la
Constitution.
On pourra toujours tergiverser, passer du mot « dérogation » au mot «
adaptation » : l'essentiel est que la loi pourra être changée sur une partie du
territoire. Pour tenter de masquer pareille faute, la majorité à l'Assemblée
nationale a même, en votant une proposition de loi de M. Méhaignerie, étendu
cette possibilité à toutes les régions de France ! Nous en reviendrons donc à
la France du xviiie siècle que, selon la formule de Voltaire, on traversait en
changeant plus souvent de loi que de cheval.
(Sourires.)
Cette dérive est contraire à l'esprit même de la décentralisation. Que
l'application de la loi, spécialement en matière d'urbanisme ou
d'environnement, ait besoin de modalités définies localement, c'est précisément
l'objet de la décentralisation des pouvoirs réglementaires. Cette
décentralisation doit être poursuivie, en Corse comme ailleurs, mais, à
l'évidence, dans le cadre de la loi égale pour tous. Ce projet de loi tente
d'assimiler la décentralisation et la fragmentation de la loi. Il ne peut
évidemment convaincre personne. Mais il va contribuer à dévaluer ce dont nous
avons pourtant le plus grand besoin : l'autorité de la loi. Serait ainsi créée
une loi d'intérêt local, par un texte de loi qu'on nous dit provisoire, et
avant la grande étape : le changement de la Constitution programmé pour
2004.
Ce projet de loi n'est qu'un hors-d'oeuvre.
L'exposé des motifs nous indique qu'il est lié à la réforme constitutionnelle
prévue en 2004. Voter aujourd'hui un texte en violation de la Constitution qui
nous régit et en application d'un texte constitutionnel qui n'existe pas encore
est une pratique qui doit être rejetée sans ambiguïté.
Dans cette aventure improbable, la Constitution devient un texte modifiable à
merci. La loi devient un texte incertain et provisoire, en attendant de changer
la Constitution.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Comme toujours !
M. Jean-Yves Autexier.
Comment, dans ces conditions, proposer à la Corse l'application ferme et
sereine de la loi républicaine, quand, au sommet, on en compromet jusqu'au sens
?
L'adaptation de la loi littoral a, à juste titre, sonné l'alarme. On voit trop
les gros intérêts qui oeuvrent en coulisse.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Les paillotes !
M. Jean-Yves Autexier.
Pour tous ceux qui nourissent de grands projets immobiliers et touristiques,
il sera plus facile d'obtenir sur place, grâce à des pressions de toute nature
dont l'actualité nous donne tous les jours l'exemple, les dérogations que les
services de l'Etat ne délivraient pas.
M. Dreyfus-Schmidt.
Les paillotes !
M. Jean-Yves Autexier.
Au lieu d'encourager ceux qui, en Corse, se consacrent à l'amélioration de
l'Etat de droit, au respect des règles, on ouvre la voie à tous les
passe-droits. Pour ceux qui rêvent de faire un grand Monte-Carlo au milieu de
la Méditerranée, tous les espoirs sont permis !
Les dispositions proposées pour l'enseignement de la langue corse veulent
complaire aux indépendantistes, en évoquant un enseignement dans le cadre des
heures normales, et ce depuis la maternelle. Elles veulent éviter la censure du
Conseil constitutionnel en n'employant pas le mot « obligatoire ». Mais le
recteur de l'université de Corse a pris les devants : dès septembre 1999, une
circulaire du recteur Pantaloni organisait déjà l'enseignement obligatoire de
la langue corse, avec convocation des parents à un entretien d'explication en
cas de refus de leur part. Le recteur n'a pas été rappelé à l'ordre.
Qu'on me comprenne bien : je souhaite que la langue corse perdure. Mais un
enseignement optionnel proposé et non imposé
de facto
est la seule
solution. Sinon, soyez-en sûr, la « corsisation » des emplois sera la prochaine
exigence des indépendantistes. On ne pourra plus affecter en Corse que des
fonctionnaires parlant corse. Ce sera le repli de l'île sur elle-même, en
méconnaissant évidemment le fait que 600 000 Corses vivent sur le continent et
apportent beaucoup à la France.
Le principe fondamental auquel se heurte ce texte, c'est la constitution même
de la France comme communauté de citoyens, sans distinction d'origine. C'est
toujours la question du peuple corse ! Qui le compose ? L'agriculteur rapatrié
d'Algérie, le Breton dont la ferme a été plastiquée sont des citoyens français,
le maçon marocain qui travaille à Bastia peut le devenir.
Mais les uns et les autres peuvent-ils devenir corses ? On voit s'opposer là
la conception d'Ancien Régime fondée sur l'origine et la conception
républicaine fondée sur la citoyenneté. Sans entrer dans ces arcanes, les
indépendantistes corses ont tranché le débat. Ils inscrivent sur les murs « IFF
» ou « I Francesi Fora », ce qui signifie « Les Français dehors ! »
Si nous en sommes arrivés là, c'est que le processus de Matignon est le fruit
amer d'une démarche faussée dès le départ.
L'origine de ce retournement à 180 degrés de la politique suivie en Corse
réside dans l'abandon du préalable du rejet de la violence. Dès lors qu'était
accepté le principe de discussion avec des gens qui refusent de condamner la
violence, qui cautionnent même les menées violentes des groupes clandestins, «
quelle que soit la manière », selon la formule de M. Talamoni, la pente funeste
des abandons était ouverte.
La règle commune de la démocratie, c'est que les différends sont réglés par le
bulletin de vote. Dès lors que des groupes s'arrogent le droit de parler au nom
de la majorité, dès lors qu'ils parviennent par la violence ou la menace de
recours à la violence à obtenir ce que les urnes leur refusent, le principe
démocratique est atteint.
On nous dit que ce processus a été approuvé par les élus insulaires. Voire...
Tout d'abord, ils n'ont pas été élus sur un mandat de cette nature par les
citoyens. J'observe ensuite que, en mars 2000, l'Assemblée territoriale avait
adopté la motion Zuccarelli et rejeté la motion Rossi, dont les termes sont
pourtant, aujourd'hui, au coeur du projet de loi. Comment ont-ils changé d'avis
en quatre mois ? Le responsable du groupe du RPR l'a indiqué sans ambage : il
fallait un accord politique. Avec qui ? Avec les indépendantistes ! Ce sont eux
qui ont posé les règles et les exigences. Le Gouvernement lui-même, unanime, le
6 juillet 2000, pour refuser tout transfert de pouvoir législatif, l'accepte
quelques semaines après, parce que c'est la clé du soutien des indépendantistes
au processus de Matignon.
Evidemment, ce qui devait advenir advint. A peine empochés les bénéfices de
l'accord de Matignon, les indépendantistes exigeaient un pas de plus : le
regroupement des détenus, puis l'amnistie. Reconnaissons leur cette continuité
dans leur objectif : l'indépendance, en utilisant tous les moyens pour imposer
cette vue minoritaire aux Corses dans leur ensemble. « La violence est
l'adjuvant indispensable de la lutte pour l'indépendance » déclarait, le 28
août 2000, M. Talamoni.
Devant ce mauvais texte, la majorité du Sénat a préféré amender le projet de
loi plutôt que d'y mettre un terme. Monsieur le président du groupe du RPR,
vous avez indiqué au
Figaro
que vous saisiriez le Conseil
constitutionnel d'un texte qui serait contraire à notre loi fondamentale, mais
vous pouvez manifester dès à présent la volonté d'en arrêter le cours !
Ce faisant, peut-être feriez-vous apparaître en creux le silence inouï du
Président de la République, qui aurait pu, comme gardien de nos institutions,
mettre un terme à cette dérive quand il était encore temps, à l'été 2000. S'il
s'est tu, c'est que l'idée d'une France fédérale éclatée dans une Europe des
régions effleure son esprit, même si ce projet reste indicible pour la majorité
de nos citoyens. Peut-être aussi l'expérience de 1995 à 1997, de Tralonca au
plasticage de l'hôtel de ville de Bordeaux, qui devait ramener au bon sens,
n'est-elle pas bonne à évoquer ?
Je crois pourtant que le bon sens et la dignité commandent de mettre un terme
à cette affaire et, dès lors, de repartir sur de nouvelles bases.
Ces nouvelles bases, vous les connaissez. Il s'agit de doter la Corse
d'institutions renouvelées avec une assemblée unique qui serait élue sur une
base territoriale. Pourquoi, en effet, avoir fait de la minorité
indépendantiste la clé de toute majorité à l'Assemblée de Corse, en retenant un
mode de scrutin qui lui donne un rôle charnière et qui aboutira à ce qu'une
minorité dicte sa loi à la majorité ?
Ces nouvelles bases reposent sur une décentralisation accrue du pouvoir
réglementaire, dans le cadre de la loi commune, correspondant à l'exercice de
blocs de compétences précis. Mais ces pouvoirs décentralisés devront reposer
sur un socle commun, garantissant la pérennité des règles et l'égalité entre
les citoyens.
S'agissant de la langue corse, son apprentissage pourrait être proposé sans
caractère obligatoire et à titre optionnel ; l'assemblée de Corse pourrait même
en prendre la responsabilité.
En tout domaine, la responsabilité des élus de la Corse devra être mieux
affirmée. Responsabiliser les élus et conforter l'autorité de l'Etat relèvent
du même mouvement.
Il est faux de dire qu'il n'y aurait pas d'alternative au processus de
Matignon. Il y a le « plan B ». Jean-Pierre Chevènement en avait proposé les
axes principaux. Mais on les a écartés pour aboutir à un accord avec les
indépendantistes.
J'ajoute que l'essentiel concerne le développement économique, commercial,
touristique et social de l'île. Le développement de la Corse suppose qu'elle
soit libérée des coteries qui accaparent les fonds publics, comme l'a montré le
rapport Glavany. Qu'on cesse d'encourager les féodalités qui se taillent des
fiefs et que, pour cela, la loi républicaine trouve son application ferme et
sereine. Alors, le développement de l'investissement public et un vigoureux
soutien à l'investissement privé permettront de rattraper les retards
existants.
Voilà ce dont la Corse a besoin et non de la dévolution partielle d'un pouvoir
législatif réclamé par une minorité extrémiste.
Le processus est allé au bout de l'impasse. Et, au bout de l'impasse, il n'y a
rien. Rien que la violence, car la guerre des clans a été réveillée dès lors
que le Gouvernement privilégiait les amis de M. Talamoni sur ses rivaux. Au
sein de la mouvance indépendantiste, les PME du terrorisme, les délinquants du
droit commun prennent le dessus et le texte échouera dans l'examen de
constitutionnalité.
En voulant obtenir la paix à tout prix à l'approche de l'élection
présidentielle, le Premier ministre mais aussi le Président de la République
n'aboutiront qu'à un regain de violence et à un échec politique. Mais il n'est
jamais trop tard pour se reprendre ! Aujourd'hui, le bon sens et la dignité
commandent de mettre un terme à un processus sans avenir.
La Corse a besoin, pour son développement, pour asseoir la démocratie et faire
reculer la violence, d'un Etat républicain affermi. Et puis, notre devoir,
c'est de protéger nos concitoyens corses, qui, dans leur immense majorité,
ressentent intimement leur pleine appartenance à la République. Une minorité
manie la violence et l'assassinat. Elle fait régner la peur pour imposer le
silence. Mais, quand on les interroge, 90 % des Corses manifestent leur
attachement à la France. Il n'est pas besoin d'une loi pour cela. Dès 1790, une
délégation corse a participé à la fête de la Fédération et a choisi de faire la
France.
La question de la violence dans une démocratie ne peut pas être contournée.
Dans une démocratie, les débats sont libres et le suffrage les tranche. Dès
lors que certains groupes minoritaires espèrent voir triompher leurs vues par
l'usage de la force, la démocratie est visée. Dès lors qu'ils obtiennent
satisfaction, la démocratie est blessée.
Voilà pourquoi les principes fondateurs de la Constitution se dressent contre
cette dérive. A travers eux, c'est la sagesse de la démocratie qui parle, c'est
la tradition républicaine qui s'exprime, c'est la France citoyenne, ignorant
les distinctions d'origine, qui s'affirme et ne veut pas disparaître.
Relevons le rôle du Parlement, messieurs de la majorité sénatoriale !
N'attendons pas du Conseil constitutionnel la sanction qui s'abattra sur ce
texte. C'est au Sénat de la République de la prononcer lui-même, en votant son
irrecevabilité !
(Applaudissements sur certaines travées du groupe
communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées du RPR, des
Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
C'est bonnet blanc et blanc bonnet !
M. Jacques Larché,
président de la commission spéciale.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. le président de la commission spéciale.
M. Jacques Larché,
président de la commission spéciale.
Monsieur le président, la commission
demande une suspension de séance.
M. le président.
Nous allons donc interrompre nos travaux quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue le mercredi 7 novembre 2001 à zéro heure cinq, est
reprise à zéro heure quinze.)